Les Moineaux francs/39

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(p. 261-265).


AU MONT SAINT-MICHEL





Le soir vient, et la mer au lointain retirée
N’apparaît plus que comme une ligne dorée
Terminant le rivage et coupant d’un trait sûr
L’immensité du sable et celle de l’azur.

Immobiles points blancs se détachant des côtes,
Les barques de pêcheurs, là-bas, semblent très hautes
Au-dessus de la grève où le soleil descend.
Pas un souffle. Partout le silence s’étend,
Troublé par le seul cri tournoyant et vorace
Des goëlands menant leur éternelle chasse.
Des flaques d’eau jusqu’à l’horizon s’espaçant
Luisent, sous le grand ciel, comme des yeux de sang.
Trois ou quatre marins, pieds nus, bonnets de laine,
Filets au dos, s’en vont au roc de Tombelaine ;
Ils s’éloignent, de plus en plus rapetissés,
Et, derrière eux, leurs pas voisins restent tracés.
Partout monotonie, uniformité plate.
Seul le vieux Mont, frappé d’un rayon écarlate,
Noble géant de pierre au front déchiqueté,
Sort du sable et se dresse en pleine majesté.

Loin, bien loin, sur la plage à chaque instant plus sombre,
S’étend son fier profil et s’allonge son ombre,

Ombre étrange, profil fantastique et troublant,
Fouillis enchevêtré qui monte en s’effilant,
Formidable chaos d’escaliers, de tourelles,
De masses de granit se chevauchant entre elles,
Qu’un art vertigineux dans les airs suspendit…
Et plus le soleil baisse, et plus l’ombre grandit.

Sans doute, aux temps lointains de notre vieille histoire,
À cette heure où le ciel resplendit dans sa gloire
Et se teinte des feux orangés du couchant,
Quelque moine rêveur et pâle, se penchant
Au bord d’une fenêtre étroite, dans le lierre,
Regarda comme moi cette ombre singulière
Et, d’un œil fatigué par les doctes écrits,
Suivit ce grand profil, noir sur le sable gris.
Sans doute, en son cerveau d’homme du moyen âge,
Se gravait nettement une identique image,
Avec ces lourdes tours, ces clochers fuselés,
Et l’église, au milieu des remparts crénelés.

Ce profil du vieux Mont dessiné sur la grève,
Le moine ambitieux croyait le voir en rêve,
Sans s’arrêter jamais, grandir, grandir encor,
Couvrir les bois épais, les moissons couleur d’or,
Les fleuves et la mer, la plaine et la montagne,
Après la Normandie absorber la Bretagne
Et, comme un sceptre d’ombre aux mains de l’Éternel,
Vers l’infini profond s’allonger sous le ciel !
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Mais le soleil s’éteint ; tout vient de disparaître.
Plus rien : le pâle moine a fermé sa fenêtre.
La tête pleine encor du songe commencé,
Il reprend le travail un moment délaissé.
Sous la lampe de cuivre accoudé sans relâche,
Humble fils de l’Église, il accomplit sa tâche,
Songeant qu’un Dieu le voit qu’il pourra voir un jour ;
Et, tandis que sa main dessine avec amour

Sur le fin parchemin d’un roman d’aventures
Les longs ornements d’or et les miniatures,
Dans la nuit la mer monte et, de son flot pressé,
Couvre le sable obscur où le rêve a passé.