Les Musées et le mouvement des arts à Munich/01

La bibliothèque libre.
Les Musées et le mouvement des arts à Munich
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 515-548).
02  ►


LES MUSEES
ET
LE MOUVEMENT DES ARTS
À MUNICH

I.
L’EXPOSITION DU PALAIS DE CRISTAL. — LE MUSÉE NATIONAL BAVAROIS. — LA GLYPTOTHÈQUE. — LA PINACOTHÈQUE.

Il est des chemins qu’on ne prend plus volontiers, et il faut quelque courage pour traverser aujourd’hui nos nouvelles frontières. Si déplaisante que puisse paraître désormais une excursion chez nos voisins, il y a cependant, et plus que Jamais, profit à nous éclairer sur ce qu’ils font, pourvu qu’on s’applique à conserver dans une telle étude toute l’impartialité qu’il y faut. C’est avec une entière liberté d’esprit que nous voudrions, pour notre part, résumer ici les informations qu’un récent séjour à Munich nous a permis d’y prendre non-seulement sur les musées, mais sur l’ensemble du mouvement de l’art contemporain.

Il y a plus de quatorze ans déjà, un penseur éminent disait aux lecteurs de la Revue[1] ce que la situation, les hasards de la politique et aussi le dilettantisme d’un roi avaient fait de la capitale de la Bavière. Avec la netteté d’un esprit vraiment philosophique, M. de Rémusat appréciait brièvement alors le caractère de l’activité intellectuelle dont cette ville était le foyer. La plus simple prudence nous aurait averti que, même après un si long intervalle, on ne recommence pas une pareille étude, si d’ailleurs nous avions été tenté le moins du monde de la reprendre au point où il l’avait laissée, et de dire les sentimens que nous inspirent les événemens qui depuis se sont si brusquement succédé. Nous entendons nous tenir strictement sur le terrain de l’art. Outre les nombreuses collections que renferme Munich, outre la Pinacothèque, qui en était pour nous le principal attrait, nous y avons trouvé, comme à point nommé, une exposition à laquelle toute l’Allemagne, et l’Allemagne seule, avait été convoquée. Il nous a donc paru que l’occasion était bonne pour étudier, à côté des œuvres du passé, la situation de l’art contemporain, et pour jeter un coup d’œil sur les arts industriels, puisque ces divers élémens d’information étaient réunis pour nous dans cette exposition du Palais de Cristal.

En même temps, l’attention du monde musical était appelée sur les fêtes de Baireuth ; cette paisible petite ville était tout à coup transformée en un champ-clos où adeptes et détracteurs de Wagner se livraient aux appréciations les plus divergentes et les plus passionnées. À Munich même, tous les soirs, les plus grandes productions d’un répertoire lyrique très richement pourvu sollicitaient notre admiration autant par leur variété que par le consciencieux mérite de l’interprétation. Les arts, on le voit, pouvaient suffire, et au-delà, à défrayer tous les momens d’un voyageur, et fournissaient ample matière à ses observations. Sans qu’il fût besoin de recourir à des relations qu’en d’autres temps nous eussions peut-être recherchées, notre vie silencieuse et solitaire était assez occupée. Quoi qu’on en dise en Allemagne, les arts peuvent se passer de commentaires ; c’est leur bénéfice de n’exiger de ceux qui les aiment que la sincérité et le recueillement. Nous osons affirmer que ni l’un ni l’autre ne nous ont fait défaut à Munich. Sans partage, l’art remplissait nos journées, et la nature elle-même nous y laissait à nos pensées. Ni les grands espaces abandonnés du Jardin anglais, ni ces terrains vagues dans lesquels la ville semble se perdre peu à peu, ni les tristes prairies où l’Isar roule à grand fracas ses eaux grises, ni même, quand parfois le ciel est pur, la pâle silhouette des Alpes de Bavière qui dessinent à l’horizon leur fine dentelure, rien, dans ce pays désolé, sur cet âpre plateau balayé par la bise, ne sollicite bien vivement l’attention du promeneur. On peut à loisir songer à ce qu’on a vu, repasser les impressions qu’on a goûtées, et alors, comme par une pente naturelle de l’esprit, dans cet isolement qui tient plus aux conditions d’un tel séjour qu’à la distance même, on pense à son pays. On est heureux si, par des rapprochemens qui naissent en quelque sorte d’eux-mêmes, on se croit en droit de lui attribuer certaines supériorités ; on serait plus heureux encore si l’on savait, avec quelque autorité, lui proposer des exemples qu’il put suivre, et des imitations qui convinssent à son génie.


I.

C’est du roi Louis Ier que date le mouvement des arts dont la ville de Munich a été le théâtre. On a beaucoup vanté la générosité et les goûts libéraux du monarque ; on n’a pas assez songé aux inconvéniens de ce patronage officiel. L’art implanté par lui sur le sol de la Bavière ne pouvait y jeter des racines bien profondes. À travers ses prétentions hautaines et ses affectations d’indépendance, on sent qu’il n’a rien de spontané, et il a gardé je ne sais quel air de commande et de précipitation. Ses productions hâtives reflètent les impatiences et les engouemens multiples d’un roi dont les caprices en tout genre sont restés célèbres. Les monumens, pastiches de tous les styles et de toutes les époques, sont comme les illustrations de ses voyages, et dans les œuvres de ses peintres nous retrouvons la trace de ses prédilections philosophiques ou littéraires. Son principal confident, l’architecte Klenze, était un homme d’un véritable talent, et toutes les fois qu’il eut à remplir un programme bien défini, comme pour le musée de peinture et la Glyptothèque, il a fait preuve d’un goût et d’un sens heureux d’appropriation qui suffiraient à l’honneur de son nom ; mais d’autres édifices élevés par lui ne répondaient à aucun besoin local : c’étaient de pures curiosités destinées à satisfaire le dilettantisme d’un amateur couronné. Historiquement sans doute de pareils essais ont eu leur importance en appelant l’attention sur des époques et des styles alors peu connus ; ils ne présentent plus guère aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif. Dans leurs lignes principales, ces constructions accusent, il est vrai, les grands traits de styles bien distincts dont elles devaient offrir comme la représentation typique ; toutefois leur mérite à cet égard est trop sommaire pour assurer leur réputation. On est mieux renseigné aujourd’hui sur les phases diverses de l’art du passé. Si les productions originales sont rares dans l’architecture contemporaine, la science du moins a marché. Par des explorations et des comparaisons nombreuses, par des restaurations intelligentes et consciencieusement menées, on a appris à bien connaître non-seulement la forme extérieure des monumens des styles les plus différens, mais encore les moindres détails de leur structure intime.

À part même cette question de science, qui ne pouvait être prématurément résolue, était-il raisonnable de réunir sous le ciel ingrat de Munich des édifices empruntés à d’autres âges et d’autres climats, sans autre but que la satisfaction d’un éclectisme un peu puéril ? Les inconséquences d’une pareille tentative ne devaient pas tarder à s’accuser. Tandis que les monumens grecs, romains, byzantins et même gothiques, là où les hommes les ont respectés, semblent défier le temps, quelques années ont suffi pour condamner leurs pâles contrefaçons non-seulement à l’indifférence des gens de goût, mais à de rapides détériorations. Sous les terrasses copiées de la Grèce et de l’Italie, des gouttières inévitables ravagent et déshonorent promptement les édifices de Munich ; un jour insuffisant pénètre derrière leurs portiques, et la symétrie voulue des lignes et des masses n’a été trop souvent poursuivie qu’au prix de la commodité des aménagemens. L’architecture, qui est à la fois une science et un art, ne saurait en effet s’affranchir des conditions géographiques ou sociales qui la régissent impérieusement. Elle reste subordonnée à des nécessités fort complexes, et si, en se proposant des programmes abstraits, elle ne tient pas un compte assez exact de l’état moral d’un pays et des matériaux que la nature ou l’industrie y mettent à sa disposition, elle expie cruellement ses imprévoyances.

Comment d’ailleurs, dans un très court espace de temps, si bien secondé qu’on le suppose, un seul homme eût-il été capable de mener à bien des entreprises si diverses ? Malgré des sacrifices considérables pour un état comme la Bavière, l’insuffisance des ressources et aussi le manque d’études préparatoires ou de surveillance dans l’exécution expliquent assez le délabrement où sont aujourd’hui tombés la plupart de ces édifices, vantés autrefois avec un enthousiasme si complaisant.

A ne considérer que l’activité qu’il leur procurait, les sculpteurs n’avaient pas non plus à se plaindre de leur royal patron. Outre les statues qui leur étaient demandées pour les monumens et les places publiques de la capitale, ils devaient encore approvisionner les temples élevés dans les environs à la gloire de la nation. Jamais un si petit état ne fit en si peu de temps une telle consommation de célébrités. Après les souverains, qui naturellement eurent la première et la plus large part dans ces représentations, toutes les illustrations locales avaient eu leur tour. Cette liste épuisée, le roi Louis avait généreusement accordé l’hospitalité aux effigies des personnages marquans de toute l’Allemagne, comme s’il eût voulu préluder, dans l’ordre intellectuel, à cette unité germanique dont, bon gré, mal gré, un de ses successeurs devait provoquer l’avènement. Le recueillement et l’étude firent donc un peu trop défaut à cette production sans relâche. Schwanthaler, presque seul, ou du moins avec des aides anonymes, avait à suffire à cette lourde tâche, et savans, poètes et guerriers sortaient coup sur coup de son atelier. La fabrication hâtive de ces œuvres forcément banales faisait dire aux mauvais plaisans que pour tous ces grands hommes c’était un même moule qui servait : les attributs seuls différaient et établissaient leur personnalité.

Aussi, quand le vieux roi disparut, il semble que la veine fût tarie ou du moins que l’ardeur de ses successeurs fût singulièrement refroidie. Sous la Halle des Maréchaux, piteuse imitation de la Loggia dei Lanzi, destinée à abriter les généraux illustres, les statues de Tilly et de Wrède attendent en vain des compagnes et montent depuis plus de trente ans leur faction solitaire. L’activité de la sculpture, aujourd’hui concentrée à Berlin, semble à peu près éteinte à Munich. Malgré ses grandes dimensions, le monument élevé au bout du pont de l’Isar en l’honneur de Maximilien ne fait qu’attester la pauvreté de l’école actuelle. C’est une œuvre sans caractère, très peu recommandable au point de vue du style, et de l’aspect le plus malencontreux. Le bronze, d’un rose jaunâtre, ressemble à du zinc verni et se détache à peine sur un marbre d’un jaune fade ; à la base sont rangées symétriquement des figures allégoriques, rondes et molles, personnifiant, avec une insignifiance convenable, des symboles abstraits, tels que la constitution bavaroise ou l’union des confessions religieuses, sujets peu faits, il faut le reconnaître, pour inspirer un artiste.

Même aux plus beaux temps de leur incessante production, les architectes et les sculpteurs munichois n’avaient pas affiché de trop hautes prétentions, ni visé à une grande originalité. Ils se bornaient à copier ou à suivre de leur mieux les traditions du passé. Le programme des peintres était plus ambitieux. Ils n’aspiraient à rien moins qu’à renouveler leur art ; s’ils ne le disaient eux-mêmes, du moins ils le laissaient dire par des critiques accrédités. Suivant ceux-ci, les voies de la peinture moderne avaient été faussées : il s’agissait de remonter le courant et de revenir aux vraies sources du grand art. C’est surtout par la pratique de la fresque que la nouvelle école voulait affirmer ses principes. On sait ce que Raphaël et Michel-Ange ont fait de ce genre de travail, on connaît la noble simplicité de leur langage, la belle ordonnance de leurs compositions, la forte unité par laquelle ils en rattachent tous les élémens qui semblent ainsi dériver naturellement du sujet lui-même. Les incomparables dessins de Raphaël nous montrent comment ce facile et puissant génie se retrempait dans l’étude de la nature et y trouvait, avec la richesse de la vie et la variété des créations, une souplesse admirable de moyens pour interpréter la réalité. C’est dans les œuvres définitives, dans les chambres du Vatican, par exemple, qu’il faut apprendre comment, par une intime assimilation, il savait se servir de ces études, en simplifier les données sans les amoindrir et les subordonner à ses conceptions, mettant ainsi une harmonie complète entre sa pensée et ses modes d’expression.

À Munich, on ne s’embarrassait guère d’un tel accord. L’effort de la pensée sur elle-même devait, paraît-il, suffire à régénérer l’art moderne. L’idée étant tout, l’exécution importait peu, et les maîtres de la Germanie n’avaient que faire de consulter la nature. Grands abstracteurs de quintessence, ils réprouvaient l’enseignement par excellence, l’étude du nu, et ces nouveaux apôtres, munis du plus mince bagage, se mettaient en marche, prétendant puiser dans leur propre fonds sans avoir jamais besoin de le renouveler. Avoir de grandes pensées, telle était la tâche du maître ; dédaigneux des moyens, il ne s’abaissait pas lui-même aux vulgarités et aux lenteurs de la pratique. Respectueux admirateurs de son génie, ses élèves se chargeaient de traduire docilement ses inspirations sur les murailles. À son exemple, ils professaient une entière indifférence pour la forme et se contentaient d’enfermer dans un contour banal un coloriage terne ou acide. C’était le règne du pur esprit ; l’art, affranchi de ses entraves, pouvait désormais aborder tous les sujets. Religion, philosophie, littérature, histoire, il lui était donné de toucher à tout, et à mesure que les procédés d’expression lui faisaient plus complètement défaut, ses aspirations devenaient plus vastes et plus grandioses. Les exagérations du symbolisme, ou les vagues hallucinations d’un fantastique cher à la rêveuse Allemagne, autorisaient toutes les invraisemblances et les incorrections du dessin. L’obscurité était réputée profondeur, et la subtilité la plus raffinée passait pour richesse d’imagination. Sans commentaires, il eût été parfois bien difficile de comprendre les compositions qui se développaient le long des murs des palais, des églises ou des musées, et le lien qu’elles pouvaient avoir entre elles ; mais, grâce aux explications de quelques initiés, le public arrivait à débrouiller les ténébreuses intentions de ses peintres favoris, et, à l’aide d’une clé, il déchiffrait même les énigmes les plus compliquées. Le souverain cependant ne cessait de talonner ses artistes, pressé qu’il était d’orner au plus vite la nouvelle Athènes. À sa demande, les cartons se succédaient avec rapidité, bien qu’ils fussent de dimensions formidables. Les œuvres isolées ne suffisaient plus ; il fallait des ensembles pour dérouler l’histoire de l’humanité, pour célébrer les origines et les gloires de la patrie allemande ou échafauder l’appareil laborieux d’une théologie souvent très peu orthodoxe. Chaque œuvre en elle-même n’offrait peut-être pas, séparément, un grand intérêt, mais on aimait à penser que la réunion de beaucoup d’œuvres leur prêterait quelque valeur, et l’improvisation devenait ainsi le régime habituel des maîtres de Munich.

Trop longtemps encouragés par les complaisantes complicités du public et de la critique et par la faveur des souverains, ces excès devaient pourtant avoir un terme. Bien qu’on eût élevé bon nombre de monumens sans destination, les murailles elles-mêmes commençaient à manquer. Sur les fresques exposées à l’air, le temps, lui aussi, accomplissait peu à peu son œuvre de détérioration, au milieu d’une indifférence croissante ; il y avait comme une convention tacite de ne pas lui disputer sa proie. Aujourd’hui la pluie et les frimas ont eu également raison des caricatures colossales et des inspirations austères. La destruction est à peu près complète, et personne ne songe à élever la voix pour réclamer. Quant aux œuvres qui, placées à l’intérieur des édifices, semblent préservées de pareilles injures, le sort de la plupart d’entre elles est peut-être plus lamentable encore : elles attirent à peine le regard. La lourde ordonnance de ces vastes machines, l’enchevêtrement et l’accumulation des épisodes disparates qu’elles renferment, en font encore mieux ressortir maintenant toute la pauvreté : elles ne subsistent plus que comme les témoignages d’un art dont les hautes visées accusent cruellement l’impuissance.

La fresque avait absorbé toute l’activité des maîtres de Munich. Sans doute ils jugeaient indigne de leur génie de s’abaisser jusqu’à la peinture de chevalet, et peut-être aussi un peu imprudent pour leur renommée de s’exposer à des comparaisons indiscrètes. Une visite faite à la nouvelle Pinacothèque ne justifie que trop le sentiment d’une pareille défiance. Jamais assurément nous n’avons, pour notre part, éprouvé semblable déception, et il nous paraît difficile qu’en aucun autre lieu du monde on puisse rencontrer un tel amas d’œuvres sans nom. Il y a là des kilomètres de mauvaise peinture, et l’on peut errer longtemps dans ces vastes salles sans trouver où y reposer le regard. À peine quatre ou cinq tableaux mériteraient-ils d’être distingués dans cette foule ; encore ne sont-ils pas tous l’œuvre d’artistes allemands. Une salle entière est consacrée à Rottmann, dessinateur exact et habile qui, dans ses nombreuses vues de Grèce, a cru devoir recourir à des effets violens et aux fantasmagories de lumière les plus étranges afin de mettre quelque variété dans cette réunion de paysages de dimensions pareilles, juxtaposés sous un jour factice qui en exagère encore les contrastes. Les plus simples de ces ouvrages sont les plus remarquables, et nous leur préférons même les aquarelles et les dessins faits d’après nature qui permettent de mieux apprécier les qualités très réelles de ce peintre. Un autre artiste, Piloty, tient ici avec honneur la place que Delaroche et Gallait ont prise en France et en Belgique. Le Triomphe de Germanicus, malgré son exagération théâtrale et le luxe des détails archéologiques qui s’y étalent un peu trop complaisamment, dénote une entente de l’effet et une adresse d’exécution peu communes. De pareils ouvrages, sans être des chefs-d’œuvre, tranchent sur la médiocrité ou la nullité complète de la plupart des peintures admises dans cette triste collection.

Les expositions publiques ou privées qui abondent à Munich ne font que confirmer la fâcheuse opinion qu’il faut garder de l’état actuel de la peinture allemande. Voici à l’Odéon, au milieu de toiles assez vulgaires, un tableau que la signature seule pouvait signaler à notre attention. Il s’agit d’une altercation entre Marie Stuart et Élisabeth, par W. de Kaulbach. On imaginerait difficilement une mise en scène aussi misérable. Qu’on se figure deux princesses de rencontre, vêtues d’oripeaux de louage, s’abordant avec une vivacité de pantomime qui conviendrait à peine à deux mégères de la halle. Les gestes, le dessin, la couleur, le fond de paysage, le rosier artificiel placé dans un coin et le faucon grossièrement empaillé du premier plan, tout est de même force dans cette œuvre signée pourtant d’un nom que naguère encore l’Allemagne ne prononçait qu’avec orgueil.

On a quelque scrupule de rester sur de semblables impressions. Cherchons donc encore. Aussi bien les occasions de nous éclairer ne manquent pas ici : en face même du musée de sculpture s’élève un grand bâtiment consacré à une exhibition permanente d’œuvres modernes. Ces œuvres marquent un certain progrès dans l’exécution, mais on ne se ferait guère idée de la vulgarité, de la puérilité parfaite des sujets qui défraient aujourd’hui les artistes allemands. Après les grands airs qu’affectait la génération précédente, la chute paraît soudaine, et les aspirations sont maintenant devenues par trop modestes. On est confondu de retrouver intacte la collection de ces antiques plaisanteries qui ont depuis longtemps perdu toute fraîcheur : la Confession embarrassante, les Touristes surpris par une averse, l’Escalade ou les dangers de la vertu, les Bons Petits Enfans, le Berceau sous la garde du chien fidèle, l’Arrivée de la Tante et la Visite du Curé à contre-temps ; il en faut passer et non des meilleures. Aucune de ces vénérables facéties ne manque à l’appel, et notez que les grosses intentions y sont soulignées et commentées avec une abondance de précautions humiliante pour l’intelligence des spectateurs. Le tout est entremêlé de modèles d’atelier travestis en Romaines, en Égyptiennes ou en Madeleines, et de panoramas géographiques, d’orages qui n’ont rien de terrible, de paysages où le rose, le violet et l’indigo dominent avec une audacieuse naïveté.

C’est au Palais de Cristal que, cherchant à compléter ces rapides indications sur l’art contemporain en Allemagne, nous avons pu enfin découvrir quelques œuvres d’une véritable valeur. Nous y retrouvions plusieurs des artistes connus en France pour la part qu’ils ont prise à nos salons parisiens : Schreyer, Hoguet, les deux Meyerheim, André Achenbach et le Suisse Vautier, maintenant fixé à Dusseldorf. Le directeur de l’Académie de Berlin, A. de Werner, avait exposé le fragment important d’une frise destinée à être reproduite en mosaïque pour perpétuer le double souvenir de la guerre de France et de la fondation de l’empire d’Allemagne. Le rôle peu flatteur qu’il y avait assigné à notre pays ne saurait nous empêcher de rendre pleine justice à l’habileté du peintre au point de vue de l’exécution ; mais, quelle que soit notre impartialité, il nous serait plus difficile de louer cette composition, dans laquelle les figures symboliques se mêlent de la façon la plus imprévue à des personnages très réels qui, revêtus de leurs uniformes, présentent des types bien connus et dont la ressemblance n’a rien d’idéal.

Les victoires allemandes, Wœrth, Sedan, Champigny, l’entrée nocturne à Orléans, bien d’autres épisodes encore, occupaient naturellement une grosse place à cette exposition, mais sans que le talent s’y montrât toujours à la hauteur des intentions patriotiques. En parcourant ces salles, nous songions involontairement que, si les œuvres inspirées à nos sculpteurs et à nos peintres par nos revers étaient rapprochées des œuvres germaniques, nous ne ferions pas, dans cette lutte pacifique, trop mauvaise figure en face de nos vainqueurs. Quant aux héros mêmes de la guerre de 1870, on en avait multiplié les effigies. Vis-à-vis de l’entrée le buste « colossal » du roi de Bavière, l’air inspiré, les yeux levés au ciel, frappait le visiteur. Tout contre, un Prince de Bismarck en zinc, d’une grosseur effrayante, était coté 10,500 marcs ; çà et là, des rois, des princes, des généraux, dans les attitudes les plus variées, formaient comme un congrès des illustrations militaires ou politiques de l’Allemagne. Malgré l’attrait que pouvait présenter une telle réunion, la foule, apparemment un peu rassasiée de pareils spectacles, se portait de préférence vers les peintures du Viennois H. Makart, un coloriste que les lauriers de Regnault empêchent sans doute de dormir. Sa Navigation sur le Nil était une œuvre d’un réel mérite, mais où la hardiesse du parti-pris et l’éclat à outrance des colorations masquaient mal l’incorrection des formes et le décousu de la composition.

Fort au-dessus de ces toiles tapageuses, il convenait de mettre de simples aquarelles d’Ad. Menzel, un peintre berlinois, connu par une série de tableaux et de dessins consacrés à Frédéric II. Dans un genre plus modeste, l’exposition de Munich nous offrait, de lui une dizaine d’œuvres charmantes, Représentant les sujets les plus divers et dénotant une souplesse de talent et une réunion de qualités tout à fait exceptionnelles. La Rentrée des troupes à Berlin après la guerre de 1866 était la plus étudiée de ces compositions. Au milieu, dans la rue, les vainqueurs défilent sous une pluie de bouquets ; mais dans les maisons qui s’élèvent de part et d’autre, l’artiste a groupé les contrastes que comportait un pareil jour. À gauche, on est tout entier à la joie, à l’ivresse du triomphe ; tandis qu’à droite on recueille avec précaution des blessés, on les entoure de soins attentifs, et à l’écart de pauvres parens, vêtus de deuil, se dérobent à l’allégresse générale pour pleurer leurs chers absens. Citons encore, comme deux merveilles, les intérieurs d’église, à Inspruck et à Salzbourg, du même peintre. En haut, vivement éclairés, de blanches murailles, des tableaux, des autels tout resplendissans de dorures ; puis, par des dégradations insensibles, une lumière qui décroît, des cierges allumés qui brillent dans une ombre mystérieuse et tiède, et au premier plan, des fidèles, des femmes absorbées dans leur prière avec une impression de silence et d’intime recueillement. Au lieu des lourdeurs et des prétentions que, trop souvent jusqu’ici nous avons eu à signaler dans les œuvres des peintres allemands, voici enfin un véritable artiste, plein de tact et de goût, d’élégance et de grâce facile, et qui soutiendrait dignement toute comparaison avec les plus fins de nos maîtres français.


II.

À côté des œuvres des artistes contemporains, le Palais de Cristal contenait une exposition des industries de luxe de l’Allemagne et une exposition rétrospective. Cette manifestation, due à l’initiative privée, était exclusivement germanique. Le but qu’on avait en vue devait lui attirer la sympathie qu’elle avait rencontrée : on voulait, en rapprochant ainsi l’art et l’industrie, amener entre l’une et l’autre cette alliance étroite dont le passé avait offert la complète expression et l’exemple. Mais, au lieu d’assigner, dans le vaste local dont on disposait, des emplacemens différens aux productions des artistes et à celles des industriels, on les avait indistinctement mêlées. Côte à côte, par une innovation tout à fait malencontreuse, tableaux, trophées d’armes, glaces et tapisseries s’étalaient sur les mêmes murailles, et les sculptures originales n’étaient point séparées des reproductions de statues, en fonte ou en terre cuite. Ce n’était plus un rapprochement, c’était une confusion aussi fâcheuse pour les artistes que pour les industriels, ni les uns ni les autres n’ayant à gagner à cette promiscuité. Bien qu’on eût eu l’intention de n’admettre que des produits qui, par leur mérite, confinassent à l’art, fort peu, au point de vue du goût, nous semblaient dignes d’être cités, et nos investigations pour découvrir au milieu de ces nombreuses salles quelque trace d’originalité ont été, nous l’avouons, presque vaines. En dehors de la section autrichienne, qui, bien que très incomplète, montrait cependant une supériorité marquée et des progrès très réels, à peine est-il permis de signaler, dans la partie consacrée à l’empire germanique, des papiers de tenture d’une ornementation sobre et riche, des poêles de faïence ornée de peintures, des services en porcelaine de Meissen à décors rouges ou bleus, très simples, mais d’un agréable effet sur une table, avec les nappages à broderies assorties qui les accompagnaient, enfin un paravent à panneaux peints à l’huile par un artiste fort habile du nom de Schachinger. On n’imagine rien de plus coquet et de plus gai que ces fleurs, ces oiseaux, ces poissons, ces herbages semés comme au hasard sur un fond d’or, dont la facture élégante et le spirituel caprice dénotent une entente parfaite de l’art décoratif. L’originalité de ces charmans ouvrages avait été, croyons-nous, déjà remarquée à l’exposition universelle de Vienne ; mais, à proprement parler, ce n’est plus là de l’industrie, c’est déjà de l’art pur.

A part ces trop rares exceptions, les produits exposés ne présentaient guère que des imitations assez maladroites du passé, et surtout des contrefaçons peu déguisées de l’industrie parisienne. Les essais de créations nouvelles ne brillaient ni par le goût, ni par la grâce. Le manque d’harmonie dans les formes et encore plus dans les couleurs, le défaut d’appropriation du travail par rapport à la matière employée et à la destination même des objets, l’accumulation des détails, la complication des saillies sans aucun respect de l’ensemble, la bizarrerie des inventions et, par-dessus tout, la lourdeur de l’ornementation, tels sont quelques-uns des défauts qui le plus souvent déparent les produits allemands. Il y avait là des marqueteries de bois des nuances les plus disparates ; des châles d’une fabrication très soignée, mais horribles à voir avec leurs bariolages d’un jaune faux mêlés à des arabesques lie de vin ou rouge fade ; des éventails dont les peintures sèches et criardes semblaient découpées à l’emporte-pièce ; des porcelaines de Berlin d’une dureté impitoyable ; des fleurs artificielles tristement violacées ; des bijoux massifs, garantis en or pur, grossiers pastiches de l’art étrusque, assyrien ou égyptien ; enfin des albums, semblables à de grands coffres, dont des architectes en renom avaient fourni les plans, et à la décoration desquels avaient concouru des légions de ciseleurs, de relieurs, de statuaires, de peintres et de mosaïstes, chacun s’évertuant à sa façon sans se préoccuper de ses autres collaborateurs et aboutissant, par cette association d’efforts mal concertés, à des prodiges de mauvais goût.

Ce n’était pas encore là assurément une revanche de Philadelphie, et les chefs-d’œuvre du passé, exposés dans les salles voisines, en facilitant les comparaisons, ne faisaient que mieux ressortir l’infériorité actuelle de l’industrie allemande. Le vaste ensemble de cette exhibition rétrospective, qui ne comprenait pas moins de 2,905 numéros, se composait exclusivement d’œuvres germaniques. Tous les souverains et la plupart des princes allemands, les musées des états et ceux des grandes villes, les chapitres des cathédrales et les simples collectionneurs avaient tenu à honneur de collaborer à cette patriotique entreprise. Le South-Kensington de Londres y avait lui-même contribué pour un envoi considérable qui remplissait quatre grandes vitrines. Comme le disait le catalogue, « des Vosges aux confins de la vieille Saxe, des Alpes aux rives de la Mer du Nord, l’appel avait été entendu. » On avait même quelque peu empiété sur les voisins, et, sous prétexte de suivre les influences de l’art germanique, avec cette élasticité géographique dont l’Allemagne a le secret toutes les fois qu’il s’agit d’élargir ses frontières, la Hollande, la Suisse et la Bourgogne avaient été portées à son actif.

Nous ne saurions entrer dans le détail de tant de merveilles exposées, et la plus sèche nomenclature des ouvrages les plus intéressans dans chaque catégorie nous entraînerait encore beaucoup trop loin. L’orfèvrerie, avec ses châsses, ses ostensoirs ou ses hanaps d’une contenance pantagruélique, les étoffes, les manuscrits, et surtout la collection des incunables, étaient particulièrement riches et offraient pour les archéologues et les historiens, aussi bien que pour les artistes, ample matière à l’étude. Tous les objets avaient été classés dans un ordre logique avec un goût parfait. En trouvant rapprochés entre eux les travaux de même nature d’après leur groupement chronologique, le visiteur assistait en quelque sorte à la naissance, au développement et aux transformations successives des diverses industries, et les enseignemens se présentaient d’eux-mêmes à son esprit.

Si, pour la sévérité des choix et pour l’arrangement méthodique, l’exposition rétrospective du Palais de Cristal méritait d’être proposée comme modèle, nous voudrions pouvoir accorder les mêmes éloges à l’installation du Musée national bavarois. Commencée en 1855, cette collection, destinée à élever le niveau de la production industrielle, s’est rapidement accrue et remplit presque entièrement aujourd’hui l’immense palais construit de 1858 à 1866 pour la recevoir. C’est un édifice d’assez laide d’apparence, bâti dans ce style bâtard connu sous le nom de néo-munichois, composé étrange d’éléments empruntés à la fois au moyen âge et à la renaissance, et mélangés sans grand souci des proportions ni des convenances. La statue en zinc de la Bavière, accompagnée de son lion symbolique, couronne la façade plate et monotone. Rien à l’extérieur n’indique la destination de l’édifice, pas même cette inscription d’une emphase énigmatique : À mon peuple, honneur et exemple ! Les dispositions intérieures ne témoignent pas non plus d’une appropriation bien intelligente, et à chaque étage se développe une longue file de salles toutes pareilles dans leur structure et leur aménagement. Nous ne parlerons pas des cent quarante-quatre fresques qui décorent (est-ce bien le mot ?) le premier étage. Ces peintures, inspirées par l’histoire de la Bavière et de ses différens cercles, montrent trop crûment les hâtes imprudentes de l’improvisation, et leur coloriage intempérant ne sert que médiocrement à faire ressortir les objets exposés. Ces objets eux-mêmes sont entassés comme au hasard. On a pris de toutes mains, sans grand choix, et, à côté d’œuvres d’une beauté incontestable, on a admis des œuvres tout à fait insignifiantes ou des répétitions multipliées qui fatiguent l’attention.

Malgré bien des lacunes, la portion du musée consacrée au moyen âge est la plus intéressante, la seule qui ait un caractère vraiment national. En parcourant ces salles, on y peut suivre les manifestations diverses d’un art local qui, à défaut d’un goût très pur, eut cependant pour lui quelque force et quelque variété dans ses inventions. On n’a pas cru devoir écarter absolument les objets qui n’offrent qu’un intérêt purement archéologique, mais on les a relégués à part, et un cabinet contigu renferme les instrumens de torture, les chevalets, les roues et les sièges garnis de pointes acérées qui, en se rapprochant, étreignaient les malheureux patiens. D’autres objets y figurent également qui servaient à des châtimens moins cruels, mais en rapport avec les vices qu’il s’agissait de réprimer, comme les couronnes et les longues tresses de paille, coiffures destinées aux femmes de mauvaise vie, et les tonneaux décorés de peintures dans lesquels on promenait les ivrognes. On a même étalé sous le porche, nous ne chercherons pas à quel titre, plusieurs canons français, trophées de la dernière guerre, autour desquels se pressent les curieux, et parmi ces canons une pièce de rempart prise à Strasbourg et portant la marque glorieuse des vingt-huit projectiles qui l’ont atteinte et mutilée.

Au premier étage, il n’y a plus trace d’ordre chronologique ni même de préoccupations nationales. Les objets recueillis sont de toute origine, et ils sont disposés, sans aucun choix, par genre d’industrie : la céramique avec des spécimens assez remarquables des fabriques de Berlin, de Meissen, de Hœchst et de Frankenthal, des grès du Rhin, des plaques de faïence de Nuremberg ayant servi à la décoration de ces grands poêles qui sont encore usités en Allemagne, mais tout cela mêlé avec des majoliques modernes de Minton, des verres de Venise, des échantillons clair-semés et peu heureux de Sèvres, de la Chine et du Japon, — des étoffes et des tentures anciennes, des tapis de Perse et des tissus de Lyon, des ouvrages de ferronnerie, des armes, quelques-unes d’un travail très fin, d’autres, et en grand nombre, assez grossières. Çà et là des souvenirs qui n’ont d’autre intérêt que leur provenance : une souquenille de Frédéric II, usée jusqu’à la corde, et qui atteste les habitudes peu raffinées de l’ami de Voltaire ; des défroques d’électeurs et les habits de gala des derniers souverains, ou bien de vraies puérilités comme les petits ménages et les jouets d’enfans, ou encore, parmi les instrumens de musique, cette guitare tout à fait primitive, façonnée pendant le siège de Pavie par deux soldats bavarois avec des boîtes à cigares et des crins de cheval.

Au second étage, rempli en grande partie d’œuvres allemandes, le classement s’est fait non plus par catégories d’objets, mais par ordre chronologique, à partir de la renaissance. C’est une vraie profusion de coffrets, de bahuts, d’ivoires sculptés, d’horloges et d’ouvrages d’orfèvrerie tout hérissés de ciselures, mais dans lesquels le mérite du travail ne répond que rarement à l’abondance et la richesse de la matière. À mesure qu’on s’avance vers les temps modernes, les progrès du mauvais goût s’accusent de plus en plus, et si par hasard, au milieu de cet encombrement, on découvre quelque objet digne d’être remarqué, il y a gros à parier qu’il n’est pas de provenance germanique. Après Albert Dürer et ses élèves, toute trace d’originalité a disparu dans l’art aussi bien que dans l’industrie en Allemagne ; l’une et l’autre, après avoir vainement cherché leurs inspirations en Italie, se tournent vers la France, qui seule désormais va pourvoir le monde de modèles industriels.

C’est au Musée de Munich qu’il faut voir ce que devient la fabrication des objets d’art dans un pays lorsqu’elle ne vit plus que d’imitation. On se ferait difficilement l’idée d’un appauvrissement aussi complet. Les témoignages n’en ont pas été épargnes, et les spécimens du rococo allemand s’étalent ici avec une inconcevable complaisance. Comment notre style Louis XV, si fin, si souple, d’une élégance si aisée dans ses allures, a-t-il pu inspirer ces formes raides et prétentieuses ? Ce ne sont partout que meubles ventrus, aux cuivres gauchement contournés, trumeaux remplis de bergers rougeauds ou de nymphes rebondies, lourdes volées d’amours au milieu de guirlandes massives et d’ornemens bizarres entassés de la façon la plus grotesque. Tout ce qui remplit les dernières salles est de ce goût faux et pesant auquel l’Allemagne s’est obstinée au siècle dernier, et nous ne voyons pas en quoi ces tristes reliques d’un passé qui n’a rien de glorieux peuvent servir « à l’honneur et à l’exemple d’un peuple ! » Aussi chez le visiteur l’écœurement succède-t-il bientôt à la curiosité ; il presse le pas, renonçant à faire un triage dont les organisateurs du musée auraient dû se charger, et il se demande comment des industriels ou des travailleurs, sans guide au milieu d’un tel entassement, peuvent y faire les distinctions nécessaires. Nous avons vu nous-même dans les salles du musée des dessinateurs qui copiaient avec le plus grand soin des objets du goût le plus détestable, destinés apparemment par eux à servir de modèle à l’industrie contemporaine.

L’exposition industrielle de Munich permettait d’apprécier les conséquences de pareils enseignemens ; mais, sans sortir du Palais de Cristal, on pouvait voir aussi les efforts faits pour élever le niveau du goût dans la production. Déjà, à la suite de l’exposition de 1867, nos voisins, justement préoccupés de leur infériorité sous ce rapport, avaient jeté le cri d’alarme. Dans les capitales et jusque dans les moindres centres, ils s’étaient appliqués à la création ou au développement de musées industriels et à la réforme de l’enseignement du dessin. Cet enseignement, d’après les décisions d’un congrès récent, doit être désormais organisé dans toutes les villes qui comptent plus de 10,000 âmes, et les relevés statistiques montrent que, pour certains pays, le Wurtemberg, par exemple, les résultats obtenus à cet égard sont déjà considérables. Des centres modestes tels que Cannstatt, Essling, Heilbronn, qui n’ont pas plus de 15,000 à 20,000 habitans, comptent déjà chacun plus de 150 élèves suivant les cours de dessin ; Stuttgart, avec 107,000 habitans, a 663 élèves ; 15 professeurs sont attachés à l’école d’art industriel de Munich, et à Berlin, à Vienne, à Dresde, le programme des écoles de dessin fréquentées par les garçons ou par les filles est des plus complets. Comme nous avons pu le constater d’après la nombreuse et intéressante exposition des travaux de ces écoles, installée également au Palais de Cristal, on a particulièrement insisté sur l’enseignement spécial que peuvent réclamer dans les diverses localités les fabrications propres à chacune d’elles. On a mis également la plus louable émulation à procurer aux jeunes filles l’accès de certaines professions avantageuses pour elles, parce que, sans exiger aucun déploiement de force, elles mettent en œuvre des qualités qui leur sont naturelles et peuvent, le plus souvent, être exercées au foyer même de la famille. Une large part leur était donc faite dans cette exposition, où l’on pouvait voir, non-seulement leurs dessins, mais les applications qu’elles font de leurs travaux scolaires à la confection de broderies, de tapisserie, d’ouvrages au crochet et de tricots, à la peinture sur éventails ou sur porcelaine, et surtout à la gravure sur bois.

Le gouvernement, les municipalités, les particuliers eux-mêmes ont fait de grands sacrifices pour la création ou l’extension de ces cours publics, très largement dotés. On s’applique à stimuler le zèle des professeurs et celui des élèves ; dans les établissemens importans, des subventions sont accordées aux écoliers les plus capables pour accomplir les voyages qu’on juge utiles à leur instruction. Enfin le fonds des modèles en usage s’améliore peu à peu, et nous avons éprouvé une satisfaction bien légitime en constatant que ce fonds est le plus souvent emprunté à la France. Cependant, malgré tous ces efforts et ces encouragemens, les résultats obtenus n’ont été jusqu’ici ni bien décisifs, ni bien prompts. On n’improvise pas une révolution dans le goût d’un peuple, et les progrès en pareille matière ne sauraient se décréter. Or l’infériorité relative de nos voisins tient à des causes anciennes et multiples qui ont été plus d’une fois signalées par les critiques allemands eux-mêmes. Parmi elles, il nous sera permis de noter à notre tour cette disposition fâcheuse qui tend chez eux à spécialiser prématurément l’enseignement dans les arts du dessin. En poussant dans cette voie les jeunes gens déjà assez enclins par eux-mêmes à abréger le temps qu’ils consacrent aux études désintéressées, on néglige de leur procurer le bénéfice d’une instruction générale qui seule pourrait assurer le développement ultérieur de leur talent. Au lieu d’acquérir ces principes féconds d’où dérivent naturellement toutes les applications, ils se noient dans les détails sans soupçonner les liens qu’il faudrait établir entre eux. Et notez que ce n’est pas seulement dans les choses de l’art que ces tendances se produisent au-delà du Rhin : un des chimistes les plus distingués de l’Allemagne, H. Kolbe, déplorant, lui aussi, il y a peu de temps, l’abaissement qu’il avait été à même de constater dans les études scientifiques, croyait devoir l’attribuer à cette manie de spécialisations hâtives qui pousse les jeunes gens à se cantonner dans un sujet d’études restreint, non pour le mieux approfondir, mais pour s’y faire à bon marché une notoriété rapide et fructueuse.

Quoi d’étonnant si, dans de telles conditions, l’industrie souffre et languit, elle qui ne vaut qu’à proportion de ce que valent la science et l’art purs, ses deux pôles naturels ! Il faut qu’une nation, sans prétendre escompter à trop courte échéance les résultats de son travail, mérite, par la constance et l’élévation des vues, les progrès qu’elle aspire à réaliser dans l’ordre pratique. C’est à restaurer dans l’art et à maintenir dans la science le culte de l’étude désintéressée que nos voisins doivent s’appliquer s’ils veulent sortir de la crise redoutable que traverse en ce moment leur industrie.

III.

Ainsi que son nom l’indique de façon un peu pédante, la Glyptothèque est le musée de sculpture de Munich. C’est un vaste bâtiment construit par M. de Klenze et d’une parfaite appropriation. Une suite de salles, prenant jour sur une cour intérieure, renferment les sculptures disposées autant que possible suivant l’ordre chronologique. Ces salles sont peu remplies; quelques-unes même sont encore entièrement vides. Malgré sa fondation récente, la Glyptothèque renferme cependant quelques antiques remarquables. Nous nous contenterons de citer en passant des bas-reliefs de bronze, fragmens d’un char étrusque trouvé près de Pérouse, travail d’un art encore grossier et d’une très haute antiquité; un Apollon découvert au pied de l’Acrocorinthe, œuvre d’un style primitif et d’une raideur tout à fait hiératique avec sa tête étrange et ses bras collés au corps, mais dont certains morceaux, les jambes par exemple, sont déjà d’un modelé très habile; enfin le Satyre endormi, connu sous le nom de Faune Barberini, admirable de largeur et de délicatesse, bien qu’un peu compromis par des restaurations maladroites. La souplesse du torse, la grâce nonchalante de la tête, doucement penchée sur un bras, l’abandon de la pose, tout dans cette belle figure respire le calme et la poésie du sommeil. Mais, quel que soit le mérite de ces ouvrages, il est permis de dire que les marbres d’Égine constituent la véritable richesse du musée, et en font un foyer d’études exceptionnel pour l’histoire de la sculpture grecque.

Tout ce qui se rattache à leur découverte a été exposé ici même avec détail[2]. Quant à la question archéologique soulevée à cet égard, bien que les savans de l’Allemagne aient dépensé pour la résoudre des flots d’encre et qu’ils aient échangé entre eux mainte aménité, il faut convenir que les solutions présentées par eux ne s’imposent pas avec un caractère suffisant de certitude, aujourd’hui que le débat semble un peu calmé, nous n’avons ni le goût ni la prétention de le renouveler. En nous abstenant de toute appellation formelle pour la lutte à laquelle ces guerriers prennent part, nous nous bornerons à y voir ce que tous s’accordent à y reconnaître, c’est-à-dire un de ces combats homériques dont la représentation fut primitivement fort usitée en Grèce. Le point de vue esthétique d’ailleurs domine singulièrement ici la question archéologique et nous paraît avoir un bien autre intérêt. Les œuvres que nous considérons ont sous ce rapport un caractère très nettement défini : elles appartiennent à la période qui a précédé immédiatement l’avènement de Phidias et par conséquent l’apogée de l’art grec.

Ces précieuses statues sont au nombre de dix-sept. Toutes, sauf une figure de Minerve, représentent des guerriers qui combattent, qui lancent des flèches, qui frappent ou qui succombent, les armes à la main. Leurs mouvemens violens, leurs attitudes animées, nous montrent que nous sommes déjà loin de la raideur et de l’inertie traditionnelles imposées à la sculpture primitive. La réaction est évidente, et l’étude directe de la nature se manifeste profondément ici par la puissance de l’imitation et du réalisme. C’est la vie elle-même qui circule dans ces corps souples et trapus auxquels l’ardeur de la lutte communique une énergie singulière. Le choix des formes et la clairvoyance avec laquelle sont saisis les traits qui accusent le caractère annoncent de plus un art déjà dégagé des entraves d’une imitation littérale. Avec l’adresse de la main, on sent le travail d’un esprit qui réfléchit, qui compare et résume. Quelque trace des conventions de la période hiératique a cependant persisté ; chez tous ces combattans, la fixité et l’impersonnalité des têtes contrastent étrangement avec l’extrême variété des actions. Un sourire presque pareil plisse leurs lèvres minces et légèrement relevées ; les yeux vagues regardent avec placidité, et, malgré la chaleur de la lutte, les barbes correctement frisées et les chevelures aux boucles symétriques encadrent des visages à peu près impassibles et d’une coupe presque uniforme. Si flagrant que soit ce contraste, il nous semble cependant que M. Vitet en a exagéré les termes dans son étude, si remarquable d’ailleurs, consacrée aux marbres d’Éleusis[3], quand, en leur comparant les Eginètes, il nous parle « de leurs têtes hideuses,… de ces visages sans vie, sans intelligence, immobiles, grimaçans, hébétés ; de ces physionomies presque bestiales qui semblent l’œuvre d’un art moitié puéril, moitié barbare. » Ni l’impassibilité, ni la similitude, ni surtout la laideur, ne sont aussi absolues dans ces figures. En les étudiant de près, on peut y constater de légères différences dans l’âge et le caractère des combattans, et noter même l’expression d’une vive douleur chez celui qui arrache de sa blessure le trait qui y était resté fixé. Un seul personnage a pleinement conservé l’attitude imposée par la tradition, c’est la Minerve qui séparait les deux groupes de guerriers, et la persistance du style archaïque s’explique ici d’elle-même. Placée au centre du fronton, cette figure est de taille plus haute, ainsi qu’il convient à une déesse. Sa tournure raide, son corps vu de face, tandis que les pieds sont de profil, comme dans les statues égyptiennes, ses draperies retombant en plis droits, étages symétriquement, tout en elle porte le cachet de la tradition sacerdotale et d’une rudesse encore extrême.

Mais, si les types des combattans sont presque identiques, s’il est permis d’y voir moins des hommes différens qu’un même homme différencié par ses altitudes, comme, en revanche, ce seul type de force et de jeunesse est pleinement exprimé ! Quelle vérité, quelle justesse, quelle science déjà dans ces mouvemens, dans cette façon de traiter le corps humain ! Quelle entente du rôle qu’y joue chacun des membres en vue d’une action déterminée ! Voyez par exemple cet archer à genoux qui s’apprête à lancer sa flèche. Comme il est ramassé pour l’effort, comme l’équilibre de son corps est rigoureux malgré la complication des lignes qui pouvaient en compromettre la solidité ! L’une des jambes violemment repliée sous lui le supporte ; l’autre est franchement étendue. La main gauche, avec une rigidité pour ainsi dire métallique, maintient l’arc dans une immobilité parfaite, tandis que la main droite pèse sur la corde et semble calculer sa tension. La fixité des appuis est si clairement accusée et la répartition des masses si habile que la divergence des lignes n’altère en rien l’unité de la figure. On sent l’archer exercé dans cette pose si savamment naturelle et dont la silhouette, quoique très accidentée, reste cependant tout à fait sculpturale.

C’est bien à Égine que les manifestations d’un art déjà si accompli devaient se produire et se développer. On sait en effet le rôle que la situation de cette île, aussi bien que les qualités propres de ses habitans, lui avaient de bonne heure assigné. Quels exemples et quels enseignemens ce petit peuple avait-il tirés de ses relations avec l’Égypte et l’Asie ? quelle fut sa part d’originalité inventive ? Il n’est point aisé de le dire. C’est là un de ces problèmes délicats qui se présentent à l’origine de toutes les apparitions de l’art. Tandis que son épanouissement est marqué chez les diverses nations par des différences profondes, ses premiers essais offrent le plus souvent des caractères nombreux de ressemblance. Est-ce l’unité même de l’esprit humain qui s’affirme ainsi dans des tâtonnemens pareils ? Est-ce au contraire une filiation directe qui, par des importations et des imitations successives, donne lieu à ces analogies ? N’est-ce pas plutôt enfin de ces deux sources réunies qu’elles dérivent naturellement ? Quoi qu’il en soit, et si grandes qu’on veuille les faire, les influences du dehors durent être bientôt modifiées chez les Éginètes par leur génie natif. Courageux dans les combats, navigateurs habiles et hardis, leur civilisation précoce nous est attestée par le renom de sagesse et de justice de leurs rois, par la gloire légitime de leurs architectes et de leurs sculpteurs. Grâce à sa souplesse et à sa vigueur, cette race d’élite remportait de nombreux triomphes dans les jeux publics de la Grèce, et l’importance qu’on attachait à ces victoires est assez prouvée par les chants des poètes, par les entretiens des philosophes, par les œuvres des artistes qui s’appliquaient à l’envi, les uns et les autres, à en consacrer le souvenir. Aussi les enfans, les coureurs, les athlètes, tous ceux qui aspiraient à obtenir des couronnes dans les jeux olympiques, étaient-ils soumis à des conditions spéciales d’entraînement, raisonnées en vue des buts différens qu’on pouvait se proposer, et si les artistes anciens ne pratiquaient pas les recherches anatomiques inaugurées par la renaissance, ils avaient en revanche toutes les facilités désirables pour se renseigner sur la beauté extérieure des formes et sur les modifications qu’amènent pour chacune d’elles toutes les libres expansions de la vie. Ainsi que l’a si bien fait observer M. Guillaume, « c’était surtout dans les gymnases que pouvait se faire l’éducation des sculpteurs. Là, entre les entretiens des sages, les hommes et les jeunes gens se livraient aux exercices athlétiques. Chacun d’eux, dans sa nudité sacramentelle et sous les yeux de tous, développait sa force, soit en vue d’obtenir dans son corps un équilibre général, soit pour briller dans des exercices de légèreté, de force ou d’adresse. »

C’est à une telle école que s’était formé l’art dont la Glyptothèque nous montre les précieux et presque les seuls monumens, art d’une grande puissance et d’une logique inflexible. Sans doute, la géométrie en est parfois trop apparente, la statique trop accusée et la rigidité excessive; mais, tel qu’il est, il marque un progrès immense sur les âges précédens. Il fait plus que précéder la grande époque, on peut dire qu’il l’amène. Quand, dans une petite île si voisine d’Athènes, on rencontre déjà cette parfaite connaissance du corps humain, cette vérité des mouvemens, cette entente des proportions, ce travail simple et nerveux, cet air de force et de santé, cet équilibre dans la construction des figures, cette énergie dans leur action, on comprend que Phidias pouvait venir. S’appropriant toute cette science, il allait en masquer la rigueur, lui imprimer un cachet d’aisance et de liberté, réduire à de justes limites l’accentuation de ces formes et de ces poses anguleuses, assouplir l’exécution, y mettre, avec le tact exquis des convenances, la richesse des combinaisons, unir la hauteur du style au sentiment de la vie, atteindre en tout cette mesure, cette puissance d’expression, cette beauté enfin, qui marquent la perfection de l’art. Si sa part reste assez large pour commander l’admiration, du moins il ne se présente plus à nous comme un génie isolé, naissant subitement et tout d’une pièce. Pas plus que la nature, l’art ne fait de pareils sauts. Les marbres d’Égine expliquent et font pressentir les marbres du Parthénon; c’est assez d’un tel honneur pour dire leur importance. Singulière destinée de ces chefs-d’œuvre de l’art grec qu’il faut aller maintenant étudier au milieu des brumes de la Tamise ou sous le climat rude et changeant de l’Athènes germanique, tandis que le sol auquel ils ont été arrachés n’a plus à nous en montrer que des fragmens épars ! Malgré le prestige qu’ils exercent sur nous dans leur triste exil, on sent que pour les goûter pleinement il faut les replacer par la pensée dans leur vrai milieu, les associer à une architecture dont les saillies et l’orientation même en faisaient ressortir toutes les beautés. C’est là-bas, sur ces rivages heureux que découpe harmonieusement l’azur de la mer, sous ce ciel dont l’azur est plus doux et plus limpide encore, avec le gracieux encadrement des montagnes au profil élégant et pur, au cœur de cette nature à la fois simple et grande, qu’évoquant le souvenir des poètes et des sages, les yeux enivrés de ces radieux spectacles, l’esprit rempli des plus nobles visions, on peut seulement comprendre la perfection souveraine d’un art qui ne devait jamais être dépassé.


IV.

A côté de ses expositions permanentes ou périodiques des œuvres de l’art contemporain, Munich, avec le Musée national bavarois et la Glyptothèque, renferme un grand nombre de collections consacrées à l’art du passé. La bibliothèque, une des plus importantes de l’Europe, possède des manuscrits remarquables par leur haute antiquité, ou par les miniatures et les dessins qui les décorent. Le fonds des médailles, à l’Académie, est surtout riche en types de la Grèce, et la Pinacothèque, outre la galerie de tableaux, contient un cabinet de dessins et d’estampes très libéralement accessible, et une collection de vases antiques dont le catalogue a été dressé par Otto Jahn, un savant que ses travaux archéologiques et ses œuvres de critique musicale ont rendu également célèbre. Une école des arts industriels, fondée en 1868, et d’autres établissemens spéciaux complètent cet ensemble imposant de ressources que la capitale de la Bavière offre à l’étude, et montrent l’intérêt qu’on y attache à la culture des arts et à l’éducation du goût. Il nous reste à parler de la plus importante de ces collections, de celle qui par conséquent réclame de nous un plus long examen. On ne cherchera cependant pas dans ces pages une énumération complète des richesses de la Pinacothèque; qu’on n’y cherche pas non plus une esthétique nouvelle. Nous avouons humblement n’en avoir pas rapporté d’Allemagne, bien qu’il s’en fasse là-bas une assez grosse consommation; mais, essayant d’accomplir sur place, pour le musée de Munich, ce travail de triage et de résumé que le temps et l’éloignement se chargent d’opérer dans l’esprit de chacun de nous, nous nous sommes efforcé de ne présenter au lecteur que des objets dignes de fixer son attention et d’insister seulement sur ce qui, étant capital, mérite d’être noté. Sans prétendre porter sur tel maître ou sur telle période de l’art des jugemens définitifs, nous croirons avoir assez fait si, en discutant des attributions, en rapprochant des faits et des dates, en rattachant une œuvre à un ensemble, un artiste à une époque, nous pouvons apporter notre modeste contingent d’observations exactes et d’appréciations motivées.

La Pinacothèque est un grand monument assez massif et de style mal défini, construit, comme la Glyptothèque, par l’architecte Klenze, et comme elle aussi dans d’excellentes conditions d’aménagement. Le premier étage, consacré à la galerie de peinture, comprend une suite de vastes salles où sont placées les grandes toiles, et une série de cabinets s’étendant parallèlement à ces salles et dans lesquels les œuvres de moindres dimensions sont exposées à portée du regard. Les tableaux, au nombre de 1,400, proviennent des galeries de Manheim, de Deux-Ponts et de Dusseldorf, ainsi que d’acquisitions successives comme celle de la collection des frères Boisserée et d’autres encore faites par les souverains bavarois, surtout par le roi Louis Ier. On est frappé tout d’abord de l’éclat de ces tableaux, notamment de ceux des écoles flamande et hollandaise, qui constituent la vraie richesse de ce musée. Acquises directement des peintres eux-mêmes par les électeurs qui ont amassé les collections primitives et immobilisées depuis lors, ces œuvres ont été ainsi préservées des injures du temps et des injures, souvent bien plus dangereuses, de restaurations maladroites. Elles se montrent à nous dans leur état natif, et par leur air de santé contrastent avec l’aspect maladif de certains musées qui semblent des hôpitaux de peinture où les tableaux ne parviennent qu’après avoir subi dans leurs douloureuses étapes les traitemens les plus cruels.

On voudrait pouvoir ajouter que le catalogue est en rapport avec des richesses si abondantes et si bien administrées. Quoiqu’il soit en réel progrès sur les éditions antérieures, il est encore trop peu soigné, trop peu au courant, et ne supporte pas la comparaison avec la plupart des livrets de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, de France et de l’Allemagne elle-même. Il enregistre complaisamment les attributions les plus douteuses, et si parfois il les contredit dans le supplément, c’est pour les remplacer par des rectifications non moins équivoques. La traduction française de ce catalogue, bien qu’elle émane d’un docteur en philosophie, ancien professeur à l’Académie des beaux-arts, est un chef-d’œuvre de ce français germanique dont les barbaries, nous l’avons appris, ne relèvent pas toujours de la grammaire seule. Du moins les bévues de cette traduction hasardeuse, faite à coups de dictionnaire, ne sont pas de nature attristante : elles ne mériteraient même pas d’être relevées si leur persistance à travers des tirages déjà nombreux ne semblait révéler comme un parti-pris d’ignorance chez une nation assez prompte cependant à s’égayer de la légèreté française.

Les œuvres des maîtres primitifs de l’Allemagne et des Flandres, réunies en grand nombre à la Pinacothèque, lui donnent une physionomie particulière et permettent de suivre, dès son début, le mouvement des échanges entre le nord et le midi et d’étudier la réciprocité de ces réactions successives. Toutefois, si importantes que soient ces œuvres, elles ne sont ni assez marquantes, ni surtout assez incontestables pour fournir sur les maîtres eux-mêmes des indications bien neuves. Elles suffisent seulement pour confirmer une opinion généralement admise aujourd’hui au sujet de l’influence exercée à l’origine par les écoles rhénanes sur l’école flamande. À cette influence, combinée avec celle des habiles enlumineurs de la cour de Bourgogne, se joignit bientôt le génie propre de maîtres tels que les Van Eyck, Memling et Rogier Van der Weyden. Ceux-ci, on l’a dit avec raison, furent des inventeurs autant dans le domaine de la pensée que dans la pratique même de la peinture. S’ils avaient en quelque manière profité du voisinage et des enseignemens de l’école allemande, ils lui rendirent bien plus qu’ils n’en avaient reçu. Après avoir, par l’originalité de leur talent et l’inconsciente audace de leurs tentatives, provoqué l’admiration des Italiens eux-mêmes, ils allaient aussi renouveler l’art germanique, qui s’était bien vite épuisé. Les écoles locales qui, pendant cette seconde période, avaient essayé de se développer à Ulm, à Augsbourg, à Cologne, n’avaient pas trouvé en effet dans ces différens centres des élémens de vitalité suffisans. Aucun lien ne les rattachait entre elles, et on pouvait croire qu’elles allaient disparaître sans avoir produit aucun artiste supérieur. Les noms de Zeitblom, de Schühlein, de Martin Schaffner et de Hans Melem ne mériteraient pas de les tirer de l’oubli où elles sont tombées aujourd’hui; mais de ce mouvement un peu confus deux hommes devaient sortir qui seraient les plus hautes et, disons-le aussi, les seules illustrations de l’art allemand : Albert Dürer et Holbein.

Des villes presque voisines les virent naître, et un court intervalle de temps sépare leurs deux naissances; mais avec le bénéfice d’une plus grande proximité de l’Italie, Holbein trouva, en venant au monde près de vingt-cinq ans après Dürer, le mouvement de la renaissance tout à fait accusé. En 1471, au contraire, à Nuremberg on pressentait à peine ce mouvement, et quand le père d’Albert Dürer, un pauvre orfèvre chargé de famille, cédant à la vocation décidée de son fils, le conduisait, âgé de quinze ans, dans l’atelier de Michel Wohlgemuth, c’étaient encore les enseignemens de l’art gothique que le jeune homme allait y trouver. Ne soyons pas injustes pourtant; si, dans les productions du maître de Dürer que possède le musée de Munich : le Christ au jardin des Oliviers, la Descente de croix et la Résurrection, nous remarquons le réalisme outré, les attitudes heurtées, les gestes anguleux, la maigreur des corps, le manque de goût et la vulgarité des types qui déparent la plupart des ouvrages de ses prédécesseurs, il y faudrait reconnaître aussi, sans même que l’attention fût appelée sur lui par la gloire de son élève, des compositions moins chargées, plus d’unité et plus d’équilibre. On sent, avec son génie particulier, l’influence manifeste de l’art flamand, auquel les œuvres et surtout les gravures de Martin Schœngauer, élève de Van der Weyden, l’avaient initié.

Cependant, malgré ces enseignemens, malgré ses relations avec l’Italie, malgré la curiosité naturelle de son esprit et son étonnante habileté de dessinateur, Dürer ne parvint jamais à se dégager complètement de l’art du moyen âge, tel qu’il était alors compris et pratiqué à Nuremberg. Il en a conservé le goût, l’agencement des étoffes avec leurs plis multipliés et leurs brusques cassures, les affectations d’un naturalisme un peu puéril, la complication et l’étrangeté des inventions. On sent dans son talent comme des courans divers auxquels il cède tour à tour, et les influences combinées du moyen âge et de la renaissance, de l’Italie et de la Flandre, pèsent sur son génie sans qu’il puisse dominer leurs contradictions et les concilier dans un art vraiment national et personnel. Dans ses nombreux dessins, dans ses gravures, dans ses portraits ou ses compositions inspirées directement par la nature, nous reconnaissons l’artiste vraiment supérieur, nous comprenons l’influence qu’d eut sur son époque et jusqu’à un certain point celle dont il jouit encore en Allemagne. Les tableaux du musée de Munich ne suffiraient pas à la lui mériter. Le Christ déposé de la croix semble peu authentique; Lucrèce se donnant la mort est une grande académie qui ne brille pas précisément par le goût ni par le style, et la Nativité porte la trace évidente des collaborations auxquelles les charges de son ménage l’obligèrent trop souvent à recourir. Les compositions les plus importantes de Dürer sont à Vienne ; la Pinacothèque nous révèle surtout chez lui le portraitiste. Ainsi les deux volets de la Nativité, représentant deux membres de la famille Baumgartner, sont certainement supérieurs au sujet principal. Quant aux panneaux qui nous montrent saint Jean et saint Pierre, saint Paul et saint Marc, groupés deux à deux[4], ce sont des œuvres de premier ordre. Dürer y attachait lui-même une certaine importance, puisqu’il les avait offertes aussitôt après l’achèvement, le 7 octobre 1526, au conseil de sa ville natale, comme un souvenir « de son modeste talent. » On y sent la pleine maturité du maître et une énergie d’expression qui lait penser à Fra Bartolomeo. La tête du saint Marc, entre autres, avec ses yeux étincelans, sa bouche entr’ouverte et son air inspiré, est un type étrange dont l’aspect puissant, presque sauvage, force le souvenir. Le portrait du père de Dürer à l’âge de soixante-dix ans, daté 1497, celui d’Oswolt Krell, naïf et un peu gauche, daté

1499, et enfin celui de Wohlgemuth, âgé de quatre-vingt-deux ans, 

avec ses traits déformés par la vieillesse, n’accusent pas dans le talent du peintre la progression que les dates feraient supposer. Le meilleur ouvrage que Dürer ait à Munich, c’est son propre portrait que la gravure a rendu populaire et qui porte la date de 1500. On connaît cette belle tête vue de face ; les cheveux d’un châtain clair, séparés au milieu, retombent en mèches minces et ondulées sur les épaules. Le front est large et haut; les joues, le nez et la main aux doigts effilés et adroits, sont du modelé le plus délicat. Le fini est extrême; les cheveux, les poils de la fourrure, le reflet d’une fenêtre qui, détail assez puéril, est peinte sur la pupille, la structure apparente de l’intérieur de cette pupille, tout est reproduit ici avec le soin le plus scrupuleux. Telle est cependant la science du peintre qu’avec ces prodiges de minutieuse exécution l’aspect général est resté simple. L’œuvre a conservé un grand air ; elle met en relief les traits caractéristiques de ce calme visage; elle unit à une réalité extrême une intensité de vie intérieure telle que cette fois on songe à Léonard. C’est là d’ailleurs une rareté pour un artiste qui le plus souvent manque d’ampleur dans sa manière de peindre, et chez lequel on sent les habitudes d’un autre procédé de travail. Même quand il a le pinceau à la main. Dürer est un graveur; Holbein, lui, est un peintre.

Le musée de Munich nous fournit des indications utiles sur la famille d’Holbein et sur son éducation. Outre une Nativité et une Adoration des Mages de Sigismond Holbein, son oncle, Jean Holbein, son père et son maître, y est représenté par une série de seize tableaux inspirés par la vie du Christ, compositions que son fils devait remanier plus tard en s’appropriant tous les traits heureux qu’elles renferment. Plus favorisé que Dürer, ce jeune homme trouvait donc à son berceau non-seulement l’exemple et les conseils d’un père, mais l’agitation féconde des idées et ces relations nombreuses avec l’Italie qui, à la date de 1495, faisaient de la ville d’Augsbourg, sa patrie, un milieu privilégié entre tous. Aussi se dégage-t-il bien vite de ce que les enseignemens paternels pouvaient avoir encore d’étroit et de sec. Voyez ce Martyre de saint Sébastien et les deux volets qui l’accompagnent, travail de sa jeunesse, exécuté probablement d’après les esquisses de son père, sa dernière œuvre avant son départ pour Bâle et dont il convient par conséquent de fixer la date vers 1515. Comme le sentiment personnel s’y fait déjà jour et se manifeste dans l’exécution aussi bien que dans la pensée ! Certes il est permis d’y noter encore bien des traits d’un réalisme excessif, ces mendians, par exemple, dont les plaies sont reproduites avec une telle fidélité que, suivant Woltmann[5], M. Virchow a pu relever scientifiquement, d’après cette peinture, les caractères que la lèpre présentait à cette époque. Mais à côté de détails réprouvés par le goût, quelle inspiration originale et haute dans la Sainte Élisabeth et surtout dans le Saint Sébastien, figures expressives, pleines de style et de noblesse ! On y découvre un art nouveau que Dürer n’a fait que pressentir, mais qu’attestent chez Holbein des œuvres telles que la Passion de Bâle, la Vierge de Soleure, la Madone de Darmstadt, les vastes compositions de l’hôtel de ville de Bâle, ainsi qu’une foule d’admirables dessins destinés à la gravure. On pense trop peu à ces grandes œuvres quand on apprécie Holbein, et ses portraits, en absorbant autrefois toute l’attention et les louanges de la critique, ont trop longtemps empêché que pleine justice fût rendue à ce côté de son génie.

Il est vrai que, comme portraitiste, Holbein est inimitable et mérite le premier rang ; mais la Pinacothèque ne nous fournit pas de témoignages bien frappans de cette supériorité. C’est en Angleterre, c’est au Louvre, c’est, sur la route même de Munich, à Bâle surtout, qu’il faut le voir et l’étudier pour savoir tout ce qu’il vaut. Dans ce dernier musée, tout rempli de son souvenir et de ses œuvres, à côté des créations les plus élevées, d’innombrables esquisses, des croquis, des feuillets d’un album de poche, permettent de pénétrer dans l’intimité de son talent, dans ses procédés d’étude, alors qu’il cherche à retenir de l’art du passé tout ce qu’il en juge utile, ou que, d’un simple trait, il saisit sur le vif la physionomie des modèles qu’il va prendre dans tous les âges et dans toutes les classes de la société.

Nous comprenons que le catalogue de Munich hésite à attribuer à Holbein les portraits de Conrad Rehlingen et de ses enfans groupés avec une gaucherie dont la naïveté semble excessive à la date de 1517. Malgré les affirmations de M. Woltmann, nous ferons également nos réserves pour les portraits de sir Bryan Tuke et du jeune Derich Bort ; mais n’est-ce pas à Holbein qu’il convient de restituer le capital portrait dit l’Homme à la belle main ? La peinture, il est vrai, semble plus large que celle d’Holbein ne l’est d’ordinaire, la couleur est plus abondante et le faire plus libre; mais quel autre que lui serait capable de ce dessin serré, pénétrant, si mâle et si savant, si fin et si honnête? On ne peut se détacher de ce visage ouvert, à forte charpente; le regard net et droit porte bien en face et affirme la clarté de la pensée, la plénitude de la conviction. Ces lèvres minces semblent s’entr’ouvrir, il va parler, et le geste éloquent de « cette belle main » appuie déjà quelque solide raison qui sera dite en plein et sans ménagement. C’est un docteur, son simple vêtement, son bonnet noir le montrent assez, et il ne fait pas bon être l’adversaire d’un pareil homme alors qu’il vous tient cloué sous l’autorité de son regard et qu’il apporte dans la controverse des argumens aussi péremptoires. Il n’y a plus rien de gothique dans cette figure, ni dans la représentation que nous en a donnée le peintre; on sent que la réforme a passé par là. Mais quel est ce personnage? Peut-être un bout d’armoiries indiquées sur le fond servirait-il à le faire reconnaître. Et le peintre, si ce n’est pas Holbein, quel est-il? Il y a là un de ces mystères tels qu’on en rencontre assez souvent dans les musées et sur lesquels, à ses risques et périls, on peut bien dire son sentiment, mais en laissant toujours posée une interrogation.

Après Dürer et Holbein, ces deux efflorescences de l’art allemand, on dirait que la sève est épuisée et que cet art a vécu. Holbein n’avait guère laissé de traces dans sa patrie. A l’âge où par son talent, tout personnel d’ailleurs, il aurait pu y exercer quelque influence, il vient se fixer à Bâle; puis il abandonne deux fois la Suisse pour faire de longs séjours en Angleterre, et termine à Londres sa vie nomade. Dürer, au contraire, avait derrière lui toute une école. Mais ses élèves, tels que Beham, Pencz, H. Culmbach, M. Grunewald, Aldgrever, tous représentés au musée de Munich par des œuvres nombreuses, exagèrent encore la sécheresse du maître et ne méritent guère d’être signalés que comme graveurs. Quand leurs successeurs vont, à l’exemple de Dürer, chercher en Italie des inspirations nouvelles, ils n’en rapportent que de maladroites contrefaçons. L’imitation toujours croissante des maîtres d’au-delà des Alpes n’arrive qu’à éteindre peu à peu ce que l’art en Allemagne avait encore de vitalité. Ce n’est pas une décadence, c’est une ruine complète. Ni Rottenhammer avec ses froids pastiches, ni surtout B. Denner et le pénible labeur de ses portraits ne sauraient donc nous arrêter. Cherchons les Italiens eux-mêmes et chez eux, sans nous attarder davantage à leurs malencontreux imitateurs.

V.

La galerie de Munich est, sous le rapport des maîtres italiens, fort inférieure à celle de Dresde : ils n’y sont ni très nombreux, ni représentés par des productions bien importantes. On sent trop, dans la hâte mise à les réunir, qu’on s’est préoccupé d’amasser plutôt que de choisir, et nous aurons bientôt fini de signaler les œuvres qui par leur mérite ou leur authenticité réclament ici notre attention. Il nous sera donc permis d’omettre les madones primitives, assez rares d’ailleurs et assez suspectes, qui avec leurs gros yeux ronds, leurs visages émaciés ou boursouflés, semblent placées là pour attester que les Vierges du nord n’ont pas eu seules le privilège de la laideur. Mais en Italie du moins, grâce aux instincts naturels de la race, grâce aussi aux traditions et aux monumens de l’antiquité, le goût s’épura plus tôt, et de bonne heure l’art s’attacha à la recherche de la beauté. N’est-ce pas au début même de cet art qu’on peut rencontrer des œuvres comme celles d’Angélique de Fiesole, suaves et gracieuses, charmantes comme ces fleurs précoces qui naissent au milieu même des rigueurs de l’hiver? Quelles figures expressives, quelle chasteté dans le dessin, quelle clarté dans la composition de ces quatre petits tableaux qui proviennent de la pharmacie du couvent de Saint-Marc, et qui nous retracent les principales scènes des martyres de saint Côme et de saint Damien ! Peu d’ombres, des couleurs tendres, des bleus vifs et des roses pâles, un air d’innocent abandon et je ne sais quel parfum délicat et pur qui, à travers les âges, n’a rien perdu de sa fraîcheur. On sourit à ces naïves inventions, à ces procédés encore enfantins d’un art qui, ne pouvant se résigner à l’immobilité, s’ingénie à peindre la succession des faits, et à dérouler à la fois dans une même œuvre les principaux épisodes de toute une vie. On sourit... et cependant il faut admirer aussi, tant la foi du croyant est entière, tant est candide et transparente en quelque sorte cette âme qui se dévoile à nous si clairement.

Mais déjà l’éclosion est proche, et peu à peu dans toutes les écoles italiennes apparaissent les précurseurs. C’est Ghirlandajo, représenté par deux tableaux importans qui décoraient autrefois le maître-autel de Santa-Novella de Florence; c’est Mantegna et son austérité puissante; c’est Francia, l’orfèvre de Bologne; c’est Pérugin surtout, qui, avec son nom deux fois illustre, se recommande ici à notre admiration par une œuvre de premier ordre, et qui marque non-seulement chez le maître, mais dans l’histoire même de l’art, un pas décisif. La belle disposition des lignes dans la Vierge apparaissant à saint Bernard, l’heureuse ordonnance des groupes sous un portique qui laisse voir la campagne, le charmant visage de la Vierge, la noble simplicité de son maintien, les gracieuses figures des anges qui l’accompagnent, l’étonnement du saint, le silence respectueux de ses compagnons, leur recueillement, les nuances délicatement rendues de tant de sentimens si rapprochés, tout concourt à renforcer l’impression de la scène[6]. Si, comme l’avance le catalogue, la date de l’œuvre peut être fixée entre 1495 et 1497, c’est-à-dire au moment même où Raphaël venait d’entrer dans l’atelier de Pérugin, il faut bien reconnaître une fois de plus, grâce à un si éloquent témoignage, l’excellence des enseignemens qu’il y trouva et l’influence décisive qu’un pareil maître a pu exercer sur un tel élève.

Il faut même penser ici aux grandes œuvres de Raphaël, aux décorations du Vatican, à la Madone de Dresde, aux cartons de Hamptoncourt, pour lui rendre toute justice et comprendre ce qu’il y eut de nouveau et de personnel dans ce prodigieux génie. Le musée de Munich ne suffirait pas à nous donner de lui une idée assez haute. Des deux portraits qui lui sont attribués et qui pendant longtemps ont passé pour le représenter lui-même, celui de Binto Altoviti nous paraît seul mériter cette glorieuse attribution. Comme M. Viardot, nous lui trouvons quelque ressemblance avec l’admirable Joueur de violon de la galerie Sciarra, mais là s’arrête malheureusement la similitude, et, s’il convient d’y louer la noble franchise du regard et la force d’un dessin irréprochable, il faut ajouter que les ombres noires qui cernent les lumières accusent trop durement les contours. Des trois madones mises également ici sous le nom de Raphaël, la Madone della Tenda seule nous semble digne de lui. La largeur du faire, la grâce facile de la composition, la sûreté des intonations, l’ampleur des formes et le choix même des types nous paraissent légitimer la date de 1516, et rappellent le souvenir de la Vierge à la chaise et même celui de la Madone de Dresde, une des meilleures inspirations du maître. Quel goût exquis dans cet arrangement ! quelle tendresse maternelle dans le geste! qu’elle est admirable, la main qui repose sur l’enfant! En le serrant contre son sein, la mère ici n’a pas l’expression de bonheur qui éclate dans tous les traits de la Vierge du palais Pitti ; elle éprouve comme le pressentiment des suprêmes douleurs qui lui sont réservées, et c’est avec un visage pensif qu’elle goûte des joies qui vont lui échapper.

Nous n’avons à la Pinacothèque rien à citer du Corrége, rien non plus de Léonard, et malgré le nombre des œuvres portées au compte de l’école de Venise dans le catalogue, celle-ci ne nous paraît pas mériter non plus un long examen. Nous ne saurions par exemple accepter pour Giorgione cette pâle et molle figure de la Vanité, qui rappelle les toiles les plus fades de l’école de Bologne. En revanche, le portrait d’un membre de la famille Fugger, bien qu’un peu maltraité par le temps, est à bon droit attribué à ce grand coloriste. Il a fait partie de la collection de tableaux et d’objets d’art rassemblée autrefois par Vasari lui-même, et celui-ci en parle dans sa biographie de Giorgione[7] comme d’un « ouvrage admirable. » C’est en effet une mâle peinture, d’un modelé large et délicat, que ce visage intelligent et beau, à demi incliné, tout parlant, tout plein de vie, qui s’empare de votre attention et, comme toutes les œuvres vraiment fortes, une fois vu, ne se laisse plus oublier.

Noble image aussi ce portrait de Titien, et comparable assurément aux meilleurs du maître, à ceux du Louvre et du palais Pitti. Sa fière prestance dénote le praticien, bien que le costume soit des plus simples : un vêtement noir qui laisse le cou largement découvert, avec un bout de chemisette blanche sur la poitrine. Mais cette barbe noire, ces cheveux noirs séparés au milieu du front et qui se détachent à peine sur le fond, encadrent un visage ardent qui semble sortir de la toile, et de ses yeux perçans, illuminés d’un feu sombre, vous suit et vous interroge avec une persistance étrange. Quel contraste avec le Charles-Quint, peint à Augsbourg, signé et daté de 1548 ! Titien avait alors soixante et onze ans, et, bien qu’il lui restât encore vingt-huit ans à vivre et que son impérial modèle n’eût pas atteint la cinquantaine, l’œuvre porte l’empreinte d’une indicible lassitude. On dirait que le talent du peintre n’a pu réagir contre le découragement du souverain et que, dans cette représentation fidèle, il a tenu à nous montrer un homme désabusé, souffrant, blasé sur toutes les grandeurs humaines et qui songe déjà à s’ensevelir dans la retraite du monastère de Yuste. Arrêtons-nous aussi un instant devant ce portrait de femme, dont plus d’une fois et dans maint musée nous avons rencontré le visage. Cette vieille connaissance, c’est l’épouse même de Véronèse, celle que dans les pèlerins d’Emmaüs du Louvre il nous montre entourée de trois beaux enfans, jeune encore, mais déjà un peu massive. Nous la retrouvons ici avec quelques années de plus et très peu flattée par son mari : son air est décidé, son expression un peu vulgaire, l’embonpoint déborde; aucun goût dans la mise, en tout la tournure d’une simple ménagère. Bonne peinture d’ailleurs, quoique peu idéalisée, mais qui témoigne en faveur de l’honnêteté conjugale de l’artiste, un homme au courant de toutes les élégances et qui pourtant s’estimait heureux avec cette commère, puisqu’il en a si souvent reproduit l’image. Parmi les autres toiles du maître de Vérone, l’Adoration des Mages est un vrai bijou qui rappelle comme disposition et qui vaut comme peinture la Vierge avec sainte Catherine et saint George de notre Musée. Même éclat et même richesse dans les combinaisons de la couleur, même élégance dans le dessin. Le personnage agenouillé, avec sa barbe blanche et sa tête vénérable, est de l’invention la plus heureuse. C’est une fête pour le regard que ces harmonies vibrantes et cependant discrètes, si naturelles et si savamment équilibrées.

Il convient de rester sur de pareilles impressions, et, bien que l’école de Bologne figure à la Pinacothèque avec des œuvres importantes, il nous en coûterait de parler d’elle avec quelque détail. Dans ces vastes toiles où s’abandonnait un peu trop complaisamment l’habileté de ses peintres, on cherche vainement quelque chose du souffle des âges précédens, la puissance d’un talent supérieur mise au service de la pensée; on y rencontre des réminiscences, des formules apprises et convenues, une moyenne cherchée de qualités et pas de qualité dominante, plus de rhétorique en somme que de véritable éloquence. Après avoir usurpé les admirations excessives que, jusqu’en ces derniers temps, ils partageaient avec les plus grands, les maîtres de Bologne subissent aujourd’hui la peine d’une réaction sans doute exagérée. Mais les compromis qui, dans les relations sociales ou les expédiens de la politique, peuvent parfois être de saison, ne suffisent pas pour créer des écoles d’art, et à distance, dans ce combat pour la gloire qu’ont soutenu les artistes et qui se renouvelle incessamment pour eux dans le champ-clos des musées, ceux-là vivent, ceux-là seuls triomphent qui ont eu quelque originalité et quelque perfection.

Nous aurons suffisamment parlé de l’école napolitaine telle qu’elle est représentée à Munich en signalant au passage quelques-uns de ces paysages de Salvator Rosa où la bizarrerie veut passer pour richesse d’imagination. Nous serions trop généreux pour cette école en portant Ribeira à son actif, puisque, à raison de sa naissance et des premières leçons qu’il a reçues, il peut être avec justice revendiqué par l’Espagne. La Pinacothèque a de lui plusieurs peintures vigoureuses, pleines de ces contrastes un peu violens qu’il affectionnait. Soit qu’il pensât que la simple représentation de la nature offrait un intérêt suffisant, comme dans cette vieille paysanne qui porte une poule et un panier d’œufs, soit qu’il voulût prêter à ses études de torses ou d’académies une signification imaginée après coup, en les baptisant des noms de saint Barthélémy, d’Archimède, de Manassé ou de saint Pierre, c’est toujours le modèle et la pose d’atelier que nous retrouvons dans ces toiles. La peinture est abondante et énergique; elle accuse trop brutalement sans doute les saillies et l’écart entre les ombres et les lumières, mais elle frappe par son entrain, par la justesse et la décision de ses accens. Il y a même quelque chose de plus dans le Saint André déposé de la croix, et aussi dans ce Sénèque mourant qui dicte avec sérénité ses derniers enseignemens à ses disciples abîmés dans leur douleur.

Nous sommes en pleine Espagne avec Zurbaran. Sans le secours du livret, peut-être éprouverions-nous quelque embarras à mettre un nom et un titre sous deux grandes figures austères et désolées qui nous représentent saint Jean et la Vierge revenant du Calvaire; mais nous n’avons besoin d’aucune explication en face d’un Saint François, la main posée sur une tête de mort qui provoque ses méditations. Ce visage amaigri par le jeûne et ces yeux pleins de flamme et levés vers le ciel nous racontent, en termes assez clairs, l’exaltation des âmes, les longues et sévères contemplations de l’ascétisme espagnol. Chez Alonzo Cano, la piété est moins âpre, les grâces du dessin et le doux éclat de la couleur nous parlent d’un mysticisme plus tendre et d’un amour plus familier, et cette Vierge, qui dépose le petit Jésus entre les bras de saint Antoine, nous fait souvenir que nous sommes dans la patrie de sainte Thérèse.

Le portrait du cardinal Rospigliosi est bien digne de Velasquez, et ne s’accorde guère cependant avec ce que nous savons de la largeur habituelle de sa facture. Les rouges du costume et du fond rappellent l’harmonie hardie d’un des chefs-d’œuvre du maître, cette joviale et vivante figure d’Innocent X, la perle de la galerie Doria; mais les deux peintures diffèrent autant que les personnages. Le visage du cardinal est pâle, allongé, avec de grands yeux tristes et profonds; quelques fils d’argent se mêlent à ses cheveux d’un noir d’ébène : la barbiche est grise, la moustache fine et relevée. La peinture, très travaillée, très mesurée, est en accord étonnant avec l’homme qu’elle nous représente, un de ces diplomates comme l’Italie en a souvent produits, de nature réfléchie et avisée, qui savent où ils vont, aussi obstinés vers leur but que souples dans les moyens qu’ils emploient pour l’atteindre.

Mendians accroupis au coin d’une borne, jouant aux dés avec quelques drôles de leur espèce, vaquant aux soins les plus intimes de leur toilette ou dévorant à belles dents quelques-uns de ces fruits savoureux que la tiédeur du climat fournit à la pauvreté insouciante, tels sont les simples épisodes qui s’offrent à nous dans cinq tableaux de Murillo, fidèles images de la nature et des mœurs familières de l’Espagne, sincères études dans lesquelles le peintre trouvait à la fois un délassement pour son esprit et une gymnastique utile pour son talent. Mais le Saint François guérissant un paralytique à la porte d’une église nous donne une idée plus haute du maître de Séville, et nous montre à côté de ces réalités vulgaires la distinction la plus exquise, association justifiée ici avec une convenance parfaite par le sujet lui-même. La bonté compatissante du saint, sa dignité et l’attitude recueillie des deux religieux qui, placés à l’écart sous le porche de l’église, assistent au miracle, forment un contraste saisissant avec la tournure grossière et les haillons du pauvre infirme; mais la foi naïve, peinte sur le visage du mendiant, le rapproche naturellement du pieux personnage auquel il est venu demander sa guérison. Le Saint François est, à Munich, la meilleure toile de l’école espagnole, et certainement l’une des plus remarquables du musée.

Les Français partagent avec les Espagnols un des salons de la Pinacothèque; c’est dire qu’ils n’y sont pas très nombreux. Il est même permis d’ajouter qu’ils n’y font pas trop brillante figure. Après avoir noté, sans trop insister, le Roi Midas, de Poussin, composition un peu encombrée, mais d’une couleur claire et souple, qui n’est pas habituelle au peintre, — Jésus avec Marthe et Marie, de Lesueur, tableau touchant quand on l’a pénétré, qui cependant n’attire guère, placé ainsi au milieu des œuvres des coloristes espagnols, — enfin neuf marines de Vernet, peintes dans un genre décoratif un peu banal, mais d’un pinceau facile et alerte, nous aurions terminé cette rapide revue des maîtres français, si notre grand paysagiste Claude ne méritait pas de nous arrêter. Il tient ici noblement sa place avec quatre tableaux peints à Rome, signés et datés de 1656, 1668 et 1674. Malgré les scènes inspirées par la Bible, que renferment deux d’entre eux, il est permis de dire que la lumière en fait le principal sujet. Comme toujours, les lignes et les masses variées avec art lui font un merveilleux encadrement. La succession des plans qui, par d’insensibles passages, vous conduisent jusqu’à l’horizon lointain, le flot qui vient expirer sur le rivage, la brise d’un air pur qui balance mollement les barques, enfle à peine leurs voiles, ou bruit dans les grands arbres dont elle incline amoureusement le mobile feuillage, tout est caresse pour le regard dans ces toiles exquises. Le doux éclat dont elles sont comme imprégnées, les belles proportions, la plénitude et le choix des formes, la limpidité de la couleur et ses harmonieux accords vous gagnent et vous captivent peu à peu.

Si dangereuses, si défectueuses que soient généralement les comparaisons de ce genre, on ne peut s’empêcher de songer ici à Haydn et d’unir les deux maîtres dans une même admiration. Comme lui, Claude a aimé son art et rien que son art ; il l’a exercé avec sérénité, avec bonhomie. Même ingénuité de part et d’autre, même disposition à vider une idée, à tirer d’un motif tout ce qu’il contient, même palette peu chargée, et avec cela une constante franchise, une grande richesse d’inspirations, un art accompli pour trouver, avec les moyens les plus simples, des effets toujours nouveaux. Des modulations d’une ténuité charmante, et aussi, quand il le faut, des sonorités pleines et vigoureuses. La force avec la grâce, la clarté toujours : une âme ouverte, expansive et qui ne s’embarrasse pas d’aspirations irréalisables. Comme Haydn encore, notre paysagiste a bien parfois des répétitions peu dissimulées, des procédés d’effet assez élémentaires et des cadences presque surannées; leur candeur même les sauve tous deux, et aux gens qui, sans oser trop le dire, seraient tentés de les trouver un peu vieillots, ils peuvent opposer l’un et l’autre des audaces imprévues, des inventions vraiment grandes et des mouvemens d’éloquence tout à fait entraînans. Cet art, si modeste et si naturel dans ses allures, n’a pas besoin d’enfler la voix pour se faire écouter; son élévation n’a rien de factice. Il va droit devant lui, tout uniment, assuré de cette jeunesse éternelle que prêtent aux œuvres de l’homme la sincérité entière, le continuel souci du beau et de sa parfaite expression. On peut s’abandonner sans réserve à de pareils maîtres, et il convient de ne pas marchander à leur génie des admirations qu’ils ont si loyalement conquises.

La brève énumération que nous venons de faire suffirait à prouver que, même pour les écoles que nous avons déjà passées en revue, la Pinacothèque n’est point déshéritée. Il nous reste à étudier maintenant les chefs-d’œuvre des peintres de la Flandre et de la Hollande qui constituent la vraie richesse et l’intérêt propre de ce beau musée.


EMILE MICHEL.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1863, l’étude de M. Charles de Rémusat intitulée : Munich, l’Art par la critique.
  2. H. Fortoul, de l’Art grec. — Revue du 15 septembre 1839.
  3. Voyez la Revue du 1er  mars 1860.
  4. Dürer a gravé, mais séparément, ces quatre figures.
  5. Woltmann, Holbein et son temps, Leipzig, 1866-68.
  6. Une ancienne édition de Vasari (Firenze, 1771) signale une copie de ce tableau due au peintre F. Riposi, et tellement fidèle qu’on ne pouvait la distinguer de l’original, auquel elle fut d’ailleurs substituée dans la chapelle des Nasi, à San-Spirito de Florence, par les Capponi, héritiers des Nasi. Le tableau de Munich, acquis directement de la famille Capponi en 1834, est donc bien l’œuvre de Pérugin. L’excellente et récente édition de Vasari de Lemonnier ne donnant aucune indication à cet égard, il nous a paru utile de constater l’authenticité de cette peinture, une des plus intéressantes de la Pinacothèque.
  7. « É nel nostro libro una testa colorita à olio, ritratta da un Tedesco di Casa Fucheri, che allora era de’ maggiori nel fondaco de’ Tedeschi, la quale è cosa mirabile, insieme con altri schizzi o disegni di penna, fatti du lui. » (Vasari, Firenze, 1771, t. III, p. 54.)