Les Moineaux francs/20

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(p. 147-152).


LE PETIT PESSIMISTE




Si jeune, et déjà…



Le nez et la pensée au vent,
Comme tout mortel qui rimaille,
Je me promenais, en rêvant,
Au parc Monceau, plein de marmaille.


Un vent léger et bon garçon,
Agitant les panaches d’arbres,
Faisait courir comme un frisson
Sur les blanches rondeurs des marbres ;

Deçà, delà, les toulourous,
Tout fiers de leurs barbes permises,
Allaient et venaient, d’un air doux,
Devant le troupeau des payses ;

Les voitures, les cavaliers
Suivaient au pas la grande allée ;
Dans les bosquets hospitaliers
Pépiait une foule ailée ;

Les gardiens, galonnés d’argent,
Raides et de parole chiches,
Regardaient d’un œil indulgent
Les amoureux et les caniches :


Bref, un joli matin bien clair…
Bonheur et gaîté côte à côte…
Aucun pessimisme dans l’air…
Hélas ! je comptais sans mon hôte !

Sur un banc, assise à l’écart,
Une nounou de forte race
Tenait dans ses bras un poupard
Qui… déjeunait d’un air vorace.

Elle avait l’œil tranquille et fier
Des ruminants qu’on voit en bandes
Dans les prés roussis par la mer,
Là-bas, près des plages normandes.

Les longs rubans du blanc bonnet
Tombaient sur le sol, en spirale,
Et le sein sortait, ferme et net,
Hors du corsage de percale.


Dans sa grave immobilité
Et sa placide indifférence,
Elle avait grande majesté,
Cette belle fille de France.

Elle versait, avec son lait,
La force et la santé virile
Au petit enfant maigrelet,
Pâle fleur de la grande ville.

Et, sous cet aspect très banal,
Pour moi s’affirmait le mystère
De l’immense arbre social
Puisant sa sève dans la terre.

Devenu galant malgré moi
Et risquant un marivaudage :
« Hé ! hé !… le marmot, sur ma foi,
Nounou, fait honneur au potage !


Il est heureux, le cher petit !
Nul mal de vivre ne l’assiège !
Il peut prendre, à son appétit,
Ce beau lait blanc, blanc comme neige ! »

Mais — ô surprise ! — à ce propos,
L’enfant me fixa d’un œil triste,
Et je crus entendre ces mots :
« Il est noir : je suis PESSIMISTE !!! »