Les Morts bizarres/Le Chef-d’œuvre du crime

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Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 213-238).


LE CHEF-D’ŒUVRE DU CRIME

À la mémoire d’Adrien Juvigny


L’œil du public est un aiguillon de gloire.
(Stendhal).


Pas de chance ! Il avait pour nom de baptême Oscar, pour nom de famille Lapissotte ; il était pauvre, sans talent, et il se croyait un homme de génie.

Son premier soin, en entrant dans la vie, fut de prendre un pseudonyme ; son second, d’en prendre un autre ; et ainsi de suite, pendant dix ans, il usa tous les vocables de fantaisie qu’il put imaginer pour dépister la curiosité de ses contemporains.

Cette curiosité d’ailleurs, qu’il avait l’air de craindre et qu’il convoitait au contraire de toutes ses forces, ne cherchait guère à percer les ténèbres épaisses de son existence. Sous toutes ses étiquettes d’emprunt, qu’il se fît appeler Jacques de la Mole, Antoine Guirland, Tildy Bob, Grégorius Hanpska, qu’il s’affublât de désinences nobles, roturières, étrangères, romantiques ou modernes, il n’en restait pas moins le plus inconnu des plumitifs, le plus obscur des incompris et le plus pauvre des gens de lettres. La gloire ne voulait pas de lui.

E pur, si muove ! J’ai quelque chose là ! se disait-il avec conviction en frappant de son doigt la boîte osseuse de son crâne, qu’il croyait profond parce qu’il sonnait creux.

On ne saurait croire à quelles aberrations peut pousser la vanité littéraire. Il y a des hommes de véritable talent qu’elle a jetés dans des ridicules inconcevables, et même qu’elle a induits à commettre des actes honteux ou odieux. Qu’est-ce donc lorsqu’elle tourmente un misérable d’une nullité avérée ? La patience épuisée, l’orgueil aigri, l’impuissance acquise, une vie gâchée par un espoir inutile et tenace, il n’en faut pas tant pour enfanter l’idée d’en finir par un suicide ou d’en sortir par un crime.

Oscar Lapissotte n’était pas assez brave pour choisir la mort. D’ailleurs, ses prétentions à la supériorité intellectuelle trouvèrent une pâture dans la résolution d’un crime. Il se dit en effet que son génie avait jusqu’alors fait fausse route en s’appliquant aux rêves de l’art, et qu’il était destiné aux violences de l’action. D’autre part, le crime rapporterait une fortune, et la richesse mettrait enfin en pleine lumière cet esprit transcendant qui s’étiolait dans la pauvreté. Artistiquement et moralement, l’incompris se prouva donc qu’il était nécessaire de commettre un crime.

Il le commit. Et, comme si la réalité voulait lui donner raison, pour la première fois de sa vie il fit un chef-d’œuvre.

II

Environ dix ans avant le jour où il devint un scélérat, Oscar Lapissotte avait demeuré au sixième étage dans une maison de la rue Saint-Denis. Perdu au milieu d’une trentaine de locataires, connu seulement sous un de ses nombreux pseudonymes, il y avait été l’amant d’une vieille bonne bavarde qui lui racontait toutes ses petites affaires. Elle servait une veuve, fort âgée, malade et extrêmement riche. Il n’était d’ailleurs resté dans cette maison qu’un mois à peine.

Un soir qu’il venait de quitter un de ses amis, interne à la Pitié, en passant dans une salle pour s’en aller, il reconnut la bonne qui était mourante. Elle lui dit qu’elle n’était plus chez la veuve depuis trois semaines seulement, qu’on l’avait remplacée pour le moment par une femme de ménage, que sa maîtresse était trop infirme pour venir la visiter et que c’était bien désolant.

— Je comprends cela, dit Oscar. Vous voudriez la voir, n’est-ce pas ?

— Oh ! ce n’est pas pour cela. C’est que j’ai peur, si je meurs ici, que madame ne lise toutes les lettres que j’ai laissées chez elle et ne me méprise après ma mort.

— Et pourquoi vous mépriserait-elle ?

— Écoutez ! je vais vous dire toute la vérité. Vous avez été mon amant, mais il y a si longtemps que c’est passé, et je puis vous confier que j’ai eu d’autres amours. Vous ne m’en voulez pas, hein ? Et puis, vous savez bien que j’étais pas ce qu’il vous faut, à vous ! Vous êtes un artiste, un homme du monde. Vous m’avez eue en passant, sans y attacher d’importance. Mais j’ai dans la maison une espèce d’homme qui est de mon rang, un cocher, que, si madame le savait, ce serait ma perdition. Et j’ai fait tant de mauvaises choses pour lui ! Ah ! le gueux ! j’en étais folle. Il est le père de mon enfant ; c’est pour cela que j’ai passé par où il a voulu. Il me promettait toujours de le reconnaître et de m’épouser. Aujourd’hui je vois bien que c’était de la frime ; mais n’importe ! Mon petit ne sera pas malheureux avec ce que je lui laisse, et madame est assez bonne pour en avoir soin aussi ; car je lui ai écrit, à madame, que j’avais un enfant. J’ai la lettre là, sous mon oreiller, et je veux qu’on la lui remette quand je n’y serai plus, mais seulement si mes papiers sont brûlés avant. Car, sans cela, je mangerai la lettre plutôt. Je ne veux pas que madame sache tout ce que j’ai fait. Elle serait sans pitié pour le gamin si elle savait qu’il est le fils d’une gourgandine et d’une voleuse.

— Voyons, voyons, ma chère amie, dit brusquement Oscar, expliquez-moi mieux votre situation. Vous parlez trop vite, vous embrouillez tout, et il faut me mettre au courant nettement, si vous voulez que je vous rende un service. Je ne demande pas mieux, si c’est possible ; mais j’ai besoin de bien comprendre.

À ce moment, Oscar Lapissotte ne songeait nullement au crime. Il se laissait simplement aller à sa curiosité d’homme de lettres, flairait un roman et se préparait de la copie.

— Eh bien ! reprit la bonne, voici ce que c’est. Je vais lâcher d’être claire. Je suis tombée malade tout d’un coup, d’une attaque d’apoplexie, dans la rue, et on m’a amenée à l’hôpital. Madame m’y a laissée, parce qu’on ne pouvait pas me transporter d’ici. Je lui ai écrit, et elle m’a répondu. Sa femme de ménage est venue de sa part. Mais ni à madame, ni à la femme de ménage je n’ai pu parler de ce qui me tourmente. J’ai un paquet de lettres du cocher, vous savez bien, du père. Dans les lettres il y a tout plein de vilaines choses, des vols qu’il me conseille et des remerciements qu’il m’envoyait quand je les avais commis. Car j’ai volé, oui, j’ai volé pour lui, volé ma maîtresse. J’aurais dû les brûler, ces lettres maudites. Mais il y avait aussi dedans des mamours et des promesses de mariage, et des assurances qu’il reconnaîtrait le petit. Alors je les gardais. Un jour, le vaurien m’a menacée de me les prendre pour me compromettre. Je lui refusais de l’argent, et il m’a laissé comprendre qu’une fois maître des papiers, il ferait de moi tout ce qu’il voudrait. J’ai eu diablement peur. Tout de même je n’ai pas voulu me séparer des lettres. Pour les mettre en sûreté, j’ai demandé à madame de lui confier des papiers de famille auxquels je tenais beaucoup, et j’ai ainsi fourré mes lettres dans son secrétaire. Madame m’a donné un tiroir pour moi, avec la clef. Je sais bien que je pourrais lui faire dire que j’ai besoin de mes papiers. Mais je me méfie de la femme de ménage, qui me les apporterait. À des mots qu’elle m’a lâchés, je crois bien deviner qu’elle a aussi le cocher maintenant. C’est un enjôleur, je vous dis. Et s’il l’enjôle, c’est pour avoir le paquet, dont il connaît la cachette. Alors, vous comprenez mon embarras. Oh ! si vous étiez assez bon ! Je ne le mérite pas, c’est vrai ; mais ce serait beau de votre part, de me rendre ce service.

— Quel service ?

— De m’apporter mes lettres.

— Mais comment voulez-vous que je les aie ?

— C’est bien simple, allez ! Le soir, sur les dix heures, madame a pris son chloral pour dormir, et elle dort fort à ce moment. Pendant ce temps, la femme de ménage n’est pas là, puisqu’elle s’en va à sept heures après le dîner. Vous pensez bien que madame ne lui a pas dit qu’elle prenait du chloral, crainte du vol. Elle ne le disait qu’à moi, en qui elle avait pleine confiance, la pauvre. Eh bien ! vous entreriez alors, qu’elle ne vous entendrait pas, et vous pourriez sortir et m’apporter mes lettres. Personne ne vous verrait du reste. Vous savez qu’il y a deux entrées à la maison. Par l’escalier de service le concierge ne s’apercevrait de rien. Oh ! faites cela pour moi, dites !

— Mais vous êtes folle. Et le secrétaire, comment l’ouvrir ? Et la porte de l’appartement, comment la passer ?

— J’ai une double clef du secrétaire. Je l’avais fait fabriquer pour ma honte, pour voler madame. La voici, avec celle de mon tiroir. Voici aussi la clef pour entrer par la cuisine, sur l’escalier de service. Je vous en supplie. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai foi en vous, je suis sûre que vous ferez cela, pour que je meure en paix.

Oscar Lapissotte prit les clefs. Il avait les yeux fixes. Une subite pâleur couvrait sa figure. Des contractions nerveuses tiraillaient le pli de ses lèvres minces. Brusquement, la possibilité du crime lui était apparue. Cette femme morte, et la chose était facile à exécuter.

— Oh ! j’étouffe, j’étouffe, dit la malade que sa longue confidence avait épuisée. À boire ! donnez-moi à boire !

Le dortoir était dans l’ombre, vaguement éclairé par une veilleuse. Dans les lits voisins, tout le monde dormait. Oscar souleva la tête de la malade, retira l’oreiller, et le lui posa sur la bouche où il le maintint d’un poignet de fer pendant au moins dix minutes. Il eut l’épouvantable courage d’attendre, la montre en main.

Quand il découvrit la figure, la malade était asphyxiée. Elle n’avait pu faire un mouvement ni pousser un cri. Elle semblait avoir succombé à un coup de sang. Il replaça l’oreiller sous la tête, ramena les couvertures sous le menton. Le cadavre avait l’air de dormir.

Le lit de la bonne étant assez près de la porte, l’assassin sortit sans bruit. Il enfila le corridor des internes, passa par une poterne de la rue de la Pitié, et se trouva dehors sans avoir été vu.

Il était neuf heures vingt minutes.

Sans perdre de temps, tout à la fièvre de l’exécution, le misérable partit à grands pas pour la rue Saint-Denis. Il entra dans la maison avant dix heures.

En route il avait mûri tout son plan.

Il pénétra d’abord dans l’écurie, où devaient être les affaires du cocher. Il y prit une cravate, en déchira un petit lambeau, et mit ce lambeau dans sa poche. Puis il monta par l’escalier de service, quatre à quatre. C’était au premier et on pouvait enjamber les dix-huit marches sans risquer d’être aperçu.

Il ouvrit la porte, entra sans bruit, arriva dans la chambre à coucher, et d’un coup étrangla la vieille femme qui dormait. Là encore il eut le sang-froid de tenir la gorge serrée pendant un bon quart d’heure.

Il ouvrit ensuite le secrétaire. Dans le grand tiroir du milieu il y avait des actions et des obligations ; dans le tiroir de gauche, des billets de banque ; dans celui de droite des rouleaux de louis. Il fit un tri des titres au porteur et laissa les autres. En tout, titres, or et billets, il y avait cent quarante mille francs, dont il bourra ses poches.

Il s’occupa ensuite des lettres. Il les trouva facilement dans le petit coin, en haut, où la bonne lui avait dit qu’elles étaient.

Il les brûla dans la cheminée, mais en ayant soin de laisser intacts les morceaux les plus compromettants pour la bonne et le cocher. Quelques-uns seulement, bien choisis, suffisaient pour reconstituer toute l’histoire de l’enfant, des provocations au vol, des vols commis. Il les mit en évidence, près du garde-feu, admirablement arrangés pour faire croire qu’on les avait brûlés à la hâte et qu’on était parti avant qu’ils fussent complètement consumés.

Il chiffonna et déchira le lambeau de cravate dans la main droite, fermée et crispée, de la morte.

Il sortit alors, fila comme un éclair jusqu’à la rue, et se mit immédiatement à marcher avec le pas tranquille et distrait d’un rêveur.

Décidément Oscar Lapissotte ne s’était pas trompé en se croyant un homme de génie. Il avait le génie du crime et avait travaillé de main de maître.

III

Un crime, en effet, n’est véritablement un chef-d’œuvre que si l’auteur reste impuni. D’autre part, l’impunité n’est complète que si la justice condamne un faux coupable.

Oscar Lapissotte eut l’impunité complète.

La justice n’hésita pas un seul instant pour trouver l’assassin. Évidemment, c’était le cocher. Les fragments des lettres étaient des indices infaillibles. Quel autre que le cocher, amant de la bonne, pouvait connaître si bien les choses favorables au crime ? Quel autre pouvait avoir les clefs ? N’avait-il pas commencé par voler la veuve de concert avec la bonne ? N’était-il pas logique qu’il eût franchi le pas qui sépare le vol de l’assassinat ? D’ailleurs, le bout de cravate accusateur parlait clairement. Pour comble de malheur, le cocher avait de mauvais antécédents. Comme dernière circonstance accablante, il ne put justifier de l’emploi de son temps à l’heure fatale. Il eut beau nier, protester de son innocence, tout était contre lui, rien ne plaidait en sa faveur.

Il fut jugé, condamné à mort, exécuté ; et les juges, les jurés, l’avocat, les journaux, le public, s’accordèrent pour avoir la conscience tranquille à cet endroit. Il ne resta qu’un point obscur dans son affaire, c’est la fortune qu’on ne put retrouver. On pensa que le coquin l’avait cachée en lieu sûr, mais personne ne douta qu’il ne l’eut volée.

En somme, si jamais criminel fut reconnu coupable de son crime, c’est bien celui-là.

IV

On dit que la conscience d’une bonne action donne une paix profonde. Mais peu de gens ont eu la hardiesse de dire que l’impunité d’une mauvaise action procure aussi sa félicité. Barbey d’Aurevilly, parmi ses admirables Diaboliques, n’a pas craint d’écrire une nouvelle intitulée le Bonheur dans le crime, et il a eu raison ; car les scélérats connaissent la sérénité.

Oscar Lapissotte put jouir pleinement de son double meurtre et en savourer les fruits dans une sérénité absolue. Il n’éprouva ni remords, ni terreur. La seule chose troublante qu’il ressentit et qui s’accrut peu à peu, fut un orgueil immense.

Orgueil d’artiste surtout. Ce qui lui fit oublier toute considération morale, c’est précisément la perfection de son œuvre, et le sentiment qu’il avait de s’être montré vraiment impeccable.

Or, en cela seulement, sa soif de supériorité trouva de quoi s’abreuver jusqu’à l’ivresse.

Dans tout le reste, il restait un homme médiocre, obscur, justement inconnu. Il avait beau profiter de sa fortune nouvelle pour forcer la porte des journaux et des revues ; il avait beau fêter la critique ; il ne pouvait se faire écouler du public. Ses vers, sa prose, ses essais de théâtre, étaient marqués au coin de la nullité. Les gens du métier connaissaient un peu Anatole Desroses, l’homme de lettres amateur qui avait plus de rentes que de talent ; mais les lecteurs se moquaient de ses rentes, et tout le monde s’accordait pour lui refuser même le plus petit brin de talent. Il était dûment convaincu d’impuissance.

Et pourtant ! se disait-il parfois avec un éclair dans les yeux, pourtant, si je voulais ! Si je racontais mon chef-d’œuvre ! car j’ai fait un chef-d’œuvre. Il n’y a pas de doute pour celui-là. Anatole Desroses est peut-être un crétin, soit ; mais Oscar Lapissotte est un homme de génie. C’est tout de même épouvantable à penser, qu’une chose aussi bien machinée, aussi puissamment conçue, aussi vigoureusement exécutée, aussi complètement réussie, restera éternellement inconnue. Ah ! ce jour-là, j’ai eu l’inspiration, la vraie, celle qui fait faire les choses parfaites. Mon Dieu ! l’abbé Prévost a barbouillé plus de cent romans détestables et n’a écrit qu’une Manon Lescaut. Bernardin de Saint-Pierre ne laissera que Paul et Virginie. Il y a beaucoup de ces génies singuliers qui ne produisent qu’une œuvre. Mais aussi, quelle œuvre ! Cela reste comme un monument dans une littérature. Moi, je suis de cette famille d’esprits. Je n’ai fait qu’une belle chose. Pourquoi l’ai-je vécue au lieu de l’écrire ? Si je l’avais écrite, je serais célèbre. Je n’aurais qu’un conte à montrer, mais tout le monde voudrait le lire, car il serait unique dans son genre. J’ai fait le chef-d’œuvre du crime.

Cette idée devint à la longue une obsession.

Pendant dix ans il lutta contre elle. Il se laissa dévorer, d’abord par le regret de n’avoir pas fait le rêve à la place de l’action, puis par le désir de raconter l’action comme un rêve. Ce qui le hantait, ce n’était pas le démon de la perversité, cette puissance singulière qui pousse les personnages d’Edgar Poë à crier leur secret ; c’était seulement une préoccupation littéraire, le besoin de renommée, le prurit de la gloire.

Comme un subtil conseiller qui réfute une à une les objections et qui fait valoir les arguments captieux, son idée fixe le poursuivait de mille raisonnements :

Pourquoi n’écrirais-tu pas la vérité ? que crains-tu ? Anatole Desroses est à l’abri de la justice. Le crime est vieux. Pour tout le monde il est oublié. L’auteur en est connu, il est mort et enterré avec sa tête entre les jambes. Tu auras l’air d’avoir arrangé artistiquement une ancienne histoire judiciaire. Tu mettras là-dedans toutes tes pensées obscures, toutes les rancunes qui t’ont poussé au meurtre, toutes les habiletés que tu as combinées pour le commettre, toutes les circonstances que t’a fournies ce merveilleux inventeur qui s’appelle le hasard. Toi seul es dans le secret de l’œuvre, et personne ne devinera que tu l’as puisé dans la réalité. On ne verra dans ton conte que l’effort d’une imagination extraordinaire. Et alors tu seras l’homme que tu veux être, le grand écrivain qui se révèle tard, mais par un coup de maître. Tu jouiras de ton crime comme jamais criminel n’a pu jouir du sien. Tu en auras tiré non-seulement la fortune, mais encore le laurier. Et qui sait ? Après ce premier succès, quand tu auras un nom, tu feras lire tes autres œuvres, et on reviendra sans doute sur l’injuste opinion qu’on a de toi. Sur le chemin de la célébrité, il n’y a que le premier pas qui coûte. Courage ! Retrouve un peu de cette hardiesse étonnante que tu as eue un jour dans ton existence. Vois comme elle t’a réussi. Elle ne peut manquer de réussir encore. Tu as su prendre une fois l’occasion aux cheveux. Tu la tiens encore dans ta main aujourd’hui. La laisseras-tu fuir ? Tu sais bien que l’œuvre est belle, n’est-ce pas ? Eh bien ! raconte-la, sans peur, sans ambages, fièrement, dans sa majestueuse horreur. Et, si tu veux m’en croire, va jusqu’au bout de ton orgueil, sois crâne outrageusement, et renonce au pseudonyme qui a l’air d’être ton nom, pour signer de ton nom qui aura l’air d’un pseudonyme. Ce n’est pas Jacques de la Mole, Antoine Guirland, ni même Anatole Desroses, ce n’est pas ce tas d’inconnus sans talent qu’il faut illustrer, c’est toi seul, c’est Oscar Lapissotte.

Et un beau soir, Oscar Lapissotte s’assit devant du papier blanc, la tête en feu, la main fiévreuse, comme un grand poète qui se sent prêt à accoucher d’une grande chose, et il écrivit d’un trait l’histoire de son crime.

Il racontait les débuts misérables d’Oscar Lapissotte, sa vie de Bohême, ses insuccès multipliés, sa médiocrité prouvée, ses rancunes terribles, les idées de suicide et de crime qui dansaient dans sa cervelle, les révoltes d’un cœur que la chimère a trompé et qui veut se venger sur le réel, tout un roman de psychologie pénétrante, l’anatomie de son esprit. Puis, en traits sobres et d’une effrayante netteté, il décrivait la scène de la Pitié, la scène de la rue Saint-Denis, la mort du faux coupable, le triomphe du vrai meurtrier. Alors, avec une subtilité de détails curieuse et satanique, il analysait les causes qui avaient décidé l’auteur à publier son crime, et il finissait par l’apothéose d’Oscar Lapissotte, qui mettait sa signature au bas de cette confession.

V

Le Chef-d’œuvre du crime parut dans la Revue des Deux-Mondes et eut un succès prodigieux. On en peut avoir une idée par les quelques extraits suivants des articles de critique qui saluèrent son apparition :

« Tout le monde sait que sous le pseudonyme d’Oscar Lapissotte (un nom d’une fantaisie peut-être un peu trop gauloise) se cache un auteur qui se plaît à ces sortes de déguisements, M. Anatole Desroses. Après avoir longtemps gaspillé son talent dans le petit journalisme, M. Anatole Desroses vient de nous donner sa vraie mesure. La nouvelle est tirée d’un drame judiciaire qui s’est passé il y a environ dix ans rue Saint-Denis. Mais l’imagination du romancier a su transformer un vulgaire assassinat en une œuvre étonnante de combinaison. Le pauvre Gaboriau lui-même n’aurait pas trouvé les complications qu’a inventées M. Anatole Desroses. Nous donnerons le Chef-d’œuvre du crime dans notre numéro double de dimanche prochain. » — (Philippe Gille. — Figaro.)

« Pendant que je parle de la poule au riz, je dois dire un mot de la chair de poule que m’a donnée le Chef-d’œuvre du crime. Il y a dans l’analyse des sentiments une pointe de métaphysique qui me gâte un peu la fantaisie vraiment extraordinaire du récit. Mais quel est le livre sans défaut ? La bizarrerie même de ces détails subtils est comme un ragoût agréable. Grimod de la Reynière et Restif de la Bretonne ont de ces obscurités amusantes. M. Anatole Desroses est de leur famille. Il a écrit comme eux un fatras de choses inconnues parmi lesquelles cinquante pages tout à fait remarquables. Il sera le plus célèbre parmi les oubliés et les dédaignés de notre temps. » — Charles Monselet. — Événement.)

« L’auteur de cette nouvelle n’est pas un lyrique comme nous l’entendons : mais ce n’est pas non plus un réaliste. Son génie fantastique a les ailes de L’ode. Toutefois il faut bien avouer qu’Anatole Desroses est plutôt un nourrisson des Euménides, des chiennes sanglantes qui aboient sur les traces d’Orestes meurtrier de la grande Klytaimnestra, qu’un nourrisson des Grâces à la belle gorge. Mais qu’importe le terrain, pourvu qu’on y voie croître le laurier ? » — (Théodore de Banville. — National.)

« Pas de remords ! c’est bien là le crime d’un athée. Si un rayon de foi chrétienne traversait ces ténèbres, M. Anatole Desroses pourrait passer pour le Dante de l’enfer moderne, Il n’en est que le Disdéri. Mais c’est de la photographie en couleurs. Il a la touche. Il écrit. Il va même jusqu’à savoir analyser. Il sondera peut-être les reins de sa génération, qui les a bien malades. » — (Louis Veuillot. — Univers.)

« Chef-d’œuvre en effet, ce Chef-d’œuvre du crime ! Et pas si crime ! Car cette plume a des éclairs d’épée et des tranchants de scalpel. Elle pousse des bottes terribles à la sérénité du crime et la découpe en anatomie, bien qu’elle lui tisse une auréole de moulinets flamboyants. On y voit plus clair, voilà tout ! C’est la clarté sulfureuse que jette l’œil du diable, d’ailleurs ; et c’est aussi le doigt du diable, que ce doigt enragé de M. Anatole Desroses troussant la robe du crime et montrant le cœur humain sans feuille de vigne. Il me plaît, ce M. Anatole Desroses, qui aurait dû s’appeler Desépines ou Desorties ; il me plaît comme un vice. » — J. Barbey d’Aurevilly. — Constitutionnel.)

Sarcey fit sur le Chef-d’œuvre du crime une conférence au boulevard des Capucines. Il établit des comparaisons avec Hoffmann et Edgar Poë, toucha deux mots de l’art dramatique à propos des préparations psychologiques qui amenaient les scènes de meurtre, fit une digression sur le genre du vaudeville, une autre sur l’école normale, une troisième sur l’essence de la digression, et finalement appela l’auteur un quart de génie, tout en lui tapant familièrement sur le ventre.

En somme, il y eut un concert d’éloges, à part les criailleries indispensables des envieux, des sots, des prud’hommes et autres menus vérons du journalisme.

VI

Toutefois, dans tous les articles, même les plus flatteurs, deux choses se retrouvaient qui irritèrent beaucoup Oscar Lapissotte.

La première, c’est qu’on s’obstinait à prendre son vrai nom pour un pseudonyme et à l’appeler Anatole Desroses.

La seconde, c’est qu’on parlait trop de son imagination et qu’on ne faisait pas assez ressortir la vraisemblance de son récit.

Ces deux desiderata le tourmentèrent à tel point qu’il en oublia tout le bonheur de sa gloire naissante. Les artistes sont ainsi faits que, même quand la critique les couche sur un lit de roses, ils souffrent si quelque feuille fait le moindre pli.

Aussi, un beau jour, comme un quidam félicitait le grand homme qui avait écrit le Chef-d’œuvre du crime et lui donnait de l’encensoir par le nez à tour de bras, le grand homme lui répondit à brûle-pourpoint :

— Eh ! monsieur, vous me féliciteriez bien autrement si vous saviez le fin mot des choses. Ma nouvelle n’est pas un roman ; elle est arrivée. Le crime a été commis tel que je l’ai raconté. Et c’est moi qui l’ai commis. Je m’appelle de mon vrai nom Oscar Lapissotte.

Il disait cela froidement, avec un grand air de conviction, détachant bien ses phrases, comme quelqu’un qui veut être cru.

— Ah ! charmant ! charmant ! s’écria son interlocuteur. La plaisanterie est d’un lugubre renversant. C’est du meilleur Baudelaire !

Et le lendemain tous les journaux répétaient l’anecdote. On trouva délicieuse la tentative de mystification par laquelle Anatole Desroses voulait se faire passer pour un assassin. Décidément, il était original et digne d’occuper Paris.

Oscar Lapissotte devint furieux. En faisant cette confession terrible, il avait agi machinalement en quelque sorte. Maintenant il avait réellement besoin d’être cru par quelqu’un.

Il renouvela sa confession à tous les amis qu’il rencontra sur le boulevard. Le premier jour cela parut drôle. Le second jour on trouva qu’il avait la farce monotone. Le troisième jour il fut jugé ennuyeux. Au bout de la semaine, il finit par passer pour un franc imbécile.

Il ne savait pas se maintenir à la hauteur de sa réputation de grand homme. Ses plus chauds partisans le blaguèrent.

Ce commencement de dégringolade l’exaspéra.

— Ah ! c’est trop fort ! dit-il aux incrédules, en plein café ; ainsi personne ne veut ajouter foi à ce qui est l’exacte vérité ; personne ne veut reconnaître que j’ai non-seulement écrit, mais exécuté le Chef-d’œuvre du crime ! Eh bien ! j’en aurai le cœur net. Demain, tout Paris saura qui est Oscar Lapissotte !

VII

Il alla trouver le juge d’instruction qui avait mené l’affaire de la rue Saint-Denis.

— Monsieur, lui dit-il, je viens me constituer prisonnier. Je suis Oscar Lapissotte.

— Inutile de continuer, monsieur, lui répondit le juge d’un air aimable. J’ai lu votre nouvelle, dont je vous fais mes compliments. Je connais aussi l’excentricité à laquelle vous vous amusez depuis huit jours. Un autre que moi se fâcherait, peut-être, de voir que votre plaisanterie pousse jusqu’à la magistrature. Mais j’aime les lettres, et je ne saurais vous en vouloir d’essayer sur moi aussi votre spirituelle farce, puisque cela me vaut le plaisir de faire votre connaissance.

— Eh ! monsieur, dit Oscar impatienté de ces politesses, il s’agit bien de plaisanterie ! Je vous jure que je suis Oscar Lapissotte, et que j’ai commis le crime, et je vais vous le prouver.

— Eh bien ! monsieur, reprit le magistrat, vous allez voir comme je suis de bonne composition. Pour la curiosité du fait, je veux bien me prêter à ce jeu. Je vous écoute ; je vous avouerai même que je me fais d’avance une fête de voir comment un esprit aussi subtil que le vôtre pourra s’y prendre pour me prouver l’absurde.

— L’absurde ! Mais ce que j’ai raconté est la vérité absolue. Le cocher n’était pas coupable. C’est moi qui ai disposé…

— Je crois vous avoir dit, cher monsieur, que j’ai lu votre nouvelle. S’il vous plaît de me la raconter vous-même, j’en aurai une joie infinie. Mais cela ne me prouvera rien du tout, sinon ce qui m’est prouvé déjà, à savoir que vous avez une imagination singulièrement riche et étrange.

— Je n’ai eu d’imagination que pour commettre mon crime.

— Pas pour commettre ; pour l’écrire, cher monsieur, pour l’écrire. Et tenez, laissez-moi vous dire toute ma pensée là-dessus : Vous avez eu un peu trop d’imagination, vous avez passé les bornes permises à la fantaisie de l’écrivain, vous avez inventé certaines circonstances qui pèchent contre le vraisemblable.

— Mais puisque je vous dis…

— Permettez ! permettez ! Vous souffrirez bien que je me reconnaisse quelque compétence en matière de crime. Eh bien ! je vous assure, la main sur la conscience, que votre crime n’est pas combiné naturellement. La rencontre avec la bonne à la Pitié est trop une chose de hasard. Le chloral (passez-moi le jeu de mot) est dur à digérer. Et bien d’autres détails de même. En tant qu’œuvre d’art, votre nouvelle est charmante, originale, bien machinée, ce que vous appelez empoignante ; et j’admets que vous avez eu parfaitement raison, vous écrivain, de travestir ainsi la réalité. Mais votre fameux crime en lui-même est impossible. Mon cher monsieur Desroses, je suis désolé de vous faire de la peine ; mais si je vous admire comme homme de lettres, je ne saurais vraiment vous prendre au sérieux comme criminel.

— C’est ce que tu vas voir ! hurla Oscar Lapissotte en bondissant sur le magistrat.

Il avait l’écume aux lèvres, le sang aux yeux, tout le corps soulevé par un accès de colère. Il aurait étranglé le juge, si l’on n’était venu aux cris.

On maîtrisa ce furieux, on le lia, et il fut immédiatement enfermé.

Cinq jours plus tard, on le conduisait à Charenton comme fou.

— Voilà pourtant où mène la littérature ! disait, le lendemain, je ne sais quel chroniqueur. Anatole Desroses a fait une fois, par hasard, une belle chose. Il en a été tellement troublé, qu’il a fini par croire à la réalité de son rêve. C’est la vieille fable de Pygmalion devenant amoureux de sa statue. Ce pauvre Murger me disait un jour… etc… etc…

VIII

Et ce qu’il y a de plus épouvantable, c’est qu’Oscar Lapissotte n’était pas fou. Il avait bien toute sa raison, et n’en était que plus torturé.

— Ainsi, pensait-il, j’ai tous les malheurs. On ne veut croire ni à mon nom, ni à mon crime. Quand je serai mort, je passerai simplement pour Anatole Desroses, un écrivassier qui a eu la veine d’imaginer un seul beau conte ; et on prendra pour un personnage de roman cet Oscar Lapissotte, cet être que je suis, l’homme de sang-froid, de décision, d’action, le héros de la férocité, la négation vivante du remords. Oh ! qu’on me guillotine, mais qu’on sache la vérité ! Ne fût-ce qu’une minute, avant de fourrer mon cou dans la lunette ; ne fût-ce qu’une seconde, pendant que le couperet tombera ; ne fût-ce que le temps d’un éclair, je veux avoir la certitude de ma gloire et la vision de mon immortalité !

On traitait cette exaltation par les douches.

Enfin, à force de vivre dans son idée fixe, et dans la compagnie des fous, il devint fou lui-même.

C’est justement alors qu’on le renvoya en le déclarant guéri.

Oscar Lapissotte avait fini par croire qu’il était bien Anatole Desroses et qu’il n’avait jamais assassiné.

Il est mort avec la conviction d’avoir rêvé son œuvre et de ne pas l’avoir faite.