Les Muses françaises/Comtesse Kapnist

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Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 168-176).




COMTESSE EUGÉNIE KAPNIST




D’origine grecque par son père, la comtesse Eugénie Kapnist est née en Russie. Dès sa plus tendre enfance, elle apprit notre langue, « je priais en français », dit-elle. A douze ans, son père lui donne à lire Cliénier, qui était pour lui — comme pour elle aujoiird’hui — « le cher, le divin André Chénier ». Le comte Pierre Kapnist aimait les lettres ; — n’était-il point d’ailleurs le petit-fils de deux poètes russes renommés l — Lui-même écrivait ; il composa une tragédie sur « Cinq-Mars s> qui fut représentée après sa mort, avec un retentissant succès, au Théâtre Impérial de Moscou.

Toute jeune, Mme Kapnist vint en France et y demeura de longues années. Maintenant encore, elle partage son temps entre Paris, Athènes et Pétersbourg. — « La France, écrit-elle — patrie intellectuelle de mon esprit, la France qui m’apprit à penser et à travailler, car c’est en France que je fus élevée depuis mon enfance — recevra toujours l’hommage de ma reconnaissance et de mon admiration ».

Avoir choisi le français pour exprimer ce qu’on a de plus profond en soi, n’est-ce pas le plus bel hommage qui puisse être rendu à notre pays ! Mais la comtesse Kapnist tient encore à honorer la France dans ses poètes, elle voue un véritable culte à celui qui, entre tous, eut le plus tragique destin, au pur génie qui écrivit les Bucoliques, à André Chénier. Ayant découvert l’endroit, au cimetière de Picpus, où dort le doux élégiaque, elle eut une pieuse et poétique pensée : elle rapporta d’Athènes une plaque de marbre blanc svir laquelle elle fit graver ces mots : « André de Chénier — fils de la Grèce et de la France — 1762-1794 — servit les muses — aima la sagesse — mourut pour la vérité », — puis, elle fit sceller cette plaque au mur du petit enclos où repose auprès de treize cents victimes de la Terreur, l’illustre chantre d’Hermès.

Rendant compte du livre de Mme Eugénie Kapnist, M. Auguste Dorchain écrivait : < L’auteur n’est pas un artiste patient et volontaire, ni un capricieux dilettante, mais un poète vraiment soulevé par les grandes houles intérieures, et à qui l’on souhaiterait seulement de connaître davantage les strictes disciplines qui, jointes aux exaltations spontanées, font les chefs-d’œuvre. N’importe I Admirons en lui des dons précieux : une belle chaleur d’âme, un souci des grands sujets, l’amour des causes justes et vaincues, l’indéfectible espoir qu’un jour elles seront victorieuses. Cette inspirée véritable est digne d’être la prêtresse du culte d’André Chénier ».

Il y a du vrai dans ces éloges et ces critiques et pourtant, il semble bien que M. Dorchain n’a point rendu justice complète à l’auteur de l’Acropole. Ce qui paraît avoir retenu plus particulièrement son attention, ce sont ces pièces d’inspiration antique où l’influence de Chénier se lit à tout moment — qui forment la première partie, partie la plus volumineuse, du recueil Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/175 poétique de la Comtesse Kapnist. — Loin de moi l’idée de contester le mérite de ces poèmes, celui qui ouvre le livre et qui lui donne son titre, V Acropole, est assurément d’une tenue parfaite, d’une architecture très pure, et il est soutenu et emporté par un large souffle lyrique qui fait trop souvent défaut à ces sortes évocations d’une beauté disparue. Voyez plutôt :

Les yeux sur l’horizon, j’écoute les accents
Qui descendent des deux et qui montent des choses.
Autour de l’Acropole ils vibrent, caressants.
L’enveloppant de vapeurs roses.
Et la sereine voix, faite de mille voix.
Dit : « Je suis la Beauté, à mes paisibles lois
Le temps est asservi. De l’oubli, du barbare. D
e la destruction, — j’ai triomphé !
Les chapiteaux sculptés ont étouffé
Le feu ; la touffe en fleur répare
Le mur troué par le canon.
Tous ces héros tombés autour de moi sans nom.
Ne les voyez-vous pas comme en une éclaircie ?
Ne sont-ils pas vivants de poésie,
Avec la liberté montant au Parthénon ?
Si le boulet en marbre a laissé son outrage,
Le fronton, comme un front, sous le sillon de l’âge,
Paraissant plus sévère a pris un air sacré ;
Et quand l’homme à présent s’arrête et le contemple,
Sans prêtre, sans autel, il reconnaît le temple
Du sublime malheur, de la pure beauté……

De tels vers sont beaux, mais, malgré leur plasticité, malgré tout l’enthousiasme dont l’auteur les a chargés, ils ne laissent pas d’être froids ; peut-être noua intéressent-ils, à coup sûr ils ne nous émeuvent aucunement. — Je dirai la même chose des autres pièces inspirées de l’antiquité ; ce sont des poèmes bien composés, mais laborieux et sans vraie originalité Aussi combien je leur préfère ceux qui ont pour titre Nature et Homme, Devant un mort. Le Vent, Oukraina Ces poèmes-1^, tous ceux qui ont parlé de l’œuvre de la Comtesse Kapnist ne les ont pas lus, autrement comment expliquer qu’ils n’aient point été frappés de leur grande beauté. Ici, plus de réthorique, le poète se laisse guider par sa seule inspiration ; sa personnalité puissante s’affirme ; sa pensée robuste, le tour philosophique de son esprit ne sont plus entravés par rien. Le vers est plein, nerveux, nombreux, rythmé d’une main sûre, sonore, réfléchi, évocateur et imagé.

Dans ces pièces — avec moins d’originalité sans doute, avec moins de nouveauté, moins de modernisme surtout, — Mme Eugénie Kapnist approche les meilleures poétesses de notre temps. Depuis Mme Ackermann, seules Mme Daniel Lesueur et elle ont écrit des poèmes aussi volontaires, et d’une aussi forte trempe. Et, malgré soi, lorsqu’on lit les strophes vibrantes et harmonieuses de la Comtesse Kapnist, un nom s’évoque en notre esprit, celui de Leconte de Lisle. Certaines pièces de l’Acropole, notamment Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/177 Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/178 Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/179 Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/180 Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/181 Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/182