Les Moineaux francs/18

La bibliothèque libre.
(p. 129-134).


PARAVENT JAPONAIS




À Mademoiselle Marthe Brandès.



Dans son boudoir coquet qu’illumine un feu clair,
Par un après-midi de brouillard et de pluie,
Lasse avant le printemps des fêtes de l’hiver,

La belle comtesse s’ennuie.


Son regard alangui s’égare, sans les voir,
Sur tous les bibelots dont la pièce est ornée :
Ses petits pieds mignons, chaussés de satin noir,

Se grillent à la cheminée.


Et voici que soudain devenu curieux,
Son regard, où l’on sent une tristesse éclore,
Fixe un grand paravent tendant ses flancs soyeux

À la flamme qui les colore.


L’art du Japon, cet art exotique et charmant,
S’y croise et s’y déroule en mille broderies :
Oiseaux au cou flexible, astres du firmament,

Coteaux, rivières et prairies.


Dans un coin, une dame au chignon retroussé
Tient entre ses longs doigts un lotus gigantesque
Que lui tend un guerrier richement cuirassé,

À la fois superbe et grotesque.


Et leur naïf amour a pour cadre idéal
Un paysage exquis, où la lune se lève
Parmi les fins roseaux d’un étang de cristal…

Et la belle comtesse rêve.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


« Oh ! qui m’emportera là-bas,
Loin de ce monde triste et las,
Loin de cette ville morose,
Dans ce pays des soleils d’or
Où la nature est un décor
Illuminé par un ciel rose !

Oh ! qui pourra me revêtir
De cette robe bleu saphir
Brillant à la clarté des lampes !
D’un coup de pinceau merveilleux
Qui donc allongera mes yeux
En les relevant vers les tempes ?


Des coffrets garnis de satin,
Qui tirera, chaque matin,
Mes colliers d’ambre et mes longs voiles,
Et piquera, droit sur mon front,
Des épingles qui me feront
Comme une auréole d’étoiles ?

Quel guerrier triomphant et fier,
Pareil, sous l’armure de fer,
À quelque étrange scarabée,
Me donnera, tremblant un peu,
La large fleur du lotus bleu
De larmes d’amour imbibée ?

Sur les flots unis du grand lac
Ou dans le paresseux hamac
Qu’un zéphir odorant balance,
La baiser, cette fleur d’amour,
Jusqu’aux premiers rayons du jour
Dans un mystérieux silence !


Vers ce fantastique pays
S’envoler, les yeux éblouis,
Le corps léger et l’âme pleine !
Jouer à des jeux enfantins,
Au son de timbres argentins,
Dans une tour en porcelaine !

Songe adorable, caressé
Depuis le plus lointain passé,
Songe de repos et de joie,
Horizons bleus, flots diaprés,
Où glissent, par les soirs dorés,
Les jonques aux voiles de soie ! »


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et comme la comtesse, en son rêve enfiévré,
S’envole d’un seul coup à l’autre bout du monde,
Silencieusement, une jeune homme est entré,

Un jeune homme à moustache blonde.


Un grand cri de surprise : il est à ses genoux.
« Que vous m’avez fait peur ! » Il murmure : « Je t’aime ! »
La comtesse se tait… mais son regard plus doux

A vite répondu de même.


Adieu les lacs d’argent et les étoiles d’or,
Et les clairs horizons et la brise embaumée…
Le pays le plus beau, mignonne, c’est encor

Le pays où l’on est aimée !