Les Monikins/Chapitre XI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 122-136).



CHAPITRE XI.


Philosophie fondée sur quelque chose de substantiel. — Raisons clairement présentées, et objections captieuses dissipées au moyen d’une charge de baïonnettes logiques.



Le docteur Reasono prit un soin aussi raisonné de tout ce qui tenait à l’embellissement personnel de son lycée, qu’aucun orateur public que je me rappelle avoir jamais vu remplir ses fonctions en présence des dames. Si je dis que son poil avait été brossé, et sa queue frisée tout nouvellement, et que tout son extérieur était empreint d’une solennité plus qu’ordinaire, observation que le capitaine Poke n’insinua tout doucement à l’oreille, je ne crois rien dire que de vrai et d’utile à connaître. Il se plaça derrière un marche-pied qui lui servit de table, se caressa légèrement le poil avec les pattes, et entra ensuite en matière. Il est bon d’ajouter qu’il parlait sans avoir de notes, et comme le sujet n’exigeait pas des expériences immédiates, sans être entouré de machines.

Secouant la queue vers les diverses parties de l’appartement où siégeaient ses auditeurs, il commença en ces termes :

— Comme l’occasion présente, mes chers auditeurs, est une de ces excursions accidentelles sur le domaine de la science, auxquelles tous les membres des académies peuvent se trouver appelés, et n’exige que l’explication des points capitaux de notre thèse, je ne m’enfoncerai point dans les profondeurs du sujet, mais je m’en tiendrai aux observations générales qui peuvent servir à reconnaître le caractère de notre philosophie naturelle, morale et politique.

— Comment ! Monsieur, m’écriai-je, vous avez une philosophie politique, aussi bien qu’une philosophie morale ?

— Incontestablement, c’est là une philosophie bien utile. Il n’est point d’intérêts qui exigent plus de philosophie que ceux qui se rattachent à la politique. — En résumé, notre philosophie est naturelle, morale et politique, en réservant la plupart de nos propositions, de nos démonstrations et de nos corollaires pour une époque où nous aurons plus de loisir, et où mes auditeurs seront plus avancés. En me renfermant dans ces sages limites, je vais parler d’abord seulement de la nature.

Nature est un terme dont nous nous servons pour exprimer le principe qui pénètre et régit toutes les créatures animées. On l’emploie à la fois et comme terme générique et comme terme particulier : désignant dans le premier sens les éléments et les combinaisons de la toute-puissance, appliqués à la matière en général ; et dans le second, leurs subdivisions particulières, en rapport avec la matière considérée dans ses variétés infinies ; on la subdivise encore, d’après ses attributs, en physique et morale ; et à ces subdivisions s’appliquent aussi les deux grandes distinctions dont nous venons de parler. Ainsi, quand nous parlons de la nature abstraite, dans le sens physique, nous faisons allusion à ces lois générales, uniformes, absolues, constantes et sublimes, qui règlent et rendent harmonieuses, comme un grand corps, les actions, les affinités et les destinées de l’univers : et, quand nous parlons de la nature dans le sens particulier, nous entendons parler de la nature d’une pierre, d’un arbre, de l’eau, du feu, de l’air et de la terre. De même, en parlant de la nature morale, d’une manière abstraite, nous dépeignons le vice, ses faiblesses, ses attraits et sa laideur ; en un mot, son ensemble ; tandis que, d’une autre part, quand nous employons ce terme dans le même sens, par rapport à un objet particulier, nous en bornons la signification à l’absence des qualités naturelles que nous remarquons dans cet objet déterminé. Éclaircissons ces développements au moyen de quelques brefs exemples.

Quand nous disons : Ô nature ! que tu es glorieuse, sublime, féconde en leçons ! nous entendons dire que ses lois émanent d’un pouvoir, d’une intelligence et d’une perfection infinies. — Et quand ! nous disons : Ô nature ! que tu es fragile, vaine et imparfaite ! nous entendons dire qu’elle n’est après tout qu’une personne secondaire, inférieure à celle qui lui a donné l’existence dans un but défini, limité, et évidemment utile. Dans ces exemples, nous considérons le principe d’une manière abstraite.

Les exemples de l’emploi du mot nature dans un sens particulier, sans avoir en eux-mêmes rien de plus exact, seront mieux compris de la majorité de mes auditeurs. La nature particulière ; dans le sens physique, frappe les sens, et se décèle dans la forme extérieure des choses par leur force, leur substance et leurs proportions ; et dans leurs propriétés plus secrètes ; aux yeux de l’observation, par leurs lois, leur harmonie et leur action. Quant à la nature morale particulière, elle se révèle par la diversité des penchants, des facultés et de la conduite des différentes espèces d’êtres moraux. Nous avons dans ce dernier sens la nature du monikin, la nature du chien, la nature du cheval, la nature du porc, la nature de l’homme.

— Permettez-moi, docteur Reasono, interrompis-je, de vous demander si, par cette classification, vous entendez arriver à quelque conclusion qui ne supposerait point accidentel l’ordre suivi dans vos exemples ?

— Il est purement accidentel, je vous l’assure, sir John.

— Et admettez-vous la grande distinction de la nature animale et végétale ?

— Nos académies sont divisées sur ce point. L’une de nos sectes prétend que toute la nature vivante ne forme qu’un vaste genre, tandis que l’autre admet la distinction dont vous venez de parler. Je suis de la dernière opinion, porté à croire que la nature même a tracé une ligne de démarcation entre les deux genres, en donnant à l’un le double don d’une organisation physique et morale, et en ne dotant l’autre que de qualités purement physiques. L’existence de la nature morale se décèle par la présence de la volonté. L’académie de Leaphigh a fait une classification détaillée de tous les animaux connus : classification dans laquelle le monikin figure au sommet, et l’éponge à la base.

— Les éponges sont ordinairement à la surface, murmura Noé.

— Monsieur, dis-je en sentant un étouffement qui me prenait à la gorge, dois-je croire que vos savants regardent l’homme comme une espèce intermédiaire entre l’éponge et le monikin ?

— En vérité, sir John, un pareil emportement ne convient nullement à une discussion philosophique. Si vous continuez à vous y livrer, je me verrai forcé d’ajourner ma dissertation.

À la suite de cette remontrance, je réussis à me contraindre, bien que mon esprit de corps fût vivement choqué. Quand je lui eus fait sentir du mieux que je le pus mon changement de résolution, le docteur Reasono, qui était resté appuyé sur sa table dans une attitude de doute, agita la queue, et reprit en ces termes :

— Éponges, huîtres, crabes, esturgeons, opossums, crapauds, serpents, lézards, babouins, Nègres, lions, Esquimaux, porcs, Hottentots, Orangs-Outangs, hommes, Monikins, voilà incontestablement autant d’animaux divers. Le seul point en contestation parmi nous, est de savoir s’ils sont tous du même genre, formant des variétés ou des espèces ; ou s’ils doivent être partagés en trois grandes familles : les perfectibles, les non-perfectibles et les rétrogrades. Ceux qui soutiennent que nous ne formons qu’une grande famille raisonnent d’après certaines analogies apparentes, qui sont comme autant d’animaux formant la grande chaîne de la création animale. En prenant l’homme pour centre, par exemple, ils font voir que cette créature possède, en commun avec toutes les autres, certaines qualités observables. Ainsi, l’homme ressemble sous certains rapports à l’éponge ; sous d’autres, à l’huître ; un porc a de la ressemblance avec l’homme, de même l’orang-Outang…

— Nom d’un roi !

— Et ainsi de suite jusqu’à la fin de la liste. Cette secte de philosophes, bien qu’elle ait défendu ses opinions avec une grande habileté, n’est toutefois pas celle qui est le plus en faveur dans le moment actuel à l’académie de Leaphigh.

— Dans le moment actuel, docteur ?

— Assurément, Monsieur. Ne savez-vous pas que les vérités physiques aussi bien que les vérités morales ont leurs révolutions, de même que toutes les créatures. L’académie s’est beaucoup occupée de ce point, et elle fait paraître tous les ans un almanach dans lequel les diverses phases, les révolutions, les périodes, les éclipses, totales ou partielles, la distance du centre de lumière, enfin l’apogée et le périgée de toutes les vérités importantes, sont calculées avec une singulière précision, et qui permet aux personnes prudentes de ne jamais sortir des bornes de la raison. Nous regardons cet effort de l’esprit monikin comme la plus sublime de ses inventions, et comme prouvant d’une manière invincible que nous touchons à l’entier accomplissement de notre destinée terrestre. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur ce point particulier de notre philosophie, et pour le moment nous ajournerons ce sujet.

— Vous me permettrez toutefois, docteur Reasono, en vertu de la clause lre art. 5, du protocole n° 1 (protocole qui, s’il n’a pas été positivement adopté, doit être considéré comme étant du moins l’esprit de celui qui l’a été plus tard), de vous demander si le calcul des révolutions de la vérité ne conduit pas à de dangereuses extravagances morales, à de funestes théories spéculatoires, enfin à un bouleversement de la société ?

Le philosophe se retira un instant avec lord Chatterino, pour délibérer s’il était prudent d’admettre la validité du protocole n° 1, même d’une manière aussi indirecte. Il fut décidé entre eux qu’attendu qu’une pareille admission pourrait ramener sur le tapis toutes les questions périlleuses dont on s’était si heureusement débarrassé, la clause lre de l’art. 5 se rattachant intimement à la clause 2 ; les clauses 1 et 2 formant l’ensemble de l’article, ledit article 5, dans son entier, faisant partie de l’acte complet, et la doctrine des interprétations exigeant qu’on interprétât les actes, comme les intentions, par leur tendance générale, et non par telle ou telle clause particulière, — il serait dangereux pour les intérêts de la conférence de permettre qu’on en fît l’application. Toutefois, sous réserve de toute protestation contre le précédent que l’on pourrait tirer de cette concession, il serait convenable d’accorder comme acte de courtoisie ce que l’on refusait comme droit. Alors le docteur Reasono m’apprit que ces calculs des révolutions de la vérité amenaient en effet certaines extravagances morales, et, dans plusieurs cas, des théories désastreuses ; que l’académie de Leaphigh et, — aussi loin que ses observations s’étendaient, — celles de tous les autres pays avaient trouvé le sujet de la vérité, et surtout de la vérité morale, celle de toutes la plus difficile à traiter, la plus sujette aux abus, et la plus dangereuse à promulguer. On me promit de plus, pour une époque ultérieure, des renseignements détaillés sur cette branche du sujet.

— Pour reprendre le cours régulier de ma dissertation, poursuivit le docteur Reasono après avoir fait poliment cette légère digression, nous divisons maintenant ces parties de la création en nature animale et végétale. La première se subdivise en perfectible, non perfectible et rétrograde. La classe perfectible comprend toutes les espèces qui marchent par des transformations lentes, progressives, mais constantes, vers la perfection de la vie terrestre, ou vers ce dernier état si sublime et si élevé des êtres mortels, dans lequel s’accomplit la dernière lutte du matériel et de l’immatériel, de l’esprit et de la matière. La classe des animaux perfectibles, suivant les principes monikins, commence aux espèces dans lesquelles la matière à la tendance la moins équivoque à prédominer, et se termine à celles dans lesquelles l’esprit est aussi rapproché de la perfection que peut le permettre cette argile mortelle. Nous prétendons que l’esprit et la matière, dans cette mystérieuse union qui est le point de contact des êtres physiques et moraux, commencent à l’état intermédiaire, en subissant, non comme quelques hommes l’ont prétendu, des transmigrations de l’âme seule, mais des transformations graduelles et imperceptibles de l’âme et du corps, qui ont peuplé le monde de tant d’êtres merveilleux, merveilleux tant au moral qu’au physique ; et que tous (tous ceux bien entendit de la classe perfectible) sont des animaux compris dans un même genre, sur la grande route du progrès, qui s’avancent vers le dernier degré de perfectionnement, préalablement à leur translation définitive dans une autre planète, pour y commencer une nouvelle existence.

La classe rétrograde se compose des êtres qui, par suite de leur destinée, prennent une fausse direction ; qui, au lieu de tendre à l’immatérialité, tendent à la matière, et s’assujettissent de plus en plus à son influence, jusqu’à ce que, par une suite de métamorphoses physiques, ils finissent par perdre l’attribut de la volonté, et par s’incorporer avec la terre même. Dans cette dernière transformation, leur être, devenu tout matériel, est analysé chimiquement dans le grand laboratoire de la nature, et leurs parties constituantes se dissolvent : les os deviennent pierre, la chair terre, les esprits vitaux air, le sang eau, le cartilage argile, et les étincelles de la volonté ne sont plus autre chose que l’élément du feu. Nous comptons dans cette classe la baleine, l’éléphant, l’hippopotame et diverses autres brutes, dans lesquelles on reconnaît évidemment une cumulation de matière, qui ne peut tarder à l’emporter sur les parties moins grossières de leur nature.

— Et cependant, docteur, il y a des faits qui contredisent cette théorie. L’éléphant, par exemple, passe pour un des quadrupèdes les plus intelligents.

— Démonstration tout à fait fausse, Monsieur. La nature se plaît à ces apparences trompeuses ; ainsi nous avons de faux soleils, de faux arcs-en-ciel, de faux prophètes, et même une fausse philosophie. Il y a aussi des races entières de nos deux espèces, comme les Esquimaux et les nègres de Congo pour la vôtre ; et pour la nôtre les babouins, ainsi que les singes communs qui habitent différentes parties du monde possédé par l’espèce humaine ; qui ne sont, pour ainsi dire, que l’ombre des traits et des qualités qu’on trouve dans l’animal arrivé à l’état de perfection.

— Comment ! Monsieur, vous n’êtes donc pas de la même famille que nous voyons sauter et danser dans les rues ?

— Pas plus, Monsieur, que vous n’appartenez à la famille du nègre au nez plat, aux lèvres épaisses, au large front, et au teint d’encre, ou à celle des Esquimaux sales, insensibles et brutaux. J’ai dit que la nature était capricieuse : ce sont là quelques-unes de ses mystifications. De ce nombre est éléphant, qui, tandis qu’il approche de bien près de l’état de matière, s’amuse à nous faire parade de la qualité qu’il est sur le point de perdre. Des exemples semblables se retrouvent fréquemment dans toutes les classes d’êtres. Que de fois les hommes font parade de leur richesse à la veille d’une faillite ! que de femmes font les cruelles une heure avant de capituler ! que de diplomates prennent le ciel à témoin de leur intention de faire tout le contraire de ce qu’ils vont signer et sceller le lendemain ! Pour l’éléphant, toutefois, il y a une légère exception à la règle générale, fondée sur la lutte extraordinaire qui a lieu entre la matière et l’esprit, ce dernier faisant un effort surnaturel, et qui peut être considéré comme faisant exception à la marche ordinaire de la lutte des deux principes chez les animaux rétrogrades. Le signe le plus infaillible du triomphe de l’esprit sur la matière, c’est le développement de la queue…

— Nom d’un roi !

— De la queue, docteur Reasono !

— Indubitablement, Monsieur ; de la queue, ce siège de la raison. Dites-moi donc, sir John, à quelle portion de votre organisation vous imaginiez-vous pouvoir rattacher l’intelligence ?

— Chez les hommes, docteur Reasono, on croit généralement que la tête est la partie la plus noble ; et nous avons fait dernièrement des cartes raisonnées, décrivant cette partie de notre organisation, d’après lesquelles on prétend saisir la longueur, la largeur, aussi bien que les limites de toutes les qualités morales.

— Vous avez fait un excellent usage de vos matériaux, tels que vous les aviez à votre disposition, et je ne crains pas de dire que la carte en question, tout bien considéré, est un progrès fort remarquable. Mais la complication et l’obscurité de cette carte morale elle-même, dont je vois un exemplaire suspendu au-dessus de votre cheminée, témoignent assez de la confusion qui règne encore dans l’intelligence humaine. Maintenant jetez les yeux sur nous, et vous reconnaîtrez qu’il en est tout autrement. Combien n’est-il pas plus aisé, par exemple, de prendre une aune et d’arriver par le simple mesurage d’une queue à une conclusion claire, évidente, à l’abri de toute controverse, relativement à l’étendue de l’intelligence de l’individu, que d’employer le procédé compliqué, contradictoire, ambigu et controversable auquel vous êtes réduits ! Ce fait seul suffirait pour prouver surabondamment que la condition morale de la race monikine est plus élevée que celle de l’homme.

— Docteur Reasono, dois-je conclure de là que la famille des Monikins soutient sérieusement une proposition aussi extravagante que celle-ci : un singe est une créature plus intelligente et plus civilisée que l’homme ?

— Très-sérieusement, mon cher sir John. — Au contraire, vous êtes la première personne respectable chez qui j’ai trouvé quelque disposition à douter de ce point. Il est bien connu que les deux espèces appartiennent à la classe des animaux perfectibles, et que les singes, ainsi qu’il vous plaît de les appeler, étaient autrefois des hommes avec leurs passions, leurs faiblesses, leurs inconséquences, leurs sectes de philosophie, leur morale dépravée, leur fragilité, leur grossièreté et leur asservissement à la matière ; qu’ils ont passé à l’état monikin par degrés, et qu’un grand nombre d’entre eux s’évaporent continuellement vers le monde immatériel, complètement spiritualisés, et délivrés de l’écume de la chair. Je ne comprends pas ce que l’on appelle mort ; car ce n’est qu’un dépôt provisoire de matières, qui doivent reparaître sous un nouvel aspect, en se rapprochant davantage de ces grands résultats (soit pour les classes progressives, soit pour les classes rétrogrades), de ces mutations finales, qui nous transfèrent dans d’autres planètes, pour y mener une vie plus relevée, échelonnés sur la route qui conduit au bien suprême.

— Tout cela est très-ingénieux, Monsieur, mais avant que vous me persuadiez que l’homme est un animal inférieur au Monikin, docteur Reasono, qu’il me soit permis de dire qu’il faut que vous m’en donniez la preuve.

— Oui, oui ; ou à moi du moins, interrompit rudement le capitaine Poke.

— S’il fallait citer mes preuves, Messieurs, reprit le philosophe, dont l’esprit paraissait beaucoup moins affecté de nos doutes que nous ne l’étions de son assertion, je m’en rapporterais d’abord à l’histoire. Tous les écrivains monikins s’accordent pour rapporter la métamorphose graduelle de la famille humaine…

— C’est fort bien, Monsieur, à la latitude de Leaphigh. Mais permettez-moi de vous dire qu’aucun historien humain, depuis Moïse jusqu’à Buffon, n’a jamais envisagé sous un tel point de vue nos races respectives. Aucun de ces écrivains n’a dit un seul mot sur ce sujet.

— Comment pourrait-il en être autrement, Monsieur ? — L’histoire n’est pas une prédiction, mais un souvenir du passé. Leur silence est une preuve négative en notre faveur. Tacite, par exemple, parle-t-il de la révolution française ? Hérodote ne garde-t-il pas le silence sur l’indépendance des colonies américaines ? Aucun des écrivains grecs et romains nous a-t-il donné les annales de Stonington, ville fondée, très-probablement, quelque temps après le commencement de l’ère chrétienne ? Il est moralement impossible que des hommes ou des Monikins racontent fidèlement des choses qui ne sont jamais arrivées ; or, s’il n’est jamais arrivé qu’un homme, tant qu’il est homme, ait été transféré dans la classe des Monikins, il s’ensuit nécessairement qu’il ne peut rien savoir sur ce point. Si donc il vous faut des preuves historiques de ce que j’avance, vous devez forcément les chercher dans les annales monikines. Vous y trouverez le fait avec une infinité de détails curieux, et j’ose espérer que viendra bientôt le moment où j’aurai le plaisir de vous montrer quelques-uns des passages les plus authentiques de nos meilleurs écrivains sur ce sujet. Mais nous n’en sommes pas réduits au témoignage de l’histoire pour établir que notre race est de formation secondaire. L’évidence intérieure le prouve victorieusement : voyez notre simplicité, notre philosophie, l’état des arts parmi nous, en un mot tout ce qui constitue l’état de civilisation le plus avancé. De plus, nous avons le témoignage infaillible que fournit le développement de nos queues. Notre système de caudologie suffit pour démontrer à lui seul les immenses progrès de la raison monikine.

— Je ne sais si je vous comprends bien, docteur Reasono, mais il me semble que votre système de caudologie, ou, pour mieux dire, de queueologie, est fondé sur la possibilité que le siège de la raison, dans l’homme, lequel certes est actuellement dans le cerveau, descende un jour dans la queue !

— Si par descendre vous entendez un développement, un progrès et une simplification, cela est incontestable, Monsieur. Mais votre expression est mauvaise, car il vous est facile en ce moment de vous convaincre par vos propres yeux qu’un Monikin peut porter la queue aussi haut qu’un homme peut porter la tête. Notre espèce n’a rien à regretter moralement sous ce rapport, et il ne lui faut aucun effort pour être de niveau avec les rois de l’espèce humaine. Nous pensons, comme vous, que le cerveau est le siège de la raison, tant que l’animal est dans ce que nous appelons la période d’épreuve humaine, mais c’est une raison non développée, imparfaite et confuse, tant qu’elle est renfermée dans une enveloppe qui entraîne l’exercice de ses fonctions ; ce n’est qu’en sortant peu à peu de cette étroite retraite, en se rapprochant de la base de l’organisation, qu’elle acquiert de la solidité, de la lucidité, et finalement qu’elle fait pointe, grâce à l’allongement et au développement. Si vous examinez le cerveau humain, vous trouverez que, bien que capable d’une grande extension, il est comprimé dans un faible espace, emprisonné et gêné, tandis que la même partie physique se trouve avoir de la simplicité, un commencement et une fin, une rectitude et un enchaînement, nécessaires dans toute bonne logique ; enfin, comme je le disais tout à l’heure, une pointe, quand elle est une fois transportée dans le siège de la raison monikine ; ce qui, d’après toutes les analogies, tend à prouver la supériorité de l’animal qui possède d’aussi grands avantages.

— Tout au contraire, Monsieur, si vous invoquez les analogies, vous trouverez qu’elles vous conduisent plus loin que vous ne voulez aller. Dans la végétation, par exemple, la sève monte pour opérer la fructification et la croissance ; et, en raisonnant d’après les analogies du règne végétal, il est à croire que les queues sont montées pour devenir cerveaux, mais que les cerveaux ne sont point descendus pour devenir queues, et que dès lors il faut plutôt voir des Monikins perfectionnés dans les hommes que des hommes perfectionnés dans les Monikins.

Je parlai avec chaleur, je m’en souviens ; car la doctrine du docteur Reasono était nouvelle pour moi, et pour le moment l’esprit de corps avait entièrement étouffé chez moi la réflexion.

— Vous avez, cette fois, tiré sur lui à boulets rouges, murmura le capitaine Poke à mon oreille. Maintenant, avec votre permission, je vais tordre le cou à tous ces petits drôles et vous les jeter par la fenêtre.

Je lui déclarai sur-le-champ que tout appel à la force brutale tournerait directement contre nous, notre but étant précisément de nous rendre aussi immatériels que possible.

— Bien, bien, arrangez cela comme vous l’entendez, sir John, et je serai tout aussi immatériel que vous voudrez. Mais si ces misérables gredins étaient nos maîtres dans la discussion, je n’oserais jamais jeter les yeux sur miss Poke, ni me montrer encore à Stonington.

Ce petit aparté eut lieu secrètement, tandis que le docteur Reasono prenait un verre d’eau sucrée ; mais il en revint bientôt à son sujet, avec la noble gravité qui ne l’abandonnait jamais.

— Votre remarque sur la sève à tout le piquant que l’on trouve d’ordinaire dans les observations de l’homme ; mais on y trouve aussi l’étroitesse de vues qui caractérise votre race. Il est vrai que la sève monte pour opérer la fructification ; mais qu’est-ce après tout que cette fructification ? Pour ce qui est de la croissance, de la vie, de la durée et de la conversion finale de la matière végétale en un élément, c’est la racine qui est le siège de la force et de la puissance ; et spécialement la racine-mère, par-dessus ou plutôt sous tous les autres. Cette racine-mère peut être appelée la queue du système végétal : vous pouvez impunément cueillir les fruits, vous pouvez même enlever toutes les branches, et l’arbre demeurera plein de vie ; mais portez la hache à la racine, et vous verrez tomber l’orgueil des forêts.

Tout cela était trop évidemment vrai pour pouvoir être nié, et j’étais à la torture : car, quel est l’homme qui aimerait à être battu dans une discussion de ce genre, surtout par un Monikin ? Je me souvins toutefois de l’éléphant, et je me décidai à faire un nouvel effort, à l’aide de ses puissantes défenses, avant d’abandonner la partie.

— Je suis porté à croire, docteur Reasono, repris-je presque sur-le-champ, que vos savants n’ont pas été heureux en invoquant, à l’appui de leur théorie, l’exemple de l’éléphant. Cet animal, tout en étant une masse de chair, est doué de trop d’intelligence pour pouvoir jamais passer pour un lourdaud ; il a non seulement une, mais ou pourrait presque dire, deux queues.

— C’est là son plus grand malheur, Monsieur. La matière, dans cette grande lutte qu’elle a soutenue contre l’esprit, a suivi le principe de diviser pour triompher. Vous êtes plus près de la vérité que vous ne l’imaginiez ; car la trompe de l’éléphant n’est que l’avorton d’une queue, et cependant, vous le voyez, elle renferme presque toute l’intelligence que possède l’animal. Quant à la destinée de l’éléphant, toutefois, l’expérience vient à l’appui de la théorie. Vos géologues et vos naturalistes ne parlent-ils pas des restes d’animaux qu’on ne retrouve plus parmi les êtres vivants ?

— Assurément, Monsieur, le mastodonte, le mégathérium, l’igneumon et le plésiosaurus.

— Et ne trouvez-vous pas aussi des traces évidentes d’incorporations de matières animales avec la pierre ?

— C’est encore un fait incontestable.

— Ces phénomènes, comme vous les appelez, ne sont que le réceptacle final dans lequel la nature a déposé les créatures chez qui la matière a parfaitement triomphé de l’esprit, son rival. Dès que la volonté est entièrement éteinte, l’être cesse de vivre ; ce n’est plus un animal. Il retombe entièrement dans les premiers éléments de la matière. Le travail de décomposition et d’incorporation est plus long ou plus court, suivant les circonstances, et les débris fossiles, dont vos écrivains parlent tant, ne sont que des cas où la décomposition finale a été arrêtée par un obstacle accidentel. Pour ce qui tient à nos deux espèces, un rapide examen de leurs qualités respectives suffit pour convaincre tout esprit sincère de la vérité de notre philosophie. Ainsi, la partie physique chez l’homme est bien plus considérable, proportionnellement à la partie spirituelle, qu’elle ne l’est chez le Monikin, ses habitudes sont plus grossières et moins intellectuelles ; il a besoin de sauce et d’assaisonnement pour sa nourriture ; il est bien plus éloigné de la simplicité, et par conséquent de la haute civilisation ; il mange de la chair, preuve certaine que le principe matériel a chez lui un grand ascendant ; il n’a point de cauda

— Sur ce point, docteur Reasono, je vous demanderai si vos savants attachent une grande importance aux traditions.

— Aussi grande que possible, Monsieur. C’est une tradition monikine, que notre espèce est composée d’hommes perfectionnés, chez qui la matière a diminué et l’esprit augmenté ; le siège de la raison s’étant dégagé de la captivité et de la confusion du caput, pour s’étendre, se débrouiller et devenir logique et conséquent dans la cauda.

— Eh bien ! Monsieur, nous aussi nous avons nos traditions ; et un grand écrivain, il n’y a pas longtemps, a posé comme incontestable que l’homme a eu autrefois une cauda.

— Ce n’est là qu’un regard prophétique jeté sur l’avenir, comme on voit souvent l’ombre des événements futurs se projeter sur le temps qui précède.

— Le philosophe en question, Monsieur, établit ses positions en prenant le tronc pour base.

— Il a malheureusement pris pour une ruine la véritable pierre angulaire. De telles erreurs ne sont pas rares chez les esprits ardents et subtils. Que les hommes doivent avoir une queue, je n’en fais aucun doute ; mais qu’ils aient jamais atteint ce point de perfection, c’est ce que je nie de la manière la plus solennelle. Plusieurs symptômes précurseurs annoncent qu’ils approchent de cet état : les opinions du jour, le costume, les habitudes et la philosophie de votre espèce ; mais vous n’avez pas encore atteint cette distinction digne d’envie. Quant aux traditions, les vôtres elles-mêmes sont en faveur de notre théorie. Ainsi, par exemple, elles rapportent que la terre a été autrefois habitée par des géants. Ceci vient confirmer le fait que les hommes étaient dans le principe plus soumis à l’influence de la matière et moins soumis à celle de l’esprit, qu’ils ne le sont aujourd’hui. Vous reconnaissez que votre taille diminue, tandis que vous faites des progrès sous le rapport moral : tous points qui tendent à établir la vérité de la philosophie monikine. Vous commencez à attacher moins de prix aux qualités physiques qu’aux qualités morales : en un mot, bien des signes annoncent que l’époque de la libération finale et du grand développement de vos cerveaux n’est pas bien éloignée : c’est ce que je vous accorde bien volontiers ; car, si l’on ne doit pas mépriser les principes de vos écoles, j’admets de tout mon cœur que vous êtes nos semblables, quoique dans un état moins relevé et plus voisin de l’enfance.

— Nom d’un roi !

Ici le docteur Reasono annonça qu’il avait besoin de prendre un peu de repos pour se rafraîchir. Je me retirai avec le capitaine Poke, pour conférer un instant avec mon compagnon d’humanité, sur les circonstances particulières sous l’empire desquelles nous étions placés, et lui demander son opinion sur ce qui avait été dit. Noé protesta en jurant contre quelques-unes des conclusions du philosophe monikin, déclarant qu’il n’aurait pas de plus grand plaisir au monde que de l’entendre disserter dans les rues de Stonington, où, assurait-il, une pareille doctrine ne serait soufferte que pendant le temps nécessaire pour empoigner un harpon ou pour charger un fusil. Du moins il ne doutait pas que le docteur ne fût immédiatement chassé à coups de pieds jusqu’à Rhode-Island, sans autre cérémonie.

— Quant à cela, ajouta le vieux marin indigné, je n’aurais pas de plus grand plaisir que d’obtenir la permission de lancer, à pleines voiles, l’orteil de mon pied droit contre la partie où est implantée la queue si chérie de ce malotru. Cela le mettrait bien vite à la raison. Pour ce qui est de sa cauda, si vous voulez m’en croire, sir John, j’ai vu sur les côtes de Patagonie un homme, un sauvage assurément, et non un philosophe, comme le prétend ce drôle, — qui avait un agrès de ce genre, aussi long que le mât d’artimon d’un vaisseau. Et qu’était-ce après tout ? ce n’était qu’un pauvre diable qui ne savait pas distinguer un loup marin d’un grampus.

Cette assertion du capitaine Poke releva notablement mon courage : dépouillant ma peau de bison, je le priai d’avoir la bonté d’examiner avec soin les localités vers l’extrémité de l’épine dorsale, pour s’assurer si l’on ne pouvait y découvrir quelques signes encourageants. Le capitaine Poke mit ses lunettes ; car l’âge avait forcé le vieux marin à en faire usage, comme il le disait, toutes les fois qu’il avait occasion de lire des caractères un peu fins, et au bout d’un instant j’eus la satisfaction de l’entendre déclarer que si c’était une cauda que je voulais, il y avait une place pour la mettre, aussi bonne qu’on pouvait on trouver chez le premier Monikin de l’univers. Vous n’avez qu’un mot à dire, sir John, j’entre dans la chambre voisine, et à l’aide d’un canif et d’un peu de discernement, je vous affublerai d’une cauda de premier choix, qui, s’il y a réellement quelque vertu dans ces sortes de choses, fera de vous, à volonté, un juge ou un évêque.

On nous rappela à la salle de conférence, et je n’eus que le temps de remercier le capitaine Poke de son offre obligeante, que des circonstances ultérieures m’empêchèrent toutefois d’accepter.