Les Monikins/Chapitre XXIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 282-297).



CHAPITRE XXIII.


Bornes politiques. — Droits politiques — Choix politiques. — Discussions politiques. — Résultats politiques.



J’ai déjà parlé des bornes milliaires aquatiques qui se trouvent dans les mers des Monikins ; mais je crois avoir oublié de dire que, par le moyen d’une invention semblable, il se trouve une ligne de démarcation tracée dans l’eau, pour indiquer les limites de la juridiction de chaque État. Ainsi, l’espace qui se trouvait du côté de Leaphigh, en deçà de cette ligne, faisait partie de ce royaume ; tout l’intervalle entre cette ligne et celle qui marquait les limites de Leaplow, formait ce qu’on appelle la haute mer ; et la partie contenue au-delà de cette dernière ligne appartenait à cette république.

Avec un vent favorable, il nous fallut près de douze heure pour arriver à la ligne de démarcation des possessions du royaume de Leaphigh ; nous fûmes ensuite deux jours pour atteindre celle de la république de Leaplow, et nous voguâmes encore une demi-journée avant d’entrer dans le port. Lorsque nous approchâmes de la frontière légale de Leaphigh, nous vîmes plusieurs petits schooners, excellents voiliers, qui couraient des bordées près de la ligne de la juridiction de Leaphigh, mais en dehors, et qui, nous ayant vus de loin, nous attendaient évidemment. L’un d’eux nous aborda précisément à l’instant où le bout de notre gui de heaume entrait dans la haute mer. L’Ami du Peuple se précipita sur le côté du navire, et, avant que l’équipage de la barque eût eu le temps de monter à bord, il s’assura qu’on avait mis le nombre ordinaire de lots dans la petite roue.

Un Monikin, dont la queue avait été coupée de très-près, et qui par conséquent paraissait s’être soumis à la seconde amputation, ce qui lui valait, ainsi qu’à tous ceux dans le même cas, le surnom de coupe-sur-coupe, monta sur le tillac, et demanda s’il y avait à bord quelques émigrants. Nous nous présentâmes à lui, et nous lui apprîmes le motif de notre voyage. Quand nous lui dîmes que notre séjour dans son pays serait probablement fort court, il fut évidemment désappointé :

— Messieurs, dit-il, vous resterez peut-être assez longtemps pour désirer d’être naturalisés.

— Il est toujours agréable de se trouver chez soi en pays étranger, répondis-je ; mais n’y a-t-il pas des obstacles légaux ?

— Je n’en vois aucun, Monsieur. — Vous n’avez pas de queue, à ce que je crois ?

— Du moins nous n’en avons que dans nos malles. Mais je ne sais pas si la circonstance que nous sommes d’une espèce différente de la vôtre ne serait pas un obstacle.

— Non certainement, Monsieur. Nous agissons d’après des principes trop libéraux pour faire une objection fondée sur des idées si étroites. Je vois que vous ne connaissez guère les institutions et la politique de notre cher et heureux pays, Monsieur. Vous n’êtes pas ici à Leaphigh, ni à Leapup, ni à Leapdown, ni à Leapover, ni à Leapthrough, ni à Leapunder ; vous êtes à Leaplow, dans cet ancien pays, cordial, libéral, libre, indépendant, et jouissant d’une prospérité sans égale. L’espèce ne compte pour rien dans notre système, et nous accorderions le droit de naturalisation à un animal aussi bien qu’à un autre, pourvu que ce fût un animal républicain. — Je ne vois pas qu’il manque rien à aucun de vous. Tout ce que nous demandons, ce sont certains principes généraux. — Vous marchez sur deux jambes ?

— Comme les dindons.

— Fort bien ! — Mais vous n’avez pas de plumes.

— Les ânes n’en ont point.

— Parfaitement. — Mais on ne vous entend pas braire.

— C’est ce dont je ne réponds pas, dit le capitaine en envoyant sa jambe droite porter un compliment à Bob, de manière à lui faire pousser un cri qui donna presque un démenti au citoyen de Leaplow.

— Quoi qu’il en soit, Messieurs, reprit-il, il y a une épreuve qui décidera l’affaire en un instant.

Il nous pria alors de prononcer tour à tour le pronom notre en y joignant quelque substantif, — notre liberté, — notre patrie, — notre indépendance, — notre prospérité. Quiconque exprimait le désir d’être naturalisé, et pouvait prononcer ce mot d’une manière convenable et l’employer à propos, avait le droit de devenir citoyen de la république. Nous réussîmes tous admirablement, à l’exception du second enseigne, qui étant natif du comté d’Hereford, commença par dire : Notre corde. Or il paraît que, d’après un grand principe philanthropique, les cordes avaient été prescrites à Leaplow ; car on avait découvert que, lorsqu’un coquin commettait quelque délit, au lieu de l’en punir, le vrai moyen de remédier au mal était de punir la société. Le résultat de cette méthode ingénieuse fut que la société dut naturellement veiller avec grand soin pour ne permettre à personne de l’offenser. Cette excellente idée est semblable à celle de certains Hollandais, qui, lorsqu’ils se coupent avec quelque instrument tranchant, appliquent sur le fer un emplâtre et de la charpie, et laissent la blessure se guérir aussi vite qu’elle le pourra.

Pour en revenir à notre examen, nous le subîmes tous avec succès, à l’exception du second enseigne qui ne put se dégager de sa corde, et qui fut déclaré incorrigible. Des certificats de naturalisation nous furent remis sur-le-champ ; nous payâmes les honoraires d’usage, et le schooner nous quitta.

Pendant la nuit suivante, il y eut un ouragan, et nous ne vîmes aucun bâtiment jusqu’au lendemain matin ; mais au lever du soleil, nous aperçûmes trois schooners portant le pavillon de Leaplow, et faisant force voiles, à inégales distances, pour arriver à nous. Le premier qui y réussit nous envoya une barque, et six coupe-sur-coupe montèrent sur le tillac du Walrus sans perdre un instant. Ils nous apprirent sur-le-champ qui ils étaient, et ce qui les amenait.

Ils formaient ce qu’on appelle un comité de nomination des horizontaux pour la ville de Bivouac, port vers lequel nous nous dirigions, et où il s’agissait en ce moment de nommer des membres du grand conseil national. Bivouac avait le droit d’en nommer sept, et, les membres du comité s’étant d’abord nommés eux-mêmes, cherchaient un autre candidat pour remplir la septième place. Pour s’assurer l’appui des étrangers naturalisés, ils avaient résolu de choisir un nouveau-venu, ce qui maintiendrait en outre le principe de libéralité. Dans ce dessein, ils étaient à croiser depuis quelques jours, aussi près des limites de Leaphigh que la loi le permettait ; et ils étaient disposés à accepter quiconque voudrait servir en cette qualité.

Lorsqu’ils m’en firent la proposition, je fis encore l’objection tirée de la différence de nos espèces ; mais tous me rirent au nez, sans en excepter le brigadier Downright, et ils me firent entendre très-clairement qu’il fallait que j’eusse des idées bien étroites pour supposer qu’un obstacle si léger pût troubler l’harmonie et l’unité des votes des horizontaux. Ils avaient pour but le maintien d’un principe, et le diable lui-même ne pourrait les détourner d’un projet si sacré.

Je leur dis alors avec franchise que la nature ne m’avait pas doué de l’admirable agilité de mon ami le juge, et que je craignais que, lorsque l’ordre serait donné de faire le saut périlleux, je ne m’en acquittasse que fort mal. Cette objection parut faire quelque impression sur eux, et je vis qu’ils se regardaient les uns les autres avec un air de doute.

— Mais vous pouvez du moins, me dit enfin l’un d’eux, exécuter rapidement un demi-tour à droite ou à gauche ?

— Certainement, répondis-je ; et je leur en donnai la preuve sur-le-champ en tournant sur mes talons avec rapidité.

Fort bien ! — À ravir ! s’écrièrent-ils tous en même temps. Le point essentiel en politique est de pouvoir faire ses évolutions à temps ; le mode et la facilité de l’exécution ne sont qu’un mérite personnel.

— Mais, Messieurs, je ne connais guère votre constitution et vos lois que par le peu que m’en ont appris quelques conversations avec mes compagnons de voyage.

— Cela n’est nullement important, Monsieur. Notre constitution, toute différente de celle de Leaphigh, est écrite, et il est facile de la lire. D’ailleurs, nous avons dans le grand conseil un chef de file qui épargne à ses membres beaucoup d’études et de réflexions inutiles. Tout ce que vous aurez à faire sera d’imiter tous ses mouvements, et je vous réponds que vous ferez l’exercice aussi bien que les plus anciens maîtres.

— Messieurs, je conçois que c’est une question que je ne saurais décider moi-même, et je m’en rapporte entièrement à mes amis.

Cette réponse me valut de grands éloges, et tous protestèrent qu’elle annonçait de grands talents politiques ; car l’homme d’État qui s’en rapporte à ses amis ne manque jamais de s’élever très-haut à Leaplow. Les membres du comité prirent mon nom par écrit, et retournèrent sur leur schooner pour rentrer dans le port, et promulguer ma nomination dans toute la ville.

À peine étaient-ils partis, que le second schooner arriva de l’autre côté du Walrus. Six autres Monikins montèrent à bord, et ils s’annoncèrent comme composant le comité de nomination des perpendiculaires, et venant dans les mêmes intentions que ceux qui les avaient précédés. Ils voulaient aussi s’assurer l’appui des étrangers, et cherchaient un candidat qui leur convînt. Le capitaine Poke avait écouté avec beaucoup d’attention tout ce qui s’était passée pendant la visite du comité des horizontaux ; et s’avançant tout à coup vers les nouveau-venus, il leur déclara qu’il était prêt à servir avec eux. Comme on n’était pas plus difficile d’un côté que de l’autre, et que les perpendiculaires étaient pressés par le temps, les horizontaux ayant pris l’avance sur eux, l’affaire fut arrangée en cinq minutes, et les membres du second comité se retirèrent, emportant un placard collé sur une petite planche attachée au bout d’un grand bâton, et sur lequel on lisait les mots suivants en caractères de trois pouces de longueur : « Noé Poke, le patriote éprouvé, le profond juste, l’honnête Monikin. » Tout avait été préparé, il n’y avait que le nom à remplir.

Dès que le comité fut parti, Noé me tira à l’écart et me fit une sorte d’apologie pour s’être mis en opposition avec moi dans cette importante élection. Les raisons qu’il m’en donna furent nombreuses, ingénieuses, et, suivant son usage, un peu diffuses. Voici quelle en était la substance : — Il n’avait jamais siégé dans un parlement, et il était curieux de voir comment il s’y trouverait. Le respect qu’avait pour lui son équipage augmenterait quand il verrait que son capitaine était devenu un homme d’une telle importance dans un pays étranger ; il avait acquis quelque expérience à Stonington en lisant les journaux, et il ne doutait nullement de ses talents, circonstance qui manquait rarement de faire un bon législateur. Le représentant de son district au congrès était un homme à peu près comme lui, et ce qui était bon pour l’oie, était bon pour l’oison. Il savait que miss Poke apprendrait avec plaisir qu’il avait été élu. Il voudrait bien savoir si on l’appellerait l’honorable Noé Poke, et s’il recevrait huit dollars par jour et tant par mille pour son voyage, à compter de l’endroit où le Walrus était alors. Les perpendiculaires pouvaient compter sur lui, car il n’avait qu’une parole. Quant à la constitution, il avait vécu sous la constitution d’Amérique, et il croyait qu’un homme qui avait fait cela pouvait vivre sous toutes les constitutions possibles. Il n’avait pas dessein de parler beaucoup dans le parlement ; mais il espérait que ce qu’il y dirait ne serait pas oublié, et que ses enfants pourraient en profiter. — Il continua assez longtemps à argumenter sur le même ton.

En ce moment, le troisième schooner se trouva bord à bord avec nous, et il nous envoya encore six membres d’un autre comité qui nous dirent qu’ils étaient les représentants d’un parti qu’on nommait les Tangentes. Ils n’étaient pas très-nombreux, mais ils l’étaient assez pour faire pencher la balance quand les horizontaux et les perpendiculaires se croisaient à angles droits, comme c’était le cas dans l’occasion présente, et ils avaient résolu de présenter un candidat à l’élection. De même que les autres, ils désiraient se fortifier de l’appui des étrangers, et ils cherchaient un individu qui leur convînt. Je leur désignai le premier enseigne ; mais Noé protesta contre cette proposition, et déclara que, quoi qu’il pût arriver, il ne consentirait jamais que son bâtiment fût abandonné de cette manière. Le temps pressait, et tandis que le capitaine et son officier subordonné se disputaient sur la question de savoir s’il serait permis au dernier de s’offrir comme candidat, Bob, qui avait déjà goûté les douceurs de l’importance politique en jouant le rôle de prince royal, se faufila adroitement parmi les membres du comité, et leur donna son nom. Noé était trop occupé pour découvrir cette manœuvre, qui fut fort bien exécutée, et, après avoir juré qu’il jetterait l’enseigne par-dessus le bord s’il ne renonçait à ses projets ambitieux, il vit que les représentants des Tangentes étaient partis. Supposant qu’ils étaient allés chercher quelque autre navire, le capitaine se calma, et tout rentra dans l’ordre accoutumé.

Depuis ce moment jusqu’à celui où nous jetâmes l’ancre dans la baie de Bivouac, rien ne troubla la discipline et la tranquillité à bord du Walrus. Je profitai de cette occasion pour étudier la constitution de Leaplow dont le juge avait une copie, et pour obtenir de mes compagnons les informations que je crus pouvoir m’être utiles dans ma carrière future. Je songeai combien il serait agréable pour un étranger d’enseigner aux habitants de Leaplow leurs propres lois, et de leur apprendre à appliquer leurs propres principes. Cependant je ne pus presque rien tirer du juge, qui était alors tout absorbé dans les calculs des chances de la petite roue ; objet relativement auquel un membre d’un des comités de nomination lui avait donné quelques renseignements.

Je questionnai aussi le brigadier sur les causes qui donnaient tant de valeur à Leaplow aux opinions de Leaphigh sur les institutions, les manières et la société de cette république. Sa réponse ne me parut pas très-satisfaisante ; il se borna à me dire que ses concitoyens, ayant fait disparaître la rouille dont le temps avait couvert les objets en question, et les ayant placés sur la base philosophique de la raison et du bon sens, désiraient beaucoup savoir ce que les autres peuples pensaient du succès de leurs travaux.

— Je puis vous assurer, lui dis-je, que je m’attends à voir une nation de sages, une nation parmi laquelle les enfants mêmes sont profondément instruits des grandes vérités de votre système ; et quant à vos Monikines, je ne suis pas sans crainte de mettre mon ignorance théorétique en collision avec leur grande connaissance pratique des principes de votre gouvernement.

— Elles sont nourries de bonne heure de bouillie politique.

— Je n’en doute nullement, Monsieur.

— Combien elles doivent différer des femmes des autres pays ! Profondément imbues des principes, distinctifs de votre système, dévouées à l’éducation de leurs enfants qu’elles instruisent des mêmes vérités sublimes, et remarquables par un discernement éclairé, même dans les rangs les plus obscurs.

— Hum !

— Maintenant, Monsieur, même en Angleterre, pays qui, je crois, n’est pas le moins civilisé de la terre, vous trouverez des femmes pleines de beauté, d’intelligence, de talents et de patriotisme, dont les connaissances sur ces points fondamentaux ne consistent qu’en un zèle ardent pour une clique, et dont toute l’éloquence sur les grandes questions nationales se borne à des désirs fervents pour la chute de leurs adversaires.

— C’est à peu près tout comme à Stonington, dit Noé, qui écoutait cette conversation.

— Qui, au lieu de donner aux jeunes rejetons qui s’élèvent à leurs côtés de justes idées générales des distinctions sociales, nourrissent leurs jeunes antipathies de philippiques amères contre quelque malheureux chef du parti contraire.

— C’est encore presque tout comme à Stonington, s’il faut dire la vérité.

— Qui étudient rarement soit les grandes leçons de l’histoire, pour faire remarquer aux futurs hommes d’État, aux futurs guerriers de l’empire, les motifs qui doivent détourner du crime et porter à la vertu, soit les chartes de leurs libertés ; mais qui sont infatigables à répéter le cri du moment, quelque faux et quelque vulgaire qu’il puisse être, et qui cherchent à inspirer l’amour de l’humanité à leurs enfants attentifs, en exprimant d’une voix douce le désir que M. Canning, ou quelque autre homme d’État qui gêne ses amis dans leurs projets, soit pendu.

— Stonington tout craché !

— Des créatures qui sont des anges pour la forme, pleines de douceur, de grâces et d’amabilité ; dont les yeux ont autant de larmes qu’il tombe de gouttes d’eau dans la soirée, quand il est question d’humanité ou de souffrances ; mais qui semblent tout à coup métamorphosées en tigresses, toutes les fois que quelque autre que leur ami arrive au pouvoir, et qui, au lieu d’enlacer dans leurs bras leurs maris et leurs frères pour les empêcher de se jeter dans la lutte des opinions, sont les premières à les y encourager, et savent lancer la boue des invectives avec l’esprit et la volubilité des harengères.

— Miss Poke, jusqu’à la moelle des os.

— En un mot, Monsieur, je m’attends à voir un état de choses entièrement différent à Leaplow. Chez vous, quand un adversaire politique est couvert de boue par ses antagonistes, vos douces Momkines apaisent sans doute la colère en employant le baume de la philosophie, modèrent le zèle par la prudence, et rectifient l’erreur par des citations irréplicables de cette grande charte qui est basée sur les principes éternels et immuables de la Justice.

— Ma foi, sir John, s’écria Noé avec transport, si vous y allez de ce train en parlant dans la chambre, je serai honteux de vous répondre ; je doute que le brigadier lui-même pût répéter tout ce que vous venez de dire.

— J’ai oublié, monsieur Downright, de vous faire quelques questions relativement à vos élections. Le droit de voter n’est sans doute accordé qu’à ceux qui possèdent un intérêt social ?

— Certainement, sir John. — À ceux qui vivent et qui respirent.

— Que voulez-vous dire ? Ne faut-il pas, pour avoir le droit de voter, posséder des terres ou des maisons, ou avoir beaucoup d’argent ?

— Point du tout : il ne faut qu’avoir des yeux, des oreilles, une bouche, un nez, une queue, éprouver des espérances, des désirs, des sensations, des besoins. Nous regardons les besoins comme une garantie de fidélité politique beaucoup plus sûre que toutes les passions possibles.

— En vérité, c’est une doctrine nouvelle ; mais elle est en hostilité directe avec le système d’intérêt social.

— Vous n’avez jamais raisonné plus juste, sir John, en ce qui concerne notre théorie, ni plus mal en ce qui touche la vérité. À Lcaplow, nous soutenons avec raison qu’il n’y a pas de plus grande erreur que de prétendre qu’une représentation basée sur des terres, des maisons, des marchandises ou de l’argent, puisse être une garantie d’un bon gouvernement. Les propriétés sent affectées par les mesures de l’administration ; et plus un Monikin est riche, plus il est exposé à la tentation de consulter son intérêt privé, même aux dépens de l’intérêt public.

— Mais, Monsieur, l’intérêt de la communauté se compose de la réunion des intérêts privés.

— Pardonnez-moi, sir John, la réunion des intérêts privés n’est que la réunion des intérêts d’une classe de la société. Si votre gouvernement n’est établi que pour l’utilité de cette classe, votre système d’intérêt social est assez bien imaginé ; mais s’il a pour objet le bien général, vous n’avez d’autre alternative, que de le mettre sous la garde de la généralité des citoyens. Supposons deux hommes, — puisque vous êtes un homme et non un Monikin, — supposons deux hommes parfaitement égaux en qualités morales, en intelligence, en patriotisme, en vertus publiques, mais dont l’un soit riche et l’autre pauvre : il arrive une crise dans les affaires de leur pays, et tous deux sont appelés à exercer leurs droits sur une question qui, — comme presque toutes les questions importantes, — doit inévitablement avoir quelque influence générale sur les propriétés. Lequel donnera le vote le plus impartial ? Est-ce celui qui nécessairement doit être tenté d’écouter son intérêt personnel, ou celui qui n’a aucun motif semblable pour s’écarter du droit chemin ?

— C’est certainement le dernier ; mais, la question n’est pas posée d’une manière impartiale.

— Pardonnez-moi, sir John, elle est établie d’une manière aussi impartiale que peut l’être une question abstraite ; — une question qui doit prouver un principe. Je suis charmé de vous entendre dire qu’un homme serait porté à décider ainsi ; cela prouve son identité avec les Monikins. Nous pensons que nous sommes tous disposés à songer d’abord à nous en de telles occasions.


— Mon cher brigadier, ne prenez pas des sophismes pour des raisonnements. Bien certainement si le pouvoir était entre les mains des pauvres, — et les pauvres, avec ceux qui le sont comparativement, forment toujours la masse d’une nation, — ils en useraient de manière à dépouiller les riches de leurs possessions.

— Nous ne le croyons pas à Leaplow. Il peut se présenter des cas dans lesquels un pareil ordre de choses aurait lieu par suite d’une réaction ; mais les réactions impliquent des abus, et l’on ne doit pas les citer pour appuyer un principe. Celui qui était ivre hier peut avoir besoin aujourd’hui d’un stimulant contre nature ; mais celui qui est habitué à la tempérance maintient le ton convenable de son corps, sans avoir besoin d’un remède si dangereux. Un tel événement pourrait avoir lieu après une forte provocation, mais il serait presque impossible qu’il arrivât deux fois chez un même peuple, et il n’arrivera même jamais chez le peuple qui se soumet à temps à une juste division de son autorité, puisqu’il détruit évidemment le grand principe de la civilisation. Toutes les histoires des Monikins prouvent que toutes les attaques contre les propriétés n’ont eu lieu que parce que ceux qui les possédaient ont voulu avoir plus qu’il ne leur était légitimement dû. Si vous faites du pouvoir politique le compagnon indispensable des propriétés, ils pourront certainement marcher ensemble ; mais si vous les tenez séparés, le danger des propriétés ne sera jamais plus grand que celui que leur font courir tous les jours les manœuvres de ceux qui veulent gagner de l’argent à tout prix, et qui sont, par le fait, les plus grands ennemis des propriétés qui appartiennent aux autres.

Je me souvins de sir Joseph Job, et je ne pus m’empêcher de m’avouer à moi-même qu’il y avait du moins quelque vérité dans ce que disait le brigadier.

— Mais niez-vous, lui dis-je, que le sentiment intime de la richesse qu’on possède, élève l’âme, l’ennoblisse et la purifie ?

— Je ne prétends pas décider de l’effet qu’il peut produire parmi les hommes ; mais, nous autres Monikins, nous pensons que l’amour de l’argent est la source de tous les maux.

— Quoi ? Monsieur ! comptez-vous pour rien l’éducation, qui est une des suites de la richesse ?

— Si vous voulez dire, mon cher sir John, ce genre d’éducation que donne le plus souvent la richesse, nous l’appelons égoïsme ; mais si vous entendez établir comme une règle que celui qui a de l’argent aura l’instruction nécessaire pour bien se conduire, je vous répondrai que ce n’est pas ce que nous apprend l’expérience qui vaut mille théories. Nous trouvons que sur les questions qui intéressent ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, les premiers sont en général unis ensemble, ce qui arriverait quand même ils seraient aussi ignorants que des ours. Mais sur toutes les autres, ils ne font certainement pas honneur à leur éducation, à moins que vous n’admettiez qu’il y a dans tous les cas deux droits ; car, chez nous, ceux qui ont reçu le plus d’éducation prennent en général les deux extrêmes de chaque argument. C’est du moins ce qui arrive chez les Monikins ; mais chez vous autres hommes, ceux qui ont reçu de l’éducation sont sans doute toujours d’accord ensemble.

— Mais, mon cher brigadier, si ce que vous dites, de l’indépendance et de l’impartialité des électeurs sur qui l’intérêt privé ne peut exercer aucune influence était vrai, un pays ne pourrait mieux faire que de confier ses élections à un corps d’étrangers.

— Vous auriez raison, sir John, si l’on était certain que ces étrangers n’abusassent pas de leur pouvoir pour leur intérêt particulier ; si l’on était sûr qu’ils eussent les principes et les sentiments qui ennoblissent et purifient une nation beaucoup plus que l’argent, et s’il était possible qu’ils connussent parfaitement le caractère, les habitudes, les besoins et les ressources d’un autre peuple que le leur. Prenant les choses telles qu’elles sont, nous croyons que le plus sage est de nous confier à nous-mêmes nos élections, non à une partie de nous, mais à tous.

— Y compris les émigrants, dit le capitaine.

— Nous adoptons le principe à l’égard de personnes comme vous, dit le brigadier avec politesse ; mais la libéralité est une vertu. Comme principe de théorie, sir John, votre idée de confier à des étrangers le choix de nos représentants a plus de sens que vous ne vous l’imaginez probablement ; mais elle est inexécutable en pratique, par les raisons que je vous en ai déjà données. Lorsque nous demandons justice, nous désirons avoir un juge impartial ; mais quand il s’agit des intérêts de l’État, un pareil juge ne peut se trouver, par la raison toute simple qu’un pouvoir de cette sorte, doué de stabilité, deviendrait un principe qui est incorporé avec la nature même des Monikins, comme nous avons été forcés de le reconnaître après une analyse très-scrupuleuse : et ce principe est l’égoïsme. — Je ne doute pas que vous autres hommes vous ne soyez fort au-dessus d’une influence si indigne.

Je ne pus répondre au brigadier qu’en lui empruntant son monosyllabe, Hum !

— Ayant reconnu qu’il ne serait pas à propos de confier la direction de nos affaires à des étrangers, à des gens dont les intérêts ne sont pas identifiés avec les nôtres, nous nous mîmes à examiner ce qui arriverait si nous en chargions une partie de nos propres concitoyens. Là, nous rencontrâmes encore ce principe obstiné d’égoïsme, et enfin nous ne trouvâmes d’autre ressource que de confier à tous l’administration des intérêts de tous.

— Et ces opinions sont-elles aussi admises à Leaphigh ?

— Il s’en faut de beaucoup. Voici en deux mots quelle est la différence entre Leaphigh et Leaplow : les habitants de Leaphigh, étant un ancien peuple, et ayant mille intérêts divers consacrés par le temps, sont portés, à mesure que le temps perfectionne leur intelligence, à chercher des raisons pour justifier les faits, tandis qu’à Leaplow, n’étant pas chargés de fers semblables, nous avons pu faire un effort pour baser les faits sur les raisons.

— Et pourquoi donc faites-vous tant de cas des opinions de Leaphigh sur ce que je puis appeler les faits de Leaplow ?

— Pourquoi chaque jeune Monikin croit-il que son père et sa mère sont les deux vieux Monikins les plus sages, les plus vertueux et les plus prudents du monde entier, jusqu’à ce que le temps, l’occasion et l’expérience lui aient démontré son erreur ?

— Mais ne faites-vous donc aucune exception ? accordez-vous le droit de suffrage à tout citoyen qui, comme vous le dites, a des yeux, des oreilles, un nez, une bouche et des besoins.

— Peut-être sommes-nous moins scrupuleux à cet égard que nous ne le devrions, puisque ni l’ignorance, ni même le manque de réputation, n’empêche l’exercice de ce privilège ; il pourrait être utile d’exiger d autres qualités que le seul fait de l’existence ; mais ce serait mal choisir ces qualités, que de les faire consister uniquement en possessions matérielles. Cet usage est né dans le monde du fait que ceux qui ont des propriétés ont du pouvoir, et non du principe qu’ils devraient le posséder.

— Mon cher brigadier, ce que vous dites est diamétralement contraire à toute expérience.

— Pour la raison que j’ai déjà donnée, et parce que toute expérience a commencé jusqu’ici à rebours. La société devrait être organisée comme on construit une maison : il faut commencer, non par le toit, mais par les fondations.

— Mais admettez que votre maison ait été d’abord mal construite ; si vous voulez la réparer, en abattrez-vous les murs au hasard, au risque de la faire tomber sur votre tête ?

— Je commencerais d’abord par étayer ma maison, et je me hâterais ensuite d’y faire les réparations nécessaires, quoique toujours avec précaution. Dans une pareille affaire, le courage est moins à craindre que la pusillanimité. La moitié des maux de la vie, sociaux, personnels et politiques, sont les effets de la lâcheté morale aussi bien que de la fraude.

Je dis alors au brigadier que puisque ses concitoyens n’avaient pas voulu prendre la propriété pour base de leur contrat social, je présumais qu’ils l’avaient appuyé sur la vertu.

— J’ai toujours entendu dire que la vertu est ce qui doit essentiellement distinguer un peuple libre, lui dis-je, et sans doute vos concitoyens sont des modèles parfaits à cet égard.

Downright sourit avant de me répondre et regarda à droite et à gauche, comme s’il se fût régalé d’une odeur de perfection.

— On a inventé bien des théories sur ce sujet, me répondit-il enfin, et dans toutes on a plus ou moins confondu les causes et les effets ; la vertu n’est pas plus une cause de liberté, si ce n’est en ce qu’elle se rattache à l’intelligence, que le vice n’en est une d’esclavage. L’une et l’autre peuvent en être les suites, mais il n’est pas facile de dire comment l’une ou l’autre peut en être la cause. Nous avons, nous autres Monikins, un proverbe vulgaire qui vient à point en cette occasion : Mettez un fripon aux trousses d’un fripon. Or l’essence d’un gouvernement libre se trouve dans la responsabilité de ses agents. Celui qui gouverne sans responsabilité est un maître ; et celui qui remplit les devoirs de fonctionnaire public sous une responsabilité pratique est un serviteur. C’est la seule manière de bien juger des gouvernements, quoi qu’on en puisse dire sous d’autres rapports. La responsabilité envers la masse de la nation est le critérium de la liberté. Or, la responsabilité est ce qui remplace la vertu dans un politique, comme la d discipline est ce qui remplace le courage dans un soldat. Une armée de monikins pleins de bravoure, sans discipline, pourrait fort bien être battue par une armée de Monikins ayant moins d’intrépidité naturelle, mais plus de discipline. De même un corps politique, vertueux dans l’origine, mais sans responsabilité, serait plus disposé à commettre des actes illégaux d’égoïsme et de corruption, qu’un corps moins vertueux, mais tenu rigidement sous la verge de la responsabilité. Un pouvoir absolu a pour cela même de grands moyens pour corrompre la vertu ; au lieu que la responsabilité d’une autorité maintenue dans de certaines bornes est propre à le tenir en échec, Tel est du moins le fait chez les Monikins ; mais il est possible que tout aille mieux parmi vous autres hommes.

— Permettez-moi de vous dire, monsieur Downright, que vous énoncez des opinions diamétralement opposées à celles du monde entier, qui regardent la vertu comme un ingrédient indispensable dans une république.

— Le monde, — je parle toujours du monde des Monikins, — ne connaît guère la véritable liberté politique que comme une théorie. Dans le fait, nous sommes le seul peuple qui s’en soit occupé en pratique ; et je vais vous dire quel est le résultat de mes propres observations dans mon pays. Si les Monikins étaient tous parfaitement vertueux, on n’aurait besoin d’aucun gouvernement ; mais étant ce qu’ils sont, nous croyons que le plus sage est de les employer à se surveiller les uns les autres.

— Mais vous vous gouvernez vous-mêmes. Savoir se gouverner, c’est savoir se contraindre ; et savoir se contraindre, est l’équivalent d’être vertueux.

— Si le mérite de notre système dépendait de savoir se gouverner soi-même, dans votre sens, ou de savoir se contraindre, dans quelque sens que ce soit, il ne vaudrait pas la peine de continuer cette discussion. C’est un de ces arguments captieux et flatteurs que des moralistes, abusés par un jugement faux, emploient pour tâcher de porter les Monikins à faire le bien. Notre gouvernement est basé sur un principe absolument contraire ; celui de se surveiller et de se contraindre les uns les autres, au lieu de se fier à la possibilité de se contraindre soi-même. Personne ne s’imposerait volontiers de la contrainte à soi-même en quelque chose que ce soit ; mais chacun se charge avec plaisir d’en imposer à ses voisins. Cela s’applique aux règles nécessaires et positives de la société, et à l’établissement des droits. Quant à la simple morale, les lois ont peu d’effet pour forcer à en suivre les principes. La morale dérive ordinairement de l’instruction, et quand chacun jouit du pouvoir politique, l’instruction est une garantie que chacun désire.

— Mais quand chacun a le droit de voter, chacun peut désirer d’abuser de ce droit pour son avantage privé, et un chaos politique eu serait la suite.

— Un tel résultat est impossible, à moins que l’avantage privé ne s’identifie avec l’avantage général. Une communauté ne peut pas plus s’attacher de cette manière, qu’il ne serait possible à un Monikin de se dévorer lui-même, quelque affamé qu’il pût être. En admettant que tous soient des coquins, la nécessité forcerait à un compromis.

— Vous établissez une théorie plausible, et j’ai peu de doute que je ne trouve dans votre pays la communauté la plus sage, la plus raisonnable, la plus prudente et le mieux d’accord, dans sa conduite, avec ses principes, que j’aie jamais vue. Mais comment se fait-il que notre ami le juge ait donné des instructions si équivoques à son chargé d’affaires ? Pourquoi surtout insista-t-il si fortement sur l’emploi de moyens qui donnent un démenti formel à tout ce que vous venez de me dire ?

Le brigadier se frotta le menton, et dit qu’il croyait que le vent pourrait changer, et qu’il voudrait bien savoir quand nous verrions les côtes de Leaplow. Je réussis ensuite à lui faire avouer qu’après tout un Monikin n’était qu’un Monikin, soit qu’il jouît des avantages du suffrage universel, soit qu’il fût soumis à un despote.