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Les Morts bizarres/L’Assassin nu

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Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 41-61).


L’ASSASSIN NU

À Léon Cladel


J’ai fait la campagne sans consulter personne.
(Bonaparte).


Quand Pierre Lurier sortit de prison, il se trouva sans travail et sans pain.

Il avait été condamné, à l’âge de vingt-cinq ans, pour vol avec effraction dans une maison où il venait d’entrer comme valet de chambre. En prison, il avait appris à faire des ferrets pour cordons de soulier. Or, dans la petite ville de province où la surveillance de la haute police l’obligeait à demeurer, il lui était absolument impossible d’utiliser ce métier tout spécial. D’autre part, il ne fallait pas songer à se replacer comme domestique. Pierre Lurier avait donc pour horizon la misère et la faim.

Il réfléchit qu’en travaillant longtemps et beaucoup, si par hasard il trouvait de la besogne, il arriverait uniquement à ne pas crever comme un chien. Il se dit, par contre, qu’en commettant un nouveau crime, il pourrait d’un coup gagner non-seulement un morceau de pain, mais peut-être la richesse. Il n’hésita pas, et choisit le second parti.

Quel crime commettre ? Telle était la question. La première chose à faire, c’était de fuir les yeux de la justice. Pierre Lurier quitta la ville où il était interné.

Sans papiers, sans argent, il mena pendant six mois la dure et misérable vie de vagabond, marchant toujours devant lui, mendiant en cachette, couchant à la belle étoile ou dans les granges, maigre, hâve, loqueteux, attendant l’occasion, la refusant quand elle ne s’offrait pas assez sûre ou assez belle, rôdant autour de la société comme un renard autour d’une ferme, décidé à tout supporter jusqu’à l’instant propice où il se dédommagerait de son jeûne en dévorant la proie qu’il espérait toujours.

Un jour, il s’aperçut qu’il était en Champagne, dans son pays. Il y avait été poussé par je ne sais quelle fatalité, sans doute par cet instinct bestial qui ramène les animaux pourchassés dans le bois où est leur gîte.

Il fut d’abord pris de peur. On allait le reconnaître ! Il se fourrait dans un guêpier ! il était perdu ! Il eut envie de rebrousser chemin.

La réflexion le fit rester. Comment pourrait-on le reconnaître ? Il avait quitté le pays à douze ans, enfant rose et blond. Il revenait à quarante ans, la figure bronzée, la barbe longue, les joues creuses, les cheveux gris.

Puis vint un raisonnement très-juste. Partout où il avait passé, combien d’occasions manquées par ignorance, parce qu’il ne connaissait ni les lieux ni les personnes ! Ici, au contraire, malgré les changements survenus pendant son absence, il savait beaucoup de choses. C’était autant d’armes toutes trouvées. Il suffisait de bien se souvenir.

Pierre Lurier se souvint.

À dix lieues environ de l’endroit où il était, il y avait autrefois, dans un village nommé Nizy-le-Comte, un ménage très-riche et sans enfants. C’étaient l’homme et la femme Berlot, qu’on appelait dans le village les Compte-sous.

Pierre les avait très-bien connus. Du temps où il était gamin et paysan, il remplissait chez eux l’office d’un domestique à bon marché.

Il était au courant de toutes leurs habitudes et des êtres de l’habitation.

Il savait que la grand’porte sur la route était haute et armée de solides armatures de fer et que les murs du jardin de derrière étaient garnis de verres cassés ; mais il savait aussi que les arbres du fond avaient dû grandir, et que de l’extérieur on pouvait, en sautant dans ces arbres, pénétrer quand même dans le jardin. Il savait que du jardin on n’entrait pas la nuit dans la cuisine, exactement fermée chaque soir ; mais il savait aussi que la buanderie n’était séparée de l’extérieur que par un mince mur de briques. Or, ce mur était facile à renverser, et, une fois dans la buanderie, on était dans la cuisine. De là, on passait dans la grand’salle, où était, sous le globe de la pendule, la double clef de l’escalier. En haut de l’escalier, le cabinet de débarras, où il allait autrefois ranger les balais ; et après ce cabinet, la chambre à coucher des Berlot. Là, il ne se souvenait plus bien. Il n’était jamais entré dans cette pièce, il l’avait seulement aperçue par la porte entr’ouverte. Il se rappelait vaguement que le lit était au fond, à côté d’une grande et solide armoire en vieux chêne, rehaussée de gonds en cuivre. C’est là que dormait le magot si longuement engraissé par les Compte-sous, et si ardemment convoité maintenant par Pierre Lurier.

Car, au premier souvenir qui lui était revenu, son dessein s’était arrêté. Il avait enfin trouvé l’occasion patiemment attendue. Il fallait aller là, y aller sans se faire voir, observer si rien n’était changé, prendre toutes les précautions demandées par la prudence, et agir avec la dernière audace.

Il fit en deux nuits les dix lieues qui le séparaient de Nizy-le-Comte. Il passa un jour entier caché dans un bois, au fond d’une grotte humide, les pieds dans l’eau, sans manger. Mais au moins, quand il arriva vers les deux heures du matin à la maison des Berlot, il était bien sûr de n’avoir été rencontré en route par personne.

Dans la ruelle qui longeait le derrière du jardin, il trouva par bonheur un champ de carottes, où il cueillit un dîner quelconque.

Ainsi maigrement lesté, mais soutenu par la fièvre de réussir, il grimpa sur le mur qui faisait face au mur de derrière des Berlot. Une fois sur la crête, il se dressa tout debout, sans penser qu’il pouvait perdre l’équilibre ; et se ramassant sur lui-même, d’un bond prodigieux, il alla tomber de l’autre côté de la ruelle dans un arbre du jardin.

Le bruit de sa chute dans les branches réveilla un chien du voisinage qui se mit à aboyer. Pendant quelques minutes, ce fut un concert de hurlements qui répondaient, mais qui cessa peu à peu. On entendit encore la dernière note lointaine d’un chien de berger veillant là-bas dans les champs. Tout redevint tranquille. Pierre Lurier se tâta les membres, vit qu’il n’avait rien de cassé, et se mit à réfléchir.

C’était beaucoup d’être dans le jardin ; ce n’était rien encore. Pierre Lurier, en effet, était venu se jeter là à l’aventure, poussé par son irrésistible désir d’en finir avec la mauvaise fortune ; mais il ne savait même pas si les Berlot vivaient et habitaient encore la maison. N’importe ! Il s’était dit qu’il fallait venir, qu’il aurait été imprudent de s’informer, et qu’à tout prendre il en serait quitte pour une journée à passer dans le haut d’un arbre. S’il y avait de nouveaux propriétaires, il repartirait la nuit suivante. Si les Berlot étaient là, leur argent valait bien qu’on se donnât tant de mal pour le gagner.

En attendant le matin, il descendit pour chercher à manger. Il ne craignait pas de trouver un chien, puisque dans le concert de tout à l’heure, il n’avait entendu aucun aboi du côté de la maison. Il marcha donc hardiment vers la basse-cour.

C’était bien toujours la même, avec la soute aux cochons à gauche, et l’étable à droite. Dans l’étable, il trouva une seule vache qui se leva d’abord comme effarée à son approche, mais qu’il calma tout de suite en lui parlant et en lui frappant sur la croupe. Au bout de quelques moments, il la crut assez familiarisée pour ne pas craindre de lui prendre le pis, et il téta du lait chaud qui le réconforta singulièrement. Dans la mangeoire des cochons, il tâta avec la main, et fut tout joyeux de rencontrer de gros morceaux de pain de son, dont il bourra ses poches sans le moindre dégoût. C’était le fond de ses repas du lendemain. Il cueillit aussi quelques fruits dans le jardin, mais discrètement, pour ne pas montrer qu’on y était venu. Tous ces préparatifs faits, il remit à la nuit suivante ce qui touchait plus particulièrement au crime, et il chercha un lit pour se reposer jusqu’au jour.

Il avisa un orme démesurément gros et noueux, et y grimpa. Vers le milieu à peu près de l’arbre, le tronc tordu avait sans doute été cavé par un coup de foudre, et formait ce que dans le pays ou appelle une creute. Pierre Lurier s’y coucha. On y était comme dans un berceau dur, court et profond. Le principal est qu’on y pouvait dormir sans être vu et sans craindre de tomber.

Pierre Lurier, épuisé de fatigue, dormit la veille de son crime, ni plus ni moins que Napoléon la veille d’Austerlitz.

Le soleil dorait les toiles d’araignées tendues entre les branches des poiriers, et la rosée avait depuis longtemps séché sur les légumes, quand il se réveilla.

La première chose qu’il vit à travers les feuilles de son orme, fut le père Berlot lui-même, qui vaquait aux soins de sa basse-cour. Le cœur de Pierre battit de joie.

Oui, le vieux était bien là, allant et venant, une manne à la main, distribuant du grain aux volailles. Il faisait piou, piou, piou, et les poules se heurtaient et se culbutaient, battant des ailes, les plumes hérissées, pour se gaver d’avoine. Il alla ensuite à la cuisine, chercher un seau plein d’une eau grasse où nageaient des morceaux de pain et des raclures de pommes de terre, et il versa la pitance aux cochons qui fouillaient du groin dans leur auge.

Cela fit penser à Pierre Lurier qu’il avait faim. Il tira de ses poches le pain de son et les fruits, et il déjeuna silencieusement, en songeant que tout s’arrangeait à souhait.

En effet, puisque le père Berlot soignait lui-même sa basse-cour, c’est qu’il n’avait pas de domestique, et qu’il était bien seul dans la maison. Tout au plus pouvait-il y avoir avec lui madame Berlot.

Jusqu’à onze heures environ, le vieillard resta dans sa cour et dans son jardin, remuant, bêchant, taillant, mazuclant.

Un moment Pierre Lurier eut peur. En passant près d’un poirier, Berlot considéra attentivement ses fruits, et s’aperçut qu’il en manquait deux. Machinalement il porta son regard vers les murs du jardin et les arbres du fond. Il semblait se douter qu’un voleur était venu chez lui. Mais la contemplation de ses culs de bouteille si pointus le rassura sans doute ; car il haussa les épaules, en ayant l’air de dire : « C’est impossible. »

Cependant cela le tourmentait visiblement et il voulut en avoir le cœur net.

— « Pierre ! » cria-t-il tout à coup.

Pierre Lurier tressaillit à ce nom, comme si c’était lui qu’on appelait. Il se renfonça plus avant dans sa creute.

À l’appel de Berlot, la porte de la cuisine s’ouvrit, et il en sortit un enfant de dix à douze ans rose et blond.

Pierre Lurier tressaillit plus fort encore. Il lui semblait qu’il sortait lui-même de la cuisine. C’était le même petit paysan, qu’il était jadis. Une seconde de réflexion lui fit oublier cette vision et comprendre la réalité.

— Pierre, dit Berlot, tu m’as encore volé des poires.

— Oh ! non, M’sieu, répondit le gamin. Je vous jure que non. Comment voulez-vous que je fasse pour vous voler des poires ? Je viens de rentrer des champs, paître la vache, et c’est vous-même qui m’avez ouvert ce matin la porte de la cuisine pour aller à l’étable, et la grand’porte pour aller aux champs.

— Tu es un petit gueux. Qui est-ce qui me dit que tu n’es pas venu au jardin la nuit ?

— Oh ! M’sieu. Est-ce que c’est Dieu possible, puisque tout est fermé la nuit dans la maison ?

— Ta, ta, ta ! Prouve-moi que tu ne m’as pas volé ?

— Oh ! M’sieu, je vous jure que ce n’est pas moi. Tenez, la preuve !

Pierre Lurier eut alors une peur folle, s’imaginant que le petit avait vu quelque chose. Mais non, la preuve qu’il voulait donner, était seulement le serment solennel en usage chez les enfants, et qui consiste à faire le signe de la croix, puis à lever la main droite en crachant par terre.

Berlot, ébranlé sans doute par ce serment, se contenta de tirer l’oreille de Pierre, en rentrant avec lui à la maison.

Midi sonna.

Le son fêlé de la cloche du village était le seul bruit qui troublât cette heure silencieuse. À peine une ou deux poules picoraient encore çà et là dans le fumier près de l’étable. Les cochons avaient depuis longtemps vidé leur auge et s’étaient retirés pour dormir dans le fond de leur cabane. Les moineaux étaient partis après avoir donné aux fruits quelques coups de becs, malgré le grand chapeau de paille posé sur un poirier pour leur servir d’épouvantail. Ils s’étaient envolés dans les champs où ils font, l’après-midi, leur razzia. Les paysans avaient fait comme eux, et étaient retournés au travail après la soupe. Rien ne remuait dans le village. On entendait seulement un bruissement vague bourdonner dans la campagne, comme si la terre soupirait en dormant dans la lumière du soleil.

Pierre Lurier sentit alors monter en lui je ne sais quel apaisement et quel désir de douceur. Il lui sembla qu’il était bon de pouvoir vivre dans cette tranquillité. Il pensa que les poules étaient bien heureuses et que les oiseaux devaient être bien contents. Il se dit que l’existence du petit Pierre était charmante, malgré les gronderies du père Berlot. On lui tirait quelquefois l’oreille, c’est vrai ; mais il mangeait, il buvait, il dormait, il allait se promener dans l’herbe et sous les bois, sans crainte, sans regarder derrière lui pour voir s’il était poursuivi par un tricorne. Et le père Berlot ? Il était riche ; il avait sa maison à lui, son jardin à lui, ses poules, ses cochons, ses poires. Quel homme heureux !

Pourquoi lui, Pierre Lurier, n’avait-il pas aussi sa part de bonheur ? Ah ! Pourquoi ? il n’avait qu’à rester ici, aux champs, comme son père. Mais était-ce bien sa faute s’il était parti ? Un mauvais garnement lui avait dit qu’on fait fortune à la ville. Il aurait pu en effet la gagner, cette fortune ! Peut-être ! qui sait ? Il avait eu de bonnes occasions. Un patron l’avait pris en affection dès son arrivée. Mais un autre mauvais garnement était là, prêchant la paresse et le plaisir. Un an, deux ans, plusieurs années, le temps précieux de la jeunesse s’était écoulé misérablement à ne rien faire, à vivre au jour le jour. Puis, un matin, de guerre lasse, pris de remords, voulant enfin travailler et ne sachant pas, on s’était fait de nouveau domestique. Là encore on pouvait gagner sa vie. Mais on était aigri, plein de désirs et de regrets. On avait gardé de mauvaises connaissances, une maîtresse qui était une gueuse, un ami qui était un filou. On avait écouté l’ami pour satisfaire aux exigences de la maîtresse. Et, en fin de compte, on s’était réveillé un beau jour entre deux agents de police. On était un voleur. Jugé, condamné, on avait passé quinze ans en prison, et maintenant…

Ah ! maintenant, on était un misérable, un vagabond, un gibier de bagne ; et ce soir on serait un assassin ; et demain peut-être on serait encore arrêté ; et bientôt, alors, on serait de nouveau jugé et condamné, condamné à mort cette fois. À mort ! la tête coupée !

Pierre Lurier, l’œil fixe, ne voyait ni le jardin, ni la cour, ni la maison, mais une place pleine de monde, et une guillotine dans le trou de laquelle il grimaçait.

Il poussa un grand cri.

Ce cri le ramena au présent.

— Pardieu ! se dit-il, je suis fou ! Voilà que je rêve tout éveillé, maintenant, et que je crie par-dessus le marché. C’est malin ! Si le père Berlot avait été là, j’étais flambé !

Pour changer le cours de ses idées, il reporta violemment son souvenir au préau de la prison, où il causait avec les camarades. On y parlait de vols habilement faits, d’assassinats dont les auteurs n’avaient jamais été découverts.

— Voyez-vous, mes petits, disait souvent un vieux coquin, plusieurs fois condamné, il ne faut pas se lancer dans le grand jeu quand on n’est pas sûr de réussir. Grinchir, c’est bien. Si on est pincé, on en est quitte pour la prison, comme moi. Mais estourbir, diable ! Je n’ai jamais connu qu’un bon escarpe, c’était le grand mince qui est mort il y a deux ans, Feuille-de-Zinc. Lui, il a trouvé moyen d’écornifler à la passe sept personnes, et jamais on ne lui a mis la main sur le grappin. Seulement il avait son système. Il disait qu’il faut trois choses pour réussir : être dans un pays où on ne vous conobre pas, goupiner seul, et se mettre nu pour refroidir. En goupinant et dans un pays étranger, on n’a à craindre ni les moutons ni les reluqueurs ; en faisant son affaire sans limace on ne laisse pas de pièces à convictions près du machabée, et on n’a pas de raisiné sur sa pelure.

Ces conseils sonnaient comme un clairon de bataille dans la tête de Pierre Lurier. Il était inconnu, seul, il se mettrait nu. Donc il devait réussir.

Le soir était venu. Les gens rentraient au logis. Quelques pas se firent entendre dans la ruelle. Des bœufs meuglaient en regagnant le village. Des chiens aboyaient. Tout le monde se préparait à manger le repas du soir avant d’aller dormir.

Berlot ressortit de la cuisine, et alla ouvrir la grand’porte de la cour. La vache était ramenée par le petit Pierre, qui la conduisit à l’étable.

— Allons, petiot, dit le vieillard au gamin, dépêche-toi. Il faut que tu montes là-haut, à présent, pour changer de fenêtre la mère Berlot. La poussière va venir sur le devant ; mets-la un peu par ici.

L’enfant monta, et quelques minutes après, une fenêtre du premier s’ouvrit sur la cour. Un grand fauteuil fut poussé vers le jour, et madame Berlot apparut. Elle était immobile, raide, et Pierre Lurier remarqua que dans sa figure les yeux seuls semblaient encore vivre.

— Bon cela ! pensa-t-il. La vieille est paralysée. Ce sera plus commode.

Une chose l’inquiétait : l’enfant. Dans quelle partie de la maison couchait le petit Pierre ? Faudrait-il passer près de lui pour monter là haut ?

— Ma foi, tant pis ! Il faudra bien déblayer le chemin.

Il commençait à faire noir. La nuit s’étendit peu à peu sur la maison, sur la cour, sur le jardin. Bientôt Pierre Lurier ne distingua plus rien du haut de son arbre. Seules les étoiles brillaient entre les branches.

Neuf heures ! Une lumière éclaire en rouge une des fenêtres du premier. Sans doute le vieux Berlot comptait son argent comme tous les soirs. La lumière s’éteignit au bout d’une grosse demi-heure seulement. Il y avait beaucoup d’écus dans le magot.

Dix heures !

Dieu ! que c’est long d’attendre ! Les heures sont grandes la nuit.

Onze heures ! tout dormait au loin.

Le moment était venu. Pierre Lurier descendit de son arbre.

Arrivé à la buanderie, il se mit à tâter le mur, jusqu’à ce qu’il eût trouvé entre deux briques un interstice ou pût pénétrer la lame de son couteau. La première brique fut longue à déchausser. Mais ce trou une fois fait, l’ouverture s’agrandit aisément. Les briques étaient descellées l’une après l’autre et posées à terre sans bruit. Enfin le corps de Pierre Lurier put trouver passage.

Il resta un bon moment immobile, habituant ses yeux à l’ombre. Quand il commença à distinguer un peu les choses, il reconnut qu’il ne s’était pas trompé dans ses souvenirs. En face de lui était bien la porte à loquet qui donnait dans la cuisine.

Mais avant de pénétrer là, il fallait prendre ses précautions, c’est-à-dire se mettre nu, préparer une lanterne, trouver une arme. Le couteau qui avait servi à éventrer le mur n’était ni assez long ni assez fort pour égorger un homme. À tâtons, l’assassin fouilla autour de lui dans les corbeilles d’instruments qui encombraient la salle, et fixa son choix sur une pioche courte, au manche solide, au fer lourd et pointu. Le long du mur étaient accrochées deux lanternes, l’une de voiture, l’autre d’écurie. La première fit l’affaire, d’abord parce qu’elle était plus petite, et ensuite parce qu’elle était munie d’un réflecteur qui en faisait comme une lanterne sourde. Pierre y fourra le bout de chandelle qui était resté du soir dans la lanterne d’écurie. Il trouverait des allumettes dans la cuisine ; et d’ailleurs, il ne voulait allumer que dans la chambre du haut, pour voir clair à frapper et à chercher l’argent. Tout cela étant prêt, Pierre Lurier se déshabilla, fit un petit paquet de ses vêtements, attacha ce paquet sur ses épaules avec un morceau de corde, et s’arrêta un instant pour réfléchir, afin de s’assurer qu’il ne lui manquait plus rien.

— Bon Dieu ! que je suis couenne ! pensa-t-il soudain. J’ai là mes habits roulés, je suis nu, donc je n’ai pas de poches ! Foutue bête, va ! et où mettras-tu l’argent des Berlot ? Il doit y avoir des écus, des Louis-Philippe de cinq francs, tout cela est lourd et tient de la place. Je ne peux pourtant pas me tailler des valades dans la peau des cuisses.

De nouveau il tâta les murs et fouilla les corbeilles, et il sourit silencieusement de plaisir en tirant d’une caisse pleine d’avoine une musette en toile, un de ces sacs qu’on met au nez des chevaux pour les faire manger. Dans cette musette tiendrait bien tout le magot. Il se la pendit au cou, en sorte qu’il avait l’air de porter une besace, le paquet de ses habits faisant la poche de derrière, et la musette la poche de devant.

Onze heures et demie sonnaient.

Alors tout nu, la lanterne sans feu accrochée au petit doigt de la main gauche, la pioche serrée vigoureusement dans la main droite, il poussa doucement du genou la porte de la buanderie, et pénétra dans la cuisine.

Un bruit doux et régulier annonçait le sommeil de l’enfant. Il était là en effet, le petit Pierre, sur un lit bas, la couverture ramenée jusqu’aux oreilles, couché en chien de fusil, et dormant à plein cœur.

Pierre Lurier s’approcha du lit, en serrant plus fortement sa pioche, qu’il commençait à lever.

— Bah ! se dit-il tout à coup. Il roupille si fort ! Ça ne se réveille pas, les enfants. Quand j’étais à sa place, le tonnerre de Dieu aurait pu tomber sans me faire dire ouf. Et puis, si je le manquais, il gueulerait, et les vieux seraient sur pied. Pauvre petiot ! comme c’est heureux les mômes ! Si par hasard il allait se réveiller tout de même ! Quand je serai là-haut, je ferai peut-être du boucan. Toute réflexion faite… Ah ! ma foi, non ! Peuh ! je serai toujours à même de le saigner en revenant.

Il prit des allumettes sous l’auvent de la cheminée, passa dans la grande salle, et déposa sa pioche et sa lanterne par terre pour soulever le globe de la pendule. Ô joie ! la clef y était comme autrefois. Dans trois minutes, il serait près du magot.

L’escalier craquait sous ses pieds nus.

— Cochon de bois ! voilà qu’il se met à crier, lui ! je n’appuie pourtant pas fort.

Il s’arrêtait pour écouter si le bruit n’avait pas été entendu. Rien ! La maison était toujours aussi muette. En bas seulement le petit Pierre ronronnait.

Encore deux marches, une marche, et c’est le palier, puis le cabinet aux balais ; et enfin voici la porte derrière laquelle sont les Berlot.

— Bon sang ! je crois que j’ai le trac ! C’est tout de même dur de bistoquer deux personnes. Si seulement ils dormaient comme le crapaud, je me contenterais de les voler. Oui, mais, va te faire fiche ! l’armoire à forcer, cela les mettra sens dessus dessous. Les vieux ont l’oreille fine, et ne dorment que d’un œil. Allons, mon bon, il n’y a pas à tortiller. Il faudra faire suer le chêne. Du courage ! zoup !

Il alluma la lanterne et poussa la porte.

Au grincement des gonds et plus encore au jet subit de la lumière, le père Berlot s’était dressé sur son séant, effaré. Mais il n’eut pas le temps de pousser un oh ! et retomba en arrière, la tête fendue. Muette, immobile, les yeux grands ouverts, la paralytique regardait l’épouvantable chose, tandis que l’assassin, par coups secs, retirait sa pioche du crâne troué. Une, deux, la pioche, rouge de sang et blanche de cervelle, sortit de sa gaine, se releva formidable, et se planta avec un coup sourd dans le bonnet tuyauté de la pauvre vieille.

Tout marchait bien. Il n’y avait plus qu’à ouvrir l’armoire.

Un tour de couteau dans la serrure en cuivre, et la porte s’ouvrit. Un sac, deux sacs, trois sacs, un quatrième plus petit. La main en les palpant sent des pièces de cinq francs dans les trois premiers et des louis dans l’autre. Cela suffit ! Inutile de tout retourner dans l’armoire. Il faut filer avec les quatre sacs engloutis dans la musette. Houp ! cela est lourd au cou. Il ne faut pas lâcher la pioche. Si l’enfant ne dormait plus !

Tout en réfléchissant et en agissant par saccades, avec frénésie, Pierre Lurier n’avait pas quitté des yeux les deux cadavres. Un seul instant il avait à demi tourné la tête pour ouvrir l’armoire, et à ce moment il s’était senti passer un froid terrible dans le dos. C’est un sentiment instinctif, quand on a tué, de regarder le cadavre jusqu’au moment où un objet matériel le masque. Pierre Lurier s’en alla donc à reculons, la lanterne toujours braquée sur le lit, la pioche à la main. Il arriva ainsi jusqu’à la porte qui s’était par son propre poids refermée derrière lui. D’un coup, brusquement, pour l’ouvrir et pour fuir, il tourna vers elle la lanterne, les yeux et le corps.

Un hoquet d’horreur le saisit à la gorge, ses yeux se fermèrent de peur. Un homme était là devant lui. Sans attendre, sans réfléchir, sans regarder, sans même voir que cet homme était, comme lui, nu, une lanterne à la main, une pioche dans l’autre, un sac au cou, Pierre Lurier n’eut qu’une idée : tuer l’apparition. Il lança violemment son arme ; et au même instant, n’ayant rencontré qu’une glace, le corps entraîné par son mouvement, la tête tirée par le poids de l’or, il chancela, et plongea la face en avant dans un fracas de verre cassé.

L’enfant réveillé au bruit, et pensant que le père Bcrlot malade avait besoin de son aide, accourut avec une chandelle. Mais en arrivant sur le palier, il tomba sans connaissance.

Quand le lendemain soir, venus pour éclaircir le mystère de la maison Berlot, les hommes de justice eurent monté l’escalier, voici ce qu’ils trouvèrent : La porte, qui dans l’intérieur de la chambre servait de panneau à une grande glace, avait été largement crevée ; par ce trou on apercevait le lit dont les oreillers formaient une masse rouge où s’enchâssaient deux têtes ouvertes. Par ce trou aussi un homme nu, dont la peau était rayée de coupures, avait passé à moitié. Il tenait une pioche à la main. Ses pieds étaient roidis en l’air, son ventre s’affaissait sur le bois de la porte. À son cou pendait un gros sac. L’artère de sa gorge déchirée avait lancé cinq ou six jets de sang sur le papier jaune de la muraille, et maintenant était attachée au parquet par un long caillot. Dans le coin le plus noir du cabinet était accroupi un enfant, les yeux énormes, les cheveux ébouriffés. Il ne répondit aux questions que par un rire effrayant.

Le petit Pierre était idiot.

— Le vice est toujours puni, dit sentencieusement le maire du village en montrant l’assassin.

Mais si le petit Pierre, qui était monté au secours de ses maîtres, avait pu parler, il aurait dit de reste que la vertu n’est pas toujours récompensée.