Les Mystères d’Udolphe/1/6

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 100-135).

CHAPITRE VI.

Le lendemain matin, Valancourt déjeûna avec Saint-Aubert et Emilie, mais aucun d’eux ne paroissoit avoir dormi. Saint-Aubert porta l’empreinte de l’accablement et de la langueur ; Emilie trouvoit sa santé plus mauvaise, et ses inquiétudes s’augmentoient à chaque instant ; elle observoit tous ses regards avec une timide affection, et leur expression se retrouvoit bientôt fidèlement répétée dans les siens.

Au commencement de leur liaison, Valancourt avoit indiqué son nom et sa famille : Saint-Aubert connoissoit l’un et l’autre ; les biens de sa maison, qu’un frère aîné de Valancourt possédoit alors, n’étoient qu’à vingt milles de la Vallée, et Saint-Aubert avoit rencontré ce frère dans quelques maisons de son voisinage. Ce préliminaire avoit facilité son admission ; son maintien, ses manières, son extérieur, lui avoient gagné l’estime de Saint-Aubert, qui volontiers s’en fioit à son coup-d’œil ; mais il respectoit les convenances, et toutes les qualités qu’il roconnoissoit en lui, n’eussent pas paru des motifs suffisans pour l’approcher autant de sa fille.

Le déjeûner fut presque aussi silencieux qu’avoit été le souper de la veille ; mais leur rêverie fut interrompue par le bruit de la voiture qui devoit emmener Saint-Aubert et Emilie : Valancourt se leva de sa chaise et courut à la fenêtre, il reconnut la voiture, et revint à son siège sans parler. Le moment de la séparation étoit venu : Saint-Aubert dit à Valancourt qu’il espéroit le voir à la Vallée, et qu’il n’y passeroit sûrement pas sans les honorer d’une visite. Valancourt le remercia vivement, et l’assura qu’il n’y manqueroit jamais. En disant ces mots, il regardoit timidement Emilie, et elle s’efforçoit de sourire au milieu de sa profonde tristesse. Ils passèrent quelques minutes dans un entretien fort animé : Saint-Aubert prit le chemin du carrosse, Emilie et Valancourt suivirent en silence. Valancourt restoit à la portière après qu’ils furent montés ; aucun ne sembloit avoir assez de courage pour dire adieu. À la fin Saint-Aubert prononça le triste mot ; Emilie le rendit à Valancourt, qui le répéta avec un sourire forcé, et la voiture se mit en marche.

Les voyageurs restèrent quelque temps sans rien dire. Saint-Aubert rompit le silence, en s’écriant : C’est un intéressant jeune homme. Il y a bien des années qu’une connoissance si courte ne m’a si tendrement attaché. Il me rappelle les jours de ma jeunesse, ce temps où tout me sembloit admirable et nouveau. Saint-Aubert soupira et retomba dans la rêverie. Emilie se pencha à la portière, et revit Valancourt immobile à la porte et les suivant des yeux ; il l’apperçut et salua de la main : elle rendit cet adieu, et le tournant de la route ne lui permit plus de le voir.

Je me souviens de ce que j’étois à cet âge, reprit Saint-Aubert : je pensois et sentois précisément comme lui ; le monde alors s’ouvroit devant moi, et maintenant il se ferme.

Ô cher papa ! ne vous livrez pas à des pensées si sombres, dit Emilie d’une voix tremblante : vous avez, je l’espère, bien des années à vivre, pour votre bonheur et pour le mien.

Ah ! mon Emilie, s’écria Saint-Aubert, pour le tien ! oui, j’espère bien qu’il en est ainsi ; il essuya une larme qui couloit le long de ses joues, et souriant de sort attendrissement, il ajouta d’une voix tendre : Il y a quelque chose dans l’ardeur et l’ingénuité de ce jeune homme, qui doit sur-tout enchanter un vieillard, dont le poison du monde n’a point altéré les sentimens ; oui, je découvre en lui je ne sais quoi d’insinuant, de vivifiant, comme la vue du printemps lorsque l’on est malade. L’esprit du malade prend quelque chose du renouvellement de la sève, et les yeux se raniment aux rayons du midi : Valancourt est pour moi cet heureux printemps.

Emilie, qui pressoit tendrement la main de son père, n’avoit jamais entendu de sa bouche, un éloge qui l’eût autant ravie, pas même quand elle en avoit été l’objet.

Ils voyageoient au milieu des vignobles, des bois et des prairies, enchantés à chaque pas de ce charmant paysage que bornoient les Pyrénées et l’immensité de l’Océan. Bientôt après midi ils atteignirent Collioure, situé sur la Méditerranée. Ils y dînèrent, et laissèrent passer la grande chaleur : ils reprirent les rivages enchanteurs qui s’étendent jusqu’au Languedoc. Emilie considéroit avec enthousiasme le vaste empire des flots, dont les lumières et les ombres varioient si singulièrement la surface, et dont les bords ornés de bois, portoient déjà les premières livrées de l’automne.

Saint-Aubert étoit impatient de se trouver à Perpignan, où il attendoit des lettres de M. Quesnel ; et c’étoit l’attente de ces lettres qui lui avoit fait quitter Collioure, malgré le besoin qu’il avoit d’un peu de repos. Après quelques lieues de chemin il s’endormit ; et Emilie, qui avoit mis deux ou trois livres dans la voiture en quittant la Vallée, eut le loisir d’en faire usage. Elle chercha celui dans lequel Valancourt avoit lu la veille ; elle desiroit de repasser les pages sur lesquelles les yeux d’un ami si cher s’étoient fixés tout nouvellement. Elle vouloit appuyer sur les passages qu’il admiroit, les prononcer comme il le faisoit, et le ramener pour ainsi dire en sa présence. En cherchant ce livre qu’elle ne pouvoit trouver, elle apperçut à la place un volume de Pétrarque qui avoit appartenu à Valancourt, dont le nom étoit écrit dessus. Souvent il lui en lisoit dès passages, et toujours avec cette expression pathétique qui caractérisoit les sentimens de l’auteur. Elle hésita à croire ce que tout autre auroit promptement compris, c’est que ce livre se trouvoit à dessein à la place de celui qu’elle avoit perdu, et que l’amour avoit fait cet échange ; mais ayant ouvert le livre, ayant remarqué les traits de son crayon aux passages qu’il lui avoit lus, ayant distingué les mêmes traits sous des vers plus expressifs et plus passionnés, qu’il n’avoit pas osé lui lire, la conviction enfin s’empara de son esprit. Dans le premier moment elle n’eut que la certitude d’être aimée ; mais en se rappelant ensuite et le ton et le feu avec lequel il lisoit, l’air pénétré dont il rendoit les pensées tendres, sa mémoire la servit trop bien, et le sentiment qu’elle inspiroit lui fit verser d’abondantes larmes.

Ils arrivèrent à Perpignan bientôt après le soleil couché. Saint-Aubert trouva les lettres qu’il attendoit de M. Quesnel. Il en parut si douloureusement affecté, qu’Emilie, effrayée, le conjura, autant que la délicatesse le lui permit, de lui en expliquer le contenu. Il ne répondit que par ses larmes, et bientôt parla d’autre chose. Emilie s’interdit de le presser davantage ; mais l’état de son père l’occupoit fortement, et de la nuit elle ne put dormir.

Le lendemain ils continuèrent de suivre la côte, à l’effet de gagner Leucate, ville sur la Méditerranée, et située sur la frontière du Roussillon et du Languedoc ; En chemin Emilie renouvela les sollicitations de la veille, et parut tellement troublée du silence et du désespoir de Saint-Aubert, qu’enfin il bannit la réserve. Je ne voulois pas, ma chère Emilie, lui dit-il, répandre un nuage sur vos plaisirs, et j’aurois désiré, du moins pendant le voyage, vous cacher quelques circonstances dont il eût bien fallu vous informer un jour ; votre affliction m’en empêche, et vous souffrez peut-être autant de votre inquiétude que vous souffrirez de la vérité. La visite de M. Quesnel fut pour moi une époque fatale. Il me dit alors une partie des nouvelles que sa lettre vient de me confirmer. Vous m’avez entendu parler d’un M. Motteville, de Paris ; mais vous ignoriez que la principale partie de ce que je possède étoit déposée dans ses mains ; j’avois en lui une entière confiance, et je ne veux pas encore le croire indigne de mon estime. Plusieurs événemens ont concouru, à sa ruine, et je suis ruiné avec lui.

Saint-Aubert s’arrêta pour modérer son émotion.

Les lettres que j’ai reçues de M. Quesnel, reprit-il en s’excitant à la fermeté, ces lettres en contenaient d’autres de M. Motteville lui-même, et toutes mes craintes sont confirmées.

Faudra-t-il quitter la Vallée, dit Emilie après un long silence ? — Cela est encore incertain, dit Saint-Aubert, et dépendra du traitement que Motteville pourra faire à ses créanciers. Mon patrimoine, vous le savez, n’étoit pas bien considérable, et maintenant ce n’est presque plus rien. C’est pour vous, Emilie, c’est pour vous, mon enfant, que j’en suis affligé ; à ces mots la voix lui manqua. Emilie tout en pleurs lui sourit tendrement, et s’efforçant de maîtriser son agitation : Mon bon père, lui dit-elle, ne vous affligez pas, ni pour moi ni pour vous… Nous pouvons encore être heureux ; si la Vallée nous reste nous serons encore heureux ; nous ne garderons qu’une servante, et vous ne vous appercevrez pas du changement de votre fortune. Consolez-vous, mon cher papa, nous n’éprouverons aucune privation, puisque nous n’avons jamais goûté toutes les vaines superfluités du luxe, et la pauvreté ne sauroit nous enlever nos plus douces jouissances ; elle ne peut ni diminuer notre tendresse, ni nous abaisser à nos yeux, ou à ceux dont nous estimons le suffrage.

Saint-Aubert se cacha le visage de son mouchoir ; il ne pouvoit parler ; mais Emilie continua de retracer à son père les vérités qu’il avoit su lui inculquer lui-même.

La pauvreté, lui disoit-elle, ne pourra nous priver d’aucune des jouissances de l’ame ; vous pourrez toujours être un exemple de courage et de bonté, et moi la consolation d’un père chéri ; nous saurons toujours apprécier les grandes choses, les belles choses ; nous pourrons toujours en goûter le charme. Les scènes de la nature, ces spectacles sublimes si fort au-dessus d’un luxe artificiel, les scènes de la nature s’ouvrent au pauvre comme au riche. De quoi donc pourrons-nous nous plaindre, tant que le nécessaire nous restera ? Des plaisirs que l’argent ne sauroit payer, continueront d’être sous notre main : nous garderons le sublime superflu de la nature, et nous-perdrons celui de l’art.

Saint-Aubert ne pouvoit répondre ; il serra Emilie contre son cœur : leurs larmes se confondirent, mais ce n’étoit plus des larmes de tristesse. Après ce langage du sentiment, tout autre auroit, été trop foible, et tous deux gardèrent le silence : Saint-Aubert alors causa comme de coutume, et si son esprit n’avoit pas sa tranquillité ordinaire, du moins il en avoit repris l’apparence.

Ils atteignirent Leucate d’assez bonne heure, mais Saint-Aubert étoit très-fatigué ; il voulut y passer la nuit. Le soir il se promena avec sa fille pour visiter les environs. On découvroit le lac de Leucate, la Méditerranée, une partie du Roussillon que bordoient les Pyrénées, et une partie assez considérable du Languedoc et de ses richesses. Les raisins déjà mûrs rougissoient les coteaux, et les vendanges se commençoient. Saint-Aubert et Emilie voyoient les groupes joyeux, entendoient les chansons que leur apportoit le zéphyr, et goûtoient par avance tous les plaisirs que promettoit leur route. Saint-Aubert néanmoins ne voulut pas quitter la mer ; il étoit bien souvent tenté de s’en retourner chez lui ; mais le plaisir qu’Emilie prenoit à ce voyage, balançoit toujours ce désir : il vouloit d’ailleurs essayer si l’air de la mer ne le soulageroit pas un peu.

Le jour suivant ils se remirent donc en route. Les Pyrénées, quoiqu’au fond du tableau, en faisoient ressortir l’effet ; à droite ils avoient la mer, à gauche, d’immenses plaines qui se confondoient avec l’horizon. Saint-Aubert en jouissoit, il causoit avec Emilie, mais sa gaîté étoit plus feinte que naturelle, et des nuages de tristesse voiloient souvent ses regards, un sourire d’Emilie suffisoit pour les dissiper ; mais elle-même avoit le cœur flétri, et voyoit bien que les chagrins de son père minoient tous les jours sa santé.

Ils n’arrivèrent que tard à une petite ville du Haut-Languedoc ; ils avoient le projet d’y coucher, la chose devint impossible ; la vendange remplissoit toutes les places, il fallut gagner un village plus loin ; la lassitude et la souffrance de Saint-Aubert demandoient un prompt repos, et la soirée étoit fort avancée : mais la nécessité n’admet point de composition, et Michel continua son chemin.

Les riches plaines du Languedoc, au fort des vendanges, retentissoient des saillies et de la bruyante gaîté française. Saint-Aubert n’en pouvoit plus jouir ; son état contrastoit trop tristement avec la pétulance, la jeunesse et les plaisirs qui l’entouroient. Quand ses yeux languissans se tournoient sur cette scène, il songeoit que bientôt ils ne s’ouvriroient plus. Ces montagnes éloignées et sublimes, se disoit-il en regardant les Pyrénées et le couchant, ces belles plaines, cette voûte bleue, la douce lumière du jour, seront pour jamais interdites à mes regards ; bientôt la chanson du paysan, la voix consolante de l’homme, ne parviendront plus à mon oreille.

Les yeux d’Emilie sembloient lire tout ce qui se passoit dans l’esprit de son père : elle les attachoit sur son visage avec l’expression d’une tendre pitié. Oubliant alors les sujets d’un vain regret, il ne vit plus qu’elle, et l’horrible idée de laisser sa fille sans protecteur, changea sa peine en un véritable tourment ; il soupira profondément et garda le silence. Emilie comprit ce soupir, elle lui serra les mains avec tendresse, et se retourna vers la portière pour dissimuler ses larmes. Le soleil alors lançoit un dernier rayon sur la Méditerranée, dont les vagues paroissoient toutes d’or ; peu à peu les ombres du crépuscule s’étendirent ; une bande décolorée parut seule à l’occident et marqua le point où le soleil s’étoit perdu dans les vapeurs d’un soir d’automne. Un vent frais s’élevoit du rivage, Emilie baissa la glace ; mais la fraîcheur si agréable dans l’état de santé, étoit nécessaire pour un malade, et Saint-Aubert la pria de la relever. Son indisposition croissant, il étoit alors plus occupé que jamais de finir la marche du jour ; il arrêta Michel pour sa voir à quelle distance ils étoient du premier village. À quatre lieues, dit le muletier. Je ne pourrai pas les faire, dit Saint-Aubert ; cherchez, tout en allant, s’il n’y a pas une maison sur la route où l’on puisse nous recevoir cette nuit. Il se rejeta dans sa voiture ; Michel fit claquer son fouet, et prit le galop jusqu’à ce que Saint-Aubert presque sans connoissance lui fit le signe d’arrêter. Emilie regardoit à la portière ; elle vit enfin un paysan à quelque distance de leur chemin ; on l’attendit, et on lui demanda s’il y avoit dans le voisinage un asyle pour des voyageurs ; il répondit qu’il n’en connoissoit pas. Il y a un château parmi les bois, ajouta-t-il ; mais je crois qu’on n’y reçoit personne, et je ne puis vous en montrer le chemin, parce que je suis moi-même presque étranger. Saint-Aubert alloit renouveler ses questions sur le château mais l’homme le quitta brusquement. Après un moment de réflexion, Saint-Aubert ordonna à Michel de gagner tout doucement les bois. À chaque moment le crépuscule devenoit plus obscur, et la difficulté de se conduire augmentoit. Un autre paysan passa. Quel est le chemin du château dans les bois, cria Michel ?

— Le château dans les bois ! s’écria le paysan. Voulez-vous parler de ces tourelles ?

— Je ne sais pas si ce sont des tourelles, dit Michel : je parle de ce bâtiment blanc que nous découvrons de loin, au milieu de tous ces arbres.

— Oui, ce sont des tourelles ; mais quoi ! est-ce que vous avez envie d’y aller, répondit l’homme avec surprise ?

Saint-Aubert, entendant cette singulière question, frappé sur-tout du ton dont on la faisoit, s’avança hors du carrosse, et lui dit : Nous sommes des voyageurs, nous cherchons une maison pour y passer la nuit ; en connoissez-vous ici près ?

— Non, monsieur, répondit l’homme, à moins que vous ne vouliez tenter fortune dans ces bois ; mais je ne voudrois pas vous le conseiller.

— À qui appartient ce château ?

— Je le sais à peine, monsieur.

— Il est donc inhabité ?

— Non, il n’est pas inhabité : le régisseur et la femme-de-charge y sont, à ce que je crois.

En apprenant ceci, Saint-Aubert se détermina à risquer un refus en se présentant au château ; il pria le paysan de guider Michel, et lui promit de payer sa peine. L’homme réfléchit un instant, et dit qu’il avoit d’autres affaires, mais qu’on ne pouvoit se tromper, en suivant l’avenue qu’il montra. Saint-Aubert alloit répondre, quand le paysan, lui souhaitant une bonne nuit, le quitta sans rien ajouter.

La voiture tourna vers l’avenue qui étoit fermée d’une barrière : Michel mit pied à terre, et l’ouvrit : ils pénétrèrent alors entre d’antiques châtaigniers et de vieux chênes, dont les branches entrelacées formoient une voûte fort élevée : il y avoit quelque chose de désert et de sauvage dans l’aspect de cette avenue, et le silence en étoit si imposant, qu’Emilie devint toute tremblante. Elle se rappeloit le ton qu’avoit le paysan en parlant de ce château ; elle donnoit à ses paroles une interprétation plus mystérieuse qu’elle ne l’avoit d’abord fait : elle essaya néanmoins de calmer ses craintes ; elle pensa qu’une imagination troublée l’en avoit rendue susceptible, et que l’état de son père et sa propre situation devoient sans doute y contribuer.

Ils avançoient lentement, l’obscurité étoit presque complète ; le terrain inégal, et les racines des arbres qui l’embarrassoient à tout moment, obligeoient à beaucoup de précaution. Soudain, Michel arrêta la voiture, Saint-Aubert regarda pour en savoir la cause ; il vit à quelque distance une figure qui traversoit l’avenue ; il faisoit trop noir pour en distinguer davantage, et Saint-Aubert ordonna d’avancer.

— Ceci me paroît un étrange lieu, reprit Michel, je ne vois point de maisons, et nous ferions mieux de retourner.

— Allez un peu plus loin, dit Saint-Aubert ; et si nous ne voyons pas de bâtimens, nous reprendrons le grand chemin.

Michel avança, mais avec répugnance, et l’excessive lenteur de sa marche ramena Saint-Aubert à la portière ; il vit encore la même figure. Cette fois, il tressaillit ; probablement l’obscurité le rendoit plus prompt à s’alarmer qu’il ne l’étoit pour l’ordinaire ; mais quoi que ce pût être, il arrêta Michel, et lui dit d’appeler l’individu qui traversoit ainsi l’avenue.

— Avec votre permission, dit Michel, ce peut bien être un voleur. — Je ne le permets sûrement pas, reprit Saint-Aubert, qui ne put s’empêcher de sourire à cette phrase ; allons, retournons à la route, car je ne vois aucune apparence de trouver ici ce que nous cherchons.

Michel tourna avec vivacité, et repassa lestement l’avenue : une voix alors partit des arbres à gauche ; ce n’étoit point un commandement, ce n’étoit point un cri de douleur, mais un son creux et prolongé qui paroissoit à peine humain. Michel pressa ses mules sans penser à l’obscurité, ni aux souches, aux trous, ni même à la voiture ; il ne s’arrêta pas qu’il ne fût sorti de l’avenue ; et parvenu sur la grande, route enfin, il modéra son pas.

— Je suis bien mal, dit Saint-Aubert en prenant la main de sa fille. — Vous êtes plus mal, dit Emilie, effrayée de sa manière ; vous êtes plus mal, et nous sommes sans secours. Bon Dieu ! que ferons-nous ? Il appuya sa tête sur son épaule ; elle le soutint entre ses bras, et fit encore arrêter Michel. À peine le bruit des roues avoit-il cessé, qu’une musique se fit entendre dans le lointain ; ce fut pour Emilie la voix de l’espérance. Oh ! nous sommes près d’une habitation, dit-elle, nous pourrons avoir du secours.

Elle écouta attentivement. Les sons étoient éloignés, et sembloient venir du fond d’un bois dont une partie bordoit la route. Elle regarda du côté d’où ils partoient, et vit au clair de la lune quelque chose qui lui paroissoit comme un château : il étoit pourtant difficile d’y arriver. Saint-Aubert étoit trop mal pour supporter le moindre mouvement : Michel ne pouvoit pas quitter ses mules ; Emilie, qui soutenoit encore son père, craignoit de l’abandonner, et craignoit aussi de s’aventurer seule à une telle distance, sans savoir où et à qui s’adresser : il falloit pourtant prendre un parti, et sans délai. Saint-Aubert dit donc à Michel d’avancer le plus doucement possible. Au bout d’un moment il s’évanouit ; la voiture s’arrêta : il étoit sans nulle connoissance. Ô mon père, mon cher père ! crioit Emilie désespérée ; et le croyant prêt à mourir : Parlez, dites-moi un mot, que j’entende le son de votre voix. Il ne répondit rien. Épouvantée, elle dit à Michel de puiser au ruisseau voisin, elle reçut l’eau dans le chapeau de l’homme, et d’une main tremblante en jeta au visage de son père. Les rayons de la lune, qui alors donnoient sur lui, montroient l’impression de la mort : tous les mouvemens de crainte personnelle cédèrent en ce moment à une crainte dominante, et confiant Saint-Aubert à Michel, qui ne vouloit pas quitter ses mules, elle sauta à bas de la voiture pour chercher le château qu’elle avoit vu dans l’éloignement, et la musique qui dirigeoit ses pas la fit entrer dans un sentier qui conduisoit au bois. Son esprit, uniquement rempli de son père et de sa propre inquiétude, avoit d’abord perdu toute espèce de frayeur ; mais le couvert sous lequel elle se trouvoit, interceptoit tous les rayons de la lune ; l’horreur de ce lieu lui rappela son danger ; la musique avoit cessé : il ne lui restoit d’autre guide que le hasard. Elle s’arrêta pour un moment dans un effroi inexprimable ; mais l’image de son père l’emportant sur tout le reste, elle se remit à marcher. Le sentier entroit dans un bois ; elle ne voyoit aucune maison, aucune créature, et n’entendoit aucune espèce de bruit ; elle marchoit toujours sans savoir où, évitoit le fourré du bois, tenoit les bords tant qu’elle pouvoit ; elle vit enfin une espèce d’avenue mal rangée, qui donnoit sur un point éclairé par la lune : l’état de cette avenue lui rappela le château des tourelles, et elle ne douta pas qu’elle ne dût y conduire. Elle hésitoit à la suivre quand un bruit de voix et d’éclats de rire frappa soudain son oreille ; ce n’étoit pas le rire de la gaîté, mais celui de la grosse joie, et son embarras redoubla. Tandis qu’elle écoutoit, une voix, à grande distance, partit du chemin qu’elle avoit quitté ; imaginant que c’étoit celle de Michel, son premier mouvement fut de revenir : une seconde pensée l’en détourna. La dernière extrémité seule avoit pu déterminer Michel à quitter ses mules ; elle crut son père mourant ; elle courut avec plus de vitesse, dans la foible espérance que les convives du bois voudroient bien lui donner quelque secours. Son cœur battoit dans sa terrible incertitude ; et plus elle approchoit, plus le froissement des feuilles sèches la faisoit trembler à chaque pas. Le bruit la conduisit à un endroit découvert qu’éclairoit la lune ; elle s’arrêta, et apperçut entre les arbres un banc de gazon formé en cercle, et occupé par un groupe de plusieurs personnes. En s’approchant elle jugea aux costumes que ce dévoient être des paysans, et tout le long du bois elle distingua plusieurs chaumières éparses. Tandis qu’elle regardoit et s’efforçoit de vaincre l’appréhension qui la rendoit comme immobile, quelques jeunes paysannes sortirent d’une des cabanes, la musique reprit, et la danse recommença ; c’étoit la fête de la vendange, et la même musique qu’elle avoit entendue dans l’air. Son cœur trop déchiré, ne pouvoit sentir le contraste que tous ces plaisirs formoient avec sa propre situation ; elle s’empressa de joindre un groupe de vieillards assis auprès de la chaumière, exposa sa position, et implora leur assistance. Plusieurs se levèrent avec vivacité, offrirent tous leurs services, et suivirent Emilie qui sembloit avoir des ailes en retournant vers le grand chemin.

Quand elle atteignit la voiture, elle trouva Saint-Aubert ranimé. En recouvrant ses sens, il avoit appris de Michel que sa fille étoit partie ; son inquiétude pour elle avoit surpassé le sentiment de ses besoins : il avoit envoyé Michel à sa suite. Il étoit néanmoins encore dans la langueur, et se trouvant incapable d’aller plus loin, il renouvela ses questions sur une auberge ou sur le château dans les bois. Le château ne peut vous recevoir, dit un paysan vénérable qui avoit suivi Emilie, à peine est-il habité ; mais si vous voulez me faire l’honneur d’accepter ma chaumière, je vous donnerai mon meilleur lit.

Saint-Aubert étoit français ; il ne s’étonna point de la courtoisie française. Malade comme il étoit, il sentit combien la manière dont l’offre étoit faite, ajoutoit à sa valeur. Il avoit trop de délicatesse pour s’excuser, ou pour hésiter un seul moment à recevoir cette hospitalité villageoise ; il l’accepta à l’instant même avec autant de franchise qu’on en avoit mis à l’offrir.

La voiture chemina lentement ; Michel suivit les paysans par le sentier qu’Emilie avoit pris, et ils arrivèrent au hameau. La courtoisie de son hôte, la certitude d’un prompt repos, rendirent la force à Saint-Aubert ; il vit avec une douce complaisance ce joli tableau : les bois, rendus plus sombres par l’opposition, entouroient la place éclairée ; mais s’ouvrant par intervalles, une clarté blanche en faisoit ressortir une chaumière, ou se réflétoit dans un ruisseau. Il écouta sans peine les refrains joyeux de la guitare et du tambourin ; mais il ne put voir sans émotion la danse des paysans. Il n’en étoit pas de même pour Emilie : l’excès de sa frayeur s’étoit changée en une tristesse profonde, et les accens de la joie, en donnant lieu à de fâcheuses comparaisons, servoient encore à la redoubler.

La danse cessa à l’approche de la voiture ; c’étoit un phénomène dans ces bois isolés, et toute la troupe l’entoura avec une vive curiosité. Dès qu’on apprit qu’elle amenoit un étranger malade, plusieurs filles traversèrent la pelouse, et apportèrent du vin et des corbeilles de fruits ; elles les présentèrent aux voyageurs, en disputant la préférence. La voiture s’arrêta enfin près d’une maisonnette fort propre, qui étoit celle du vénérable conducteur ; il aida Saint-Aubert à descendre, et le conduisit avec Emilie dans une petite salle basse, qui n’étoit éclairée que par la lune. Saint-Aubert, heureux de trouver le repos, se plaça dans une espèce de fauteuil. L’air frais et balsamique, chargé des plus doux parfums, pénétroit dans l’appartement à travers les fenêtres ouvertes, et ranimoit ses facultés éteintes. Son hôte, qu’on nommoit Voisin, quitte la chambre et revient bientôt avec des fruits, de la crème, et tout le luxe champêtre que pouvoit fournir sa retraite. Il servit tout avec le sourire de la bienveillance, et se plaça derrière le siège de Saint-Aubert. Saint-Aubert insista pour qu’il prît place à table ; quand le fruit eut appaisé sa fièvre et calmé sa soif brûlante, il se sentit un peu mieux, et se mit à causer. L’hôte lui communiqua toutes les particularités relatives à lui et à sa famille… Ce tableau d’une union domestique, tracé avec le sentiment du cœur, ne pouvoit pas manquer d’exciter l’intérêt. Emilie, assise près de son père, et tenant sa main dans les siennes, écoutoit attentivement le vieillard. Son cœur étoit plein d’amertume, et ses pleurs couloient, à l’idée que bientôt sans doute elle ne posséderoit plus le bien précieux dont elle jouissoit encore. La lueur douce d’un clair de lune d’automne, la musique éloignée, qui alors jouoit une romance, secondoit sa mélancolie. Le vieillard parloit de sa famille, et Saint-Aubert ne disoit rien. Je n’ai plus qu’une fille, dit Voisin ; mais elle est heureusement mariée, et me tient lieu de tout. Quand je perdis ma femme, ajouta-t-il en soupirant, j’allai me réunir avec Agnès et sa famille. Elle a plusieurs enfans, que vous voyez danser là-bas, gais et dispos comme des pinsons. Puissent-ils être toujours ainsi ! J’espère mourir au milieu d’eux, monsieur : je suis vieux maintenant, je n’ai pas bien long-temps à vivre ; mais il y a de la consolation à mourir parmi ses enfans.

— Mon bon ami, dit Saint-Aubert d’une voix tremblante, vous vivrez, je l’espère, long-temps au milieu d’eux.

— Ah ! monsieur, à mon âge je ne dois pas m’attendre à cela. Le vieillard fit une pause. C’est à peine si je le désire, reprit-il ensuite. J’ai confiance que, si je meurs, j’irai tout droit au ciel ; ma pauvre femme y est avant moi. Le soir au clair de la lune, je crois la voir errer près de ces bois qu’elle aimoit tant. Croyez-vous, monsieur, que nous puissions visiter la terre, quand nous aurons quitté nos corps ?

Emilie ne put contenir davantage l’effusion de son triste cœur ; ses larmes brûlantes arrosèrent les deux mains de son père. Saint-Aubert fit un effort, et prononça d’une voix basse : J’espère qu’il nous sera permis de considérer d’en-haut ce que nous laisserons sur la terre ; mais je puis seulement l’espérer. L’avenir est fermé pour nous ; la foi et l’espérance y doivent être nos seuls guides. On ne nous oblige point à croire que nos âmes délivrées du corps pourront veiller sur les amis qu’elles auront chéris, mais nous pouvons l’espérer sans crime. C’est un espoir que je n’abandonnerai jamais, continua-t-il en essuyant les larmes de sa fille ; il adoucit l’amertume de la mort. Il pleuroit en parlant de la sorte ; Voisin pleuroit aussi. Il se fit un fort long silence. Voisin releva l’entretien. Croyez-vous, monsieur, qu’on rencontre dans l’autre vie les parens qu’on a aimés dans ce monde ? je voudrois bien croire cela. — N’en doutez pas, lui répliqua Saint-Aubert ; les séparations seroient trop douloureuses, si nous les croyions éternelles. Oui, ma chère Emilie, nous nous retrouverons un jour. Il leva les yeux au ciel, et les rayons de la lune, qui tomboient sur lui, montrèrent toute la paix et la résignation de son ame, malgré l’expression de la tristesse.

Voisin sentit qu’il avoit trop prolongé le sujet ; il coupa court, en disant : Nous sommes dans l’obscurité, il nous faudroit une lumière.

— Non, lui dit Saint-Aubert, j’aime cette clarté ; remettez-vous, mon cher ami. Emilie, mon amour, je me trouve mieux à présent que je n’ai été de tout le jour. Cet air me rafraîchit, je goûte ce repos, je me plais à cette musique qu’on entend dans l’éloignement. Laissez-moi vous voir sourire ! Qui touche si bien cette guitare, dit-il ensuite ? sont-ce deux instrumens, ou bien est-ce un écho ?

— C’est un écho, monsieur ; du moins je l’imagine. J’ai souvent entendu cet instrument la nuit, quand tout étoit calme ; mais personne ne connoît celui qui le touche. Quelquefois une voix l’accompagne, mais une voix si douce et si triste, qu’on pourrait croire qu’il revient dans les bois. — Il y revient sans doute, dit Saint-Aubert en souriant, mais ce sont des vivans. — Quelquefois, à minuit, quand je ne pouvois dormir, dit Voisin, qui ne remarqua pas l’observation, quelquefois je l’ai entendue presque sous ma fenêtre, et jamais je n’entendis musique semblable. Elle me faisoit penser à ma pauvre femme, et je pleurois. J’ai quelquefois ouvert ma fenêtre, pour voir si j’appercevrois quelqu’un ; mais au même instant l’harmonie cessoit, et l’on ne voyoit personne. J’écoutois, j’écoutois avec tant de recueillement, que le bruit d’une feuille ou le moindre vent finissoit par me faire frémir. On disoit que cette musique étoit une annonce de mort ; mais il y a bien des années que je l’entends ; j’ai toujours survécu à ce triste présage.

— Emilie sourit à une superstition si ridicule ; et pourtant dans l’état où étoit son esprit, elle ne put tout-à-fait résister à son impression contagieuse.

— C’est fort bien, mon cher ami, dit Saint-Aubert ; mais personne jamais n’a-t-il eu le courage de suivre le son ? si on l’eût fait, le musicien eût été connu. — Oui, monsieur, on l’a tenté, on a suivi jusques dans les bois, mais la musique se retiroit et sembloit toujours dans le même éloignement ; nos gens ont eu peur, et n’ont pas voulu aller plus loin. Il est rare qu’on l’entende d’aussi bonne heure qu’aujourd’hui, c’est ordinairement vers minuit, quand cette brillante planète, qui est maintenant au-dessus de ces tourelles descend au-dessous des bois à gauche.

— Quelles tourelles, demanda vivement Saint-Aubert ? je n’en vois point.

— Pardonnez-moi, monsieur, vous en voyez une, la lune donne dessus ; vous voyez l’avenue, et le château est caché presque entièrement dans les arbres.

— Oui, mon papa, dit Emilie, en regardant ; ne voyez-vous pas quelque chose qui brille au-dessus du bois ? C’est une girouette, je pense, sur laquelle se portent les rayons.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire. À qui est ce château ?

— Le marquis de Villeroy en étoit possesseur, dit Voisin avec un air important.

— Ah ! dit Saint-Aubert fort agité, sommes-nous donc si près de Blangy ?

— C’était la demeure favorite du marquis, reprit Voisin ; mais il l’avoit en aversion, et n’y est pas revenu depuis bien des années : on nous a dit qu’il étoit mort depuis peu, et que cette terre étoit passée en d’autres mains. — Saint-Aubert qui étoit tombé dans la rêverie, en sortit à ces derniers mots : Mort ! s’écria-t-il, grand Dieu ! et quand est-il mort ?

— On nous a dit qu’il y avoit environ quatre semaines, répliqua Voisin : connoissiez-vous le marquis, monsieur ?

— Cela est bien extraordinaire, dit Saint-Aubert, sans s’arrêter à la question. — Pourquoi cela est-il si extraordinaire ? dit Emilie avec une curiosité timide. — Il ne répondit pas, et retomba dans sa méditation ; quelques momens après il parut en sortir, et demanda quel étoit son héritier. — J’ai oublié son nom, dit Voisin ; mais je sais que ce seigneur habite Paris, et je n’entends pas dire qu’il songe à venir dans son château.

— Le château est-il encore fermé ?

— À-peu-près, monsieur : la vieille femme de charge et son mari en ont soin ; mais ils vivent dans une chaumière qui n’en est pas éloignée.

— Le château est spacieux, dit Emilie ; il doit être désert s’il n’a que deux habitans.

— Désert ! oh oui, mademoiselle, répondit Voisin : Je ne voudrois pas y passer la nuit pour le monde entier.

— Que dites-vous, reprit Saint-Aubert, en sortant de sa rêverie : l’hôte répéta. Saint-Aubert ne put retenir une espèce de sanglot ; mais comme s’il eût voulu prévenir les remarques, il demanda promptement à Voisin, combien de temps il avoit passé dans le pays ? — Presque depuis mon enfance, répondit l’hôte.

— Vous rappelez-vous la feue marquise ? dit Saint-Aubert d’une voix altérée.

— Ah ! monsieur, si je me la rappelle ! il y en a bien d’autres que moi qui ne l’ont pas oubliée.

— Oui, reprit Saint-Aubert, et je suis un de ceux-là.

— Hélas ! monsieur, vous vous souvenez alors d’une belle et excellente dame ; elle méritoit un meilleur sort.

— Des larmes coulèrent des yeux de Saint-Aubert. C’est assez, dit-il, d’une voix presque étouffée, c’est assez, mon ami.

Emilie, quoique extrêmement surprise, ne se permit de manifester ses sentimens par aucune question. — Voisin voulut s’excuser, mais Saint-Aubert l’interrompit. L’apologie est inutile, lui dit-il, changeons plutôt de conversation. Vous parliez de la musique que nous venons d’entendre.

— Oui, monsieur : mais chut, elle revient, écoutez cette voix. Ils entendirent, en effet, une voix douce, harmonieuse et tendre, mais dont les sons foiblement articulés ne permettoient de rien distinguer qui ressemblât à des mots. Bientôt elle s’arrêta, et l’instrument qu’on avoit entendu, fit entendre les accords les plus doux. — Saint-Aubert observa que les tons en étoient plus pleins, plus mélodieux que ceux d’une guitare, et encore plus mélancoliques que ceux d’un luth. Ils continuèrent d’écouter, mais les sons ne revinrent plus. — Cela est étrange, dit Saint-Aubert, qui rompit enfin le silence : — Très-étrange, dit Emilie. — Cela est vrai, dit Voisin ; et ils restèrent en silence.

Après une longue pause, Voisin reprit : Il y a environ dix-huit ans, que, pour la première fois, j’entendis cette musique ; c’étoit, je m’en souviens, par une belle nuit d’été comme celle-ci, mais il étoit plus tard. Je me promenois dans les bois, j’étois seul ; je me souviens aussi que j’étois fort affecté, j’avois un de mes enfans malade, et nous craignions beaucoup de le perdre ; j’avois veillé près de son lit toute la soirée pendant que sa mère dormoit ; car elle l’avoit veillé toute la nuit précédente. Je sortis pour prendre un peu l’air, la journée avoit été fort chaude, je me promenois sous ces arbres, et je rêvois ; j’entendis une musique dans l’éloignement, et je pensai que c’étoit Claude qui jouoit de son chalumeau, il s’en amusoit fort souvent ; quand la soirée étoit belle, il restoit à jouer sur sa porte ; mais quand je vins à un endroit où les arbres s’ouvroient (de ma vie je ne l’oublierai), je regardois les étoiles du nord qui alors étoient fort élevées, j’entendis tout-à-coup des sons, mais des sons que je ne puis décrite ; c’étoit comme un concert d’anges ; je regardois attentivement, et je croyois toujours les voir monter au ciel. Quand je revins à la maison, je dis ce que j’avois entendu ; ils se moquèrent tous de moi, et me dirent que c’étoit des bergers qui avoient joué du flageolet ; je ne pus jamais leur persuader le contraire. Peu de soirées après, ma femme entendit la même chose, et fut aussi surprise que je l’avois été moi-même. Le Père Denis l’effraya beaucoup ; il lui dit que le ciel envoyoit cet avertissement pour annoncer la mort de son enfant, et que cette musique venoit aux maisons qui renfermoient quelques personnes mourantes.

Emilie en écoutant ces paroles se sentit frappée d’une crainte superstitieuse tout-à-fait nouvelle pour elle ; elle eut peine à dissimuler son trouble à Saint-Aubert.

— Mais l’enfant vécut, monsieur, en dépit du Père Denis.

— Le Père Denis, dit Saint-Aubert, qui écoutoit avec attention tous les récits du bon vieillard ; nous sommes donc près d’un couvent ?

— Oui, monsieur, le couvent de Sainte-Claire n’est pas loin ; il est sur le rivage de la mer.

— Ah ! ciel, dit Saint-Aubert, comme frappé d’un souvenir subit ; le couvent de Sainte-Claire ! Emilie observa qu’aux nuages de douleur répandus sur son front se mêloit un sentiment d’horreur. Il devint immobile ; la blancheur argentine de la lune donnoit alors sur son visage ; il ressembloit à ces statues de marbre, qui, placées sur un monument, sembloient veiller sur les cendres froides, et s’affliger sans espérance.

— Mais, cher papa, dit Emilie qui vouloit le distraire de ses pensées, vous oubliez combien vous avez besoin de repos ; si notre bon hôte veut me le permettre, je préparerai votre lit, je sais comment vous aimez qu’il soit fait. Saint-Aubert se recueillit, et lui souriant avec affection, la pria de ne point augmenter sa fatigue en y ajoutant cette peine. Voisin, dont l’attention avoit été suspendue par l’intérêt que ses récits avoient excité, s’excusa de n’avoir point encore fait venir Agnès, et sortit pour l’aller prendre.

Peu de momens après il revint ; il ramena sa fille, jeune femme d’une jolie figure. Emilie apprit d’elle ce qu’elle n’avoit pas encore soupçonné ; c’est que pour les recevoir il falloit qu’une partie de la famille cédât ses lits. Elle s’affligea de cette circonstance ; mais Agnès, dans sa réponse, montra la même grâce et la même hospitalité que son père. On décida qu’une partie des enfans, et Michel, iroient coucher dans le voisinage.

— Si je suis mieux demain, ma chère, dit Saint-Aubert à Emilie, nous partirons de bonne heure, pour pouvoir nous reposer pendant la chaleur du jour, et nous retournerons à la maison. Dans l’état de ma santé et celui de mes idées, je ne puis songer qu’avec peine à un plus long voyage, et je me sens le besoin de regagner la Vallée. Emilie desiroit ce retour, mais elle se troubla d’une résolution aussi soudaine. Son père sans doute se trouvoit bien plus mal qu’il n’en vouloit convenir. Saint-Aubert se retira pour prendre un peu de repos. Emilie ferma sa petite chambre, mais elle ne put trouver le sommeil. Ses pensées la reportèrent à la dernière conversation relative à l’état des âmes après la mort. Ce sujet la touchoit sensiblement, depuis qu’elle ne pouvoit plus se flatter de conserver long-temps son père. Elle s’appuyoit toute pensive sur une petite fenêtre ouverte. Absorbée dans ses réflexions, elle levoit les yeux au ciel ; elle voyoit cette voûte céleste semée d’innombrables étoiles, habitées peut être par des esprits dégagés de leurs corps ; ses yeux erroient dans les plaines éthérées, ses pensées s’élevoient, comme auparavant, vers la sublimité d’un Dieu et la contemplation de l’avenir. La danse avoit cessé, les chaumières étoient paisibles, l’air sembloit à peine effleurer le sommet des bois, quelques brebis égarées, de temps en temps le son d’une clochette éloignée, le bruit d’une porte qui se fermoit, interrompaient seuls le silence et la nuit. À la fin même, ces sons qui lui rappeloient la terre et ses occupations, cessèrent tout-à-fait ; les yeux mouillés de larmes, pénétrée d’une dévotion respectueuse, elle resta à la fenêtre jusqu’à ce que vers minuit l’obscurité se fût étendue sur la terre, et que la planète indiquée par Voisin eût disparu derrière le bois. Elle se souvint alors de ce qu’il avoit dit à ce sujet, et se rappela la mystérieuse musique ; elle restoit à la fenêtre, espérant et craignant à-la-fois de l’entendre revenir ; elle étoit occupée de l’extrême émotion de son père, quand on avoit annoncé la mort du marquis de Villeroy, et rappelé le sort de la marquise ; elle se sentoit vivement intéressée à en connoître la cause. Sa curiosité à cet égard étoit d’autant plus vive, que jamais son père n’avoit prononcé devant elle le nom de Villeroy : aucune musique ne se fit entendre. Emilie s’apperçut que les heures la ramenaient à de nouvelles fatigues ; elle pensa qu’il faudroit se lever de bonne heure, et se décida à gagner son lit.