Les Monikins/Introduction

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 1-5).



INTRODUCTION.




Il est possible que quelques-uns de ceux qui liront ce livre désirent savoir de quelle manière le manuscrit est tombé entre mes mains. Ce désir est trop juste et trop naturel pour ne pas le satisfaire ; je le ferai le plus brièvement possible.

Pendant l’été de 1828, tandis que je voyageais dans ces vallées de la Suisse qui sont situées entre les deux grandes chaînes des Alpes, et où le Rhône et le Rhin prennent naissance, j’avais passé de la source du second de ces fleuves à celle du premier, et j’avais atteint cet endroit des montagnes si célèbre sous le nom de Glacier du Rhône, quand le hasard me procura un de ces moments sublimes de solitude, d’autant plus précieux dans l’hémisphère de l’ancien monde qu’ils y sont plus rares. De tous côtés la vue était bornée par de hautes montagnes raboteuses, dont les pics étincelaient sous les rayons du soleil ; et en face de moi, au niveau de mes yeux, était cette miraculeuse Mer de Glace, dont le suintement forme le Rhône, qui va porter au loin ses eaux écumantes dans la Méditerranée. Pour la première fois, pendant un voyage de bien des années, je me sentis seul avec la nature en Europe. Hélas ! cette jouissance fut aussi courte et aussi perfide que le sont toujours des jouissances semblables au milieu des cohues de l’ancien monde. Des voyageurs, suivant l’étroit sentier, et marchant à la suite les uns des autres, tournèrent l’angle d’un rocher ; c’étaient deux dames à cheval, suivies de deux hommes à pied et précédées d’un guide, suivant l’usage. Le moins que je pouvais faire était de me lever pour saluer les premières, aux yeux doux, aux joues vermeilles, quand elles passèrent devant moi. Elles étaient Anglaises, et leurs compagnons parurent me reconnaître pour un compatriote. Un d’eux s’arrêta, et me demanda poliment si le passage de la Furca était obstrué par la neige : je lui répondis négativement ; et, en retour de cette information, il me dit que je trouverais le Grimsel assez difficile à gravir. — Mais, ajouta-t-il en souriant, ces dames ont réussi à y passer, et vous n’hésiterez guère à en faire autant. Je crus que je vaincrais aisément un obstacle que ses belles compagnes avaient surmonté. Il me dit alors que sir Herbert Taylor avait été nommé adjudant-général, et me souhaita le bonjour.

Je me rassis, et pendant une heure je restai à réfléchir sur le caractère, les espérances, les travaux et les intérêts de l’homme ; je supposai que cet étranger était un militaire qui, dans cette courte entrevue accidentelle, avait laissé échapper quelques-unes des pensées qui l’occupaient habituellement. Je repris ma marche solitaire, et je passai deux heures à gravir la rampe escarpée du Grimsel ; je ne fus pas fâché d’arriver enfin en vue de la petite nappe d’eau qui est sur le sommet, et qu’on appelle le Lac des Morts. Le sentier était couvert de neige à un endroit critique, où la moindre imprudence pouvait coûter la vie. Une compagnie nombreuse, qui venait de l’autre côté, semblait avoir reconnu la difficulté du passage, car elle s’était arrêtée pour discuter avec le guide la possibilité d’aller plus loin. Il fut décidé qu’on tenterait l’entreprise. En tête marchait une femme de la physionomie la plus aimable et la plus prévenante que j’eusse jamais vue. C’était une Anglaise ; et quoiqu’elle tremblât, qu’elle rougît, et qu’elle sourît de sa timidité, elle serait arrivée jusque auprès de moi en sûreté, si un malheureux caillou n’eût tourné sous un pied beaucoup trop joli pour ces montagnes sauvages. Je m’élançai vers elle, et je fus assez heureux pour l’arracher à une mort inévitable. Elle sentit l’étendue de l’obligation qu’elle m’avait, et elle me fit ses remercîments avec autant de modestie que de chaleur. Une minute après, son mari nous rejoignit ; il me serra la main avec l’émotion que devait éprouver un homme qui s’était vu à l’instant de perdre un ange. La dame parut bien aise de nous laisser ensemble.

— Vous êtes Anglais ? me dit l’étranger.

— Américain.

— Américain ! cela est singulier. Me pardonnerez-vous une question ?… Vous avez sauvé plus que ma vie, vous avez probablement sauvé ma raison. Me pardonnerez-vous une question ?… De l’argent pourrait-il vous être utile ?

Je souris, et je lui répondis que, quelque étrange que cela pût lui paraître, j’étais un homme bien né, tout Américain que j’étais. Il parut embarrassé, et l’expression de ses beaux traits m’inspira une sorte de compassion ; car il est évident qu’il voulait me montrer combien il sentait qu’il m’était redevable ; et cependant il ne savait trop que me proposer.

— Nous pourrons nous revoir, lui dis-je en lui serrant la main.

— Accepterez-vous ma carte ?

— Avec le plus grand plaisir.

Il me remit une carte sur laquelle je lus les mots : « Le vicomte House Holder ; » et je lui remis en échange mon humble nom.

Ses yeux passèrent successivement de la carte à moi, et de moi à la carte, et quelque idée agréable parut s’être présentée tout à coup à son imagination.

— Irez-vous à Genève cet été ? me demanda-t-il vivement.

— J’y serai dans un mois.

— Où logerez-vous ?

— À l’hôtel de l’Écu.

— Vous y recevrez de mes nouvelles. Adieu.

Il partit avec son aimable femme et ses guides, et je continuai mon chemin vers l’hospice du Grimsel. Un mois après je reçus un gros paquet à l’hôtel de l’Écu, il contenait une belle bague en diamants, avec la prière de la porter en souvenir de lady House Holder, et un manuscrit fort bien écrit ; le billet suivant expliquait les désirs de celui qui me l’adressait.


« La Providence a eu plus d’une raison pour amener notre rencontre ; j’ai hésité longtemps à publier la relation qui suit, car, en Angleterre, on est disposé à ridiculiser tout ce qui est extraordinaire ; mais l’Amérique est à une assez grande distance de ma résidence habituelle, pour me mettre à l’abri du ridicule. Il faut que le monde sache la vérité, et je ne vois pas de meilleur moyen que de recourir à votre entremise. Tout ce que je vous demande, c’est que l’ouvrage soit bien imprimé, et que vous m’en envoyiez un exemplaire à Householderhall, comté de Dorset, en Angleterre, et un autre au capitaine Noé Poke, à Stonington, comté de Connecticut, dans votre propre pays. — Mon Anna prie le ciel pour vous, et est votre amie pour toujours. Ne nous oubliez pas. »

« Votre affectionné,
« House Holder. »


Je me suis exactement conformé à cette demande, et ayant envoyé les deux exemplaires à leur destination, les autres sont au service de ceux qui se trouveront d’humeur à les payer. En retour de l’exemplaire envoyé à Stonington, je reçus l’épître suivante :


« À bord du Debby et Dotty. — Stonington, 1er avril 1835.

« À l’auteur de L’Espion, Esq.

« Cher Monsieur,

« Votre présent m’est parvenu, et m’a trouvé en bonne santé. J’espère que ces lignes ne seront pas moins heureuses à votre égard. J’ai lu le livre, et je dois dire qu’il s’y trouve quelque vérité, autant qu’on peut en trouver dans un livre autre que la Bible, l’Almanach et les Lois de l’État. Je me souviens fort bien de sir John, et je ne dirai rien contre ce qu’il certifie, par la raison que des amis ne doivent pas se contredire l’un l’autre. Je connaissais aussi les quatre Monikins dont il parle, quoique ce fût sous des noms différents. Miss Poke dit qu’elle serait émerveillée si tout y était vrai, ce que je ne lui dirai pas, attendu qu’un peu d’incertitude rend une femme raisonnable. Quant à ce que je puis naviguer sans géométrie, ce n’était pas une chose à mettre dans un livre, vu que ce n’est pas une curiosité dans ce pays, sauf à jeter un coup d’œil sur la boussole une fois ou deux par jour. Par ainsi je prends congé de vous, vous offrant de me charger de vos commissions pour les îles de la pêche des veaux marins, pour lesquelles je mets à la voile demain matin, le vent et le temps le permettant.

« Je suis à votre service,
Noé Poke. »

« P. S. Je disais toujours à sir John de ne pas tant journaliser, mais il ne fit qu’écrire nuit et jour pendant une semaine ; et comme vous brassez, il faut cuire. Le vent a changé et nous lèverons l’ancre cette marée ; ainsi pas davantage pour le présent.

« N. B. Sir John se trompe un peu, en parlant de ce que j’ai mangé du singe, ce qui m’est arrivé dans les colonies espagnoles, quatre ans avant de l’avoir connu. Au goût, ce n’est pas une mauvaise viande ; mais, à l’œil, elle agit terriblement sur les nerfs. Je pensais réellement voir sur la table le plus jeune des enfants de miss Poke. »