Les Mystères d’Udolphe/1/3

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 47-61).

CHAPITRE III.

Saint-Aubert, au lieu de prendre la route directe qui conduisoit en Languedoc, en suivant le pied des Pyrénées, préféra un chemin dans les hauteurs, parce qu’il offroit des vues plus étendues et des points-de-vue plus pittoresques. Il se détourna un peu pour prendre congé de M. Barreaux ; il le trouva herborisant près de son château ; et quand Saint-Aubert lui eut expliqué le sujet de sa visite et son dessein, il témoigna une sensibilité dont son ami ne l’avoit pas cru capable. Ils se quittèrent avec un mutuel regret.

Si quelque chose m’avoit pu tirer de ma retraite, dit M. Barreaux, c’eût été le plaisir de vous accompagner dans cette petite tournée ; je ne fais point de complimens, et vous pouvez me croire. J’attendrai votre retour avec grande impatience.

Les voyageurs continuèrent leur route ; en montant, Saint-Aubert se retourna, et vit son château dans la plaine. De tristes idées s’emparèrent de son esprit, et son imagination mélancolique lui suggéra qu’il ne devoit point y revenir. Il rejeta cette pensée, mais il continua de regarder son asyle jusqu’au moment où la distance ne permit plus de le distinguer.

Emilie resta, ainsi que lui, dans un profond silence ; mais, après quelques lieues, son imagination frappée de la grandeur des objets, céda aux impressions les plus délicieuses. La route passoit, tantôt le long d’affreux précipices, tantôt le long des sites les plus gracieux.

Emilie ne put retenir ses transports, quand, du milieu des montagnes et de leurs forêts de sapins, elle découvrit au loin de vastes plaines qu’ornoient des villes, des vignobles, des plantations en tous genres. La Garonne, dans cette riche vallée, promenoit ses flots majestueux, et du haut des Pyrénées où elle prend sa source, les conduisoit vers l’Océan.

La difficulté d’une route si peu fréquentée, obligea souvent les voyageurs de mettre pied à terre ; mais ils se trouvoient amplement récompensés de leur peine par la beauté du spectacle. Pendant que le muletier conduisoit lentement l’équipage, ils avoient le loisir de parcourir les solitudes, et de s’y livrer aux sublimes réflexions qui élèvent l’ame, qui l’adoucissent, qui la remplissent enfin de cette consolante certitude, qu’il y a un Dieu présent par-tout. Les jouissances de Saint-Aubert portoient l’empreinte de sa pensive mélancolie. Cette disposition prête un charme secret aux objets, et attache un sentiment religieux à la contemplation de la nature.

Ils s’étoient précautionnés contre le manque d’hôtelleries, en portant des provisions dans la voiture ; ils pouvoient donc prendre leurs repas en plein air, et se reposer la nuit par-tout où ils trouveroient une chaumière habitable. Ils avoient aussi fait des provisions pour l’esprit : ils avoient un ouvrage de botanique, écrit par M. Barreaux, et plusieurs poètes latins ou italiens. Emilie, d’ailleurs, emportoit ses crayons, et esquissoit par intervalles les points de vue dont elle étoit le plus frappée.

La solitude de la route augmentoit l’effet de la scène ; à peine rencontroit-on de temps en temps un paysan avec ses mules, ou quelques enfans qui jouoient dans les rochers. Saint-Aubert, enchanté de cette manière de voyager, se décida, s’il pouvoit trouver un chemin, à avancer toujours dans les montagnes, et à n’en sortir qu’en Roussillon près de la mer, pour gagner ensuite le Languedoc.

Un peu après midi, ils atteignirent le haut d’un sommet élevé qui dominoit une partie de la Gascogne et du Languedoc. On jouissoit en ce lieu d’un épais ombrage. Une source jaillissoit, et s’enfuyant sous les arbres à travers le gazon, couroit se précipiter de cascade en cascade. Son doux murmure enfin se perdoit dans l’abîme, et la vapeur blanche de son écume, servoit seule à distinguer son cours au milieu des noirs sapins.

Le lieu invitoit au repos. On se mit à dîner ; on détela les mules, et le gazon qui croissoit à l’entour, leur fournit une ample nourriture.

Il se passa du temps avant que Saint-Aubert et Emilie pussent s’arracher aux plaisirs de l’admiration, pour ceux d’un frugal repas. Assis sous un mélèse, Saint-Aubert expliquoit à sa fille le cours des rivières, et la position des grandes villes, et les limites des provinces, que son savoir plus que ses yeux, lui permettoit de désigner ; cependant quand il avoit causé quelque temps, il tomboit tout-à-coup dans la rêverie, ses paupières se couvroient de larmes, et le cœur d’Emilie lui en disoit assez la causer. La scène qu’ils avoient sous les yeux, ressemblent, quoique fort en grand, au point-de-rue de la pêcherie que préféroit madame Saint-Aubert. Ils le remarquèrent tous deux, et pensèrent au plaisir qu’elle eût senti en se trouvant dans leur position. Hélas ! ses yeux étoient fermés et ne devoient plus se rouvrir. Saint-Aubert se rappeloit sa dernière promenade avec elle, les tristes présages qui l’accompagnèrent, et leur trop subit accomplissement. Ces souvenirs l’accablèrent ; il se leva brusquement, et s’éloignant un peu, alla dans un coin écarté se livrer sans témoins à sa douleur.

Il revint plus calme, prit la main d’Emilie, et la serra tendrement sans rien dire ; bientôt après il appela son muletier, et lui demanda s’il connoissoit une route dans les montagnes qui pût conduire en Roussillon. Michel lui répondit qu’il y en avoit plusieurs, mais qu’il les connoissoit fort peu. Saint-Aubert, qui ne vouloit voyager que jusqu’au coucher du soleil, demanda le nom de quelque hameau voisin, et s’informa du temps qu’ils mettroient à l’atteindre. Le muletier calcula que l’on pouvoit gagner Mateau ; mais que si l’on vouloit se jeter au sud du côté, du Roussillon, il y avoit un village où l’on arriveroit avant même le coucher du soleil.

Saint-Aubert prit ce dernier parti. Michel finit son repas, attela ses mules, se remit en route, et l’instant d’après s’arrêta. Saint-Aubert l’apperçut qu’il saluoit une croix plantée sur la pointe d’un rocher au bord du chemin ; la dévotion finie, il fit claquer son fouet ; et sans égard ni pour la difficulté du chemin ni pour la vie de ses pauvres mules, il les mit au grand galop, au bord d’un précipice dont l’aspect faisoit frissonner ; l’effroi d’Emilie la priva presque de ses sens ; Saint-Aubert qui redoutoit encore plus le danger d’arrêter soudain, fut contraint de se rasseoir et de tout abandonner aux mules, qui parurent plus sages que leur conducteur, tes voyageurs arrivèrent sains et saufs dans la vallée, et s’arrêtèrent sur le bord d’un ruisseau.

Oubliant désormais la magnificence des vues étendues, ils s’enfoncèrent dans cet étroit vallon. Tout y étoit solitaire et stérile ; on n’y voyoit aucune créature vivante que le bouquetin des montagnes qui, parfois, se montroit tout-à-coup sur la pointe élancée de quelque rocher inaccessible. C’étoit un site tel que l’eût choisi Salvator-Rose, s’il eût existé. Alors Saint-Aubert frappé de cet aspect, s’attendoit presque à voir débusquer de quelque caverne voisine une troupe de bandits, et tenoit la main sur ses armes.

Cependant ils avançoient, et la vallée s’élargissoit et prenoit un caractère moins effrayant. Vers le soir ils se retrouvèrent sur les montagnes au milieu des bruyères. Loin, autour d’eux, la clochette des troupeaux, la voix de leur gardien, étoient l’unique son qui se fît entendre, et la demeure des bergers étoit l’unique habitation qu’on découvrît ; Saint-Aubert remarqua que l’yeuse, le liége et le sapin végétoient les derniers au sommet des montagnes. La plus riante verdure tapissoit le fond de la vallée. On voyoit dans les profondeurs, à l’ombre des châtaigniers et des chênes, paître et bondir de riches troupeaux, dispersés, groupés avec grâce ; les uns dormoient près du courant, d’autres y étanchoient leur soif, et quelques-uns s’y baignoient.

Le soleil commençoit à quitter la vallée : ses derniers rayons brilloient sur le torrent, et relevoient les riches couleurs du genêt et de la bruyère en fleurs. Saint-Aubert questionna Michel sur la distance du hameau qu’il avoit annoncé, mais celui-ci ne put répondre avec exactitude. Emilie commença à craindre qu’il ne les eût égarés ; il n’y avoit pas un être humain qui pût les secourir ni les conduire. Ils avoient laissé depuis long-temps et le berger et la cabane ; le crépuscule se brunissoit à chaque instant, l’œil ne pouvoit en percer l’obscurité, et ne distinguoit ni hameau ni chaumière : une raie colorée marquoit seule l’horizon, et c’étoit l’unique ressource des voyageurs. Michel s’efforçoit d’entretenir son courage en chantant ; sa musique, néanmoins, n’étoit pas de nature à chasser la mélancolie : il traînoit des sons lugubres et détonnoit avec tant de tristesse, que Saint-Aubert eut peine à reconnoître une hymne de vêpres adressée à son patron.

Ils continuèrent, abîmés dans ces rêveries profondes, où la solitude et la nuit ne manquent jamais d’entraîner. Michel ne chantoit plus, on n’entendoit que le murmure du zéphyr dans les bois, et l’on ne sentoit que la fraîcheur. Tout-à-coup le bruit d’une arme à feu les réveilla ; Saint-Aubert fait arrêter, on écoute. Le bruit ne se répète pas ; mais l’on entend courir dans les halliers. Saint-Aubert prend son pistolet, il commande à Michel de doubler le pas. Le son d’un cor fait retentir les montagnes : Saint-Aubert regarde, et voit un jeune homme s’élancer dans la route, suivi de deux chiens ; l’étranger étoit mis en chasseur. Un fusil en bandoulière, un cor à sa ceinture, une espèce de pique à la main, donnoient une grâce particulière à sa personne, et secondoient l’agilité de sa marche.

Après un moment de réflexion, Saint-Aubert fit arrêter, et l’attendit pour l’interroger sur le hameau qu’il cherchoit. L’étranger répondit que le village n’étoit plus qu’à une demi-lieue, qu’il s’y rendoit lui-même, et qu’il alloit être leur guide. Saint-Aubert le remercia, et touché de ses manières franches et simples, il lui proposa une place dans la voiture. L’étranger le refusa, en l’assurant qu’il suivroit bien les mules : mais vous serez mal logé, ajouta-t-il, les habitans de ces montagnes sont de pauvres gens ; non-seulement ils n’ont pas de luxe, mais ils manquent de mille choses, qu’ailleurs on juge indispensables.

— Je m’apperçois que vous n’êtes pas du pays, dit Saint-Aubert.

— Non, monsieur, je suis voyageur.

L’équipage avança, et l’obscurité s’augmentant, fit mieux sentir l’utilité d’un guide : les sentiers qui s’ouvroient de temps à autre dans les montagnes, eussent ajouté à leur perplexité. Emilie apperçut à une grande distance, comme un nuage brillant dans les airs. Que vois-je ? s’écria-t-elle. Mais Saint-Aubert reconnut le sommet d’une montagne beaucoup plus élevée que les autres, et dont la neige réfléchissoit encore les derniers rayons du soleil.

À la fin on distingua les lumières du hameau ; on vit quelques masures, ou plutôt on les discerna au moyen du ruisseau qui reflétoit encore la foible clarté du crépuscule.

L’étranger s’avança, et Saint-Aubert apprit qu’il n’existoit là ni auberge, ni maison publique d’aucun genre : l’étranger s’offrit à chercher un asyle ; Saint-Aubert le remercia, et comme le village étoit fort près, il descendit pour l’accompagner, tandis qu’Emilie suivoit dans la voiture.

En cheminant, Saint-Aubert demanda à son compagnon s’il avoit fait une bonne chasse. — Non, monsieur, répliqua-t-il, et ce n’étoit même pas mon projet ; j’aime ce pays, et me propose de le parcourir encore quelques semaines ; mes chiens sont avec moi plutôt pour l’agrément que pour l’utilité ; ce costume d’ailleurs me sert de prétexte, et m’attire la considération qu’on refuseroit, sans doute, à un étranger sans occupation apparente.

J’admire vos goûts, dit Saint-Aubert, et si j’étois plus jeune, j’aimerois à passer quelques semaines comme vous le faites ; je suis comme vous un voyageur, mais notre objet n’est pas le même. Je cherche la santé encore plus que le plaisir. Saint-Aubert soupira et se tut un moment ; puis paroissant se recueillir, il ajouta : Je voudrois trouver une route passable qui me conduisît en Roussillon, pour gagner ensuite le Languedoc. Vous, monsieur, qui paroissez connoître le pays, il vous seroit possible de m’en indiquer une.

L’étranger l’assura que tous ses moyens étoient à son service, et lui parla d’un chemin plus à l’est, qui devoit conduire à une ville, et de-là facilement en Roussillon.

Ils arrivèrent au village, et commencèrent à chercher une chaumière qui pût leur offrir un gîte pour la nuit ; ils ne trouvoient dans la plupart des maisons que la pauvreté, l’ignorance et la gaîté ; on regardoit Saint-Aubert d’un air timide et curieux ; il ne falloit rien attendre qui ressemblât à un lit. Emilie survint, et observant l’air fatigué et souffrant de son pauvre père, se plaignit qu’il eût pris une route si peu commode pour un malade ; d’autres chaumières étoient un peu moins sauvages, l’on y trouvoit deux pièces ; l’une pour les mules et le bétail, l’autre pour la famille, composée presque par-tout de six ou huit enfans, couchés comme les père et mère, sur des peaux ou des feuilles sèches ; le jour n’avoit d’entrée et la fumée de sortie, que par un trou pratiqué dans la couverture, et l’odeur d’eau-de-vie dont les contrebandiers avoient amené l’usage, suffoquoit presque en entrant. Emilie détourna les yeux et regarda son père avec une tendre inquiétude, dont le jeune étranger parut entendre l’expression ; il tira Saint-Aubert à part, et lui fit offre de son lit : Il est commode, lui dit-il, si nous le comparons aux autres, mais par-tout ailleurs, j’aurois eu honte de vous l’offrir. Saint-Aubert lui témoigna sa reconnoissance et refusa d’accepter son offre, mais l’étranger insista. Point de refus ; je souffrirois trop, monsieur, répliqua-t-il, si vous étiez sur une peau, lorsque je me trouverois dans un lit ; vos refus blesseroient mon amour-propre, et je pourrais penser que ma proposition vous désoblige : je vais vous montrer le chemin, et mon hôtesse trouvera moyen d’arranger aussi cette jeune dame.

Saint-Aubert consentit enfin, et fut un peu surpris que l’étranger fût assez peu galant, pour préférer le repos d’un malade à celui d’une jeune et charmante personne, car il n’avoit point offert la chambre à Emilie ; mais Emilie n’en pensa pas de même, et le sourire expressif qu’elle lui adressa, montroit assez combien elle étoit sensible à l’attention qu’il avoit pour son père.

L’étranger, qui se nommoit Valancourt, s’arrêta le premier, pour dire un mot à son hôtesse ; et l’habitation qu’elle ouvrit ne ressembloit en rien à ce qu’on avoit encore vu. Cette bonne femme mettoit tous ses soins à recueillir les voyageurs, et ils furent contraints d’accepter les deux seuls lits qui fussent dans la maison. Elle n’avoit à leur offrir que des œufs et du lait ; mais Saint-Aubert avoit des provisions, et pria Valancourt de partager son souper ; l’invitation fut bien reçue, et la conversation s’anima. La franchise, la simplicité, les grandes idées, et le goût pour la nature, que montroit le jeune homme, enchantoient Saint-Aubert. Il avoit dit souvent que ce goût pour la nature ne pouvoit exister dans une ame, sans y supposer une grande pureté de cœur et d’imagination.

La conversation fut interrompue par un violent tumulte, où la voix du muletier couvroit toutes les autres. Valancourt se leva pour en savoir la cause, et la querelle dura si long-temps, que Saint-Aubert sortit aussi. Michel disputoit avec l’hôtesse, parce qu’elle refusoit d’introduire les mules dans la pièce qu’elle lui permettoit de partager lui-même avec ses trois enfans ; la place n’étoit pas brillante, il est vrai, mais il n’y en avoit pas d’autres ; et plus délicate que ses compatriotes, l’hôtesse ne vouloit pas que ses enfans et les mulets couchassent ensemble : c’étoit la corde sensible pour le muletier, son honneur paroissoit blessé quand on traitoit ses mules sans considération, et il eût supporté toute autre injure avec beaucoup plus de douceur. Il affirma que ses bêtes étoient d’aussi bonnes, d’aussi honnêtes bêtes, qu’il y en eût dans le pays, et qu’elles avoient le droit d’être bien traitées par-tout ; elles sont douces comme des agneaux, disoit-il, quand on ne leur fait aucun mal. Je ne les ai vues en colère qu’une fois ou deux dans ma vie, et encore ce n’étoit pas leur faute. Une fois, il est vrai, elles cassèrent la jambe d’un enfant qui s’endormit dans leur étable, mais je leur dis qu’elles avoient eu grand tort ; par Saint-Antoine, elles m’entendirent, car jamais elles n’ont recommencé.

Il conclut cette belle harangue, en protestant que, par-tout, ses mules partageroient son asyle.

Valancourt, à la fin, réussit à tout pacifier. Il tira l’hôtesse à part, et la pria d’abandonner la chambre au muletier et à ses mules ; il laissa à ses enfans les peaux qu’on lui avoit préparées, et l’assura qu’enveloppé dans son manteau, il passeroit bien la nuit sur un banc près de la porte. L’hôtesse s’y refusoit, et ne vouloit rien céder au muletier ; mais Valancourt insista, et cette grande affaire s’arrangea.

Il étoit tard, quand Saint-Aubert et Emilie se retirèrent dans leurs chambres ; Valancourt resta devant la porte. Dans cette agréable saison, il aimoit mieux cette place qu’un étroit cabinet et un lit de peaux ; Saint-Aubert fut un peu surpris de trouver près de lui Homère, Horace et Pétrarque, mais le nom de Valancourt écrit sur les volumes, lui en fit connoître le possesseur.