Les Monikins/Chapitre XX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 249-262).



CHAPITRE XX.


Cas fort commun, ou beaucoup de lois et peu de justice. — Têtes et queues. — Danger des unes et des autres.



J’allai voir Noé de très-bonne heure le lendemain matin. Le pauvre diable montra un degré surprenant de courage, puisqu’il n’avait pas oublié qu’il allait être jugé pour un crime capital, dans un pays inconnu, en vertu de lois nouvelles pour lui, et par des juges d’une espèce différente de la sienne. Cependant il tenait encore fortement à la vie, et il le prouva par la manière dont il entama la conversation.

— Avez-vous remarqué d’où vient le vent ce matin, sir John ? me demanda-t-il avec un ton d’intérêt tout particulier.

— Il fait une assez bonne brise du sud.

— C’est le vent qu’il nous faudrait, si l’on savait où trouver ces chenapans de vice-amiraux et de capitaine. — Je suppose, sir John, que vous ne vous inquiéteriez guère du paiement de ces cinquante mille promesses ?

— Mon cautionnement ? pas le moins du monde, — si ce n’était pour notre honneur. Que dirait-on si le Walrus partait avant que le compte de son capitaine eût été réglé ? Qu’en penserait-on à Stonington ? Miss Poke pourrait-elle approuver ce manque de droiture ?

— Nous pensons à Stonington que le plus sage est celui qui sait se tirer le mieux d’une mauvaise affaire. Quant à miss Poke, je ne vois pas pourquoi elle le saurait, et quand elle le saurait, elle ne serait pas fâchée que son mari eût sauvé sa vie.

— Écartez des pensées indignes de vous, capitaine, et armez vous de résolution pour vous présenter devant vos juges. Nous verrons du moins quelle est la Jurisprudence de Leaphigh. — Allons, Allons, je vois que vous êtes prêt ; soyons aussi exacts que s’il s’agissait d’un duel.

Noé prit son parti, et se soumit à son sort avec dignité. Cependant il s’arrêta sur la grande place pour s’assurer d’où venait le vent, et il était évident qu’il lui aurait confié la décision de l’affaire plus volontiers qu’aux juges, s’il avait su où trouver son équipage. Heureusement pour notre honneur, c’était une chose impossible, et, bannissant de ses traits toute expression de crainte, le brave marin entra dans la salle de justice d’un pas ferme et avec une mâle intrépidité. J’aurais dû dire plus tôt que nous avions reçu dès la pointe du jour une signification portant que l’affaire avait été retirée de la juridiction des juges, la haute cour criminelle de Leaphigh l’ayant évoquée.

Le brigadier Downright nous attendait à la porte, et nous y trouvâmes aussi une douzaine d’avocats à figure grave, dont l’air semblait dire qu’ils étaient disposés à se charger de la cause d’un étranger sans exiger de plus forts honoraires que de coutume. Mais j’avais résolu de défendre moi-même Noé, si la cour le permettait, car j’avais un pressentiment que sa sûreté dépendait d’un appel aux droits de l’hospitalité, plutôt que de tout ce qu’on pourrait dire pour sa défense. Cependant, comme le brigadier m’avait offert ses services gratuits, je ne jugeai pas à propos de les refuser.

Je passerai légèrement sur l’arrivée des juges, la formation d’un jury, et toutes les formes préliminaires, car elles sont à peu près les mêmes dans tous les pays civilisés, et elles offrent partout la même apparence de justice. Le premier chef d’accusation, — car malheureusement il y en avait deux, — imputait à Noé d’avoir, de propos délibéré, malicieusement attaqué la dignité du roi, en employant à cet effet des armes illégales ; comme bâtons, poignards, mousquets, etc., et notamment la langue, et d’avoir accusé Sa Majesté en face d’avoir de la mémoire. L’autre chef, répétant la même formule que le premier, accusait l’honnête capitaine d’avoir, traîtreusement accusé Sa Majesté la reine, au mépris des lois, et au détriment des bonnes mœurs et de la paix de la société, de n’avoir pas de mémoire. Interrogé s’il se reconnaissait coupable sur le premier chef, le capitaine répondit négativement.

Le brigadier Downright et moi nous demandâmes alors qu’il nous fût permis de défendre l’accusé, en vertu d’une très-ancienne loi de Leaphigh, comme ses plus proches parents, moi comme étant de la même espèce, et le brigadier, par adoption. Toutes les formes préliminaires ayant été observées, le procureur général allait détailler les preuves de l’accusation, quand Downright se leva, et dit que, pour épargner le temps de la cour, il admettait les faits, et qu’il avait dessein de baser uniquement la défense de l’accusé sur les lois et leur application. Il dit, qu’il présumait qu’à Leaphigh comme à Leaplow, les jurés étaient juges de la loi aussi bien que du fait ; et qu’il était prêt, ainsi que son confrère Goldencalf, à prouver que la loi était pour nous dans cette affaire. La cour nous donna acte de l’admission des faits, et les soumit aux juges comme prouvés par consentement. Cependant le président prit occasion de remarquer qu’il y avait deux cas à distinguer ; que dans le premier, les jurés étaient certainement juges de la loi, mais qu’ils ne l’étaient pas dans le second. Le baron Longbeard[1] protesta contre cette doctrine, et soutint que les jurés étaient juges de la loi dans le second cas, mais qu’ils ne l’étaient pas dans le premier. Après ce petit incident, le procureur général se leva, et prit la parole pour la couronne.

Je vis bientôt que nous avions affaire à un antagoniste ayant un vaste génie, et une tournure d’esprit philosophique. Il commença par tracer une esquisse vigoureuse et lucide de l’état du monde avant la subdivision de ses habitants en tribus et en nations, et quand ils étaient encore en chrysalide, c’est-à-dire dans la condition humaine. De là il descendit aux gradations régulières qui divisèrent les hommes en communautés, et les soumirent aux lois de la civilisation ou de ce qu’on appelle la société. Arrivé là, il dit un mot des différentes phases que les institutions des hommes avaient présentées, et descendit peu à peu jusqu’aux principes fondamentaux du traité social des Monikins. Après quelques observations générales qui naissent naturellement du sujet, il en vint à parler de cette partie des principes élémentaires de la société qui a rapport aux droits du souverain. Il les divisa en droits de la prérogative royale, droits de la personne du roi, et droits de la conscience du roi. Ici il retomba encore dans des généralités, mais d’une manière fort heureuse ; car à l’instant où ses auditeurs concevaient à peine où il voulait en venir, il aborda la troisième section des droits du roi, comme étant celle qui se rattachait le plus immédiatement à son sujet.

Il démontra, d’une manière triomphante, que la branche des immunités royales qui avait été spécialement violée par le crime du prisonnier, était évidemment celle des droits de la conscience du monarque. — Il ne faut pas juger des attributs de la royauté, dit le profond avocat, comme on jugerait des attributs d’un sujet. La personne sacrée du souverain est le centre de la plupart des privilèges les plus importants des Monikins, pour ne pas dire de tous. Dans un sens politique, le roi ne peut faire mal ; et l’infaillibilité officielle est le résultat de ce principe. Le roi n’a donc aucun besoin des facultés ordinaires des Monikins. Qu’a besoin, par exemple, de jugement ou de conscience, un fonctionnaire qui ne peut faire mal ? La loi, pour soulager celui qui porte le fardeau de la royauté, a placé sa conscience sous les soins d’un autre. C’est l’aîné de ses cousins germains qui à la garde de la conscience du roi, comme le sait tout le royaume de Leaphigh. La mémoire est la faculté la moins importante pour un individu qui n’a pas de conscience ; et sans prétendre qu’une loi positive ou un statut constitutionnel ait privé le roi de la possession de sa mémoire, il s’ensuit pourtant naturellement, et l’on doit inévitablement reconnaître, que, n’ayant aucun besoin de cette faculté, la présomption légale est qu’il ne la possède pas.

— Cette lucidité, cette simplicité, cette clarté, qui sont nécessaires à tout esprit bien organisé, continua le procureur général, n’existeraient plus au même degré dans celui de Sa Majesté, si ces facultés intellectuelles y étaient accumulées d’une manière si inutile, et l’État en souffrirait. Le roi règne, milords, mais il ne gouverne pas. C’est le principe fondamental de notre constitution. Je dirai plus : c’est le palladium de notre liberté. Il est fort aisé de régner à Leaphigh, Milords ; il ne faut autre chose que le droit de primogéniture ; un bon sens suffisant pour comprendre la distinction entre régner et gouverner, et une modération politique qui ne puisse déranger la balance de l’État. Mais c’est une chose toute différente de gouverner. À l’exception des légers intérêts dont je viens de parler, le roi n’a rien à gouverner, — non, rien, pas même sa propre personne. Le cas est tout autre à l’égard de son cousin-germain. Ce grand fonctionnaire est chargé des importantes fonctions du gouvernement. Dès les premiers siècles de la monarchie, on avait remarqué qu’une seule conscience, ou pour mieux dire, un seul assortiment de facultés intellectuelles, pouvait à peine suffire pour régner et gouverner en même temps. Nous savons tous, Milords, combien sont insuffisantes nos facultés privées pour les objets qui nous sont purement personnels : et combien nous trouvons difficile de conduire nos propres affaires, quand nous ne sommes aidés que par notre jugement, notre conscience et notre mémoire. De là, il est facile de reconnaître combien il est important de donner à celui qui est chargé de gouverner les autres, un double assortiment de ces facultés. D’après une déconsidération de ce qu’exigeait cet état de choses, la loi coutumière, — non la loi écrite, Milords, car elle est sujette à être entachée des imperfections auxquelles la raison est exposée dans un état d’isolement et d’individualisation, et elle porte souvent l’empreinte de la seule queue dont elle est émanée ; — je dis la loi coutumière, ce réceptacle bien connu de tout le bon sens de la nation ; c’est elle, dis-je, qui a décidé depuis longtemps que l’aîné des cousins-germains de Sa Majesté aurait la garde de la conscience de Sa Majesté, et par une conséquence nécessaire et légale, elle l’a doué en même temps du jugement de la raison, et enfin de la mémoire de Sa Majesté.

Telle est la présomption légale, Milords. Il me serait bien facile de prouver en outre par mille faits, que non-seulement le roi de Leaphigh, mais un très-grand nombre de souverains, sont et ont toujours été dépourvus de mémoire, de sorte qu’on pourrait dire qu’elle est incompatible avec la royauté. Si un prince était doué de mémoire, il pourrait perdre de vue son haut rang, en se souvenant qu’il est né comme un autre, et que, comme un autre, il est destiné à mourir. Les promesses, les obligations, les attachements, les devoirs, les principes, même les dettes, pourraient nuire à l’exécution de ses fonctions sacrées, si le souverain était doué de mémoire. Il a donc été décidé depuis un temps immémorial, que le roi est complètement dépourvu des facultés de raison, de jugement et de mémoire, comme une suite indispensable de ce qu’il n’a pas de conscience.

Le procureur général invita alors la cour à fixer son attention sur un statut de la troisième année du règne de First-Born VI[2], portant que tout individu, attribuant à Sa Majesté la possession d’aucune faculté intellectuelle, avec maligne intention et au risque de mettre en danger la tranquillité de l’État, serait condamné à la décaudisation, sans bénéfice de clergie. C’était, ajouta-t-il, tout ce qu’il avait à dire en faveur de sa poursuite à la requête de la couronne.

Lorsqu’il eut fini de parler, il y eut quelques instants de silence solennel. Ses arguments, sa logique, son bon sens, et la loi irrécusable qu’il avait citée, avaient fait évidemment une forte impression, et je remarquai que Noé commençait à mâcher sa chique avec un redoublement d’énergie. Cependant, après l’intervalle exigé par la décence, le brigadier Downright, qui, malgré ce titre militaire, n’était autre chose qu’un procureur de Bivouac, capitale de la république de Leaplow, se leva, et demanda à être entendu pour la défense de l’accusé. Pour la première fois, les juges élevèrent une objection et dirent que le brigadier pouvait donner des conseils au prisonnier, mais qu’il n’avait pas qualité pour plaider à leur barre. Le brigadier procureur leur cita sur-le-champ la loi d’adoption, et l’article du code criminel qui permettait à l’accusé de prendre pour défenseur ses plus proches parents.

— Prisonnier, dit le président, vous entendez ce que demande votre conseil ; désirez-vous confier votre défense à vos plus proches parents ?

— Oui, Votre Honneur, oui, répondit Noé en mâchant sa chique avec une sorte de fureur, à quiconque me défendra bien et à bon marché.

— Et adoptez-vous, en vertu du statut qui vient d’être cité, Aaron Downright[3] comme un de vos plus proches parents, et en ce cas à quel degré ?

— Je l’adopte, Votre Honneur, je l’adopte corps et âme sous le bon plaisir de la cour. J’adopte le brigadier comme mon père ; et quant à mon concitoyen, à mon ami éprouvé, sir John Goldencalf, que voilà, je l’adopte comme ma mère.

La cour prit acte de cette déclaration, et le président dit à Downright qu’il pouvait commencer la défense.

L’avocat du prisonnier, comme Dandin dans les Plaideurs de Racine, parut disposé à passer par-dessus le déluge, et à entrer sur-le-champ dans le fond de son sujet. Il commença par passer en revue les prérogatives royales, et par faire la définition du mot régner. D’après le dictionnaire de l’Académie de Leaphigh, il démontra clairement que régner n’était pas autre chose que gouverner en souverain, tandis que gouverner, dans la signification ordinaire de ce terme, était gouverner au nom d’un prince, ou comme son substitut. Ayant ainsi établi sa position, il dit que le plus pouvait contenir le moins, mais qu’il était impossible que le moins contînt le plus ; que le droit de régner ou de gouverner, dans la signification générale de ce dernier mot, devait renfermer tous les attributs légaux de celui qui gouvernait seulement dans l’acception secondaire de cette expression, et que par conséquent le roi non seulement régnait, mais gouvernait. Il démontra ensuite que la mémoire était indispensable à celui qui gouvernait ; car sans mémoire il ne pourrait se rappeler les lois, ni répartir convenablement les peines et les récompenses, ni faire aucun acte dépendant de l’intelligence. On disait que, d’après la loi du pays, la conscience du roi était sous la garde de son cousin germain ; le roi devait donc avoir une conscience, car on ne peut mettre sous la garde de personne ce qui n’existe pas. Ayant une conscience, il s’ensuivait, ex necessitate rei, qu’il devait avoir tous les attributs d’une conscience, et la mémoire en était un des traits des plus essentiels. On définissait la conscience la faculté par laquelle nous jugeons si nos actions sont bonnes ou mauvaises ; voyez le Dictionnaire de Johnson, lettre G, page 163, édition de Rivington. Or, comment pouvait-on juger si ses actions ou celles de toute autre personne étaient bonnes ou mauvaises, si on ne les connaissait pas ? et comment pouvait-on connaître le passé, si l’on était privé de la faculté de la mémoire ?

— D’une autre part, continua-t-il, c’était un corollaire politique des institutions de Leaphigh, que le roi ne pouvait mal faire…

— Pardon, dit le président, en l’interrompant, ce n’est pas un corollaire, c’est une proposition, une proposition que nous regardons comme démontré ; c’est la loi suprême du pays.

— Je vous remercie, Milord, reprit le brigadier, votre autorité rend ma démonstration d’autant plus forte. Il est donc établi par la loi, messieurs les jurés, que le roi ne peut faire le mal ; il est ainsi établi par la loi (la cour me reprendra si je me trompe) que le roi est la source des honneurs ; qu’il peut faire la paix et la guerre ; qu’il administre la justice ; qu’il fait exécuter les lois…

— Je vous demande encore pardon, dit le président ; ce n’est pas la loi, c’est la prérogative. La prérogative du roi lui donne le droit de faire tout cela, mais il s’en faut de beaucoup que ce soit une loi.

— Dois-je comprendre, Milord, que la cour établit une distinction entre ce qui est loi et ce qui est prérogative ?

— Sans contredit. Si tout ce qui est prérogative était loi, nous ne pourrions marcher une heure.

— Eh bien ! Milord, la prérogative est définie comme étant un privilège particulier et exclusif. (Voyez encore Johnson, lettre P, page 139, édition déjà citée. Le brigadier parlait lentement pour donner au baron Longbeard le temps de prendre ses notes.) Or, je ferai observer humblement à la cour qu’un privilège exclusif doit l’emporter sur toutes les lois, et…

— Point du tout, Monsieur, point du tout, dit le président d’un ton dogmatique, en regardant les nuages par la fenêtre, de manière à montrer que sa détermination était prise ; le roi à ses prérogatives, cela ne fait nul doute ; elles sont sacrées ; elles font partie de la constitution ; elles sont particulières et exclusives, comme le dit Johnson, mais ces deux épithètes ne doivent pas se prendre dans l’acception vulgaire. En traitant des vastes intérêts d’un État, l’esprit doit embrasser une vue étendue ; et je crois, confrère Longbeard, qu’il n’y a aucun principe qui soit mieux établi que le fait que la prérogative est une chose et la loi une autre. Ce baron Longbeard fit un signe d’assentiment.) Exclusif en ce cas, signifie que la prérogative n’appartient qu’à Sa Majesté, qu’elle est exclusivement sa propriété, et qu’il peut en faire ce que bon lui semble. Mais la loi est faite pour la nation, et c’est une chose toute différente. Et quant à particulier, cette expression désigne une particularité ; elle veut dire que tel cas n’a d’analogie avec aucun autre, et qu’il doit être discuté à l’aide d’une logique particulière. Le roi peut faire la guerre ou la paix en vertu de sa prérogative, c’est la vérité ; mais sa conscience est pieds et poings liés, sous la garde d’un autre, qui seul peut faire tous les actes légaux.

— Mais la justice, Milord, quoique administrée par d’autres, est rendue au nom du roi.

— Sans doute, en son nom ; cela fait partie de son privilège particulier. La guerre se fait aussi au nom du roi, et il en est de même de la paix. Qu’est-ce que la guerre ? C’est un conflit personnel entre des corps d’individus de nations différentes ; Sa Majesté y prend-elle part ? Certainement non. Les taxes fournissent les moyens de faire la guerre : sa Majesté les paie-t-elle ? Non. Nous voyons donc que quoique la guerre, d’après la constitution, soit faite par le roi, elle est, en pratique, faite par le peuple. Il s’ensuit donc, par corollaire, puisque vous parlez de corollaire, maître Downright, qu’il y a deux guerres, l’une de prérogative et l’autre de fait. Or, la prérogative est un principe constitutionnel, un principe très-sacré, certainement, Mais un fait est une chose qui arrive au coin du feu de chaque Monikin, et c’est pourquoi les cours ont décidé, depuis le règne de Timide II, ou depuis qu’elles l’ont osé, que la prérogative est une chose, et la loi une autre.

Les distinctions du président parurent embarrasser le brigadier, et il conclut son plaidoyer beaucoup plus tôt qu’il ne l’aurait fait sans cela. Il résuma brièvement ses arguments, et finit par chercher à démontrer que si le roi avait seulement ces privilèges particuliers, il fallait, pour en jouir, qu’il eût une mémoire.

Le président dit alors au procureur général qu’il pouvait faire sa réplique, mais ce fonctionnaire répondit qu’il croyait avoir suffisamment établi ses preuves, et qu’il laissait l’affaire à la considération des jurés, à qui le président adressa le discours suivant :

« Vous devez prendre garde, Messieurs, que les arguments du conseil du prisonnier ne jettent de la confusion dans vos idées. Il a fait son devoir ; maintenant c’est à vous à faire le vôtre. Dans le cas dont il s’agit, vous êtes juges de la loi et du fait, mais il entre dans mes fonctions de vous expliquer ce qu’est la loi et ce qu’est le fait. En vertu de la loi, le roi est supposé ne pas avoir de facultés intellectuelles. Le docte avocat prétend que le roi n’étant pas susceptible d’errer, il doit avoir les attributs moraux du caractère le plus élevé, et par conséquent une mémoire ; mais c’est un raisonnement vicieux. La constitution dit que le roi ne peut mal faire. Cette inhabileté peut procéder d’une multitude de causes : s’il ne fait rien, par exemple, il ne peut mal faire. La constitution ne dit pas que le roi ne fera rien de mal ; mais qu’il ne peut mal faire. Or, messieurs les jurés, quand une chose ne peut se faire, elle devient impossible, et par conséquent elle est hors de la portée des arguments. Il n’est pas important de savoir si un individu a une mémoire quand il ne peut s’en servir ; et en pareil cas, la présomption légale est qu’il n’en a point ; sans quoi la nature, qui est toujours sage et bienfaisante, prodiguerait ses dons sans nécessité.

« Messieurs les jurés, je vous ai déjà dit que, dans le cas présent, vous êtes juges de la loi et du fait. Le sort du prisonnier est entre vos mains. À Dieu ne plaise que je veuille exercer quelque influence sur vos opinions ! mais il s’agit d’une offense contre la dignité du roi et la sûreté de l’État. La loi est contre le prisonnier ; tous les faits sont contre le prisonnier ; et je ne doute pas que la déclaration que vous allez rendre ne soit la décision spontanée de votre excellent jugement, et de nature à nous dispenser d’ordonner la révision du procès. »

Les jurés mirent leurs queues ensemble, et en moins d’une minute leur chef rendit une déclaration de « coupable. » Noé soupira et mit une nouvelle chique dans sa bouche.

L’affaire qui concernait la reine commença sur-le-champ, après que l’accusé eut également déclaré qu’il n’était pas coupable. Le procureur général de la reine fit d’abord une attaque très-sérieuse contre l’animus de l’infortuné prisonnier, et dépeignit ensuite Sa Majesté comme étant le modèle de son sexe, et possédant toutes les vertus. Si une princesse, si justement célèbre par sa charité, sa douceur, sa religion, sa justice, et son exactitude à s’acquitter de tous les devoirs de son sexe, n’avait pas de mémoire, qui pourrait prétendre à en avoir ? Privée de mémoire, comment pourrait-elle rappeler leurs devoirs au roi son époux, aux princes ses enfants, aux princesses ses filles, et se rappeler les siens à elle-même ? La mémoire était un attribut particulièrement royal, et sans mémoire personne ne pouvait être considéré comme étant de haut et ancien lignage. La mémoire avait rapport au passé ; la considération due à la royauté était à peine une considération présente ; c’en était une qui se rattachait au passé ; le temps se divisait en passé, présent et futur. Le passé était essentiellement monarchique ; les républicains réclamaient le présent ; le futur était à la disposition du destin. Dire que la reine n’avait pas de mémoire, c’était porter un coup mortel à la royauté ; c’était de la mémoire, comme intimement liée aux archives publiques, que le roi tirait ses droits au trône ; c’était pour la mémoire qui rappelait les hauts faits de ses ancêtres qu’il avait droit au profond respect de ses sujets.

Le procureur général de la reine parla sur ce ton environ une heure, et le conseil de l’accusé se leva alors pour le défendre ; mais, à ma grande surprise, car je savais que cette accusation était la plus grande des deux, puisqu’il n’y allait de rien moins pour Noé que de perdre la tête s’il était déclaré coupable, Downright, au lieu de faire une défense ingénieuse, comme je m’y étais attendu, ne dit que quelques mots exprimant une si ferme confiance que son client serait absous, qu’il semblait croire inutile de chercher à le justifier plus longuement. Dès qu’il eut cessé de parler, je lui exprimai mon mécontentement de la marche qu’il avait suivie, et je lui dis que j’allais faire moi-même un effort en faveur de mon malheureux ami.

— Gardez le silence, sir John, me dit Downright à demi-voix. L’avocat qui plaide plusieurs causes sans en gagner une perd de sa considération. Je ne perdrai pas de vue l’intérêt du grand amiral, et vous le verrez en temps convenable.

Ayant le plus profond respect pour les connaissances du brigadier en jurisprudence, et fort peu de confiance dans les miennes, je fus obligé de me soumettre à cet avis. Pendant ce temps, la cour continuait sa besogne. Le baron Longbeard, qui présidait à ce second procès, fit aux jurés un résumé très-impartial de l’affaire, contenant une injonction positive de condamner le prisonnier, et les jurés, sans hésiter un instant, le déclarèrent une seconde fois coupable.

Quoiqu’on regarde comme indécent à Leaphigh de porter des vêtements, on y pense pourtant que le décorum exige que certains grands fonctionnaires soient distingués par des marques visibles de leurs fonctions officielles. Nous avons déjà rendu compte de la hiérarchie des queues, et nous avons fait la description d’un manteau fabriqué avec le dixième des poils de tous les Monikins du royaume. Mais j’ai oublié de dire que les queues des juges étaient placées dans des peaux de queues de Monikins décédés ; ce qui donnait un air de plus grand développement à leur organe intellectuel, et ce qui servait probablement aussi à empêcher l’évaporation de leur cervelle, qui exigeait de grands ménagements, attendu l’usage continuel qu’ils en faisaient. En ce moment le président et le baron Longbeard couvrirent ces fourreaux d’une sorte d’enveloppe de couleur de sang, ce qui annonçait qu’ils allaient prononcer une sentence capitale : la justice à Leaphigh était d’une nature singulièrement sanguinaire.

« Prisonnier, dit le président d’une voix sévère, vous avez, entendu la déclaration de vos pairs. Vous avez été accusé d’avoir imputé au souverain de ce royaume d’être en possession d’une faculté appelée « la mémoire, » et d’avoir par la là mis en danger la tranquillité de la société, désorganisé toutes les relations sociales, et donné le dangereux exemple de l’insubordination et du mépris des lois ; votre procès a été instruit avec autant d’impartialité que de patience, et vous avez été déclaré coupable. La loi n’accorde à la cour aucune discrétion dans un cas semblable ; et mon devoir est de prononcer votre sentence sur-le-champ. Je vous demande donc solennellement si vous avez quelque motif à alléguer pour qu’une sentence de décaudisation ne soit pas prononcée contre vous. — Le président prit ici le temps nécessaire pour respirer, et ajouta, sans plus d’intervalle qu’une couple de secondes : Non ? — Vous avez raison de vous abandonner à la merci de la cour, qui sait ce qui vous convient ; mieux que vous ne pouvez le savoir vous-même. — Votre sentence, Noé Poke, ou n° 1er, couleur d’eau de mer, est que vous soyez conduit sur-le-champ d’ici sur la grande place entre les heures du lever et du coucher du soleil ; que votre queue y soit coupée, qu’elle soit divisée en quatre tronçons qui seront exposés vers les quatre points cardinaux ; que le poil en soit brûlé, et que les cendres vous en soient jetées au visage, le tout sans bénéfice de clergie. Et puisse Dieu avoir pitié de votre âme !

« Noé Poke, ou n° 1er, couleur d’eau de mer, dit le baron Longbeard, sans laisser au prisonnier le temps de respirer, vous avez été accusé d’avoir imputé à la reine de ne pas être en jouissance de la faculté ordinaire, commune, mais importante, de la mémoire. Vous avez été déclaré coupable de ce crime énorme. Avez-vous quelque chose à alléguer pour que la peine capitale ne vous soit pas appliquée ? — Non ? — Vous avez sans doute raison de vous en rapporter à la merci de la cour, qui est disposée à avoir pour vous toute l’indulgence qui est en son pouvoir, pouvoir qui est nul dans la circonstance présente. Je n’ai pas besoin d’appuyer sur l’énormité de votre crime. Si la loi permettait que la reine n’eût pas de mémoire, d’autres femmes pourraient prétendre au même privilège, et la société deviendrait un chaos. Les serments du mariage, nos devoirs, nos plus chers intérêts, tout serait en confusion, et un pays si bien organisé deviendrait un pandémonium moral, ou plutôt immoral. Ayant devant les yeux toutes ces importantes considérations, et notamment une loi impérieuse qui ne laisse rien à notre discrétion dans le cas dont il s’agit, la sentence de la cour est que vous soyez conduit sur-le-champ d’ici sur la grande place, où votre tête sera séparée de votre corps par l’exécuteur des hautes œuvres, sans bénéfice de clergie ; après quoi votre corps sera envoyé à l’école de dissection des hôpitaux. »

Le baron Longbeard avait à peine prononcé cette sentence, que les deux procureurs généraux se levèrent en même temps pour faire une demande à la cour. Celui du roi demanda que la cour ajoutât à sa sentence que la peine prononcée en châtiment du crime commis contre la dignité du roi eût la préséance sur l’autre. Celui de la reine dit qu’il espérait que la cour n’oublierait pas les droits et la dignité de Sa Majesté, au point d’établir un précédent qui les anéantirait. Je vis en ce moment une lueur d’espérance briller dans les yeux de Downright. Il attendit le temps nécessaire pour que ces deux fonctionnaires s’échauffassent dans cette discussion, et se levant alors à son tour, il demanda à la cour qu’il fût sursis à l’exécution des deux sentences, attendu qu’elles étaient illégales ; la première, en ce qu’elle ordonnait que l’exécution eût lieu sur-le-champ et plus bas entre les heures du lever et du coucher du soleil, ce qui impliquait contradiction : et la seconde, en ce qu’elle ordonnait la dissection du corps du condamné, ce qui était contraire à la loi, puisque, commençant par les mots : « Tout Monikin, etc., » il était clair qu’elle ne pouvait s’appliquer à un homme.

La cour regarda ces objections comme fort sérieuses ; mais elle se déclara incompétente pour en prendre connaissance. C’était une affaire à soumettre aux douze juges, qui allaient s’assembler, et à qui elle la renvoya par forme d’appel. Cependant le cours de la justice ne pouvait être arrêté, et le prisonnier devait être conduit sur la grande place pour y subir sa double sentence. Seulement, si les douze juges décidaient en sa faveur, il en profiterait autant que les circonstances le permettraient. Alors la cour se leva, et les juges, les avocats et les greffiers se rendirent en corps dans la salle d’audience des douze juges.



  1. Longue-barbe.
  2. Premier-né.
  3. Le lecteur aura de lui-même traduit le nom du brigadier Downright (qui a toujours raison).