Les Monikins/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 21-30).



CHAPITRE II.


Où il est question de moi, et de dix mille livres sterling.



Quoique mon père fût beaucoup trop sage pour craindre, sous un point de vue mondain, de jeter un regard en arrière sur son origine, il ne lui arrivait jamais de remonter assez haut pour atteindre le mystère sublime de son existence morale ; et tandis que son imagination était toujours tendue pour tâcher de pénétrer dans l’avenir, ses pensées étaient trop terrestres pour songer à un autre jour de règlement de comptes que ceux qui sont fixés par les ordonnances de la Bourse. Suivant lui, naître était le commencement d’une spéculation, et mourir déterminait la balance du profit et de la perte. Un homme qui avait si rarement médité sur le changement grave qui s’opère dans toute la nature animée, n’en était que moins préparé au spectacle solennel d’un lit de mort. Quoiqu’il n’eût jamais véritablement aimé ma mère, — car l’amour était un sentiment trop pur et trop élevé pour un homme dont l’imagination était habituellement concentrée dans les beautés de son livre de doit et avoir, — il avait toujours eu des égards pour elle ; et, comme je l’ai déjà dit, il s’était montré disposé, depuis sa dernière maladie, autant que le comportaient son caractère et ses habitudes, à contribuer en tous points à son bien-être en ce monde. D’une autre part, le naturel tranquille de ma mère avait besoin d’une influence plus active que la tiède affection d’un tel mari, pour donner la vie à ces germes d’un amour doux, mais profond, qui se trouvaient certainement dans son cœur, mais qui y étaient comme du grain flétri dans le sein de la terre par les rigueurs de l’hiver. La dernière entrevue d’un tel couple ne paraissait pas devoir être accompagnée de violentes démonstrations de chagrin.

Mon père fut pourtant vivement frappé du changement physique opéré sur la figure de sa femme.

— Tu es bien maigrie, Betsy, lui dit-il en lui serrant la main avec un air d’affection, beaucoup plus vif que je ne le pensais et que je n’aurais pu le croire. A-t-on soin de te donner de bons consommés et une nourriture fortifiante ?

Ma mère sourit ; mais son sourire lugubre était celui de la mort ; et elle secoua la main d’un air qui exprimait le dégoût que lui inspirait une telle idée.

— Rien de tout cela ne peut plus m’être utile, monsieur Goldencalf, répondit-elle d’une voix distincte, et avec une énergie qui prouvait qu’elle avait réservé ses forces pour ce moment ; la nourriture et les vêtements ne sont plus au nombre de mes besoins.

— Eh bien ! Betsy, on ne peut dire qu’une femme qui ne manque ni de nourriture ni des vêtements, souffre beaucoup, après tout ; et je suis bien aise que tu aies l’esprit satisfait sur ces deux points. Cependant le docteur Etherington me dit que tu es loin d’être en bonne santé de corps, et je viens voir si je puis faire quelque chose qui te soit agréable.

— Vous le pouvez, monsieur Goldencalf ; je n’ai plus aucun besoin pour cette vie. Dans une heure ou deux, je serai loin de ce monde, de ses soucis, de ses vanités, de son… Ma pauvre mère voulait probablement ajouter de son indifférence ou de son égoïsme, mais elle s’interrompit, et après une pause d’un instant : Grâce à la merci de notre bienheureux Rédempteur, et aux sages avis de ce digne homme, continua-t-elle en levant les yeux vers le ciel avec une ferveur respectueuse, et en les tournant ensuite vers le vénérable ministre avec un air de reconnaissance, je quitte le monde sans alarmes, et, si ce n’est une seule chose, je pourrais dire sans regret.

— Et qu’as-tu qui puisse t’affliger, Betsy ? demanda mon père en se mouchant, et avec un ton de tendresse qui ne lui était nullement ordinaire. S’il est en mon pouvoir de te mettre l’esprit à l’aise sur quelque point que ce soit, dis-le-moi, et je donnerai sur-le-champ les ordres nécessaires pour ce que tu désires. Tu as toujours été une femme bonne et pieuse, et tu ne peux avoir grand-chose à te reprocher.

Ma mère jeta un regard vif et pénétrant sur son mari : jamais il n’avait paru prendre un pareil intérêt à son bonheur ; et s’il n’avait été trop tard, cet éclair de sensibilité aurait pu tirer du flambeau conjugal une flamme bien différente de la pâle lueur qu’il avait donnée jusqu’alors.

— Nous avons un fils, monsieur Goldencalf, un fils unique !

— Oui, Betsy, et ton cœur se réjouira sûrement de savoir que le médecin pense qu’il a l’air de vouloir vivre plus longtemps qu’aucun de ses pauvres frères et sœurs.

Je ne puis expliquer le saint et mystérieux principe de l’amour maternel, qui fit que ma mère joignit les mains, leva les yeux au ciel ; et murmura des actions de grâces à Dieu de cette faveur, tandis qu’une faible rougeur lui colorait les joues. Elle allait elle-même partager le bonheur éternel des âmes pures et innocentes, et son imagination, quoique simple et nullement exaltée, lui traçait sans doute un tableau dans lequel elle se voyait avec les enfants qu’elle avait perdus ; devant le trône du Très-Haut, chantant sa gloire, et brillant au milieu des autres ; et cependant elle se réjouissait de ce que le dernier de ses enfants, celui qu’elle chérissait le plus, allait rester exposé aux maux et aux vices d’un monde auquel elle renonçait elle-même avec tant de résignation.

— C’est de notre fils que je désirerais vous parler, reprit ma mère, quand ce moment de dévotion secrète fut passé. Cet enfant aura besoin d’instruction et de soins ; en un mot, il lui faudra un père et une mère.

— Tu oublies qu’il lui restera encore un père, Betsy.

— Vous êtes fort occupé de vos affaires, monsieur Goldencalf ; et sous d’autres rapports, vous n’êtes pas propre à élever un enfant qui a le malheur d’être né pour être exposé aux tentations d’une richesse immense.

Mon excellent père eut l’air de croire un instant que sa femme mourante avait déjà perdu l’usage de ses sens.

— Il y a des écoles publiques, Betsy ; je te promets que l’enfant ne sera pas oublié : il sera bien élevé quand il devrait m’en coûter mille livres sterling par an.

Sa femme étendit un bras décharné, prit la main de mon père, et la serra avec toute la force que pouvait avoir une mère mourante. Elle parut un instant être délivrée de sa dernière inquiétude ; mais une expérience de trente ans lui avait appris à connaître le caractère de son mari, et la reconnaissance d’un moment ne pouvait déranger ses projets.

— Monsieur Goldencalf, reprit-elle, je désire recevoir votre promesse solennelle que vous confierez l’éducation de notre fils au docteur Etherington ; vous connaissez son mérite, et vous devez avoir toute confiance en un tel homme.

— Rien ne pourrait me faire un plus grand plaisir, ma chère Betsy ; et si le docteur y consent, j’enverrai l’enfant chez lui dès ce soir : car, pour dire la vérité, je ne me sens pas trop en état de me charger d’un enfant qui n’a pas un an ; une centaine de livres par an, plus ou moins, ne gâteront rien à un si bon marché.

Le ministre était un homme bien né, et ce discours lui fit prendre un air grave ; mais, rencontrant les yeux inquiets de ma mère, la pitié l’emporta sur son mécontentement, et un regard qu’il jeta sur elle la rassura.

— Les frais de son éducation seront une chose facile à régler, monsieur Goldencalf, ajouta ma mère ; mais le docteur n’a consenti qu’avec difficulté à se charger de mon pauvre enfant, et il y met deux conditions.

Les yeux du spéculateur sur les fonds publics demandèrent une explication.

— La première est que l’enfant sera confié entièrement et uniquement à ses soins, quand il aura atteint sa quatrième année ; la seconde, c’est que vous ferez une dotation à perpétuité pour l’éducation de deux enfants pauvres dans une des principales écoles.

Dès que ma mère eut prononcé ces derniers mots, elle laissa retomber sa tête sur son oreiller ; l’intérêt profond qu’elle prenait à sa demande lui ayant donné la force de se soulever. L’inquiétude avec laquelle elle attendait une réponse, faisait qu’elle pouvait à peine respirer. Mon père fronça le sourcil en homme qui pensait que le sujet méritait attention.

— Tu ne sais peut-être pas, Betsy, que de pareilles dotations exigent beaucoup d’argent, beaucoup, et souvent sans utilité.

— Dix mille livres sterling sont la somme convenue entre mistress Goldencalf et moi, dit le docteur d’un ton ferme et tranquille : et je crois sérieusement qu’il avait espéré que cette condition serait rejetée ; car il avait cédé aux importunités d’une mère mourante plutôt qu’à l’idée que la proposition qu’elle lui faisait pût être désirable ou utile.

— Dix mille livres sterling !

Ma mère ne put parler ; mais elle réussit à faire un geste pour implorer le consentement de son mari.

— Dix mille livres sont une forte somme, ma chère Betsy, — une très-forte somme !

Ma mère changea de couleur ; son visage prit la teinte livide de la mort, et sa respiration pénible annonça qu’elle était à l’agonie.

— Eh bien ! en bien ! Betsy, s’écria mon père un peu à la hâte, car il était effrayé de la pâleur et de l’air de détresse de ma mère, tout se fera comme tu le désires. L’argent… oui, oui, il sera payé, je te le promets ; tu peux avoir l’esprit en repos.

La révulsion de sentiments qui s’opéra dans le cœur de ma mère fut trop forte pour une femme dont les forces n’étaient soutenues que par le désir ardent d’obtenir ce qu’elle demandait, et qui, une heure auparavant, semblait à peine en état de parler. Elle tendit la main à son mari, lui sourit avec affection, bégaya le mot « Merci, » et, perdant en même temps toutes ses facultés, elle tomba dans le dernier sommeil, aussi tranquillement qu’un enfant penche la tête sur le sein de sa nourrice. C’était, dans un sens, une mort subite et inattendue, et ceux qui en étaient témoins en furent vivement frappés. Mon père resta une minute les yeux fixés sur les traits paisibles de sa femme, et sortit de sa chambre en silence. Le docteur Etherington le suivit et l’accompagna dans le cabinet où il avait été le chercher. Ils s’assirent tous deux avant d’avoir prononcé un seul mot.

— C’était une bonne femme ! docteur Etherington, dit enfin mon père avec agitation, en secouant une jambe croisée sur l’autre.

— Une bonne femme ! monsieur Goldencalf.

— Et une bonne épouse ! docteur.

— Je l’ai toujours pensé, Monsieur.

— Fidèle, obéissante, économe.

— Trois qualités fort utiles en pratique dans les affaires de ce monde.

— Je ne me remarierai jamais, Monsieur.

Le ministre inclina la tête.

— Jamais ! docteur. — Non. Où pourrais-je trouver à faire un pareil mariage ?

Le docteur inclina de nouveau la tête ; mais ce mouvement fut accompagné d’un léger sourire.

— Eh bien ! elle m’a laissé un héritier.

— Et quelque chose dont il puisse hériter, dit le docteur d’un ton un peu sec.

Mon père le regarda en face, comme pour voir ce qu’il voulait dire ; mais une grande partie du sarcasme fut perdue pour lui.

— Je confie l’enfant à vos soins, docteur, conformément aux derniers désirs de ma chère Betsy.

— Je consens à m’en charger, monsieur Goldencalf, suivant la promesse que j’ai faite à la défunte ; mais vous savez que cette promesse est accompagnée d’une condition ; et il faut qu’elle soit fidèlement et promptement accomplie.

Mon père était accoutumé à respecter la foi du commerce, dont le code n’admet la fraude que dans certains cas, suffisamment expliqués dans ses principes de convention : espèce de morale spéciale, qui est fondée sur l’intérêt plutôt que sur la justice. Il respectait la lettre de la promesse qu’il avait faite à sa femme, tandis qu’il cherchait déjà les moyens d’en éluder l’esprit.

— J’ai certainement fait une promesse à ma pauvre Betsy, dit-il du ton d’un homme qui réfléchit ; et c’est une promesse faite dans des circonstances solennelles.

— Les promesses faites aux morts sont doublement obligatoires, monsieur Goldencalf ; car, par leur départ pour un meilleur monde, on peut dire qu’ils en laissent l’exécution sous la surveillance de l’être qui ne peut mentir.

Mon père baissa les yeux, tressaillit, et se sentit ébranlé dans son projet.

— Quoi qu’il en soit, docteur, ma pauvre Betsy vous a laissé son représentant dans cette affaire, dit-il, après une pause de plus d’une minute, en regardant le ministre avec une sorte d’inquiétude.

— Dans un sens, cela est parfaitement vrai, Monsieur.

— Et un représentant ayant de pleins pouvoirs est, aux yeux de la loi, la partie principale sous un autre nom. Je crois que cette affaire pourrait s’arranger à notre satisfaction mutuelle, docteur, sans manquer à la promesse faite à Betsy. La pauvre femme, comme c’est l’usage de son sexe, s’entendait fort peu en affaires ; et quand une femme veut en entreprendre une d’une certaine importance, il lui arrive souvent de commettre de grandes méprises.

— Pourvu que les intentions de la défunte soient fidèlement exécutées, vous me trouverez satisfait.

— C’est ce que je croyais. Je savais qu’il ne pouvait y avoir de difficulté entre deux hommes de bon sens qui se réunissent dans d’honnêtes vues pour arranger une affaire de cette nature. L’intention de la pauvre Betsy, docteur, était de placer son enfant sous vos soins, dans la persuasion, — et je conviens qu’elle avait raison, — qu’il tirerait plus de profit de vos connaissances que des miennes.

Le docteur Etherington était trop honnête pour nier cette vérité, et trop poli pour l’admettre sans un salut de remerciement.

— Comme nous sommes du même avis sur les préliminaires, mon cher Monsieur, continua mon père, nous entrerons un peu plus avant dans les détails de cette affaire. Il me paraît de stricte justice que celui qui fait l’ouvrage reçoive la récompense. — C’est un principe dans lequel j’ai été élevé, docteur ; un principe que je désire voir inculquer à mon fils, et que j’espère toujours mettre en pratique.

Une autre inclination de tête annonça l’assentiment du ministre.

— Or, la pauvre Betsy, — que le ciel la bénisse ! car c’était une femme douce et tranquille, et elle mérite bien d’être récompensée dans l’autre vie future ; — la pauvre Betsy, comme je le disais, s’entendait fort peu en affaires. En donnant dix mille livres sterling à un établissement de charité, elle croyait faire une bonne œuvre, tandis que, par le fait, elle commettait une injustice. Si vous avez la peine et embarras d’élever et d’instruire l’enfant, quel autre que vous doit en recevoir la récompense ?

— Je compte, monsieur Goldencalf, que vous fournirez les moyens de pourvoir à tous les besoins de votre fils.

— Il est inutile de parler de cela, Monsieur, répliqua mon père avec promptitude et fierté. Je suis un homme prudent et circonspect ; un homme qui connaît la valeur de l’argent, je m’en flatte : mais je ne suis point un avare, et je n’épargnerai rien pour mon propre sang. Mon fils ne manquera jamais de rien de ce qu’il sera en mon pouvoir de lui donner. Il s’en faut de beaucoup, Monsieur, que je sois aussi riche que mes voisins le supposent ; mais j’ose dire que je ne suis pas un mendiant ; et si l’on calculait bien tout ce que je possède, on verrait que je vaux bien une centaine de mille livres sterling.

— On dit que mistress Goldencalf vous a apporté en mariage une somme beaucoup plus forte, dit le ministre, non sans quelque accent de reproche dans la voix.

— Ah ! mon cher Monsieur, je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’on doit croire des on dit. Mais ce n’est pas à moi à rabaisser mon crédit, et nous parlerons d’autre chose. Mon but, docteur, est uniquement d’agir avec justice. La pauvre Betsy a désiré que dix mille livres sterling fussent employées pour une fondation au profit des pauvres écoliers ; mais qu’ont fait, et que feront ces écoliers pour moi ou pour les miens ? Vous, au contraire, mon cher Monsieur, vous aurez des peines à prendre, — beaucoup de peines, je n’en doute pas, et il est juste que vous en soyez convenablement indemnisé. J’avais donc dessein de vous proposer de recevoir un mandat sur mon banquier, pour trois, pour quatre, — pour cinq mille livres sterling… Mon père augmentait la somme à proportion qu’il voyait les sourcils du docteur se froncer. Oui, disons cinq mille livres, et ce ne sera peut-être pas une trop forte récompense de vos soins. — Cinq mille livres comptant, docteur, et nous oublierons pour toujours le plan mal avisé de Betsy, relativement à la fondation.

Lorsque mon père eut ainsi fait sa proposition en termes clairs et formels, il en attendait l’effet avec la confiance d’un homme qui connaissait depuis longtemps la cupidité de ses semblables. Mais, pour cette fois, il s’était trompé dans ses calculs. Le docteur Etherington rougit, pâlit, et enfin prit l’air grave et sérieux d’un homme qui va faire une réprimande. Il se leva, et se promena quelques minutes dans la chambre en silence. Mon père crut qu’il réfléchissait sur la chance qu’il pouvait avoir d’obtenir une somme encore plus forte ; mais tout à coup le ministre s’arrêta, et lui adressa la parole d’un ton doux, mais ferme.

— Je sens qu’il est de mon devoir, monsieur Goldencalf, de vous ouvrir les yeux sur le précipice au bord duquel vous vous trouvez. L’amour de l’argent, qui est le germe de tous les maux, qui a porté Judas à trahir son Sauveur et son Dieu, s’est profondément enraciné en vous. Vous n’êtes plus jeune ; et, quoique vous soyez encore fier de vos forces physiques et de votre prospérité mondaine, vous êtes beaucoup plus près du grand compte que vous aurez à rendre, que vous n’aimez à le croire. Il n’y a pas une heure que vous avez vu une âme pénitente partir pour se rendre en présence de son Dieu ; que vous avez entendu l’expression de ses derniers désirs, que vous lui avez promis, dans ces circonstances si solennelles, de les accomplir ; et déjà, dominé par un fatal esprit de cupidité, vous cherchez des subterfuges pour vous dispenser de remplir cette obligation, afin de conserver un peu d’or méprisable dans une main qui en est déjà plus que pleine. Supposez que l’esprit pur d’une femme simple et confiante fût présent à notre conversation, et déplorât votre faiblesse et la violation de votre parole : — et cette supposition est peut-être un fait, car je ne vois pas de raison pour qu’il ne soit pas permis aux esprits bienheureux de veiller près de nous et de pleurer sur nous, jusqu’à ce que nous soyons délivrés de cette masse de péché et de dépravation, qui est la demeure temporaire de notre âme. — Songez quel serait son chagrin, en voyant que sa dernière demande est si promptement oubliée, que l’exemple de sa sainte mort ne vous a pas profité, et que vous ne pouvez extirper de votre âme une faiblesse coupable.

Le ton et la manière du digne ministre firent plus d’impression sur mon père que ses paroles. Il passa une main sur ses yeux, comme s’il eût craint de voir l’esprit de sa femme, il tira à lui son écritoire, et prenant une plume, il écrivit un mandat de dix mille livres sur son banquier, et le remit au docteur avec l’air confus d’un enfant qui vient de recevoir une réprimande.

— L’enfant sera à votre disposition, mon cher Monsieur, lui dit-il en même temps, aussitôt qu’il vous conviendra de l’envoyer chercher.

Il se séparèrent en silence ; le ministre étant trop mécontent, et mon père ayant trop de regret, pour qu’ils missent plus de cérémonie dans leurs adieux.

Dès que mon père se trouva seul, il jeta un regard furtif autour de lui, comme pour voir si l’esprit de sa femme n’avait pas pris une forme palpable ou visible, et il passa ensuite au moins une heure à réfléchir sur les événements pénibles de cette soirée. On dit que l’occupation offre une consolation certaine dans le chagrin, et ce fut ce qui arriva à mon père en cette occasion. Il avait fini dans la matinée ce que les marchands appellent leur inventaire. Commençant alors la tâche agréable d’en faire le total, il vit qu’il possédait un actif de sept cent quatre-vingt-deux mille trois cent onze livres et quelques shillings ; et, en ayant déduit les dix mille livres sterling qu’il venait de débourser, il se consola de la grandeur de cette perte, en songeant à la somme incomparablement plus grande qui lui restait.