Les Monikins/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 79-85).



CHAPITRE VII.


Introduction formelle d’un animal amphibie, et ce qui s’ensuivit.



Je ne tardai pas à prendre intérêt à ma nouvelle connaissance ; c’était un homme communicatif, intelligent et singulier ; et quoiqu’il s’exprimât souvent d’une manière assez étrange, ses discours montraient toujours qu’il avait vu du moins un grand nombre de ses semblables. Dans de telles circonstances, la conversation ne pouvait languir ; au contraire, elle me parut devenir plus intéressante quand cet étranger commença à me parler de ses affaires particulières ; il me dit qu’il était marin, qu’il avait été jeté à terre par un des accidents de sa profession, et, pour placer un mot en sa faveur, il me donna à entendre qu’il avait vu le monde, et particulièrement cette classe de ses semblables, qui, de même que lui, vivaient sur la mer.

— Je suis très-charmé, lui dis-je, d’avoir trouvé un étranger qui peut me donner des informations sur toute une classe d’êtres humains avec lesquels je n’ai en jusqu’ici que fort peu de rapports. Pour que nous puissions profiter de cette occasion, et comme il n’y a personne ici pour nous présenter l’un à l’autre, je vous propose de faire cette cérémonie nous-mêmes, et de nous jurer une amitié éternelle, — ou du moins jusqu’à ce qu’il nous paraisse à propos de nous dispenser des obligations qu’elle impose.

— Quant à moi, me répondit-il avec une franchise qui ne lui laissait pas le loisir de perdre le temps en vains compliments, je suis un homme qui préfère l’amitié d’un chien à son inimitié. J’accepte donc votre offre de tout mon cœur, et d’autant plus volontiers, que vous êtes le seul que j’aie rencontré depuis huit jours, qui puisse me demander « How d’ye do ? » sans me dire, « Come on portais vous ? » Cependant, étant accoutumé aux coups de vent, j’accepterai votre offre, sous la dernière condition que vous y avez mise.

La précaution de l’étranger me plut, elle annonçait du respect pour son caractère ; acceptai donc la condition avec autant de franchise qu’il en avait mis à la proposer.

— Maintenant, Monsieur, ajoutai-je quand nous nous fûmes serré la main cordialement, puis-je vous demander votre nom ?

— Mon nom est Noé, et peu m’importe qui le sache ; si j’ai à être honteux de quelque chose, ce n’est d’aucun de mes noms.

— Noé ?

— Noé Poke ; à votre service.

Il prononça ces deux mots lentement et d’une voix très-distincte, comme pour prouver qu’il ne craignait pas de les faire connaître ; j’eus ensuite occasion devoir sa signature, qui était « le capitaine Noé Poke. »

— Dans quelle partie de l’Angleterre êtes-vous né, monsieur Poke ?

— Dans les nouvelles parties, je crois pouvoir dire.

— Je ne savais pas qu’on désignât ainsi aucune partie de notre île. Voulez-vous bien vous expliquer ?

— Je suis né à Stonington, état de Connecticut, dans l’ancienne Nouvelle-Angleterre. Mes parents étant morts, j’allai sur mer dès l’âge de quatre ans ; et me voici me promenant dans le royaume de France, sans un centime dans ma poche, pauvre marin naufragé ; naufragé ; mais, quelque dur que soit mon sort, j’aimerais mieux mourir de faim, pour dire la vérité, que d’être obligé, pour vivre, de parler leur maudit baragouin.

— Marin, — naufragé, — mourant de faim, — et Yankee[1] !

— Oui, tout cela, et peut-être quelque chose de plus. Mais, avec votre permission, commodore, nous laisserons de côté le dernier titre : oui, je suis un Yankee, et je le dis avec fierté ; mais quand j’entends un Anglais prononcer ce nom, je suis toujours porté à lui tourner le dos ; nous sommes encore amis, et autant vaut que nous continuions à l’être, tant que l’un ou l’autre de nous y trouvera son avantage.

— Pardon, monsieur Poke, je ne vous offenserai plus ainsi.

— Avez-vous fait le tour du globe ?

Le capitaine Poke fit claquer ses doigts comme par dérision de la simplicité d’une telle question.

— La lune a-t-elle jamais fait voile autour de la terre ? Un moment, commodore, regardez ceci ! — Il prit une pomme dans sa poche, — il en avait déjà mangé une demi-douzaine depuis que nous étions en marche, — et me la montrant : Tirez vos lignes tout comme il vous plaira sur cette sphère, ajouta-t-il, en long ou en travers, de haut en bas ou de bas en haut, en zigzag ou perpendiculairement, vous ne pourrez pas en tracer plus que je n’en ai suivi sur notre vieille boule.

— Par terre comme par mer ?

— Quant à la terre, j’en ai aussi eu ma part ; car ma mauvaise fortune m’a forcé à y marcher, quand j’aurais pu dormir plus tranquillement sur un lit plus doux ; c’est justement la difficulté dans laquelle je me trouve à présent ; car me voilà à courir des bordées au milieu de ces Français, en tâchant de me remettre à flot comme un alligator enfoncé dans la boue. J’ai perdu mon schooner sur la côte nord-est de la Russie. — À peu près en cet endroit, ajouta-t-il en me montrant un point sur la pomme. Nous y faisions le commerce de pelleteries : ne trouvant pas de moyens pour retourner dans mon pays par la même route que j’en étais venu, et flairant l’eau salée de ce côté, je me suis dirigé à l’ouest pendant dix-huit mois, en ligne aussi droite que possible, à travers l’Asie et l’Europe, et me voici enfin à deux journées du Havre, et à dix-huit ou vingt de chez moi, si je puis avoir encore une fois sous mes pieds de bonnes planches yankees.

— Vous me permettrez donc de nommer les planches yankees ?

— Nommez-les comme il vous plaira, commodore ; quant à moi, je préférerais les appeler Derby et Dolly de Stonington, car c’était le nom du schooner que j’ai perdu ; mais le plus fort de nous est bien frêle, et l’homme qui à la plus longue haleine n’est pas un dauphin pour pouvoir nager la tête sous l’eau.

— Permettez-moi de vous demander, monsieur Poke, où vous avez appris à parler l’anglais avec tant de pureté et d’élégance ?

— À Stonington : je n’ai pas eu une bouchée d’instruction ailleurs ; tout ce que je sais est du vin du crû : je ne me vante pas d’être savant ; mais quant à la navigation, quant à trouver mon chemin tout autour de la terre, je ne tournerai le dos à personne, à moins que ce ne soit pour le laisser en arrière. Nous avons des gens qui sont tout gros de leur géométrie et de leur astronomie, mais ce sont des fils qui sont trop minces pour moi ; ma manière, quand je veux aller quelque part, est de bien me mettre l’endroit dans la tête, et ensuite de m’y rendre par la ligne la plus directe possible, sans me mettre en peine des cartes, qui vous mettent sur la mauvaise voie aussi souvent que sur la bonne ; et quand elles vous trompent, vous êtes capot. Comptez sur vous et sur la nature humaine, c’est ma méthode, quoique je convienne qu’il est quelquefois à propos de consulter la boussole, surtout quand il fait froid.

— Quand il fait froid ! je ne comprends pas bien cette distinction.

— Sur ma foi, il me semble qu’on n’a pas le flaire si bon quand il gèle, quoiqu’il soit possible que ce ne soit qu’une idée après tout ; car les deux fois que j’ai fait naufrage, c’était pendant l’été, et ces deux accidents arrivèrent par la force du vent et en plein jour, quand rien ne pouvait nous sauver qu’un changement de vent.

— Et vous préférez cette espèce particulière de navigation ?

— À toutes les autres, et particulièrement pour la pêche des veaux marins, qui est ma principale occupation ; c’est le meilleur moyen du monde pour découvrir des îles ; et chacun sait que nous autres, capitaines de bâtiments pêcheurs, nous avons toujours le nez en l’air pour de semblables découvertes.

— Me permettrez-vous de vous demander, capitaine Poke, combien de fois vous avez doublé le cap Horn ?

Mon navigateur me regarda comme si ma question lui eût déplu.

— Ce n’est pas ce dont il s’agit. Qu’importe si j’ai doublé tel ou tel cap ? Peut-être oui, peut-être non. J’entre dans la mer du Sud avec mon bâtiment ; peu importe comment j’y arrive. Une peau ne perd rien de son prix, parce que le fourreur ne peut donner le glossaire du chemin par où elle est arrivée.

— Le glossaire ?

— Qu’importe de quels mots on se sert, commodore, quand on s’entend l’un l’autre ? Ce voyage par terre m’a mis aux expédients, car vous saurez que j’ai eu à voyager à travers des pays dont les naturels ne peuvent dire un mot d’une langue raisonnable, de sorte que je me suis servi du dictionnaire du schooner, comme d’une espèce d’almanach terrestre ; et comme ils me parlaient chacun leur jargon, je leur ai rendu la monnaie de leur pièce, espérant que je pourrais par hasard tomber sur quelque chose qui leur convînt. Par ce moyen je suis devenu plus verbeux que de coutume.

— L’idée était heureuse.

— Sans doute elle l’était, et la preuve c’est que me voici. Mais à présent que je vous ai rendu compte de moi et de mes occupations, il est temps que je vous fasse quelques questions à mon tour. C’est une marchandise dont nous trafiquons beaucoup à Stonington, comme vous devez le savoir ; et l’on convient généralement que nous ne nous y entendons pas mal.

— Faites-moi vos questions, capitaine Poke ; j’espère que j’y répondrai d’une manière satisfaisante.

— Votre nom ?

— John Goldencalf, — par la bonté de Sa Majesté, sir John Goldencalf, baronnet.

— Sir John Goldencalf, par la bonté de Sa Majesté, baronnet ! Baronnet est-il un métier ? Quelle est cette espèce de chose ou de créature ?

— C’est le rang que j’occupe dans le royaume auquel j’appartiens.

— Je commence à vous comprendre. Dans votre pays, les hommes sont stationnés comme l’équipage d’un navire, et tandis que les autres ont des hamacs, vous avez votre cabane, comme j’avais la mienne à bord de mon schooner.

— Précisément ; et je présume que vous conviendrez que l’ordre, les convenances et la sécurité sont le résultat de cette méthode adoptée par les marins.

— Sans doute, sans doute. — Cependant nous changeons les stations à chaque voyage, suivant l’expérience que nous avons acquise. Si nous prenions un homme pour cuisinier, par exemple, uniquement parce que son père l’aurait été avant lui, cela nous ferait de belle bouillie pour les chats.

Ici le capitaine commença une série de questions avec tant de vigueur et de persévérance, qu’il tira de moi successivement toutes les circonstances de ma vie, à l’exception de mon amour pour Anna, sentiment trop sacré pour que mes lèvres le trahissent, même quand j’étais soumis à l’interrogatoire d’un inquisiteur de Stonington. Me trouvant serré de trop près pour pouvoir résister, je fis de nécessité vertu, et je lui confiai tous mes secrets à peu près comme du bois vert, pressé dans un écrou, laisse échapper son humidité. Il était impossible qu’un esprit comme le mien, tenaillé de cette manière, ne laissât point paraître quelque chose de ses opinions particulières, et le capitaine s’accrocha à ma théorie comme un boule-dogue s’attache au mufle d’un bœuf.

Pour l’obliger, j’entrai dans d’assez longs détails pour lui expliquer mon système. Après les remarques générales qui étaient indispensables pour donner à un étranger une idée des principes les plus importants de ma théorie, je lui donnai à entendre que j’avais cherché longtemps un homme comme lui, dans un dessein qui sera bientôt expliqué au lecteur. J’avais fait quelques négociations avec le roi de Tamarnamaah ; et j’avais placé quelques fonds dans des entreprises pour la pêche des perles et des baleines ; mais, au total, mes relations avec les diverses parties du genre humain qui habitent les îles de la mer Pacifique, la côte nord-ouest de l’Amérique, et le nord-est de l’ancien contient, étaient vagues et incertaines, et il me parut que la Providence m’avait singulièrement favorisé, en me faisant rencontrer, d’une manière si extraordinaire, un homme si propre à travailler à leur régénération. Je lui proposai donc alors de préparer une expédition qui serait en partie de commerce, en partie de découverte, pour étendre dans cette direction l’intérêt que je prends au genre humain, et de lui en donner le commandement. Dix minutes d’explication suffirent pour lui faire comprendre les principaux traits de mon plan, et quand j’eus fini cet appel direct à son esprit d’entreprise, il y répondit par son exclamation favorite :

— Nom d’un roi !

— Je ne suis pas surpris, capitaine Poke, que votre admiration éclate de cette manière. Je crois que peu de personnes peuvent entrevoir la beauté de ce système de bienveillance universelle, sans être frappées de sa grandeur et de sa simplicité. — Puis-je compter sur votre aide ?

— C’est une nouvelle idée, sir Goldencalf, et…

— Sir John Goldencalf, s’il vous plaît, Monsieur.

— Une nouvelle idée, sir John Goldencalf, et elle demande de la circonspection. La circonspection dans une affaire est le moyen de voguer sans craindre l’écueil des méprises. Vous désirez un navigateur qui conduise votre bâtiment, quel qu’il soit, dans des mers inconnues ; moi je désire me rendre à Stonington par le chemin le plus droit : vous voyez que, dès le commencement, l’affaire est à son apogée.

— Faites attention, capitaine, que je ne regarde pas à l’argent.

— Eh bien ! c’est encore une nouvelle idée, et elle peut conduire tout d’un coup à leur périgée des affaires encore plus difficiles. Moi, je regarde toujours beaucoup à l’argent, sir John Goldencalf et surtout en ce moment, comme je puis l’ajouter ; et quand un homme rend les voies aussi nettes et aussi claires que vous venez de le faire, on peut regarder un marché comme plus qu’à demi conclu.

Quelques explications ultérieures terminèrent ce sujet, et le capitaine Poke accepta mes propositions avec le même esprit de franchise qui me les avait dictées. Peut-être sa détermination fut-elle accélérée par l’offre que je ne négligeai pas de lui faire de vingt napoléons comptant. Des relations amicales, et, jusqu’à un certain point, confidentielles, se trouvaient alors établies entre ma nouvelle connaissance et moi, et nous continuâmes à nous promener en discutant les détails nécessaires à l’exécution de notre projet. Après une heure ou deux passées de cette manière, j’invitai mon compagnon à venir à mon hôtel, désirant qu’il vécût avec moi jusqu’à notre départ pour l’Angleterre, où j’avais dessein d’acheter sans délai un navire pour le voyage projeté, que je comptais faire en personne.

Nous fûmes obligés de nous frayer un chemin à travers la foule qui remplit ordinairement les Champs-Élysées, tous les soirs pendant la belle saison. Nous étions sur le point d’en sortir, quand mon attention fut attirée par un groupe qui y entrait, dans le dessein, à ce qu’il paraissait, d’ajouter aux amusements de ce rendez-vous général. Mais, comme j’approche en ce moment de la partie la plus importante de cet ouvrage extraordinaire, il me semble à propos de ne l’entamer que dans un nouveau chapitre.


  1. Nom que les Anglais donnaient par dérision aux habitants de la Nouvelle-Angleterre pendant la guerre de l’indépendance.