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Les Morts (Sand - RDDM)

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Lélia.


LES MORTS.

FRAGMENT INÉDIT DE LÉLIA.[1]

Chaque jour, éveillée long-temps d’avance, je me promène avant la fin de la nuit, sur ces longues dalles qui toutes portent une épitaphe, et abritent un sommeil sans fin. Je me surprends à descendre, en idée, dans ces caveaux, et à m’y étendre paisiblement pour me reposer de la vie. Tantôt je m’abandonne au rêve du néant, rêve si doux à l’abnégation de l’intelligence et à la fatigue du cœur ; et ne voyant plus dans ces ossemens que je foule, que des reliques chères et sacrées, je me cherche une place au milieu d’eux ; je mesure de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où je serai bientôt, et mon esprit en prend possession avec charme.

Tantôt je me laisse séduire par les superstitions de la poésie chrétienne. Il me semble que mon spectre viendra encore marcher lentement sous ces voûtes, qui ont pris l’habitude de répéter l’écho de mes pas. Je m’imagine quelquefois n’être déjà plus qu’un fantôme qui doit rentrer dans le marbre au crépuscule, et je regarde dans le passé, dans le présent même, comme dans une vie dont la pierre du sépulcre me sépare déjà.

Il y a un endroit que j’aime particulièrement, sous ces belles arcades bysantines du cloître : c’est à la lisière du préau, là où le pavé sépulcral se perd sous l’herbe aromatique des allées, où la rose toujours pâle des prisons se penche sur le crâne desséché dont l’effigie est gravée à chaque angle de la pierre. Un des grands lauriers-roses du parterre a envahi l’arc léger de la dernière porte. Il arrondit ses branches en touffe splendide, sous la voûte de la galerie. Les dalles sont semées de ces belles fleurs, qui, au moindre souffle du vent, se détachent de leur étroit calice et jonchent le lit mortuaire de Francesca.

Francesca était abbesse avant l’abbesse qui m’a précédée. Elle est morte centenaire, avec toute la puissance de sa vertu et de son génie. C’était, dit-on, une sainte et une savante. Elle apparut à Maria del Fiore, quelques jours après sa mort, au moment où cette novice craintive venait prier sur sa tombe. L’enfant en eut une telle frayeur, qu’elle mourut huit jours après, moitié souriante, moitié consternée, disant que l’abbesse l’avait appelée et lui avait ordonné de se préparer à mourir. On l’enterra aux pieds de Francesca, sous les lauriers-roses.

C’est là que je veux être enterrée aussi. Il y a là une dalle sans inscription et sans cercueil, qui sera levée pour moi et scellée sur moi entre la femme religieuse et forte qui a supporté cent ans le poids de la vie, et la femme dévote et timide qui a succombé au moindre souffle du vent de la mort ; entre ces deux types tant aimés de moi, la force et la grâce, entre une sœur de Trenmor et une sœur de Sténio.

Francesca avait un amour prononcé pour l’astronomie. Elle avait fait des études profondes, et raillait un peu la passion de Maria pour les fleurs. On dit que lorsque la novice lui montrait le soir les embellissemens qu’elle avait faits au préau durant le jour, la vieille abbesse, levant sa main décharnée vers les étoiles, disait d’une voix toujours forte et assurée : Voilà mon parterre !

Je me suis plu à questionner les doyennes du couvent sur ce couple endormi, et à recueillir chaque jour des détails nouveaux sur deux existences qui vont bientôt rentrer dans la nuit de l’oubli.

C’est une chose triste que cet effacement complet des morts ; le christianisme corrompu a inspiré pour eux une sorte de terreur mêlée de haine. Ce sentiment est fondé peut-être sur le procédé hideux de nos sépultures, et sur cette nécessité de se séparer brusquement et à jamais de la dépouille de ceux qu’on a aimés. Les anciens n’avaient pas cette frayeur puérile. J’aime à leur voir porter dans leurs bras l’urne qui contient le parent ou l’ami ; je la leur vois contempler souvent, je l’entends invoquer dans les grandes occasions, et servir de consécration à tous les actes énergiques. Elle fait partie de leur héritage. La cérémonie des funérailles n’est point confiée à des mercenaires ; le fils ne se détourne pas avec horreur du cadavre dont les flancs l’ont porté. Il ne le laisse point toucher à des mains impures. Il accomplit lui-même ce dernier office, et les parfums, emblème d’amour, sont versés par ses propres mains sur la dépouille de sa mère vénérée.

Dans les communautés religieuses, j’ai retrouvé un peu de ce respect et de cette antique affection pour les morts. Des mains fraternelles y roulent le linceul, des fleurs parent le front exposé tout un jour aux regards d’adieux. Le sarcophage a place au milieu de la demeure, au sein des habitudes de la vie. Le cadavre doit dormir à jamais parmi des êtres qui dormiront plus tard à ses côtés, et tous ceux qui passent sur sa tombe le saluent comme un vivant. Le réglement protège son souvenir, et perpétue l’hommage qu’on lui doit. La règle, chose si excellente, si nécessaire à la créature humaine, image de la Divinité sur la terre, religieuse préservatrice des abus, généreuse gardienne des bons sentimens et des vieilles affections, se fait ici l’amie de ceux qui n’ont plus d’amis. Elle rappelle chaque jour, dans les prières, une longue liste de morts qui ne possèdent plus sur la terre qu’un nom écrit sur une dalle, et prononcé dans le mémento du soir. J’ai trouvé cet usage si beau, que j’ai rétabli beaucoup d’anciens noms qu’on avait retranchés pour abréger la prière ; j’en exige la stricte observance, et je veille à ce que l’essaim des jeunes novices, lorsqu’il rentre avec bruit de la promenade, traverse le cloître en silence et dans le plus grand recueillement.

Quant à l’oubli des faits de la vie, il arrive pour les morts plus vite ici qu’ailleurs. L’absence de postérité en est cause. Toute une génération s’éteint en même temps, car l’absence d’évènemens et les habitudes uniformes prolongent en général la vie dans des proportions à peu près égales pour tous les individus. Les longévités sont remarquables, mais la vie finit tout entière. Les intérêts ou l’orgueil de la famille ne font ressortir aucun nom de préférence, et la rivalité du sang n’existant pas, l’égalité de la tombe est solennelle, complète. Cette égalité efface vite les biographies. La règle défend d’en écrire aucune sans une canonisation en forme, et cette prescription est encore une pensée de force et de sagesse. Elle met un frein à l’orgueil, qui est le vice favori des ames vertueuses ; elle empêche l’humilité des vivans d’aspirer à la vanité de la tombe. Au bout de cinquante ans, il est donc bien rare que la tradition ait gardé quelque fait particulier sur une religieuse, et ces faits sont d’autant plus précieux.

Comme la prohibition d’écrire ne s’étend pas jusqu’à moi, je veux vous faire mention d’Agnese de Catane, dont on raconte ici la romanesque histoire. Novice pleine de ferveur, à la veille d’être unie à l’époux céleste, elle fut rappelée au monde par l’inflexible volonté de son père. Mariée à un vieux seigneur français, elle fut traînée à la cour de Louis XV, et y garda son vœu de vierge selon la chair et selon l’esprit, quoique sa grande beauté lui attirât les plus brillans hommages. Enfin, après dix ans d’exil sur la terre de Chanaan, elle recouvra sa liberté par la mort de son père et de son époux, et revint se consacrer à Jésus-Christ. Lorsqu’elle arriva par le chemin de la montagne, elle était richement vêtue, et une suite nombreuse l’escortait. Une foule de curieux se pressait pour la voir entrer. La communauté sortit du cloître et vint en procession jusqu’à la dernière grille, les bannières déployées et l’abbesse en tête, en chantant l’hymne : Veni, sponsa Christi. La grille s’ouvrit pour la recevoir. Alors la belle Agnese, détachant son bouquet de son corsage, le jeta en souriant par-dessus son épaule, comme le premier et le dernier gage que le monde eût à recevoir d’elle ; et arrachant avec vivacité la queue de son manteau aux mains du petit Maure qui la portait, elle franchit rapidement la grille, qui se referma à jamais sur elle, tandis que l’abbesse la recevait dans ses bras, et que toutes les sœurs lui apportaient au front le baiser d’alliance. Elle fit le lendemain une confession générale des dix années qu’elle avait passées dans le monde, et le saint directeur trouva tout ce passé si pur et si beau, qu’il lui permit de reprendre le temps de son noviciat où elle l’avait laissé, comme si ces dix ans d’interruption n’avaient duré qu’un jour, jour si chaste et si fervent, qu’il n’avait pas altéré l’état de perfection où était son ame lorsqu’à la veille de prendre le voile, elle avait été traînée à d’autres autels.

Elle fut une des plus simples et des plus humbles religieuses qu’on eût jamais vues dans le couvent. C’était une piété douce, enjouée, tolérante, une sérénité inaltérable, avec des habitudes élégantes. On dit que sa toilette de nonne était toujours très recherchée, et qu’en ayant été reprise en confession, elle répondit naïvement, dans le style du temps, qu’elle n’en savait rien, et qu’elle se faisait brave malgré elle et par l’habitude qu’elle en avait prise dans le monde pour obéir à ses parens ; qu’au reste, elle n’était pas fâchée qu’on lui trouvât bon air, parce que le sacrifice d’une jeunesse encore brillante et d’une beauté toujours vantée faisait plus d’honneur au céleste époux de son ame que celui d’une beauté flétrie et d’une vie prête à s’éteindre. J’ai trouvé une grace bien suave dans cette histoire.

Sachez, Trenmor, quel est le charme de l’habitude, quelles sont les joies d’une contemplation que rien ne trouble. Cette créature errante que vous avez connue n’ayant pas et ne voulant pas de patrie, vendant et revendant sans cesse ses châteaux et ses terres, dans l’impuissance de s’attacher à aucun lieu ; cette ame voyageuse qui ne trouvait pas d’asile assez vaste, et qui choisissait pour son tombeau tantôt la cime des Alpes, tantôt le cratère du Vésuve, et tantôt le sein de l’Océan, s’est enfin prise d’une telle affection pour quelques toises de terrain et pour quelques pierres jointes ensemble, que l’idée d’être ensevelie ailleurs lui serait douloureuse. Elle a conçu pour des morts une si douce sympathie qu’elle leur tend quelquefois les bras et s’écrie au milieu des nuits :

— Ô mânes amis ! ames sympathiques ! vierges qui avez, comme moi, marché dans le silence sur les tombes de vos sœurs ! vous qui avez respiré ces parfums que je respire, et salué cette lune qui me sourit ! vous qui avez peut-être connu aussi les orages de la vie et le tumulte du monde ! vous qui avez aspiré au repos éternel et qui en avez senti l’avant-goût ici-bas, à l’abri de ces voûtes sacrées, sous la protection de cette prison volontaire ! ô vous surtout qui avez ceint l’auréole de la foi, et qui avez passé des bras d’un ange invisible à ceux d’un époux immortel ! chastes amantes de l’Espoir, fortes épouses de la Volonté ! me bénissez-vous, dites-moi, et priez-vous sans cesse pour celle qui se plaît avec vous plus qu’avec les vivans ? Est-ce vous dont les encensoirs d’or répandent ces parfums dans la nuit ? Est-ce vous qui chantez doucement dans ces mélodies de l’air ? Est-ce vous qui, par une sainte magie, rendez si beau, si attrayant, si consolant, ce coin de terre, de marbre et de fleurs où nous reposons vous et moi ? Par quel pouvoir l’avez-vous fait si précieux et si désirable, que toutes les fibres de mon être s’y attachent, que tout le sang de mon cœur s’y élance, que ma vie me semble trop courte pour en jouir, et que j’y veuille une petite place pour mes os, quand le souffle divin les aura délaissés ?

Alors, en songeant aux troubles passés et à la sérénité du présent, je les prends à témoin de ma soumission. Ô mânes sanctifiés ! leur dis-je, ô vierges sœurs ! ô Agnese la belle ! ô douce Maria del Fiore ! ô docte Francesca ! venez voir comme mon cœur abjure son ancien fiel, et comme il se résigne à vivre dans le temps et dans l’espace que Dieu lui assigne ! Voyez ! et allez dire à celui que vous contemplez sans voile : « Lélia ne maudit plus le jour que vous lui avez ordonné de remplir ; elle marche vers sa nuit avec l’esprit de sagesse que vous aimez. Elle ne se passionne plus pour aucun de ces instans qui passent ; elle ne s’attache plus à en retenir quelques-uns ; elle ne se hâte plus pour en abréger d’autres. La voilà dans une marche régulière et continue, comme la terre qui accomplit sa rotation sans secousses, et qui voit changer du soir au matin la constellation céleste, sans s’arrêter sous aucun signe, sans vouloir s’enlacer aux bras des belles Pléiades, sans fuir sous le dard brûlant du sagittaire, sans reculer devant le spectre échevelé de Bérénice. Elle s’est soumise, elle vit ! Elle accomplit la loi ; elle ne craint ni ne désire de mourir ; elle ne résiste pas à l’ordre universel. Elle mêlera sa poussière à la nôtre sans regret ; elle touche déjà sans frayeur nos mains glacées. Voulez-vous, ô Dieu bon, que son épreuve finisse, et qu’avec le lever du jour elle nous suive où nous allons ? »

Alors il me semble que, dans la brise qui lutte avec l’aube, il y a des voix faibles, confuses, mystérieuses, qui s’élèvent et qui retombent, qui s’efforcent de m’appeler de dessous la pierre ; mais qui ne peuvent pas encore vaincre l’obstacle de ma vie. Je m’arrête un instant, je regarde si ma dalle blanche ne se soulève pas, et si la centenaire, debout à côté de moi, ne me montre pas Maria del Fiore doucement endormie sur la première marche de notre caveau. En ce moment-là, il y a certes des bruits étranges au sein de la terre, et comme des soupirs sous mes pieds. Mais tout fuit, tout se tait, dès que l’étoile du pôle a disparu. L’ombre grêle des cyprès, que la lune dessinait sur les murs, et qui, balancée par la brise, semblait donner le mouvement et la vie aux figures de la fresque, s’efface peu à peu. La peinture redevient immobile ; la voix des plantes fait place à celle des oiseaux. L’alouette s’éveille dans sa cage, et l’air est coupé par des sons pleins et distincts, tandis que les grands lys blancs du parterre se dessinent dans le crépuscule et se dressent immobiles de plaisir sous la rosée abondante. Dans l’attente du soleil, toutes les inquiètes oscillations s’arrêtent, tous les reflets incertains se dégagent du voile fantastique. C’est alors que réellement les spectres s’évanouissent dans l’air blanchi et que les bruits inexplicables font place à des harmonies pures. Quelquefois un dernier souffle de la nuit secoue le laurier-rose, froisse convulsivement ses branches, plane en tournoyant sur sa tête fleurie, et retombe avec un faible soupir, comme si Maria del Fiore, arrachée à son parterre par la main de Francesca, se détachait avec effort de l’arbre chéri et rentrait dans le domaine des morts avec un léger mouvement de dépit et de regret. Toute illusion cesse enfin ; les coupoles de métal rougissent aux premiers feux du matin. La cloche creuse dans l’air un large sillon où se précipitent tous les bruits épars et flottans ; les paons descendent de la corniche et secouent long-temps leurs plumes humides sur le sable brillant des allées ; la porte des dortoirs roule avec bruit sur ses gonds, et l’Ave Maria, chanté par les novices, descend sous la voûte sonore des grands escaliers. Il n’est rien de plus solennel pour moi que ce premier son de la voix humaine au commencement de la journée. Tout ici a de la grandeur et de l’effet, parce que les moindres actes de la vie domestique ont de l’ensemble et de l’unité. Ce cantique matinal après toutes les divagations, tous les enthousiasmes de mon insomnie, fait passer dans mes veines un tressaillement d’effroi et de plaisir. La règle, cette grande loi, dont mon intelligence approfondit à chaque instant l’excellence, mais dont mon imagination poétise quelquefois un peu trop la rigidité, reprend aussitôt sur moi son empire oublié durant les heures romanesques de la nuit. Alors, quittant la dalle de Francesca, où je suis restée immobile et attentive durant tout ce travail du renouvellement de la lumière et du réveil de la nature, je m’ébranle comme l’antique statue qui s’animait et qui trouvait dans son sein une voix au premier rayon du soleil. Comme elle, j’entonne l’hymne de joie et je marche au-devant de mon troupeau en chantant avec force et transport, tandis que les vierges descendent en deux files régulières le vaste escalier qui conduit à l’église. J’ai toujours remarqué en elles un mouvement de terreur lorsqu’elles me voient sortir de la galerie des sépultures pour me mettre à leur tête les bras entr’ouverts et le regard levé vers le ciel. À l’heure où leurs esprits sont encore appesantis par le sommeil et où le sentiment du devoir lutte en elles contre la faiblesse de la nature, elles sont étonnées de me trouver si pleine de force et de vie, et malgré tous mes efforts pour les dissuader, elles ont toujours pensé que j’avais des entretiens avec les morts du préau sous les lauriers-roses. Je les vois pâlir lorsque croisant leurs blanches mains sur la pourpre de leurs écharpes, elles s’inclinent en pliant le genou devant moi, et frissonnent involontairement lorsque, après s’être relevées, elles sont forcées l’une après l’autre d’effleurer mon voile pour tourner l’angle du mur.


George Sand.
  1. Dans la nouvelle édition de ses œuvres que l’auteur prépare, Lélia a été complètement refondue et formera trois volumes. Cette édition complète de George Sand paraîtra par livraison de deux volumes, imprimés avec des caractères neufs, sur beau papier.