Les Monikins/Chapitre V

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 54-67).



CHAPITRE V.


Système social. — Danger de la concentration. — Autres curiosités morales et immorales.



Les affaires de mon père étaient presque aussi faciles à arranger que celles d’un mendiant. En vingt-quatre heures j’en eus une parfaite connaissance, et je me trouvai, sinon le plus riche, du moins un des plus riches sujets de quelque souverain que ce fût de l’Europe. Je dis sujets parce que les souverains ont souvent une manière de s’approprier ce qui appartient aux autres qui rendrait ridicule toute concurrence avec eux. Mon père ne laissait aucune dette, et quand il y en aurait eu, l’argent comptant ne manquait pas pour les payer. La somme disponible qui était entre les mains de son banquier aurait été seule une fortune.

Le lecteur peut maintenant supposer que j’étais complètement heureux. J’étais maître de mon temps ; personne n’avait une réclamation à faire sur mes biens, et j’étais en possession d’un revenu qui excédait celui de plusieurs princes souverains. Je n’avais contracté aucune habitude de dépense ou de dissipation ; je n’avais ni chevaux, ni chiens, ni train de maison, ni domestiques pour me causer des embarras et des tourments ; j’étais donc complètement mon maître, excepté sur un seul point. Ce point était ce sentiment vif et profond qui rendait Anna un ange à mes yeux ; et dans le fait, elle l’était à peu près pour tous ceux qui la connaissaient. C’était l’étoile polaire vers laquelle tous mes désirs se dirigeaient. Avec quel plaisir j’aurais payé en ce moment un demi-million pour descendre d’un baronnet du dix-septième siècle !

l’avais pourtant une autre cause, une cause présente, de perplexité, qui me tourmentait même encore plus que le fait que ma famille remontait au temps de son obscurité avec une facilité si embarrassante. En voyant mourir mon père, j’avais reçu une terrible leçon sur la vanité, les dangers, les illusions des richesses, et sur le peu d’espoir de bonheur qu’elles offrent, et le temps ne pouvait en effacer l’impression. La manière dont celles dont je jouissais avaient été accumulées était toujours présente à mon esprit et corrompait le plaisir que j’aurais pu trouver à en être en possession ; je ne veux pas dire que je soupçonnais mon père de les avoir acquises par des voies appelées malhonnêtes d’après les conventions humaines : il n’avait pas en besoin d’y avoir recours ; j’entends seulement que la vie isolée qu’il menait, le mauvais emploi qu’il faisait de ses facultés, son manque de sensibilité, et son habitude de méfiance, étaient des maux pour lesquels il avait trouvé une bien pauvre compensation dans la possession de ses millions ; j’aurais donné la moitié de ma fortune pour savoir comment employer l’autre de manière à éviter les rescifs de Scylla et les écueils de Charybde, c’est-à-dire la profusion et l’avarice.

Lorsque je sortis des rues enfumées de Londres, et que je traversai des champs couverts de verdure et bordés de haies ornées de fleurs, la terre que nous habitons me parut admirable ; j’y reconnus l’ouvrage d’un créateur aussi puissant que bienfaisant, et il ne me fut pas difficile de me persuader que celui qui vivait au milieu de la confusion d’une ville se méprenait sur le but de son existence. Mon pauvre père, qui n’avait jamais quitté Londres, se présenta à mon imagination avec tous les regrets qu’il avait montrés sur son lit de mort, et la première résolution que je pris fut de vivre dans la société de mes semblables. Mon impatience d’exécuter ce projet devint si vive, qu’elle aurait pu me conduire à la frénésie, s’il ne fût arrivé une circonstance heureuse qui me préserva de cette calamité.

La diligence dans laquelle j’étais, — car j’avais évité à dessein l’étalage et l’embarras d’une chaise de poste et de domestiques, — vint à traverser un bourg dont la loyauté était bien connue, la veille d’une élection contestée. Cet appel à l’intelligence et au patriotisme des électeurs de ce bourg avait lieu parce qu’un de ses représentants avait accepté une place dans le gouvernement[1]. Le nouveau ministre, — car il était membre du cabinet, — avait fini sa ronde pour solliciter les suffrages, et il allait haranguer les habitants, d’une fenêtre de la taverne où il logeait. Harassé de fatigue d’esprit et prêt à chercher un soulagement mental par quelques moyens que ce fût, je quittai la diligence, et, m’assurant d’une chambre dans la même taverne, je devins un de ses auditeurs.

Le candidat favori occupait un grand balcon, entouré de ses principaux amis, parmi lesquels c’était un plaisir de voir des comtes, des lords, des baronnets, des dignitaires de l’Église, des marchands chauds ayant de l’influence dans le bourg, et même un ou deux ouvriers, tous serrés les uns contre les autres, et formant un agréable amalgame d’affinité politique. Voici, pensai-je, voici un exemple d’union céleste ! Le candidat, quoique fils et héritier d’un pair du royaume, sent qu’il est de même chair et de même sang que ses constituants. — Quel sourire aimable ! — Quelles manières prévenantes ! — Quelle cordialité dans la manière dont il serre la main la plus dure et la plus sale ! il doit se trouver un frein à l’orgueil humain, un aiguillon à la charité, une leçon perpétuelle de bienveillance, dans cette partie de l’excellent système de notre constitution ; et je l’étudierai de plus près. Le candidat parut et commença sa harangue.

La mémoire me manquerait si j’essayais de rapporter les termes précis de l’orateur ; mais ses opinions et ses préceptes se gravèrent si profondément dans mon esprit, que je n’ai pas à craindre de les présenter sous un faux jour. Il commença par un éloge très-convenable et très-éloquent de la constitution, qu’il déclara intrépidement la perfection même de la raison humaine ; et comme preuve il cita le fait bien connu que, pendant les vicissitudes de tant de siècles, elle s’était toujours prêtée aux circonstances, en abhorrant le changement. « Oui, mes amis, » continua-t-il dans un élan de ferveur patriotique et constitutionnelle ; « sous les roses et sous les lis ; sous les Tudor, les Stuarts, et l’illustre maison de Brunswick, ce glorieux édifice a résisté aux tempêtes des factions ; il a été en état de recevoir sous son toit tutélaire les éléments les plus opposés de divisions intestines, et de procurer protection, logement, nourriture et vêtement, au dernier des sujets de ce royaume. » Et, par un geste heureux, il appuya la main en ce moment sur l’épaule d’un boucher, qui, sous son surtout de toile de Frise, avait l’air d’un bœuf gras. « Et ce n’est pas tout, » ajouta-t-il, « c’est une constitution particulièrement anglaise ; et qui serait assez bas, assez vil, assez ennemi de lui-même, de ses pères, de ses descendants, pour abandonner une constitution qui est entièrement et essentiellement anglaise, — une constitution qu’il a reçue de ses ancêtres, et qu’il est tenu, par toutes les obligations divines et humaines, de transmettre sans changement à sa postérité ? » Ici l’orateur, qui continuait de parler, fut interrompu par un tonnerre d’applaudissements qui prouvait qu’il en avait dit assez sur cette partie de son sujet.

De la constitution considérée en masse, l’orateur passa aux détails, en parlant du bourg de House-Holder, dont il fit un grand éloge : d’après ce qu’il dit de cette partie du gouvernement, les habitants de ce bourg étaient animés du plus noble esprit d’indépendance ; fermement déterminés à soutenir le ministère, dont il était le membre le plus indigne, en même temps qu’ils savaient apprécier leurs droits et leurs privilèges. Jamais on n’avait vu ce bourg loyal et judicieux accorder ses faveurs à ceux qui n’avaient pas un intérêt dans la communauté sociale : ils comprenaient ce principe fondamental d’un bon gouvernement, qu’on ne devait se lier qu’à ceux qui possédaient un crédit visible et étendu dans le pays ; car, sans cette garantie d’honnêteté et d’indépendance, les électeurs ne pouvaient s’attendre qu’à des pratiques de corruption, et à un trafic de leurs droits les plus précieux, qui pourraient détruire les glorieuses institutions à l’abri desquelles ils vivaient. Cette partie de sa harangue fut écoutée dans un silence respectueux, et bientôt après le candidat termina son discours. Les électeurs se dispersèrent alors emportant sans doute une meilleure opinion d’eux-mêmes et de la constitution, qu’ils ne l’avaient eue depuis la dernière élection.

La taverne étant complètement pleine, le hasard me fit dîner avec un procureur qui, pendant toute la matinée, avait montré beaucoup d’activité au milieu des électeurs. Il était, comme il me l’apprit lui-même, l’agent spécial du propriétaire de ce bourg dépendant. Il me dit qu’il était venu à House-Holder dans l’attente de vendre ce bourg à lord Pledge, le candidat ministériel que je venais d’entendre pérorer. Mais les guinées nécessaires pour conclure l’affaire n’étaient pas arrivées, comme on l’avait porté à l’espérer, et le marché avait été malheureusement rompu à l’instant où il était de la plus grande importance de savoir à qui appartenaient légitimement les électeurs indépendants de ce bourg.

— Cependant Sa Seigneurie a bien fait les choses, ajouta le procureur en clignant de l’œil, et il ne faut pas plus douter de sa nomination qu’on ne douterait de la vôtre si vous étiez propriétaire de ce bourg.

— Et est-il encore à vendre ?

— Sans contredit. Le propriétaire ne peut le garder plus longtemps. Le prix en est fixé, et j’ai son plein pouvoir pour terminer l’affaire. C’est grand dommage qu’on laisse l’esprit public dans cet état d’indécision, la veille d’une élection.

— En ce cas, Monsieur, j’en serai l’acquéreur.

Le procureur me regarda d’un air d’étonnement et de doute. Mais il avait trop d’expérience dans les affaires de ce genre pour ne pas sonder le terrain avant d’avancer ou de reculer.

— Le prix du bourg est de trois cent vingt-cinq mille livres sterling, Monsieur, et il n’en produit que six.

— Soit ! Je me nomme Goldencalf : en m’accompagnant à Londres, vous recevrez cette somme sur-le-champ.

— Goldencalf ! — Quoi, Monsieur, le fils unique et l’héritier de feu Thomas Goldencalf de Cheapside ?

— Lui-même. — Il y a à peine un mois que mon père est mort.

— Pardon, Monsieur, mais ayez la bonté de me prouver votre identité. Nous devons y regarder de très-près dans des affaires de cette importance. Je puis vous transmettre la propriété du bourg assez à temps pour assurer votre élection, ou celle de qui bon vous semblera. Je rendrai à lord Pledge ses petites avances, et cela lui apprendra à mieux prendre ses mesures dans une autre occasion. À quoi est bon un bourg si la parole d’un lord n’est pas sacrée ? — Vous trouverez les électeurs particulièrement dignes de votre faveur. Ce sont les hommes les plus francs, les plus loyaux, les plus droits de toute l’Angleterre. Ils ne demandent pas à se cacher derrière un vote au scrutin ; non, non, ce sont des Anglais intrépides qui font et disent tout ce que leur propriétaire leur ordonne de dire et de faire.

Comme j’avais sur moi des lettres et d’autres papiers, il ne me fut pas difficile de convaincre le procureur de mon identité. Il me demanda plume et encre, tira de sa poche le contrat qui avait été préparé pour lord Pledge, me le donna à lire, remplit les blancs qu’il y avait laissés, y apposa sa signature, le fit signer par les garçons de la taverne, comme témoins, et me présenta cette pièce avec une promptitude et un air de respect qui me parurent réellement admirables. Voilà ce que c’est, pensais-je, que d’avoir donné des garanties à la société par l’achat d’un bourg ! Je lui remis un mandat de trois cent vingt-cinq mille livres sur mon banquier, et je me levai de table, propriétaire du bourg d’House-Holder et de la conscience politique de ses habitants.

Un fait si important ne pouvait rester longtemps inconnu. Les yeux de tous ceux qui se trouvaient dans la salle où j’avais dîné se fixèrent sur moi ; et le maître de la taverne arriva pour me prier de lui faire l’honneur de prendre possession de la salle qui était à l’usage particulier de sa famille, n’ayant aucune autre chambre dans la maison qui fût libre en ce moment. À peine y étais-je installé qu’un domestique en belle livrée m’apporta le billet suivant :

« Mon cher monsieur Goldencalf,

» J’apprends à l’instant que vous êtes à House-Holder, et j’en suis extrêmement charmé. Une longue intimité avec feu votre excellent et très-loyal père me permet de réclamer votre amitié, et sans cérémonie ; — car je ne vois aucune raison pour qu’il en existe entre nous, — je vous demande une demi-heure de conversation. Croyez-moi, mon cher monsieur Goldencalf, bien sincèrement

» Votre affectionné
» Pledge.
» Lundi soir. »

Je répondis que je serais prêt à recevoir la visite du noble lord aussitôt qu’il le voudrait. Il ne se fit pas attendre, et il m’aborda en ancien et intime ami. Il me fit force questions sur feu mon père, me parla de son regret de ne pas avoir été averti de sa maladie, et finit par me féliciter d’avoir recueilli une si belle succession.

— J’apprends aussi, ajouta-t-il, que vous avez acheté ce bourg. J’en avais eu moi-même le projet, mais cela n’a pu entrer en ce moment dans mes arrangements. — C’est une bonne affaire. — – Trois cent vingt mille livres, je suppose ? C’était le prix convenu entre le propriétaire et moi.

— Trois cent vingt-cinq, Milord.

La physionomie du noble candidat m’apprit que j’avais payé cinq mille livres en forme de pot-de-vin, ce qui m’expliqua la promptitude du procureur, qui avait probablement mis la différence dans sa poche.

— Vous avez sans doute dessein de siéger au parlement ?

— Oui, Milord, comme représentant de ce bourg, mais seulement lors de la prochaine élection générale. Dans l’occasion présente, je m’estimerai heureux de coopérer à votre nomination.

— Mon cher monsieur Goldencalf !

— Sans vouloir vous faire un compliment, lord Pledge, les nobles sentiments que je vous ai entendu exprimer ce matin sont si convenables, si dignes d’un homme d’état, si véritablement anglais, que j’aurai infiniment plus de plaisir à savoir que vous remplissez la place vacante, que de m’y asseoir moi-même.

— J’honore votre esprit public, monsieur Goldencalf, et je voudrais seulement qu’il en existât davantage dans le monde. Mais vous pouvez compter sur notre amitié, Monsieur ; ce que vous avez remarqué est vrai, — très-vrai. — Les sentiments que j’ai énoncés étaient… je le dis sans vanité… étaient… véritablement anglais, comme vous l’avez fort bien dit.

— Je le crois sincèrement, Milord, ou je ne l’aurais pas dit ; je me trouve moi-même dans une situation particulière. Avec une grande fortune, je n’ai ni rang, ni nom, ni parents dans le monde, et dans de telles circonstances rien n’est plus facile pour un homme de mon âge que de se laisser égarer ; mon désir le plus ardent est de trouver quelque moyen de m’introduire convenablement dans la société.

— Mariez-vous, mon cher ami, choisissez une femme parmi les belles et vertueuses filles de cette île ; malheureusement je ne puis vous faire moi-même aucune proposition, car mes deux sœurs sont mariées.

— Je vous remercie mille fois, mon cher lord Pledge, mais mon choix est déjà fait, quoique j’ose à peine donner suite à mes intentions, — il y a des objections ; si j’étais seulement fils du fils cadet d’un baronnet, je pourrais…

— Devenez baronnet vous-même, s’écria vivement mon noble ami, qui avait craint, je crois, que je ne portasse mes prétentions plus haut ; cette affaire sera arrangée à la fin de cette semaine ; et si je puis vous être de quelque utilité en toute autre chose, dites-le-moi sans réserve.

— Si vous pouviez me communiquer encore quelques-unes de vos opinions si remarquables sur les garanties que la société a droit d’attendre de nous, je crois que mon esprit se trouverait soulagé.

Le noble lord me regarda d’un air surpris et embarrassé, passa la main sur son front, réfléchit un instant ; puis il me dit : — Vous attachez trop d’importance, monsieur Goldencalf, à quelques idées certainement très-justes, mais fort ridicules. Qu’un homme qui n’a pas une certaine assiette dans la société ne s’élève guère au-dessus des animaux des champs, c’est une vérité qui me paraît si évidente, qu’il est inutile d’insister sur ce point. Raisonnez comme il vous plaira, mettez le second membre de vos raisonnements à la place du premier, et vous arriverez au même résultat. Celui qui ne possède rien est ordinairement traité par le genre humain comme s’il ne valait pas mieux qu’un chien ; et celui qui ne vaut pas mieux qu’un chien, ordinairement, ne possède rien. — Qu’est-ce qui distingue l’homme civilisé du sauvage ? — La civilisation bien certainement. Or, qu’est-ce que la civilisation ? Les arts de la vie. Mais qu’est-ce qui encourage, soutient, nourrit les arts de la vie ? L’argent ou la propriété. La conséquence est donc que la civilisation est la propriété, et que la propriété est la civilisation. Si le gouvernement d’un pays est entre les mains de ceux qui possèdent, ce gouvernement est civilisé, et dans le cas contraire, le gouvernement manque certainement de civilisation. Il est impossible que la société donne sa confiance à un homme d’état, qui de son côté ne lui donne pas une garantie positive par sa propriété ; vous savez qu’il n’y a pas un seul novice de notre secte politique qui n’admette complètement la vérité de cet axiôme.

— M. Pitt ?

— Pitt était certainement une exception dans un sens ; mais vous vous rappellerez qu’il était le représentant immédiat des tories, qui possèdent la plus grande partie des propriétés d’Angleterre.

— M. Fox ?

— Fox représentait les whigs, qui possèdent tout le reste. Je vous le répète, mon cher Goldencalf, raisonnez comme il vous plaira, vous arriverez toujours au même résultat. — Comme vous me l’avez dit, vous serez vous-même un des représentants de ce bourg à la prochaine élection ?

— Je serai trop fier d’être votre confrère pour hésiter.

Cette phrase mit le sceau à notre amitié, car elle donnait au noble lord une garantie de ses liaisons futures avec mon bourg ; il était trop bien élevé pour me faire ses remerciements en termes vulgaires, — quoique un homme bien élevé montre rarement ses plus belles qualités pendant une élection. C’était un homme du monde, un homme de cette classe qui s’attache surtout à mettre le suaviter in modo « en évidence, » comme disent les Français. Le lecteur peut être sûr que, lorsque nous nous séparâmes le soir, j’étais très-content de moi, et par conséquent de ma nouvelle connaissance.

Le lendemain, les manœuvres électorales recommencèrent, et nous eûmes un autre discours sur la nécessité d’offrir une garantie à la société ; car lord Pledge était assez bon tacticien pour attaquer la forteresse même, du moment qu’il en connaissait l’endroit faible, au lieu de diriger ses efforts contre les défenses extérieures. Dans la soirée, le procureur revint de Londres, avec tous les titres de propriété, en bonne et due forme dont il me fit la remise. Le lendemain de très-bonne heure, je fis faire à tous mes tenanciers la signification de mon acquisition que j’accompagnai d’une note pour leur recommander fortement de ne pas oublier, en choisissant entre les deux candidats, la nécessité de nommer celui qui offrait « des garanties à la société. » Vers midi, lord Pledge fut élu sans difficulté ; et après le dîner nous nous séparâmes, mon noble ami pour retourner à Londres, et moi pour me remettre en route pour le presbytère.

Anna ne m’avait jamais paru si belle, si aimable, si élevée au-dessus de la condition d’une mortelle, que lorsque je la revis chez son père quelques jours après mon départ d’House-Holder.

— Vous avez l’air de redevenir vous-même, me dit-elle en m’offrant la main avec cette franche cordialité d’une Anglaise ; j’espère que nous vous trouverons plus raisonnable.

— Ah ! Anna, si je pouvais seulement avoir assez de présomption pour me jeter à vos pieds, et vous dire tout ce que je sens, je serais l’homme le plus heureux de toute l’Angleterre.

— Et comme vous êtes, vous en êtes le plus malheureux, dit-elle en souriant. Je fus assez fou pour lui prendre la main et la serrer contre mon cœur : elle la retira en rougissant jusqu’au front. — Allons déjeuner, ajouta-t-elle ; mon père est déjà parti pour aller rendre visite au docteur Lithurgy.

— Anna, lui dis-je après m’être assis, et recevant une tasse de thé de ses doigts qu’on pouvait appeler de roses aussi bien que ceux de l’Aurore, — je crains que vous ne soyez la plus grande ennemie que j’aie sur la terre.

— Que voulez-vous dire, John ? s’écria-t-elle en tressaillant : expliquez-vous, je vous prie.

— Je vous aime au fond du cœur ; — je pourrais vous épouser, et alors vous adorer, je crois, comme jamais homme n’a adoré une femme.

— Et vous seriez en danger de commettre le péché d’idolâtrie.

— Non, mais je courrais celui de ne plus être susceptible que d’un seul sentiment ; — de perdre de vue le grand but de la vie ; — d’oublier les garanties que je dois à la société ; — en un mot, de devenir aussi inutile à mes semblables que mon pauvre père, et de faire une fin aussi misérable. Oh ! Anna, si vous aviez pu voir la scène que m’offrit son lit de mort, vous ne pourriez me souhaiter un destin semblable au sien.

Ma plume est incapable de rendre l’expression du regard qu’elle jeta sur moi. L’étonnement, le doute, la crainte, l’affection et le chagrin, brillaient en même temps dans ses yeux. Mais l’ardeur de ces sentiments mélangés était tempérée par une douceur qui ressemblait à la sérénité du ciel d’Italie.

— Si je cédais à ma tendresse, Anna, en quoi ma situation différerait-elle de celle de mon malheureux père ? Il avait concentré tous ses sentiments dans l’amour de l’argent ; et moi, — oui, je le sais, je le sens, — je vous aimerais si ardemment, que mon cœur serait fermé à tout sentiment généreux pour les autres. — Je suis chargé d’une responsabilité effrayante : une richesse immense, — de l’or, — de l’or ! je ne puis même espérer de sauver mon âme sans faire porter mon intérêt sur tous mes semblables. — S’il y avait cent Anna, je pourrais les presser toutes sur mon cœur, mais une seule !… non ! non ! — ce serait le comble de ma misère ; ce serait ma perdition. L’excès d’une telle passion ferait de mon cœur celui d’un avare, et me rendrait indigne de la confiance de mes semblables.

Les yeux d’Anna, aussi perçants qu’ils étaient doux, semblaient lire au fond de mon âme ; et quand j’eus fini de parler, elle se leva et s’approcha de moi avec la timidité d’une femme qui sent vivement. Elle plaça sa main de velours sur mon front brûlant, la pressa ensuite sur son cœur, et s’enfuit en fondant en larmes.

Nous ne nous revîmes qu’à l’heure du dîner, et nous dînâmes tête à tête. Anna avait un air plein de douceur et même d’affection ; mais elle évita avec soin toute allusion au sujet dont je lui avais parlé le matin. Quant à moi, je méditais sans cesse sur le danger de concentrer toutes ses affections sur un seul objet, et sur l’excellence du système des garanties à donner à la société.

— Votre esprit sera plus tranquille dans un jour ou deux, John, me dit Anna quand nous eûmes pris un verre de vin après la soupe ; l’air de la campagne et d’anciens amis vous rendront votre gaîté et vos couleurs.

— S’il existait mille Anna, je serais aussi heureux que personne le fut jamais ; mais je ne dois ni ne puis rétrécir le cercle de l’intérêt que je suis tenu de prendre à la société.

— Ce qui prouve que je ne puis suffire à votre bonheur. — Mais voici Francis qui apporte le journal ; voyons ce que la société fait à Londres.

Après avoir parcouru le journal pendant quelques instants, elle laissa échapper un cri de surprise et de plaisir. Je levai les yeux sur elle, et je vis que les siens étaient fixés sur moi avec ce que je me plus à croire une expression de tendresse.

— Ne me lisez-vous pas ce qui paraît vous causer tant de plaisir ?

Elle fut d’une voix empressée et tremblante ce qui suit :

— « Il a plu à Sa Majesté d’élever à la dignité de baronnet du royaume uni de Grande-Bretagne et d’Irlande John Goldencalf d’House-Holder-Hall, écuyer. » — Sir John Goldencalf, j’ai l’honneur de boire à votre santé et à votre bonheur, s’écria Anna, les joues vermeilles comme l’aurore, en mouillant ses lèvres dans une liqueur moins semblable qu’elles au rubis. Francis, versez-vous un verre de vin, et buvez à la santé du nouveau baronnet.

Le vieux sommelier obéit de fort bonne grâce, et courut faire part de cette nouvelle aux autres domestiques.

— Eh bien ! John, voici un nouveau droit que la société a sur vous, quelque droit que vous puissiez avoir sur la société.

Je me sentis satisfait, parce qu’elle était satisfaite, et je crois que mes yeux ne lui avaient jamais exprimé plus de tendresse qu’en ce moment. Je voyais aussi avec plaisir que lord Pledge n’était pas sans reconnaissance. Cependant il trouva encore l’occasion de me donner à entendre que je devais principalement cette faveur à l’espérance.

— Après tout, chère Anna, le nom de lady Goldencalf ne sonnerait pas mal.

— Porté par une seule personne, sir John, me répondit-elle en souriant et en rougissant ; mais il ne peut se partager entre cent.

À ces mots, fondant encore en larmes, elle sortit de l’appartement.

— Quel droit ai-je d’émouvoir ainsi la sensibilité de cette aimable et excellente créature ? me dis-je à moi-même ; il est évident que ce sujet la chagrine, et elle n’est pas en état de le discuter. Je dois soutenir mon caractère d’homme, de baronnet à présent ; non, jamais je ne lui parlerai comme je l’ai fait aujourd’hui.

Le lendemain je pris congé du docteur Etherington et de sa fille, en déclarant mon intention de voyager pendant une couple d’années. Le bon recteur me donna d’excellents avis, m’exprima sa confiance en ma discrétion, et me serra la main en me priant de ne pas oublier que j’aurais toujours mon appartement au presbytère. Quand feus fait mes adieux au père, j’allai, le cœur gros, prendre congé de la fille. Elle était dans la petite chambre à déjeuner, — cette chambre si chérie ! Je la trouvai pâle et timide, mais respirant une douce sérénité. Dans le fait, il ne fallait pas peu de chose pour troubler cette qualité céleste. Si elle riait, c’était avec une joie retenue et modérée ; si elle pleurait, c’était une pluie tombant du ciel qui brillait encore de l’éclat du soleil. Ce n’était que dans les occasions où le sentiment et la nature l’emportaient, que quelque impulsion irrésistible de son sexe lui causait une émotion semblable à celle dont j’avais été deux fois témoin la veille.

— Vous allez nous quitter, John, me dit-elle en me tendant la main, sans affecter une indifférence qu’elle n’éprouvait pas : vous verrez bien des visages étrangers ; mais vous ne trouverez personne qui…

J’attendais la fin de sa phrase ; mais, quoiqu’elle fît un violent effort pour conserver son sang-froid, elle ne put l’achever.

— À mon âge, Anna, et avec la fortune que je possède, il me siérait mal de me renfermer dans mon pays, quand, si je puis m’exprimer ainsi, la nature humaine a pris son essor. — Je pars pour donner du champ à ma sensibilité, pour ouvrir mon cœur à mes semblables, et pour éviter les regrets qui ont tourmenté mon père sur son lit de mort.

— Fort bien, fort bien, répondit-elle les yeux humides ; n’en parlons plus, je crois qu’il convient que vous voyagiez. — Adieu ! partez avec mille millions de souhaits pour votre bonheur et pour votre retour dans votre patrie. Vous reviendrez à nous, John, quand d’autres scènes vous auront fatigué.

Elle m’adressa ces paroles du ton de la plus douce sensibilité, et avec un air de sincérité si attrayant, que ma philosophie fut sur le point de faire naufrage. Mais je ne pouvais épouser tout son sexe ; et enchaîner mon affection à une seule femme, c’eût été donner le coup de mort aux principes sublimes qui m’animaient, et qui, comme je l’avais décidé, devaient me rendre digne de ma fortune, et faire de moi un ornement de la race humaine. Cependant, quand on m’aurait offert un royaume, il m’eût été impossible de parler. Je la serrai dans mes bras sans qu’elle songeât à faire aucune résistance ; je la pressai contre mon cœur, et pris un baiser brûlant sur sa joue ; et je m’arrachai d’auprès d’elle.

— Nous nous reverrons, John, me dit-elle d’une voix faible, en retirant doucement sa main d’entre les miennes.

— Oh, Anna ! combien il m’était pénible de renoncer à une confiance si franche et si douce, d’abandonner ta beauté radieuse, ta tendre affection, pour mettre en pratique une théorie nouvellement découverte ! Combien de temps ton image me suivit ! que dis-je ? jamais elle ne me quitta tout à fait ; elle mit ma fermeté à une épreuve sévère ; et elle me menaçait, à chaque pas qui m’éloignait de toi, de me forcer de céder à l’attrait qui me rappelait près de toi, de tes foyers, de tes autels. Mais je triomphai, et je partis, le cœur ouvert à toutes les créatures de la Divinité, quoiqu’il fût plein de ton image céleste, brillant comme le prisme qui forme le lustre du diamant



  1. En Angleterre, comme en France, le membre de la chambre qui accepte un emploi quelconque du gouvernement, perd la place qu’il y occupe ; mais il peut ensuite y être appelé de nouveau par les suffrages d’une assemblée électorale.