Les Mystères d’Udolphe/2/1

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (2p. 1-35).

TOME II.


CHAPITRE PREMIER.

La maison de madame Chéron étoit fort près de Toulouse, d’immenses jardins l’entouroient ; Emilie, qui s’étoit levée de bonne heure, les parcourut avant l’instant du déjeûner. D’une terrasse qui s’étendoit jusqu’à l’extrémité de ces jardins, on découvrait tout le Bas-Languedoc. Emilie reconnut, vers le sud, les hautes pointes des Pyrénées, et son imagination lui peignit promptement la verdure, et les pâturages qui sont à leurs pieds. Son cœur revoloit vers sa demeure paisible. Elle trouvoit un plaisir inexprimable à supposer qu’elle en voyoit la place, quoiqu’elle ne pût appercevoir que la chaîne des Pyrénées. Foiblement occupée du paysage qui se dessinoit au-dessous d’elle, et de la fuite des momens qui passoient, elle resta appuyée sut une fenêtre du pavillon qui terminoit la terrasse ; elle fixoit ses yeux sur la Gascogne, et son esprjt se remplissoit des touchantes idées que cette vue réveilloit en elle.

Un domestique vint l’avertir que le déjeûner étoit servi.

Où avez-vous donc été courir si matin, dit madame Chéron, lorsque sa nièce entra. Je n’approuve point ces promenades solitaires. Je désire que vous ne sortiez point de si bonne heure, sans qu’on vous accompagne, ajouta madame Chéron. Une jeune personne qui donnoit à la Vallée des rendez-vous, au clair de la lune, a besoin d’un peu de surveillance.

Le sentiment de son innocence n’empêcha pas la rougeur d’Emilie. Elle trembloit et baissoit les yeux avec confusion, tandis que madame Chéron lançoit des regards hardis, et rougissoit elle-même ; mais sa rougeur étoit celle de l’orgueil satisfait, celle d’une personne qui s’applaudit de sa pénétration.

Emilie ne doutant point que sa tante ne voulût parler de sa promenade nocturne en quittant la Vallée, crut devoir en expliquer les motifs. Mais madame Chéron, avec le sourire du mépris, refusa de l’écouter. Je ne me fie, lui dit-elle, aux protestations de personne : je juge les gens par leurs actions, et je veux essayer votre conduite à l’avenir.

Emilie, moins surprise de la modération et du silence mystérieux de sa tante, qu’elle ne l’avoit été de l’accusation, y réfléchit profondément, et ne douta plus que ce ne fût Valancourt qu’elle avoit vu la nuit dans les jardins de la Vallée, et que madame Chéron pouvoit bien avoir reconnu. Sa tante, ne quittant un sujet pénible que pour en traiter un qui ne le devenoit pas moins, parla de M. Motteville, et de la perte énorme que sa nièce faisoit avec lui. Pendant qu’elle raisonnoit, avec une pitié fastueuse, des infortunes qu’éprouvoit Emilie, elle insistoit sur les devoirs de l’humilité, sur ceux de la reconnoissance ; elle faisoit dévorer à sa nièce les plus cruelles mortifications, et l’obligeoit à se considérer comme étant dans la dépendance, non-seulement de sa tante, mais de tous les domestiques.

On l’avertit alors qu’on attendoit beaucoup de monde à dîner, et madame Chéron lui répéta toutes les leçons du soir précédent, sur sa conduite dans la société ; elle ajoutoit qu’elle vouloit la voir mise avec un peu d’élégance et de goût, et ensuite elle daigna lui montrer toute la splendeur de son château, lui faire remarquer tout ce qui brilloit d’une magnificence particulière, et distinguoit les différens appartemens ; après quoi elle se retira dans son cabinet de toilette. Emilie s’enferma dans sa chambre, déballa ses livres, et charma son esprit par la lecture jusqu’au moment de s’habiller.

Quand on fut rassemblé, Emilie entra dans le salon avec un air de timidité que ses efforts ne pouvoient vaincre. L’idée que madame Chéron l’observoit d’un œil sévère la troubloit encore davantage. Son habit de deuil, la douceur et l’abattement de sa charmante figure, la modestie de son maintien, la rendirent très-intéressante à quelques personnes de la société. Elle reconnut le signor Montoni, et son ami Cavigni ; qu’elle avoit trouvés chez M. Quesnel ; ils avoient dans la maison de madame Chéron toute la familiarité d’anciennes connoissances ; elle paroissoit elle-même les accueillir avec grand plaisir.

Le signor Montoni portoit dans son air le sentiment de sa supériorité : l’esprit et les talens dont ils pouvoient la soutenir, obligeoient tout le monde à lui céder. La finesse de son tact étoit fortement exprimée dans sa physionomie ; mais il savoit se déguiser, quand il falloit, et l’on pouvoit y remarquer souvent le triomphe de l’art sur la nature. Son visage étoit long, assez maigre, et pourtant, on le disoit beau ; c’étoit peut-être, à la force, à la vigueur de son ame, qui se prononçoit dans tous ses traits, que pouvoit se rapporter cet éloge. Emilie se sentit entraînée vers une sorte d’admiration pour lui, mais non pas de cette admiration qui pouvoit conduire à l’estime ; elle y joignoit une sorte de crainte dont elle ne devinoit pas la cause.

Cavigni étoit gai et insinuant comme la première fois. Quoique presque toujours occupé de madame Chéron, il trouvoit les moyens de causer avec Emilie. Il lui adressa d’abord quelques saillies d’esprit, et prit ensuite un air de tendresse dont elle s’apperçut bien, et qui ne l’effraya point. Elle parloit peu, mais la grâce et la douceur de ses manières l’encourageoient à continuer. Elle n’eut de relâche que quand une jeune dame du cercle, qui parloit sans cesse et sur tout, vint se mêler à l’entretien : cette dame, qui déployoit toute la vivacité, toute la coquetterie d’une française, affectoit d’entendre tout, ou plutôt elle n’y mettoit point d’affectation. N’étant jamais sortie d’une ignorance parfaite, elle n’imaginoit pas qu’elle eût rien à apprendre ; elle obligeoit tout le monde à s’occuper d’elle, amusoit quelquefois, fatiguoit au bout d’un moment, et puis étoit abandonnée.

Emilie, quoique amusée de tout ce qu’elle avoit vu, se retira sans peine, et se replongea volontiers dans les souvenirs qui lui plaisoient.

Une quinzaine se passa dans un train de dissipation et de visites ; Emilie accompagnoit madame Chéron par-tout, s’amusoit quelquefois, et s’ennuyoit souvent. Elle fut frappée des connoissances et de l’apparente instruction que développoient les conversations autour d’elle. Ce ne fut que long-temps après, qu’elle reconnut l’imposture de tous ces prétendus talens. Ce qui la trompa le plus, fut cet air de gaîté constante, et sur-tout de bonté qu’elle remarquoit dans chaque personnage. Elle imaginoit qu’une obligeance habituelle et toujours prête, en étoit le véritable fondement. À la fin, l’exagération de quelques personnes moins exercées que les autres, lui fit soupçonner que, si le consentement et la bonté sont les seuls principes d’une aménité douce, les accès immodérés auxquels on se livre d’ordinaire, sont le résultat de l’insensibilité la plus parfaite. On y est exempt des inquiétudes que la vraie bienveillance éprouve pour les chagrins des autres, et l’apparente prospérité qu’on y étale, commande le respect du public, mais n’obtient pas toujours celui d’un ami de l’humanité.

Les plus agréables momens d’Emilie s’écouloient au pavillon de la terrasse ; elle s’y retiroit avec un livre, ou avec son luth, pour jouir de sa mélancolie, ou pour la vaincre. Assise, les yeux fixés sur les Pyrénées et sur la Gascogne, elle chantoit, en s’accompagnant, les douces romances de son pays, et les chansons populaires qu’elle avoit apprises dans son enfance.

Un soir, Emilie touchoit son luth dans le pavillon, avec une expression qui venoit du cœur. Le jour tombant éclairoit encore la Garonne, qui fuyoit à quelque distance, et dont les flots avoient passé devant la Vallée. Emilie pensoit à Valancourt ; elle n’en avoit pas entendu parler depuis son séjour à Toulouse, et maintenant éloignée de lui, elle sentoit toute l’impression qu’il avoit faite sur son cœur. Avant que d’avoir vu Valancourt, elle n’avoit rencontré personne, dont l’esprit et le goût s’accordassent si bien avec le sien. Madame Chéron lui avoit parlé de dissimulation, d’artifices ; elle avoit prétendu que cette délicatesse qu’elle admiroit dans son amant, n’étoit rien qu’un piège pour lui plaire, et pourtant elle croyoit à sa sincérité. Un doute néanmoins, quelque foible qu’il fût, étoit suffisant pour accabler son cœur.

Le bruit d’un cheval sur la route, au-dessous de la fenêtre, la tira de sa rêverie. Elle vit un cavalier, dont l’air et le maintien rappeloient Valancourt ; car l’obscurité ne lui permettoit pas de distinguer ses traits. Elle se retira de la fenêtre, craignant d’être apperçue, et désirant pourtant d’observer. L’étranger passa sans regarder, et quand elle se fut rapprochée du balcon, elle le vit dans l’avenue qui menoit à Toulouse, Ce léger incident la préoccupa de telle sorte, que le pavillon, le spectacle, en perdirent tous leurs charmes : après quelques tours de terrasse, elle rentra bien vite au château.

Madame Chéron rentra chez elle avec plus d’humeur que de coutume ; Emilie se félicita, lorsque l’heure lui permit de se retrouver seule dans son appartement.

Le lendemain matin, elle fut appelée chez madame Chéron, dont la figure étoit enflammée de colère ; quand Emilie parut, elle lui présenta une lettre.

— Connoissez-vous cette écriture, dit-elle d’un ton sévère, et la regardant fixement, tandis qu’Emilie examinoit la lettre avec attention ? — Non, madame, répondit-elle, je ne la connois pas.

— Ne me poussez pas à bout, dit la tante. Vous la connoissez, avouez-le sur-le-champ ; j’exige que vous disiez la vérité.

Emilie se taisoit, elle alloit sortir ; madame Chéron la rappela. — Oh ! vous êtes coupable, lui dit-elle, je vois bien à présent que vous connoissez l’écriture. — Puisque vous en doutiez, madame, lui dit Emilie avec dignité, pourquoi m’accusiez-vous d’avoir fait un mensonge ?

Il est inutile de le nier, dit madame Chéron, je vois à votre contenance, que vous n’ignoriez pas cette lettre. Je suis bien sûre qu’à mon insu, dans ma maison, vous avez reçu des lettres de cet insolent jeune homme.

Emilie, choquée de la grossièreté de cette accusation, oublia la fierté qui l’avoit réduite au silence, et s’efforça de se justifier, mais sans convaincre madame Chéron.

— Je ne puis pas supposer, reprit-elle, que ce jeune homme eût pris la liberté de m’écrire, si vous ne l’eussiez pas encouragé. Vous me permettrez de vous rappeler, madame, dit Emilie d’une voix timide, quelques particularités d’un entretien que nous eûmes ensemble à la Vallée : je vous dis alors avec franchise que je ne m’étois point opposée à ce que M. de Valancourt pût s’adresser à ma famille.

— Je ne veux point qu’on m’interrompe, dit madame Chéron ; je… je… Pourquoi ne le lui avez-vous pas défendu ? Emilie ne répondoit pas. Un homme que personne ne connoît, absolument étranger ; un aventurier qui court après une héritière ! mais du moins, sous ce rapport, on peut bien dire qu’il s’est trompé.

— Je vous l’ai déjà dit, madame, sa famille étoit connue de mon père, dit Emilie modestement, et sans paroître avoir remarqué sa dernière phrase.

Oh ! ce n’est point du tout un préjugé favorable, répliqua la tante avec sa légèreté ordinaire. Il avoit des idées si folles ! Il jugeoit les gens à la physionomie. Madame, dit Emilie, vous me croyiez coupable tout-à-l’heure, et vous le jugiez pourtant sur ma physionomie. Emilie se permit ce reproche pour répondre au ton peu respectueux dont madame Chéron parloit de son père.

Je vous ai fait appeler, lui dit sa tante, pour vous signifier que je n’entends point être importunée de lettres ou de visites par tous les jeunes gens qui prétendront vous adorer. Ce M. de Valent… je ne sais comment vous l’appelez, a l’impertinence de me demander que je lui permette de m’offrir son respect. Je lui répondrai comme il convient. Pour vous, Emilie, je vous le répète une fois pour toutes, si vous ne vous conformez point à mes volontés, je ne m’inquiéterai plus de votre éducation, et je vous mettrai dans un couvent.

Ah ! madame, dit Emilie fondant en larmes, comment ai-je mérité ce que j’éprouve ? Madame Chéron, dans ce moment, en eût obtenu la promesse de renoncer pour jamais à Valancourt. Frappée de terreur, elle ne vouloit plus consentir à le revoir ; elle craignoit de se tromper, et ne pensoit pas que madame Chéron pût le faire ; elle craignoit enfin de n’avoir pas mis assez de réserve dans l’entretien de la Vallée. Elle savoit bien qu’elle ne méritoit pas les soupçons odieux qu’avoit formés sa tante ; mais elle se tourmentoit de scrupules sans nombre. Devenue timide, et redoutant de mal faire, elle résolut d’obéir à tout ce que commanderoit sa tante ; elle lui en exprima l’intention : mais madame Chéron y donnoit peu de confiance, et n’y voyoit que l’artifice ou la peur.

Promettez-moi, dit-elle à sa nièce, que vous ne verrez point le jeune homme, et que vous ne lui écrirez pas sans ma permission. Ah ! madame, dit Emilie, pouvez-vous supposer que je l’oserois à votre insu ? — Je ne sais pas ce que je suppose ; on ne comprend rien aux jeunes personnes : elles ont rarement assez de bon sens pour désirer qu’on les respecte.

Hélas ! madame, dit Emilie, je me respecte moi-même ; mon père m’en a toujours enseigné la nécessité. Il me disoit qu’avec ma propre estime, j’obtiendrois toujours celle des autres.

Mon frère étoit un bonhomme, répliqua madame Chéron, mais il ne connoissoit pas le monde. Au reste, vous ne m’avez pas fait la promesse que j’exige de vous.

Emilie fit cette promesse, et alla se promener au jardin. Parvenue à son pavillon chéri, elle s’assit près d’une fenêtre qui s’ouvroit sur un bosquet. Le calme et la retraite absolue lui permettoient de recueillir ses pensées, et d’apprécier elle-même sa conduite. Elle se rappela l’entrevue de la Vallée ; elle s’apperçut avec joie que rien n’y pouvoit alarmer ni son orgueil, ni sa délicatesse ; elle se confirma dans l’estime d’elle-même, dont elle avoit si grand besoin. Quoi qu’il en soit, elle résolut de n’entretenir jamais une correspondance secrète, et de garder la même réserve en causant avec Valancourt, si jamais elle le rencontroit. Comme elle répétoit ces mots : si jamais nous nous rencontrons, elle frémit involontairement ; les larmes vinrent à ses yeux ; mais elle les sécha promptement quand elle entendit qu’on marchoit, qu’on ouvroit le pavillon, et qu’en tournant la, tête elle eut reconnu Valancourt. Un mélange de plaisir, de surprise et d’effroi s’éleva si vivement dans son cœur, qu’elle en fut tout émue. Elle pâlit, rougit, et resta quelques instans dans l’impossibilité de parler, ou de quitter seulement sa chaise. La figure de Valancourt étoit le fidèle miroir de ce que devoit exprimer la sienne. La joie dont Valancourt étoit rempli, fut suspendue quand il vit l’agitation d’Emilie. Revenue de sa première surprise, Emilie répondit avec un sourire doux ; mais une foule de mouvemens opposés vinrent encore assaillir son cœur, et luttèrent avec force pour subjuguer sa résolution. Il étoit difficile de savoir ce qui dominoit en elle ou la joie de voir Valancourt, ou la frayeur de ce que diroit sa tante, quand elle apprendroit cette rencontre. Après quelques mots d’entretien, aussi courts qu’embarrassés, elle le conduisit au jardin, et lui demanda s’il avait vu madame Chéron. Non dit-il, je ne l’ai point vue ; on m’a dit qu’elle avoit affaire, et quand j’ai su que vous étiez au jardin, je me suis empressé d’y venir. Il ajouta : Puis-je hasarder de vous dire le sujet de ma visite, sans encourir votre disgrâce ? Puis-je espérer que vous ne m’accuserez pas de précipitation, en usant de la permission que vous m’avez donnée de m’adresser à votre famille ? Emilie ne savoit que répliquer ; mais sa perplexité ne fut pas longue, et la frayeur eut bientôt pris sa place, quand, au détour de l’allée, elle apperçut madame Chéron. Elle avoit repris le sentiment de son innocence : sa crainte en fut tellement affoiblie, qu’au lieu d’éviter sa tante, elle s’avança d’un pas tranquille, et l’aborda avec Valancourt. Le mécontentement, l’impatience hautaine avec lesquels madame Chéron les observoit, bouleversèrent bientôt Emilie ; elle comprit bien vite que cette rencontre étoit crue préméditée. Elle nomma Valancourt ; et, trop agitée pour rester avec eux, elle courut se renfermer au château. Elle attendit long-temps, avec une inquiétude extrême, le résultat de la conversation. Elle n’imaginoit pas comment Valancourt s’étoit introduit chez sa tante avant d’avoir reçu la permission qu’il demandoit. Elle ignoroit une circonstance qui devoit rendre cette démarche inutile, dans le cas même où madame Chéron l’eût accueilli. Valancourt, dans le trouble de son esprit, avoit oublié de dater sa lettre. Madame Chéron n’auroit pu lui répondre ; peut être, quand il s’en souvint, ne regretta-t-il pas une distraction qui devenoit une excuse, et qui le dispensoit d’attendre un refus.

Madame Chéron eut un long entretien avec Valancourt ; et quand elle revint au château, sa contenance exprimoit plus de mauvaise humeur que de cette excessive sévérité dont Emilie avoit frémi. Enfin, dit-elle, j’ai congédié le jeune homme, et j’espère que je ne recevrai plus de pareilles visites. Il m’assure que votre entrevue n’étoit point concertée.

Madame, dit Emilie fort émue, vous ne lui en avez pas fait la question ? — Assurément, je l’ai faite ; vous ne deviez pas me croire assez imprudente pour penser que je la négligerois.

Grand dieu, s’écria Emilie ! quelle idée aura-t-il de moi, madame, puisque vous-même vous lui montrez de tels soupçons ?

L’opinion qu’il aura de vous, reprit la tante, est désormais de fort peu de conséquence. J’ai mis fin à cette affaire, et je crois qu’il aura quelque opinion de ma prudence. Je lui ai laissé voir que je n’étois pas dupe, et sur-tout pas assez complaisante pour souffrir un commerce clandestin dans, ma maison.

Quelle indiscrétion à votre père, continua-t-elle, de m’avoir laissé le soin de votre conduite ! Je voudrois vous voir pourvue ; mais si je dois être excédée plus long-temps d’importuns comme ce M. Valancourt, je vous mettrai bien sûrement au couvent. Ainsi souvenez-vous de l’alternative. Ce jeune homme a l’impertinence de m’avouer… il avoue cela ! que sa fortune est très-peu de chose, et dépend de son frère aîné ; qu’elle tient à son avancement dans son état. Du moins eût-il dû cacher ce détail, s’il vouloit réussir. Il avoit la présomption de supposer que je marierois ma nièce à un homme qui n’a rien, et qui le dit lui-même.

Emilie fut sensible à l’aveu sincère qu’avoit fait Valancourt. Et quoique sa pauvreté renversât leurs espérances, la franchise de sa conduite lui causoit un plaisir qui surmontoit tout le reste.

Madame Chéron poursuivit. Il a aussi jugé à propos de me dire qu’il ne recevroit son congé que de vous-même, ce que je lui ai positivement refusé. Il apprendra qu’il est très-suffisant que, moi, je ne l’agrée pas, et je saisis cette occasion de le répéter : si vous concertez avec lui la moindre entrevue sans ma participation, vous sortirez de chez moi à l’instant même.

Combien vous me connoissez peu, madame, dit Emilie, si vous croyez qu’une pareille injonction soit nécessaire. Madame Chéron se mit à sa toilette, parce qu’elle avoit une partie pour le soir. Emilie auroit bien désiré se dispenser d’accompagner sa tante, mais elle n’osa le demander, dans la crainte d’une fausse interprétation. Quand elle fut dans sa chambre, le peu de courage qui l’avoit soutenue l’abandonna. Elle se ressouvint seulement que Valancourt, toujours plus aimable, étoit banni de sa présence, et peut-être pour jamais. Elle employa à pleurer, le temps que sa tante consacroit à se parer. Quand, à table, elle revit madame Chéron, ses yeux trahissoient ses larmes ; elle en eut de vifs reproches.

Ses efforts pour paroître gaie, ne manquèrent pas tout-à-fait leur but. Elle alla chez madame Clairval, veuve d’un certain âge, et depuis peu établie à Toulouse dans une propriété de son époux. Elle avoit vécu plusieurs années à Paris avec beaucoup d’élégance. Elle étoit naturellement enjouée ; et depuis son arrivée à Toulouse, elle avoit donné les plus belles fêtes qu’on eût jamais vues dans le pays.

Tout cela excitoit non-seulement l’envie, mais aussi la frivole ambition de madame Chéron. Et puisqu’elle ne pouvoit rivaliser de faste et de dépense, elle vouloit qu’on la crût l’intime amie de madame Clairval. Pour cet effet, elle étoit de la plus obligeante attention ; elle n’avoit jamais d’engagement lorsque madame Clairval l’invitoit. Elle en parloit par-tout, et se donnoit de grands airs d’importance, en faisant croire qu’elles étoient extrêmement liées.

Les plaisirs de cette soirée consistoient en un bal et un souper. Le bal étoit d’un genre neuf. On dansoit par groupes dans des jardins fort étendus. Les grands et beaux arbres sous lesquels on étoit assemblé, étoient illuminés d’innombrables lampions disposés avec toute la variété possible. Les différens costumes ajoutaient au plaisir des yeux. Pendant que les uns dansoient, d’autres assis sur le gazon, causoient en liberté, critiquoient les parures, prenoient des rafraîchissemens, ou chantoient des vaudevilles avec la guitare. La galanterie des hommes, les minauderies des femmes, la légèreté des danses, le luth, le hautbois, le tambourin, et l’air champêtre que les bois donnoient à toute la scène, faisoient de cette fête un modèle fort piquant des plaisirs et du goût français. Emilie considéroit ce riant tableau avec une sorte de plaisir mélancolique. On peut concevoir son émotion quand, en jetant les yeux sur une contredanse, elle y reconnut Valancourt. Il dansoit avec une jeune et belle personne, et paroissoit lui rendre des soins empressés. Elle se détourna promptement, et voulut entraîner madame Chéron, qui causoit avec le signor Cavigni sans avoir vu Valancourt. Une foiblesse subite obligea Emilie de s’asseoir sur un banc entre les arbres, où d’autres personnes étoient assises. L’extrême pâleur qu’on lui remarqua, fit croire qu’elle se trouvoit mal. Elle craignoit si fort que Valancourt n’eût remarqué son trouble, qu’elle réussit à se remettre. Madame Chéron continuoit d’entretenir Cavigni ; et le comte de Bauvillers, qui s’étoit occupé d’Emilie, lui fit sur le bal quelques observations malignes, auxquelles elle répondit presque sans y penser, tant l’idée de Valancourt la tourmentoit, tant elle étoit gênée de rester si long-temps près de lui. Les remarques du comte sur la contredanse la forcèrent pourtant d’y jeter les yeux. À ce moment ceux de Valancourt les rencontrèrent. Elle resta sans couleur, sentit qu’elle retomboit en foiblesse, et détourna subitement ses regards, mais non pas sans avoir distingué l’altération de Valancourt en la voyant. Elle auroit quitté la place au moment même, si elle n’eût pensé que cette conduite lui feroit connoître trop sûrement l’empire qu’il avoit sur son cœur. Elle essaya de suivre la conversation du comte. Celui-ci parla de la danseuse de Valancourt : la frayeur de laisser paroître l’intérêt vif qu’elle y prenoit, l’eût sans doute bientôt dévoilée, si les regards du comte ne se fussent pas alors portés sur le couple dont il parloit. Ce jeune chevalier, dit-il, paroît un homme accompli, en toutes choses, excepté pour la danse : la demoiselle est une des beautés de Toulouse ; elle sera fort riche. J’espère pour elle qu’elle choisira mieux son second pour le bonheur de sa vie, qu’elle ne l’a fait pour le succès de sa contredanse : je m’apperçois qu’il ne fait que brouiller tout. Je suis étonné qu’avec l’air et la tournure qu’il a, ce jeune homme n’ait pas pris un maître de danse.

Emilie, dont le cœur battoit à chaque parole, voulut rompre la conversation en s’informant du nom de la dame. Avant qu’il eût le temps de répondre, la contredanse finit ; Emilie voyant que Valancourt s’avançoit vers elle, se leva tout de suite, et se retira près de madame Chéron.

C’est le chevalier Valancourt, madame, dit-elle tout bas ; de grâce, retirons-nous. Sa tante se lève ; mais Valancourt les avoit rejoints. Il salua madame Chéron avec respect, et Emilie avec douleur. La présence de madame Chéron l’empêchant de rester, il passa avec une contenance dont la tristesse reprochoit à Emilie d’avoir pu se résoudre à l’augmenter. Emilie tomba dans la rêverie ; mais le comte de Bauvillers, qui connoissoit sa tante, revint auprès d’elle.

Je vous demande pardon, mademoiselle, lui dit-il, d’une impolitesse tout-à-fait involontaire. Quand je critiquais si librement la danse du chevalier, j’ignorois qu’il fût de votre connoissance. Emilie rougit, et sourit. Madame Chéron lui répondit : Si vous parlez de celui qui vient de passer, je puis vous assurer qu’il n’est pas de ma connoissance, ni de celle de mademoiselle Saint-Aubert.

C’est le chevalier Valancourt, dit Cavigni avec indifférence. Est-ce que vous le connoissez, reprit madame Chéron ? Je ne suis point lié avec lui, répondit Cavigni. — Vous ne savez pas les motifs que j’ai pour le qualifier d’impertinent ? Il a la présomption d’admirer ma nièce.

Si, pour mériter l’épithète d’impertinent, il suffit d’admirer mademoiselle Saint-Aubert, reprit Cavigni, je crains qu’il n’y ait beaucoup d’impertinens, et je m’inscris sur la liste.

Ô signor ! dit madame Chéron avec un sourire forcé, je m’apperçois que vous avez acquis l’art de complimenter depuis votre séjour en France : mais il ne faut pas complimenter les enfans, parce qu’elles prennent la flatterie pour la vérité.

Cavigni tourna la tête un moment, et dit d’un air étudié : Qui donc alors peut-on complimenter, madame ? car il seroit absurde de s’adresser à une femme dont le goût est formé. Elle est au-dessus de toute louange. En finissant la phrase, il regardoit Emilie à la dérobée, et l’ironie brilloit dans ses yeux. Elle le comprit, et rougit pour sa tante ; mais madame Chéron répondit : Vous avez parfaitement raison, signor, aucune femme de goût ne peut souffrir un compliment.

J’ai entendu dire au signor Montoni, reprit Cavigni, qu’une seule femme en méritoit.

Vraiment, s’écria madame Chéron, avec un sourire plein de confiance ; et qui peut-elle être ?

Oh ! répliqua-t-il, on ne sauroit la méconnoître. Il n’y a pas, sûrement, plus d’une femme dans le monde qui ait à la fois le mérite d’inspirer la louange, et l’esprit de la refuser. Et ses yeux se tournoient encore vers Emilie, qui rougissoit de plus en plus pour sa tante.

Oh bien ! signor, dit madame Chéron, je proteste que vous êtes Français. Je n’ai jamais entendu d’étranger tenir un propos aussi galant.

Cela est vrai, madame, dit le comte en quittant son rôle muet ; mais la galanterie des complimens eut été perdue, sans l’ingénuité qui en découvre l’application.

Madame Chéron n’apperçut point le sens satirique de cette phrase, et ne sentoit point la peine qu’Emilie éprouvoit pour elle. Oh ! voici le signor Montoni lui-même, dit la tante. Je vais lui raconter toutes les jolies choses que vous venez de me dire. Le signor, néanmoins, passa dans une autre allée. Je vous prie, dites-moi ce qui peut occuper si fort votre ami pour ce soir, demanda madame Chéron, d’un air chagrin ? Je ne l’ai pas vu une fois.

Il a, dit Cavigni, une affaire particulière avec le marquis Larivière, qui, à ce que je vois, l’a retenu jusqu’à ce moment ; car il n’eût pas manqué de vous offrir son hommage.

Par tout ce qu’elle entendoit, Emilie crut s’appercevoir que Montoni courtisoit sérieusement sa tante ; que non-seulement elle s’y prêtoit, mais qu’elle s’occupoit avec jalousie de ses moindres négligences. Que madame Chéron, à son âge, voulût choisir un second époux, ce parti sembloit ridicule ; cependant sa vanité ne le rendoit point impossible : mais qu’avec son esprit, sa figure, ses prétentions, Montoni pût choisir madame Chéron, voilà ce qui surtout étonnoit Emilie. Ses pensées, néanmoins, ne la fixèrent pas long-temps sur cet objet. De plus pressans intérêts la tourmentoient. Valancourt rejeté de sa tante ; Valancourt dansant avec une jeune et belle personne… En traversant le jardin, elle regarda de tous côtés, espérant, craignant de le voir paroître dans la foule. Elle ne le vit point, et la peine qu’elle en ressentit lui fit connoître qu’elle avoit moins craint qu’espéré.

Montoni les rejoignit bientôt. Il bégaya quelques paroles sur le regret qu’il avoit eu d’être retenu si long-temps. Elle reçut cette excuse avec l’air mutin d’une petite fille, et ne parla qu’au signor Cavigni. Celui-ci, regardant Montoni d’un air ironique, sembloit lui dire : Je n’abuserai pas de mon triomphe ; je supporterai ma gloire avec toute sorte d’humilité.

Le souper fut servi dans les différens pavillons du jardin et dans un grand salon du château ; madame Chéron et sa compagnie soupèrent avec madame Clairval dans le salon ; et Emilie eut peine à déguiser son émotion, quand elle vit Valancourt se placer à la même table qu’elle. Madame Chéron l’apperçut, et dit à quelqu’un auprès d’elle : Quel est ce jeune homme ? C’est le chevalier Valancourt, répondit-on. Je sais son nom, reprit-elle ; mais qu’est-ce que c’est que le chevalier Valancourt qui s’introduit à cette table ? L’attention de celui qu’elle interrogeoit fut distraite avant qu’il eût répondu. La table où l’on étoit assis étoit fort longue ; Valancourt s’étant placé avec sa danseuse au milieu, et Emilie se trouvant à l’un des bouts, il n’avoit pu la voir. Emilie évita de porter les yeux de ce côté ; mais quand par hasard ils y tomboient, elle voyoit Valancourt entretenir sa belle voisine, et cette observation ne ramenoit pas le calme dans son cœur, sur-tout après ce qu’elle avoit entendu sur la fortune et les perfections de la jeune dame.

Les remarques sur ce sujet fournissoient la matière d’une conversation indifférente, et quelqu’un les adressoit à madame Chéron, ardente à déprécier Valancourt. — J’admire la jeune personne, dit-elle ; mais je condamne son choix. — Oh ! le chevalier Valancourt est le plus charmant jeune homme que nous ayons, reprit la dame à qui la réponse étoit faite : on dit même que mademoiselle Démery et sa grande fortune seront bientôt à lui.

— C’est impossible, s’écria madame Chéron, en rougissant à l’excès : il a si peu l’air d’un homme de condition, que si je ne le voyois pas à la table de madame Clairval, je n’aurois jamais soupçonné qu’il le fût ; j’ai d’ailleurs des raisons particulières pour douter que le bruit qui court soit fondé.

— Je ne puis douter qu’il le soit, dit la dame, un peu blessée de la contradiction qu’avoit éprouvée son opinion sur Valancourt. — Vous en douterez, peut-être, répliqua madame Chéron, quand je vous dirai que ce matin, encore, j’ai rejeté sa poursuite.

Cela fut dit sans intention et sans le dessein de faire prendre le change, mais simplement par l’habitude de se considérer elle-même comme la plus intéressante personne dans tout ce qui concernoit sa nièce. — On ne sauroit, dit la dame avec un sourire assez malin, on ne sauroit concevoir un doute, après une semblable assurance. — Pas plus que sur le discernement du chevalier Valancourt, ajouta Cavigni, qui se tenoit derrière la chaise de madame Chéron, et qui l’avoit entendue s’adjuger un hommage qu’on adressoit à sa nièce.

— Signor, reprit madame Chéron, ceux qui vous entendront vanter le discernement du chevalier, vont supposer que j’en suis, l’objet.

— Ils n’en pourront douter, dit Cavigni.

— Et cela ne seroit-il pas très-mortifiant, signor ?

— Assurément cela le seroit.

— Cela est fort affligeant, dit madame Chéron.

— Puis-je vous demander ce qui est si affligeant, dit madame Clairval, frappée de l’accent douloureux avec lequel madame Chéron avoit parlé ?

— Voyez-vous, lui dit madame Chéron, ce jeune homme presque au milieu de la table, et qui cause avec mademoiselle Démery ? — Je le vois. — Eh bien ! ce jeune homme, que personne ne connoît, a la présomption de prétendre à ma nièce, et cette circonstance, du moins je le crains, a donné lieu de croire qu’il se donnoit pour mon adorateur. Considérez, à présent, combien un tel bruit est offensant pour moi.

— J’en conviens, ma pauvre amie, dit madame Clairval, et vous pouvez compter que je le désavouerai par-tout. En disant cela, elle se tourna d’un autre côté ; et Cavigni, qui jusques-là avoit examiné la scène en spectateur froid, fut près d’éclater de rire, et quitta sa place brusquement.

— Je vois bien que vous ignorez, dit à madame Chéron la dame assise auprès d’elle, que le jeune homme dont vous parliez à madame Clairval, est son neveu ! — Cela ne se peut pas, s’écria madame Chéron, qui s’apperçut alors de sa bévue et de son erreur sur Valancourt : et dès ce moment, elle se mit à le louer avec autant de bassesse, qu’elle avoit mis jusques-là de malignité à le déchirer.

Emilie avoit été si absorbée pendant la plus grande partie de l’entretien, qu’elle avoit été préservée du chagrin de l’entendre ; elle fut très-surprise en écoutant les louanges dont sa tante combloit Valancourt, et elle ignoroit encore qu’il fût parent de madame Clairval ; elle vit sans peine que madame Chéron, plus embarrassée qu’elle ne le vouloit paroître, se retiroit aussi-tôt après le souper. Montoni alors vint donner la main à madame Chéron pour la conduire à son carrosse, et Cavigni, avec une ironique gravité, la suivit en conduisant Emilie. En les saluant et relevant la glace, elle vit Valancourt dans la foule, à la porte. Il disparut avant le départ de la voiture ; madame Chéron n’en parla point à Emilie, et elles se séparèrent en arrivant.

Le lendemain matin, Emilie déjeûnoit avec sa tante, quand on lui remit une lettre dont, à la seule adresse, elle connut l’écriture ; elle la reçut d’une main tremblante, et madame Chéron demanda vivement d’où elle venoit. Emilie, avec sa permission, la décacheta ; et voyant la signature de Valancourt, elle la remit à sa tante sans l’avoir lue. Sa tante la prit avec impatience, et pendant qu’elle lisoit, Emilie tâchoit d’en juger le contenu dans ses yeux ; elle lui rendit la lettre, et comme les regards d’Emilie demandoient si elle pouvoit lire : Oui, lisez, mon enfant, dit madame Chéron avec moins de sévérité qu’elle n’en avoit attendu ; Emilie n’avoit jamais obéi aussi volontiers. Valancourt, dans sa lettre parloit peu de l’entrevue de la veille ; il déclaroit qu’il ne recevroit son congé que d’Emilie seule, et il la conjuroit de le recevoir le soir même. En lisant, elle s’étonnoit que madame Chéron eût montré autant de modération ; et la regardant timidement, elle lui dit d’un ton triste : Que vais-je répondre ?

— Quoi ! il faut voir ce jeune homme. Oui, je le crois, dit la tante ; il faut entendre ce qu’il peut dire en sa faveur ; faites-lui dire qu’il vienne. Emilie osoit à peine croire ce qu’elle entendoit. — Non, restez, ajouta madame Chéron, je vais le lui écrire moi-même. Elle demanda de l’encre et du papier. Emilie n’osant se fier aux émotions qu’elle éprouvoit, pouvoit à peine les soutenir : la surprise eût été moins grande, si elle avoit entendu la veille ce que madame Chéron n’avoit point oublié, que Valancourt étoit le neveu de Madame Clairval.

Emilie ne connut pas les secrets motifs de sa tante ; mais le résultat fut une visite que Valancourt fit le soir, et que madame Chéron reçut seule. Ils eurent un fort long entretien avant qu’Emilie fût appelée. Quand elle entroit, sa tante péroroit avec complaisance, et les yeux de Valancourt, qui se leva avec vivacité, étinceloient de joie et d’espérance.

Nous parlions d’affaires, dit madame Chéron : le chevalier me disoit que feu M. Clairval étoit frère de la comtesse de Duverney, sa mère : j’aurois voulu qu’il m’eût parlé plutôt de sa parenté, avec madame Clairval, je l’aurois regardée comme un motif très-suffisant pour le recevoir dans ma maison. Valancourt salua, et alloit se présenter à Emilie ; madame Chéron le prévint. J’ai consenti que vous reçussiez ses visites, et quoique je ne prétende m’engager par aucune promesse, ou dire que je le considérerai comme mon neveu, je permettrai votre liaison, et je regarderai l’union qu’il désire comme un événement qui pourra avoir lieu dans quelques années, si le chevalier s’avance au service, et si sa situation lui permet de se marier ; mais monsieur Valancourt observera, et vous aussi, Emilie, que, jusqu’à ce moment, j’interdis positivement toute idée de mariage.

La figure d’Emilie, pendant cette brusque harangue, varioit à chaque moment ; et vers la fin, sa confusion fut telle, qu’elle étoit prête à se retirer. Valancourt, pendant ce temps, presqu’aussi embarrassé qu’elle, n’osoit pas la regarder. Quand madame Chéron eut fini, il lui dit : Quelque flatteuse, madame, que soit pour moi votre approbation ; quelque honoré que je sois de votre suffrage, j’ai pourtant si fort à craindre, qu’à peine j’ose espérer.

— Expliquez-vous, dit madame Chéron. Cette question inattendue troubla tellement Valancourt, que s’il eût été seulement spectateur de cette scène, il n’auroit pu s’empêcher de rire.

— Jusqu’à ce que mademoiselle Saint-Aubert me permette de profiter de vos bontés, dit-il d’une voix basse ; jusqu’à ce qu’elle me permette d’espérer…

Eh ! c’est-là tout, interrompit madame Chéron ; je me charge bien de répondre pour elle. Observez, monsieur, qu’elle est remise à ma garde, et je prétends qu’en toute chose ma volonté devienne la sienne.

En disant ces mots elle se leva et quitta la chambre, laissant Emilie et Valancourt dans un égal embarras : enfin Valancourt, dont l’espérance surpassoit la crainte, lui parla avec cette vivacité, cette franchise qui lui étoient si naturelles : mais Emilie fut long-temps à se remettre assez pour écouter avec intérêt ses prières et ses questions.

La conduite de madame Chéron avoit été dirigée par sa vanité personnelle. Valancourt, dans sa première entrevue avec elle, lui avoit naïvement découvert sa position actuelle, ses espérances pour l’avenir ; et avec plus de prudence que d’humanité, elle avoit absolument et sévèrement rejeté sa demande : elle desiroit que sa nièce fît un grand mariage ; non pas qu’elle lui souhaitât le bonheur que le rang et la fortune sont supposés procurer ; mais elle vouloit partager l’importance qu’une grande alliance pouvoit lui donner. Quand elle sut que Valancourt étoit neveu d’une personne comme madame Clairval, elle desira une union dont l’éclat, à coup sûr, rejailliroit sur elle ; ses calculs de fortune, en tout ceci, répondoient plutôt à ses désirs qu’à aucune ouverture de Valancourt, ou même à quelque probabilité. En fondant ses espérances sur la fortune de madame Clairval, elle oublioit que cette dame avoit une fille : Valancourt ne l’avoit point oublié, et comptoit si peu sur aucun héritage du côté de madame Clairval, qu’il n’avoit pas même parlé d’elle dans sa première conversation avec madame Chéron ; mais qu’elle que pût être à l’avenir la fortune d’Emilie, la distinction que cette alliance lui procureroit à elle-même étoit certaine, puisque l’existence de madame Clairval faisoit l’envie de tout le monde, et étoit un objet d’émulation pour tous ceux qui pouvoient soutenir sa concurrence. Elle avoit donc consenti à livrer sa nièce aux incertitudes d’un engagement dont la conclusion étoit douteuse et éloignée ; elle avoit aussi peu combiné son bonheur en y consentant qu’en le rejetant : elle auroit bien pu rendre ce mariage aussi certain qu’avantageux ; mais une telle générosité n’étoit point alors dans ses projets.

De ce moment Valancourt fit de fréquentes visites à madame Chéron, et Emilie passa dans sa société les momens les plus heureux dont elle eût joui depuis la mort de son père. Ils trouvoient tous les deux trop de douceur au présent pour s’occuper beaucoup de l’avenir ; ils aimoient, ils étoient aimés, et ne soupçonnaient pas que l’attachement même qui faisoit leur bonheur, pourroit causer un jour le malheur de leur vie. Pendant ce temps, la liaison de madame Chéron et de madame Clairval devint de plus en plus intime, et la vanité de madame Chéron se satisfaisoit déjà en publiant par-tout la passion du neveu de son amie pour sa nièce.

Montoni devint aussi l’hôte journalier du château. Emilie tut forcée de s’appercevoir qu’il étoit l’amant de sa tante, et amant favorisé.

Emilie et Valancourt passèrent ainsi leur hiver, non-seulement dans la paix, mais encore dans le bonheur. La garnison de Valancourt étoit près de Toulouse, ils pouvoient se voir fréquemment. Le pavillon, sur la terrasse, étoit le théâtre favori de leurs entrevues ; Emilie et madame Chéron alloient y travailler, Valancourt leur lisoit des ouvrages de goût. Il observoit l’enthousiasme d’Emilie, il exprimoit le sien, il remarquoit enfin, tous les jours que leurs esprits étoient faits l’un pour l’autre ; et qu’avec le même goût ; la même bonté, la même noblesse de sentimens, eux seuls réciproquement pouvoient se rendre heureux.