Les Mystères d’Udolphe/2/3

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (2p. 78-94).

CHAPITRE III.

Les voitures furent de bonne heure à la porte. Le fracas des domestiques qui alloient, venoient et se heurtoient dans les galeries, tirèrent Emilie d’un sommeil fatigant. Son esprit agité lui avoit présenté toute la nuit les plus effrayantes images et l’avenir le plus, sombre. Elle s’efforça de bannir ces sinistres impressions ; mais elle passoit d’un mal imaginaire à la certitude d’un mal réel. Se rappelant qu’elle avoit quitté Valancourt, et peut-être pour toujours, son cœur s’affoiblissoit à mesure que la mémoire se ranimoit en elle. Elle essaya d’écarter les tristes présages de son imagination, et de concentrer sa douleur, qu’elle ne pouvoit vaincre ; ces efforts répandoient sur son maintien une expression de résignation douce, comme un voile léger rend une beauté plus touchante tout en lui dérobant quelques traits. Mais madame Montoni ne remarqua que son extraordinaire pâleur, et lui en fit de vifs reproches ; elle dit à sa nièce qu’elle s’étoit livrée à des regrets d’enfant, qu’elle la prioit de garder un peu mieux le décorum, et de ne pas laisser voir qu’elle ne pouvoit renoncer à un attachement peu convenable. Les joues pâles d’Emilie se colorèrent d’un vif incarnat, mais sa rougeur étoit celle de l’orgueil ; elle ne fit aucune réponse. Bientôt après Montoni vint déjeûner ; il parla peu, et parut impatient de partir.

Les fenêtres de la salle s’ouvroient sur le jardin. Emilie, en y passant, reconnut la place où, la nuit précédente, elle avoit quitté Valancourt ; ce souvenir déchira son cœur, et elle détourna promptement la vue. Les équipages étant enfin disposés, les voyageurs montèrent en voiture. Emilie eût laissé le château sans éprouver un seul regret, si Valancourt n’eût habité dans le voisinage.

D’une petite éminence elle regarda les longues plaines de Gascogne et les sommets irréguliers des Pyrénées qui s’élevoient au loin sur l’horizon, et qu’éclairoit le soleil levant. Montagnes chéries, disoit-elle en elle-même, que de temps s’écoulera avant que je vous revoie ! que de malheurs, dans cet intervalle, pourront aggraver ma misère ! Oh ! si je pouvois être certaine que je reviendrai jamais, et que Valancourt vivra un jour pour moi, je partirois en paix ! Il vous verra, il vous contemplera, lorsque moi, je serai loin d’ici.

Les arbres qui bordoient la route, et formoient une ligne de perspective avec les lointains prolongés, étoient près d’en ôter la vue ; mais les montagnes bleues se distinguoient encore à travers le feuillage, et Emilie ne quitta pas la portière qu’elle ne les eût absolument perdues de vue.

Un autre objet bientôt s’empara de son attention. Elle avoit à peine remarqué un homme qui marchoit le long du chemin, avec un chapeau rabattu, mais orné d’un plumet militaire. Au bruit des roues il se retourna ; elle reconnut Valancourt. Il fit un signe, s’approcha de la voiture, et par la portière lui mit une lettre dans la main. Il s’efforça de sourire à travers le désespoir qui se peignoit sur son visage ; ce sourire sembla imprimé pour jamais dans l’ame d’Emilie ; elle s’élança à la portière, et le vit sur un petit tertre, appuyé contre de grands arbres qui l’ombrageoient. Il suivit des yeux la voiture, et tendit les bras ; elle continua de le regarder jusqu’à ce que l’éloignement eût effacé ses traits, et que la route, en tournant, l’eût absolument privée de le voir.

On s’arrêta à un château pour y prendre le signor Cavigni, et les voyageurs suivirent les plaines du Languedoc. Emilie étoit reléguée, sans égards, avec la femme-de-chambre de madame Montoni, dans la seconde voiture. La présence de cette fille l’empêcha de lire la lettre de Valancourt ; elle ne vouloit pas exposer l’émotion qu’elle en recevroit à l’observation de personne. Néanmoins, tel étoit son désir de savourer ce dernier adieu, que sa main tremblante fut mille fois au moment d’en rompre le cachet.

On arriva à un village où l’on prit des relais sans descendre, et ce ne fut qu’à l’heure du dîner qu’Emilie put ouvrir sa lettre. Elle n’avoit jamais douté des sentimens de Valancourt ; mais la nouvelle assurance qu’elle en recevoit rendit quelque repos à son cœur. Elle arrosa cette lettre des larmes de la tendresse ; elle la mit à part pour la lire quand elle seroit trop accablée, et s’occuper de lui moins douloureusement qu’elle n’avoit fait depuis leur séparation. Après plusieurs détails qui l’intéressoient vivement, parce qu’ils exprimoient son amour, il la supplioit de penser toujours à lui, au coucher du soleil. Nos pensées se réuniront alors, lui disoit-il : je quitterai le coucher du soleil avec impatience ; je jouirai de cette pensée, que vos yeux se fixent alors sur les mêmes objets que les miens, et que nos cœurs s’entendent. Vous ne savez pas, Emilie, la consolation que je me promets de ces doux momens ; mais je me flatte que vous l’éprouverez à votre tour.

Il est inutile de dire avec quelle émotion Emilie attendit toute la soirée le coucher du soleil : elle le vit décliner sur des plaines à perte de vue, elle le vit descendre et s’abaisser sur les lieux que Valancourt habitoit. Après ce moment, son esprit fut plus calme et plus résigné ; depuis le mariage de Montoni et de sa tante, elle ne s’étoit pas encore sentie si tranquille.

Pendant plusieurs jours, les voyageurs traversèrent le Languedoc : ils entrèrent en Dauphiné. Après quelque trajet dans les montagnes de cette province romantique, ils quittèrent leurs voitures, et commencèrent à monter les Alpes. Ici, des scènes si sublimes s’offrirent à leurs yeux, que les couleurs du langage ne devroient pas oser les peindre. Ces nouvelles, ces étonnantes images occupèrent à tel point Emilie, qu’elles écartèrent quelquefois l’idée constante de Valancourt. Plus souvent elles la rappeloient, elles ramenoient à son souvenir la vue des Pyrénées, qu’ils avoient admirées ensemble, et dont elle croyoit alors que rien ne surpassoit la beauté. Combien de fois elle désira de lui communiquer les sensations nouvelles dont ce spectacle la remplissoit, et qu’il auroit pu partager ! Quelquefois, elle se plaisoit à chercher les remarques qu’il eût faites, et se le figuroit présent. Elle sembloit s’être élevée dans un autre monde ; des idées nobles et grandes donnoient à son ame, à ses affections un sublime essor.

Avec quelles émotions vives et tendres elle s’unit aux pensées de Valancourt, à l’heure du soleil couchant : elle erroit parmi les Alpes, et contemploit ce disque glorieux qui se perdoit au milieu de leurs sommets : ses dernières teintes mouroient sur leurs pointes de neige, et ce théâtre s’enveloppoit seulement d’une majestueuse obscurité ; et quand la dernière nuance fut éteinte, Emilie détourna ses yeux de l’occident avec le regret mélancolique qu’on éprouve au départ d’un ami. L’impression singulière que le voile de la nuit répandoit en se développant, étoit encore augmentée par les bruits sourds qu’on n’entend jamais, à moins que les ténèbres ne fixent l’attention, et qui rendent le calme général encore plus imposant : c’est le mouvement des feuilles, le dernier souffle du vent frais qui s’élève au soleil couchant, ou le murmure des torrens éloignés. Pendant les premiers jours de ce voyage à travers les Alpes, la scène présentoit le mélange surprenant des déserts et des habitations, de la culture et des friches. Au bord d’effrayans précipices, dans le creux de ces rochers, au-dessous desquels on voyoit flotter les nuages, on découvroit des villages, des clochers, des monastères. De verds pâturages, de riches vignobles nuançoient leurs teintes, au pied de rocs perpendiculaires, dont les pointes de marbre ou de granit se couronnoient de bruyères, ou ne montroient que des roches massives entassées les unes sur les autres, terminées par des monceaux de neige, et d’où s’élançoient les torrens qui grondoient au fond de la vallée.

La neige n’étoit pas encore fondue sur les hauteurs du Mont-Cénis, que les voyageurs traversèrent ; mais Emilie en observant le lac de glace, et la vaste plaine qu’entouroient ces rocs brisés, se représenta facilement la beauté dont ils s’orneroient, quand la neige auroit disparu.

En descendant du côté de l’Italie, les précipices devinrent plus effroyables, les aspects plus sauvages, plus majestueux ; Emilie ne se lassoit point de regarder les sommets neigeux des montagnes aux différentes époques du jour : ils rougissoient avec la lumière du matin, et s’enflammoient à midi ; le soir, ils se revêtoient de pourpre ; les traces de l’homme ne se reconnoissoient qu’à la simple flûte du berger, au cor du chasseur, ou à l’aspect d’un pont hardi jeté sur le torrent, pour emporter le chasseur sur les pas du chamois fugitif.

En voyageant au-dessus des nuages, Emilie observoit avec un silence respectueux leurs immenses surfaces qui rouloient au-dessous d’elle ; quelquefois ils couvroient toute la scène, et paroissoient comme un monde dans le chaos ; d’autres fois, ils dégageoient leurs masses, et permettoient de saisir des apperçus du paysage : on voyoit le torrent, dont le fracas assourdissant et toujours entendu, faisoit retentir les cavernes ; on voyoit les rochers et leurs sommets de glace, les noires forêts de sapins, qui descendaient jusqu’au milieu des montagnes. Mais qui pourroit décrire le ravissement d’Emilie, lorsqu’en sortant d’une mer de vapeurs, elle découvrit, pour la première fois, l’Italie ! Du bord d’un de ces précipices affreux et menaçans du Mont-Cénis, qui gardent l’entrée de ce pays enchanteur, elle promena ses regards à travers les nuages qui flottoient encore à ses pieds ; elle vit les riches vallées du Piémont, les plaines de la Lombardie, se perdre dans un lointain confus.

La grandeur des objets qui l’environnèrent tout-à-coup ; la région de montagnes qui sembloient s’accumuler ; les profonds précipices qui se creusoient sous ses pieds ; les touffes de noire verdure, dont les sapins et les chênes tapissoient ces abîmes ; les torrens tumultueux dont les chutes rapides élevoient un nuage de brouillards, ou formoient des mers de glace : tout prenoit un caractère sublime, en contrastant avec le repos, et la beauté de l’Italie ; cette belle plaine dont les bornes étoient celles de l’horizon, en relevoit encore l’éclat par ses teintes bleues, et le ciel et la terre sembloient s’unir.

Madame Montoni n’étoit qu’effrayée, en regardant les précipices au bord desquels les porteurs couroient avec autant de légèreté que de vitesse, et bondissoient comme des chamois ; Emilie en frissonnoit aussi : mais ses craintes étoient mêlées de tant de ravissement, d’admiration, d’étonnement et de respect, qu’elle n’avoit jamais rien éprouvé de semblable.

Les porteurs s’arrêtèrent pour reprendre haleine, et les voyageurs s’assirent sur la pointe d’un rocher. Montoni et Cavigni renouvelèrent une dispute, sur le passage d’Annibal à travers les Alpes ; Montoni prétendoit qu’il étoit entré par le Mont-Cénis, et Cavigni soutenoit que c’étoit par le Mont Saint-Bernard ; cette contestation présenta à l’imagination d’Emilie, tout ce qu’il avoit dû souffrir dans cette hardie et périlleuse aventure. Elle voyoit ses vastes armées se glissant dans les défilés, et gravissant des pointes de rochers : la nuit, ces montagnes étoient brillantes de feux, ou éclairées de flambeaux, que le général faisoit allumer en poursuivant son infatigable marche ; elle voyoit resplendir les armes dans l’obscurité profonde des nuits ; elle voyoit scintiller les casques et les hausse-cols ; elle voyoit flotter les bannières sur les voiles du crépuscule. De temps à autre, le son d’une trompette éloignée faisoit retentir les échos d’un vallon, et ce signal étoit répondu par le frappement subit de toutes les armes ; elle voyoit avec horreur les montagnards postés sur les plus hauts, escarpemens, assaillir les troupes avec des masses de roche ; les soldats et les éléphans tomboient au fond des précipices. Elle écoutoit le retentissement des rocs qui avoit dû suivre leur chute, et ses terreurs imaginaires cédant à de plus réelles, elle frémissoit de se voir sur le bord des mêmes dangers, dont elle se peignoit si vivement la catastrophe.

Madame Montoni, pendant ce temps, regardoit l’Italie ; elle contemploit en imagination la magnificence des palais, et la grandeur des châteaux dont elle alloit se trouver maîtresse à Venise et dans l’Apennin ; elle se croyoit devenue leur princesse. À l’abri des alarmes qui l’avoit empêchée à Toulouse de recevoir toutes les beautés dont Montoni parloit avec plus de complaisance pour sa vanité, que d’égards pour leur honneur ou de respect pour la vérité, madame Montoni projetoit des concerts, quoiqu’elle n’aimât pas la musique ; des conversazioni, quoiqu’elle n’eût aucun talent pour la conversation ; elle vouloit enfin surpasser par la splendeur de ses fêtes et la richesse de ses livrées, toute la noblesse de Venise. Cette flatteuse rêverie fut pourtant un peu troublée : elle se rappela que le signor son époux, quoiqu’il se livrât à ces occasions, quand elles se présentoient, affichoit d’ailleurs un souverain mépris pour la frivole ostentation qui les accompagne. Mais en pensant que son orgueil seroit peut-être plus satisfait de déployer son faste au milieu de ses concitoyens et de ses amis, qu’il ne l’auroit été en France, elle continua de se bercer des brillantes illusions qui d’abord l’avoient enchantée.

Les voyageurs, à mesure qu’ils descendoient, voyoient l’hiver faire place à tous les charmes du printemps : le ciel commençoit à prendre cette belle sérénité qui appartient au climat de l’Italie ; des places couvertes de verdure, des buissons fleuris, mille fleurs nouvelles se découvroient au milieu des rochers ; souvent ils en guirlandoient les antres sauvages, ou tomboient par touffes de leurs monceaux brisés ; les boutons encore tendres annonçoient le tardif épanouissement du chêne et du frêne, ils mêloient une teinte rougeâtre au feuillage entr’ouvert ; plus bas, paroissoient les orangers et les myrtes ; leurs pommes d’or brilloient au milieu du vert noir des feuilles, et contrastoient avec le pourpre des fleurs du grenadier et la pâleur des arbustes grimpans ; plus bas encore, s’étendoient les prairies du Piémont, où les troupeaux, dès le matin, s’engraissoient d’une abondante pâture.

La rivière Doria qui jaillit sur le sommet du Mont-Cénis, et qui se précipitent de cascade en cascade à travers les précipices de la route, se ralentissoit, sans cesser d’être romantique, en se rapprochant des vallées du Piémont. Les voyageurs y descendirent avant le coucher du soleil, et Emilie retrouva encore une fois la paisible beauté d’une scène pastorale : elle voyoit des troupeaux, des collines ornées de bois et brillantes de verdure, des arbrisseaux charmans, et tels qu’elle en avoit vu balancer leurs trésors sur les Alpes elles-mêmes. Le gazon étoit émaillé de fleurs printanières, de jaunes renoncules et de violettes, qui n’exhalent nulle part un aussi doux parfum. Emilie eût bien désiré devenir une paysanne du Piémont, habiter ces riantes chaumières ombragées d’arbres, et appuyées sur les rochers ; elle eût voulu couler une vie tranquille au milieu de ces paysages ; elle pensoit avec effroi, aux, heures, aux mois entiers qu’il falloit passer sous la domination de Montoni.

Le site actuel lui retraçoit souvent l’image de Valancourt ; elle le voyoit sur la pointe d’un rocher, regardant avec extase la féerie qui l’environnoit ; elle le voyoit errer dans la vallée, s’arrêter souvent pour admirer la scène, et dans le feu d’un poétique enthousiasme, s’élancer sur quelque rocher. Mais quand elle songeoit ensuite au temps, à la distance qui devoient les séparer, quand elle pensoit que chacun de ses pas ajoutoit à cette distance, son cœur se déchiroit, et le paysage perdoit tout son charme.

Après avoir traversé la Novalèse, ils atteignirent, après le soleil couché, l’ancienne et petite ville de Suze, qui avoit autrefois gardé le passage des Alpes en Piémont. Depuis l’invention de l’artillerie, les hauteurs qui la commandent en ont rendu les fortifications inutiles ; mais au clair de la lune, ces hauteurs romantiques, la ville au-dessous, ses murailles, ses tours, les lumières qui en éclairoient une partie, formoient pour Emilie un tableau très-intéressant. On passa la nuit dans une auberge, qui n’offroit pas de grandes ressources ; mais l’appétit des voyageurs donnait une délicieuse saveur aux mets les plus grossiers, et la fatigue assuroit leur sommeil. Ce fut là qu’Emilie entendit le premier échantillon d’une musique italienne sur le territoire italien. Assise après souper, près d’une petite fenêtre ouverte, elle observoit l’effet du clair de lune sur les sommets irréguliers des montagnes : elle se rappela que, par une nuit semblable, elle s’étoit une fois reposée sur une roche des Pyrénées avec son père et Valancourt. Elle entendit au-dessous d’elle les sons bien soutenus d’un violon : l’expression de cet instrument, en harmonie parfaite avec les tendres émotions dans lesquelles elle étoit plongée, la surprirent et l’enchantèrent à la fois. Cavigni, qui s’approcha de la fenêtre, sourit de sa surprise. — Bon ! lui dit-il, vous entendrez la même chose, peut-être, dans toutes les auberges : c’est un des enfans de notre hôte qui joue ainsi, je n’en doute pas. Emilie, toujours attentive, croyoit entendre un virtuose : un chant mélodieux et plaintif l’entraîna par degrés à la rêverie : les plaisanteries de Cavigni l’en tirèrent désagréablement ; en même temps, Montoni ordonna de préparer les équipages de bonne heure, parce qu’il vouloit dîner à Turin.

Madame Montoni jouissoit de se trouver encore une fois sur une route unie : elle raconta longuement toutes les terreurs qu’elle avoit eues, oubliant sans doute qu’elle les décrivoit aux compagnons de ses dangers ; elle ajouta qu’elle espéroit bientôt perdre de vue ces horribles montagnes. — Rien au monde, dit-elle, ne pourroit me faire faire le même chemin. Elle se plaignit de lassitude, et se retira de bonne heure. Emilie en fit autant ; elle apprit d’Annette la femme-de-chambre de sa tante, que Cavigni ne s’étoit pas trompé au sujet du musicien qui avoit joué du violon avec tant de goût. C’étoit le fils d’un paysan qui habitoit la vallée voisine ; elle dit de plus qu’il alloit passer le carnaval à Venise, ajouta qu’il passoit pour habile, et qu’il gagneroit beaucoup d’argent. Le carnaval va justement commencer, ajouta-t-elle ; pour moi, j’aimerois mieux vivre dans ces bocages et sur ces jolis coteaux, que d’aller dans une ville. On dit, mademoiselle, que nous ne verrons plus ni bois, ni montagnes, ni prairies, et que Venise est bâtie tout au milieu de la mer.

Emilie convint avec Annette que ce jeune homme perdroit au change, puisqu’il alloit quitter, et l’innocence et la beauté champêtres, pour les voluptés d’une ville corrompue.

Quand elle fut seule, elle ne put dormir. La rencontre de Valancourt, les circonstances de leur séparation, ne cessèrent point d’occuper son esprit : elle se fit le tableau d’une union fortunée dans le sein de la nature et de la félicité. Hélas ! elle craignoit d’en être éloignée pour toujours.