Les Mystères d’Udolphe/2/7

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (2p. 176-217).

CHAPITRE VII.

Un coup frappé à la porte d’Emilie vint la tirer de l’espèce de sommeil auquel elle avoit enfin succombé. Elle tressaillit ; Montoni et le comte Morano lui vinrent promptement à l’esprit. Elle écouta quelque temps, et reconnoissant la voix d’Annette, elle risqua d’ouvrir la porte. — Qui vous amène de si bonne heure, dit Emilie toute tremblante ?

— Ma chère demoiselle, dit Annette, ne soyez pas si pâle ; je suis effrayée de vous voir ainsi. Il se fait un beau train au bas des escaliers ; tous les domestiques vont et viennent ; aucun ne se hâte assez ; c’est un train ! un train, dont personne ne peut deviner la cause.

— Qui est-ce qui est en bas avec eux, dit Emilie ? Annette, ne m’abusez point.

— Non, pour le monde entier, mademoiselle ; pour le monde entier je ne voudrois point vous tromper. On ne peut s’empêcher de voir que monsieur est dans une telle impatience, que jamais je ne lui en ai vu de semblable. Il m’a envoyée, mademoiselle, pour vous faire lever sur-le-champ.

— Grand Dieu ! soutenez-moi, s’écria Emilie éperdue. Le comte Morano est donc en bas ?

— Non, mademoiselle, il n’est pas en bas, du moins à ma connoissance, dit Annette. Son Excellence m’envoyoit vous dire de vous hâter, parce qu’on alloit quitter Venise, et que dans quelques minutes les gondoles se trouveroient au pied de la terrasse. Il faut que je me dépêche pour retourner auprès de ma maîtresse ; elle ne sait plus auquel entendre, et ne sait comment faire pour se dépêcher assez.

— Expliquez-vous, Annette ; expliquez-moi, avant de me quitter, ce que tout cela veut dire. Emilie étoit tellement troublée de surprise et, même d’espérance, qu’elle pouvoit à peine proférer un seul mot.

— Oh ! mademoiselle, c’est plus que je ne puis faire. Tout ce que je sais, c’est que monsieur lui-même est venu avec beaucoup d’humeur ; il nous a tous fait lever, et nous a déclaré qu’il falloit quitter Venise à l’instant.

— Le comte Morano vient-il avec lui, dit Emilie ? Où devons-nous aller ?

— Je ne le sais pas bien, mademoiselle. J’ai entendu, tout en allant, Ludovico parler de la Terre-Ferme, et parler du château qu’a le signor dans les montagnes.

— Les Apennins, dit vivement Emilie ? J’ai donc bien peu à espérer !

— C’est cela même, mademoiselle. Mais ne vous tourmentez pas tant ; ne prenez pas la chose si fort à cœur : pensez au peu de temps que vous avez, et à l’impatience de M. Montoni. Bon Dieu ! j’entends les rames sur le canal ; ils approchent, ils frappent sur les degrés. C’est la gondole, cela est sûr.

Annette sortit bien vite. Emilie se disposa à cette fuite soudaine, et n’imagina pas qu’aucun changement dans sa situation pût l’aggraver. Elle eut à peine jeté ses livres et ses vêtemens dans son porte-manteau, qu’elle reçut un second avertissement : elle descendit au cabinet de toilette de sa tante, où Montoni lui reprocha sa lenteur. Il sortit ensuite pour donner quelques ordres, et Emilie demanda la raison d’un si brusque départ. Sa tante parut l’ignorer aussi bien qu’elle, et n’entreprendre ce voyage qu’avec une répugnance extrême.

La famille s’embarqua enfin ; mais ni le comte Morano ni Cavigni ne partirent. Emilie se ranima par cette remarque. Au moment où les gondoliers frappèrent les flots avec leurs rames, elle se sentit comme un criminel à qui l’on accorde un court répit. Son cœur s’allégea encore, lorsqu’elle entra du grand canal dans la mer, et elle fut sur-tout soulagée quand elle eut tourné les murs de Saint-Marc sans arrêter pour prendre le comte.

L’aube commençoit à peine à éclairer l’horizon et à blanchir les rivages de la mer Adriatique. Emilie n’osoit faire aucune question à Montoni, qui resta quelque temps dans un sombre silence, et s’enveloppa ensuite de son manteau, comme s’il avoit voulu dormir. Madame Montoni en fit autant. Emilie, qui ne pouvoit dormir, leva un des rideaux de la gondole, et se mit à considérer la mer. L’aurore éclairoit par degrés les sommets des montagnes du Frioul ; mais leurs côtes et les vagues qui rouloient à leurs pieds étoient encore ensevelies dans l’ombre. Emilie, enfoncée dans une mélancolie tranquille, observent les progrès du jour, qui s’étendoit sur la mer, développoit Venise et ses islots, enfin les rivages d’Italie, le long desquels les barques et leurs voiles légères commençoient à s’agiter.

Les gondoliers étoient souvent appelés à cette heure matinale par tous ceux qui portoient des provisions au marché de Venise. Une foule innombrable de petites barques bien chargées, et venant de Terre-Ferme, couvrit bientôt toute la lagune. Emilie donna un dernier regard à cette magnifique cité ; mais son esprit n’étoit alors rempli que de ses conjectures sur les événemens qui l’attendoient, le pays où on l’entraînoit, le motif enfin de ce soudain voyage. Il lui parut, après de mûres réflexions, que Montoni la menoit à son château isolé, pour la contraindre plus sûrement à l’obéissance par tous les moyens de terreur. Si les scènes ténébreuses et solitaires qu’on y disposoit n’avoient pas l’effet attendu, son mariage y seroit célébré de force, avec encore plus de mystère, et l’honneur de Montoni en seroit toujours moins blessé. Le peu de courage que le délai lui avoit rendu expira à cette idée terrible, et quand on atteignit le rivage, Emilie étoit retombée dans le plus pénible abattement.

Montoni ne remonta pas la Brenta ; il continua la route en voiture, pour gagner l’Apennin. Pendant ce voyage, ses manières avec Emilie furent si particulièrement sévères, que cela seul eût confirmé ses premières conjectures ; mais elles n’avoient pas besoin de confirmation : elle voyoit sans plaisir la belle contrée qu’elle traversoit. Elle ne pouvoit pourtant s’empêcher de sourire quelquefois aux naïves remarques d’Annette ; parfois aussi elle soupiroit, quand un site d’une rare beauté rappeloit Valancourt à sa pensée. Il s’en éloignoit peu ; mais la solitude où l’on couroit la séquestrer ne lui laissoit aucun espoir d’avoir encore de ses nouvelles.

À la fin, les voyageurs commencèrent à monter au milieu des Apennins. D’immenses forêts de sapins, à cette époque, ombrageoient ces montagnes. La route se dirigeoit au milieu de ces bois, et ne laissoit voir que des roches suspendues encore plus haut, à moins qu’un intervalle entre les arbres ne laissât distinguer un moment la plaine qui s’étendoit à leurs pieds. L’obscurité de ces retraites, leur morne silence, quand un vent léger n’ébranloit pas la cime des arbres, l’horreur des précipices qui se découvroient l’un après l’autre, chaque objet, en un mot, rendoit plus imposantes les impressions de la triste Emilie ; elle ne voyoit autour d’elle que des images d’une effrayante grandeur et d’une sombre sublimité. D’autres images également sombres, également terribles, accabloient en même temps son imagination. Sachant à peine où elle alloit, sous la domination d’un homme dont le despotisme absolu avoit déjà si cruellement pesé sur elle, au moment d’épouser peut-être un homme qui n’avoit mérité ni son affection, ni son estime, ou d’éprouver, loin de tout secours, tout ce que le courroux, la vengeance, et une vengeance italienne, peuvent dicter ; plus elle considéroit les motifs d’un pareil voyage, plus elle en étoit épouvantée. On vouloit conclure son mariage avec assez de secret pour que sa résistance déterminée ne compromît pas l’honneur de Montoni, ou peut-être même son repos. Ces profondes solitudes, où l’on devoit la plonger ; ce château mystérieux, sur lequel elle avoit reçu de sinistres ouvertures, faisoient frémir son cœur, et la mettoient au désespoir. Elle éprouvoit que, déjà rempli par la douleur, son esprit étoit encore susceptible d’en recevoir l’accroissement, que des circonstances locales pouvoient faire naître.

À mesure que les voyageurs montoient au travers des forêts de sapins, les roches s’élevoient au-dessus des roches, les montagnes sembloient se multiplier, et le sommet d’une éminence ne sembloit être que la base d’une autre. À la fin, ils se trouvèrent sur une petite esplanade, où les muletiers arrêtèrent leurs mules. La scène vaste et magnifique qui s’ouvroit dans le vallon, excita l’admiration générale, et madame Montoni elle-même y devint sensible. Emilie perdit un moment ses chagrins dans l’immensité de la nature. Au-delà d’un amphi-théâtre de montagnes, dont les masses paroissoient aussi nombreuses que le sont les vagues de la mer, et dont les bases étoient chargées d’épaisses forêts, on découvroit la campagne d’Italie, où les rivières, les cités, les bois, toute la prospérité de la culture s’entremêloient dans une riche confusion. L’Adriatique bornoit l’horizon. Le Pô et la Brenta, après avoir fécondé toute l’étendue du paysage, y venoient décharger leurs fertiles eaux. Emilie contempla long-temps la splendeur du monde qu’elle quittoit, et dont la magnificence sembloit ne s’étaler devant elle que pour lui causer plus de regrets. Pour elle, le monde entier ne contenoit que Valancourt ; son cœur se tournoit vers lui seul, et pour lui seul couloient ses pleurs.

De ce point de vue sublime, les voyageurs continuèrent à gravir au milieu des forêts de sapins, et pénétrèrent dans un étroit passage qui bornoit de tous côtés les regards, et montroit seulement d’effroyables rocs suspendus sur la tête. Aucun vestige humain, aucune ligne de végétation ne paroissoit dans ce séjour. Ce passage conduisoit au cœur des Apennins. Il s’élargit enfin, et découvrit une chaîne de montagnes d’une extraordinaire aridité, au travers desquelles il fallut marcher pendant plusieurs heures.

Vers la chute du jour, la route tourna dans une vallée plus profonde qu’enfermoient, presque de tout côté, des montagnes qui paroissoient inaccessibles. À l’orient, une échappée de vue montroit les Apennins dans leur plus sombre horreur. La longue perspective de leurs masses entassées, leurs flancs chargés de noirs sapins présentoient une image de grandeur plus forte que tout ce qu’Emilie avoit déjà vu. Le soleil se couchoit alors derrière la montagne même qu’Emilie descendoit, et projettoit vers le vallon son ombre alongée ; mais ses rayons horizontaux, passant entre quelques roches écartées, doroient les sommités de la forêt opposée, et brilloient sur les hautes tours et les combles d’un château dont les vastes remparts s’étendoient le long d’un affreux précipice. La splendeur de tant d’objets bien éclairés s’augmentoit encore du contraste formé par les ombres qui déjà enveloppoient le vallon.

Voilà Udolphe, dit Montoni, qui parloit pour la première fois depuis plusieurs heures.

Emilie regarda le château avec une sorte d’effroi, quand elle sut que c’étoit celui de Montoni. Quoiqu’éclairé maintenant par le soleil couchant, la gothique grandeur de son architecture, ses antiques murailles de pierre grise, en faisoient un objet imposant et sinistre. La lumière s’affoiblit insensiblement sur les murs, et ne répandit qu’une teinte de pourpre qui, s’effaçant à son tour, laissa les montagnes, le château et tous les objets environnans dans la plus profonde obscurité.

Isolé, vaste et massif, il sembloit dominer la contrée. Plus la nuit devenoit obscure, plus ses tours élevées paroissoient imposantes. Emilie ne cessa de le regarder que, lorsque l’épaisseur du bois, sous lequel les voitures commençoient à monter, lui en eut absolument dérobé la vue. L’étendue et l’obscurité de ces énormes forêts présentèrent d’épouvantables images à l’esprit d’Emilie, qui ne les trouvoit propres qu’à servir de retraite à quelques bandits. À la fin, les voitures se trouvèrent au-dessus d’une plate-forme, et atteignirent les portes du château. Le long résonnement de la cloche qu’on fit sonner à la porte d’entrée, augmenta l’effroi d’Emilie. Pendant qu’on attendoit l’arrivée d’un domestique pour ouvrir ces portes formidables, elle considéroit l’édifice. Les ténèbres qui l’enveloppoient, ne lui permirent guère que d’en discerner l’enceinte, les murailles épaisses, les remparts crénelés, et de s’appercevoir qu’il étoit vaste, antique et effrayant. Elle jugeoit sur ce qu’elle voyoit, de la pesanteur et de l’étendue du reste. La porte par où elle entra conduisoit dans les cours ; elle étoit d’une proportion gigantesque. Deux fortes tours, surmontées de tourelles et bien fortifiées, en défendoient le passage. Au lieu de bannières, on voyoit flotter sur ses pierres désunies, de longues herbes et des plantes sauvages, qui prenoient racine dans les ruines, et qui sembloient croître à regret au milieu de la désolation qui les environnoit. Les tours, étoient unies par une courtine munie de créneaux et de casemates. Du haut de la voûte tomboit une pesante herse. De cette porte, les murs des remparts communiquoient à d’autres tours, et bordoient le précipice ; mais ces murailles presqu’en ruine, apperçues à la dernière clarté du couchant montroient les ravages de la guerre. L’obscurité enveloppoit tout le reste.

Tandis qu’Emilie observoit avec tant d’attention, on entendit des pas derrière les portes, et bientôt on tira les verroux. Un ancien serviteur du château parut ensuite, et poussa les lourds battans pour laisser entrer son seigneur. Pendant que les roues tournoient avec fracas sous ces herses impénétrables, le cœur d’Emilie fut prêt à défaillir : elle crut entrer dans sa prison. La sombre cour qu’elle traversa confirmoit cette idée lugubre, et son imagination, toujours active, lui suggéra même plus de terreur que n’en pouvoit justifier sa raison.

Une autre porte ouvrit la seconde cour ; de hautes herbes la couvroient de toute part. Elle étoit plus triste encore que la première. Emilie en jugeoit à l’aide d’un, foible crépuscule : elle voyoit ses hautes murailles tapissées de brioine, de mousse, de lierre, et les tours crénelées qui s’élevoient encore au-dessus. L’idée d’une longue souffrance et d’un meurtre assaillit ses tristes pensées. Une de ces subites et inexplicables convictions, qui s’emparent quelquefois même des plus fortes âmes, frappa la sienne d’une soudaine horreur. Ce sentiment ne diminua pas quand elle entra dans une salle gothique, immense, en proie aux ténèbres du soir. Un flambeau qui brilloit au loin à travers une longue suite d’arcades, servoit seulement à rendre l’obscurité plus sensible. Un domestique apporta une seconde lampe ; et ses foibles lueurs tombant tour-à-tour sur les piliers et sur les voûtes, dessinoient fortement leurs ombres alongées sur le pavé et sur les murs.

L’arrivée inattendue de Montoni n’avoit permis aucun préparatif pour le recevoir. Le serviteur qu’il avoit dépêché en partant lui-même de Venise, l’avoit devancé de peu de momens. Cette circonstance excusoit en quelque sorte le dénument et le désordre où paroissoit être ce grand château.

Le domestique, qui vint éclairer Montoni, le salua en silence, et sa physionomie ne s’anima d’aucune apparence de plaisir. Montoni répondit au salut par un léger mouvement de la main, et passa. Sa femme suivoit, et jetoit autour d’elle un regard de surprise et de mécontentement, qu’elle paroissoit craindre d’exprimer. Emilie, voyant l’étendue, l’immensité de cet édifice, avec un étonnement timide, s’approcha d’un escalier de marbre. Ici les arcades formoient une voûte élevée, du centre de laquelle pendoit une lampe à trois branches, qu’un domestique se hâtoit d’allumer. La richesse des corniches, la grandeur d’une galerie qui conduisoit à plusieurs appartemens, les verres coloriés d’une fenêtre qui s’ouvroit du haut jusqu’en bas, furent les objets que successivement on découvrit.

Après avoir tourné au pied de l’escalier et traversé une anti-chambre, on entra dans un appartement de la plus spacieuse dimension. Sa boiserie de noir mélèse, coupé dans les montagnes voisines, ajoutoit une nuance à l’obscurité même. Apportez plus de lumières, dit Montoni en entrant. Le serviteur posa sa lampe et se retira pour obéir. Madame Montoni observa que l’air du soir étoit humide dans ces régions, et qu’elle seroit bien aise d’avoir un peu de feu. Montoni ajouta qu’on apportât du bois.

Tandis qu’avec un air pensif il se promenoit à grands pas dans la chambre, madame Montoni se reposoit en silence sur un sofa, et attendoit le retour du domestique. Emilie observoit la singularité imposante et l’abandon de cet appartement. Une seule lampe l’éclairoit, et se trouvoit placée près d’un grand miroir de Venise, qui réfléchissoit obscurément la scène, et entre autres la grande figure de Montoni, passant et repassant avec les bras croisés, et le visage ombragé du panache qui flottoit sur son grand chapeau.

De l’examen de ce spectacle, l’esprit d’Emilie se porta aux appréhensions de ce qu’elle auroit à souffrir : le souvenir de Valancourt, si éloigné d’elle, vint ensuite peser sur son ame, et changer sa crainte en douleur. Un long soupir lui échappa ; elle essaya de retenir ses pleurs, et s’approcha d’une haute fenêtre. Elle ouvroit sur les remparts, au-dessous desquels se trouvoient les bois qu’on traversoit pour venir au château. Mais l’ombre de la nuit enveloppoit les montagnes ; à peine leurs contours pouvoient-ils même se distinguer sur l’horizon, dont une bande rougeâtre indiquoit seule l’occident. La vallée tout entière étoit ensevelie dans les ténèbres. Les objets qui frappèrent les regards d’Emilie lorsqu’on ouvrit la porte, n’étoient guère moins tristes. Le vieux serviteur, qui d’abord les avoit reçus, entroit alors courbé sous un fagot d’épines, et deux des valets de Montoni le suivoient avec des lumières.

Votre Excellence soit la bien venue, dit le vieillard en se levant de terre, après y avoir posé son fagot. Ce château a été bien long-temps désert. Vous excuserez, signor ; vous savez que nous avons eu bien peu de temps. Il y aura deux ans à la Saint-Marc prochaine que votre Excellence n’est venue ici.

— Vous avez bonne mémoire, vieux Carlo, dit Montoni ; c’est cela même. Comment as-tu donc fait pour vivre si long-temps ?

— Ah ! signor, ce n’est pas sans peine. Les vents froids qui soufflent à travers le château, dans l’hiver, ne valent rien pour moi. J’ai pensé plus d’une fois à demander à votre Excellence de me laisser quitter les montagnes pour me retirer dans la vallée ; mais je ne sais pas comment cela se fait, je ne puis abandonner ces vieilles murailles, où j’ai vécu depuis tant d’années.

— Bon ! dit Montoni ; et qu’avez-vous fait dans ce château depuis mon départ ?

— À-peu-près comme à l’ordinaire, signor. Il a grand besoin de réparations. Il y a la tour du nord, plusieurs de ses fortifications ont croulé, et ont manqué un jour de tomber sur la tête de ma pauvre femme (Dieu veuille avoir son ame). Votre Excellence doit la voir.

Cela suffit. Les réparations ? interrompit Montoni.

Les réparations, dit Carlo ? Une partie du toit de la grande salle a effondré dedans. Tous les vents des montagnes voisines s’y engouffroient l’hiver dernier, et siffloient dans tout le château de telle sorte, qu’on ne pouvoit s’y échauffer. Ma femme et moi, nous nous retranchions en grelotant auprès d’un feu énorme, dans le coin d’une petite salle, et encore nous mourions de froid.

N’y a-t-il pas d’autres réparations à faire ? dit Montoni impatiemment.

— Ô seigneur ! votre Excellence, oui : le mur du rempart s’est éboulé en trois places. Les escaliers qui conduisent à la galerie, au couchant, ont été depuis long-temps en si mauvais état, qu’il est fort dangereux d’y passer. Le corridor qui conduit à la chambre de chêne, sur le rempart du nord, est dans le même état. Un soir, l’hiver dernier, je m’y hasardai, et votre Excellence…

Allez, allez, dit Montoni vivement ; nous causerons plus au long demain matin.

Le feu étoit allumé. Carlo balaya la cheminée, plaça des chaises, essuya la poussière d’une table de marbre voisine, et sortit enfin de l’appartement.

Montoni et sa famille s’approchèrent du feu. Madame Montoni fit plusieurs tentatives pour nouer l’entretien ; mais ses réponses brusques la repoussèrent. Emilie s’efforça de réunir ses forces, et s’énonçant d’une voix tremblante : Puis-je vous demander, monsieur, dit-elle, le motif d’un si prompt départ ? Après une longue pause, elle eut assez de courage pour réitérer la question.

Il ne me convient pas de répondre aux questions, dit Montoni ; il ne vous convient pas de m’en faire. Le temps expliquera tout. Je désire à présent n’être pas importuné plus long-temps. Je vous engage à vous retirer dans votre chambre, et à prendre une conduite raisonnable. Toutes ces idées de sensibilité prétendue, à les nommer du terme le plus doux, ne sont vraiment que de la foiblesse.

Emilie se leva pour se retirer. Bonsoir, madame, dit-elle à sa tante avec un maintien composé, qui déguisoit mal son émotion.

Bonne nuit, ma chère, dit madame Montoni avec un accent de bonté que sa nièce n’avoit jamais éprouvé d’elle. Cette tendresse inattendue fit couler les larmes d’Emilie. Elle salua Montoni, et elle se retiroit. Mais vous ne savez pas le chemin de votre chambre, dit sa tante. Montoni appela le domestique, qui attendoit dans l’anti-chambre, et lui ordonna d’envoyer la femme-de-chambre de madame Montoni. Elle vint en peu de minutes, et suivit Emilie, qui se retira.

— Savez-vous où est ma chambre, dit-elle à Annette en traversant la salle.

— Oui, je crois le savoir, mademoiselle. Mais c’est une étrange pièce ; il y a de quoi s’y promener ; je m’y suis perdue. On l’appelle la double chambre ; elle est sur le rempart du midi ; on y va par le grand escalier. La chambre de madame est à l’autre extrémité du château.

Emilie monta l’escalier et vint au corridor. En le traversant, Annette reprit son caquet. — C’est un lieu bien sauvage et bien triste que celui-ci, mademoiselle ; je me sens tout effrayée d’y vivre. Ô combien souvent et souvent j’aurois déjà voulu me revoir en France ! Je ne pensois guère, lorsque je suivis madame pour voir le monde, que je serois claquemurée dans un endroit comme celui-ci ; je n’aurois pas quitté mon pays. C’est par-là, mademoiselle ; il faut tourner. En vérité, je suis tentée de croire aux géants, ce château est tout fait pour eux. Une nuit ou l’autre nous verrons quelques farfadets ; il en viendra dans cette grande vieille salle qui, avec ses lourds piliers, ressemble plus à une église qu’à autre chose.

— Oui, dit Emilie en souriant, et bien aise d’échapper à de plus sérieuses pensées. Si nous venions dans le corridor à minuit, et que nous regardassions dans le vestibule, nous le verrions sans doute illuminé de plus de mille lampes. Tous les lutins danseroient en rond au son d’une délicieuse musique ; c’est en des lieux comme celui-là qu’ils s’assemblent toujours pour tenir leurs sabats. Je crains, Annette, que vous n’ayez pas assez de courage pour mériter de voir un si joli spectacle. Si vous parlez, tout s’évanouira à l’instant.

— Oh ! si vous voulez m’accompagner, mademoiselle, je viendrai cette nuit même au corridor ; je vous promets que je tiendrai ma langue, et ce ne sera pas ma faute si tout s’enfuit. Mais croyez-vous qu’ils viennent ?

— Je ne puis pas l’assurer ; mais j’ose dire que ce ne seroit pas votre faute si l’enchantement ne paroissoit pas.

— C’est bien, mademoiselle, en voilà plus que je n’attendois de vous. Je ne suis pas, je l’avoue, si effrayée des lutins que des revenans, et on assure qu’il y en a grand nombre autour de ce malheureux château ; j’aurois une peur mortelle, s’il m’arrivoit d’en rencontrer quelqu’un. Mais, mademoiselle, allez doucement, j’ai déjà cru qu’il passoit quelque chose près de moi.

— Quelle folie, dit Emilie ! Ne vous livrez pas à de pareilles idées.

— Oh ! mademoiselle, ce ne sont pas des idées, je sais quelque chose. Benedotto assure que ces vilaines galeries et ces grandes salles ne sont faites que pour les revenans qui y vivent. Je crois bien que, si j’y vis long-temps, je deviendrai un revenant moi-même.

— J’espère, dit Emilie, que vous ne ferez pas confidence de vos craintes à M. Montoni ; elles lui déplairoient extrêmement.

— Quoi ! vous savez donc tout, mademoiselle, dit Annette ? Oh ! non, non, je sais mieux ce que j’ai à faire, et si monsieur peut dormir en paix, tout le monde dans le château peut en faire autant. Emilie ne parut pas remarquer cette observation.

Par ce passage, mademoiselle ; il conduit à un petit escalier. Oh ! si je vois quelque chose, je perdrai connoissance, cela est certain.

— Cela n’est pas possible, dit Emilie en souriant, et suivant le tournant du passage qui donnoit dans une autre galerie. Annette s’apperçut alors qu’elle avoit perdu son chemin, tandis qu’elle dissertoit avec tant d’éloquence sur les revenans et les lutins ; elle s’égara de plus en plus à travers d’autres corridors. Effrayée, à la fin, de leurs détours et de leur solitude, elle cria pour avoir du secours ; les domestiques étoient à l’autre bout du château, et ne pouvoient entendre sa voix. Emilie ouvrit la porte d’une chambre à gauche.

— N’allez pas là, mademoiselle, dit Annette, vous vous perdrez encore bien plus.

— Portez la lumière, dit Emilie, nous trouverons notre chemin à travers toutes ces pièces.

Annette restoit à la porte avec l’air d’hésiter ; elle tendoit la lumière pour laisser voir la chambre, mais ses foibles rayons ne pénétroient pas jusqu’au milieu. — Pourquoi hésitez-vous ? dit Emilie, laissez-moi voir où cette chambre conduit.

Annette avança avec répugnance. La chambre ouvroit sur une enfilade d’appartemens anciens et très spacieux. Les uns étoient tendus en tapisseries, d’autres boisés de cèdres et de noirs mélèses. Les meubles qu’on y voyoit sembloient aussi antiques que les murailles, et conservoient une apparence de grandeur, quoique rongés de poussière et tombant de vétusté.

Comme il fait froid ici, mademoiselle, dit Annete ! personne n’y a habité depuis des siècles, à ce qu’on dit. Allons-nous-en.

Peut-être arriverons-nous jusqu’au grand escalier, dit Emilie en marchant toujours. Elle se trouva dans un salon garni de tableaux, et prit la lumière pour examiner celui d’un soldat à cheval sur un champ de bataille. Il appuyoit son épée sur un homme que son cheval fouloit aux pieds, et qui sembloit lui demander grâce. Le soldat, la visière levée, le regardoit avec l’air de la vengeance.

Cette expression et tout l’ensemble frappèrent Emilie par la ressemblance de Montoni ; elle frissonna et détourna les yeux. En passant légèrement la lumière sur les autres tableaux, elle vint à un que couvroit un voile de soie noire. Cette singularité la frappa ; elle s’arrêta dans l’intention d’écarter le voile et de considérer ce qu’on cachoit avec tant de soin ; cependant, un peu interdite, son courage balançoit. Vierge Marie ! s’écria Annette, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est sûrement la peinture, le tableau dont on parloit à Venise.

— Quelle peinture, dit Emilie ! quel tableau ! — Un tableau ! dit Annette en se troublant. Je n’ai jamais bien su ce que c’étoit.

— Levez le voile, Annette.

— Qui ? moi, mademoiselle, moi ? Non, pour le monde entier. Emilie, se retournant vers Annette, qui pâlissoit : — Eh ! je vous prie, qu’avez-vous su de ce tableau, pour vous épouvanter ainsi ? — Rien, mademoiselle ; on ne m’a rien dit. Trouvons notre chemin.

— Sans doute, dit Emilie, mais je veux d’abord voir, ce tableau. Prenez la lumière, Annette, je lèverai le voile. Annette prit la lumière et s’enfuit précipitamment sans vouloir entendre Emilie ; et ne voulant pas rester au fond d’une chambre obscure, il fallut bien qu’Emilie la suivît elle-même.

— Mais, Annette, qu’avez-vous donc, dit Emilie en la rejoignant ; que vous a-t-on dit de ce tableau, puisque vous ne restez pas quand je vous en prie ?

— Je n’en sais pas la raison, mademoiselle, répondit Annette ; on ne m’a rien dit de ce tableau. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a eu quelque chose de très-effrayant à ce sujet ; et que depuis, il a toujours été couvert d’un voile noir, et que personne ne l’a regardé depuis bien long-temps. Cela a, dit-on, quelque rapport avec la personne qui possédoit le château avant qu’il appartînt à monsieur ; et…

— Fort bien ! Annette, dit Emilie ; je m’apperçois qu’effectivement vous ne savez rien sur ce tableau.

— Non, rien, en vérité, mademoiselle ; car ils m’ont bien fait promettre de n’en jamais parler. Mais…

— En ce cas, dit Emilie, qui la vit combattue par l’envie de révéler un secret, et par la crainte des conséquences ; en ce cas, je n’en demande pas davantage.

— Non, mademoiselle, ne me le demandez pas.

— Vous diriez tout, répondit Emilie.

Annette rougit, Emilie sourit ; elles achevèrent de parcourir cette suite de pièces, et se trouvèrent enfin, avec un peu d’embarras, sur le haut du grand escalier. Annette y laissa Emilie pour appeler une servante du château, et se faire conduire à la chambre qu’elles avoient en vain cherchée.

Pendant son absence, Emilie s’occupoit du tableau. La crainte de séduire la probité d’une femme-de-chambre avoit arrêté ses questions sur ce sujet, aussi bien que sur les ouvertures qu’elle avoit jetées relativement à Montoni. Sa curiosité étoit pourtant extrême, et elle ne croyoit pas qu’il lui fût difficile de la satisfaire. Quelquefois elle étoit tentée de retourner à l’appartement pour examiner ce tableau ; mais l’heure, le lieu, le silence morne qui y régnoit, le mystère qui accompagnoit ce tableau, tout conspiroit à augmenter sa circonspection et à la détourner de cette épreuve. Elle résolut cependant, quand le jour auroit ranimé son courage, de retourner à cette chambre et d’écarter le voile. Pendant qu’elle attendoit, appuyée sur la balustrade, et que ses yeux erroient autour d’elle, elle vit avec surprise l’énorme épaisseur des murailles, en quelques parties dégradées, et la solidité des piliers de marbre qui s’élevoient de la salle et soutenoient le cintre.

Une servante parut enfin, et conduisit Emilie dans sa chambre. Elle étoit au bout du château, et à l’extrémité du corridor sur lequel s’ouvroit l’enfilade même d’appartemens qu’elles avoient d’abord parcourus. L’aspect désert de cette chambre, fit désirer à Emilie, qu’Annette ne la quittât point encore. Le froid humide qui s’y faisoit sentir la glaçoit autant que sa crainte ; elle pria Catherine, la servante du château, de lui apporter un peu de bois et de lui allumer du feu.

— Oui, mademoiselle, dit Catherine, il y a longues années qu’on n’a fait du feu dans cette chambre.

— Vous n’aviez pas besoin de nous dire cela, bonne femme, reprit Annette ; toutes les chambres de ce château sont fraîches comme des puits. Je m’étonne que vous y puissiez vivre. Pour ma part, il est sûr que je voudrois être à Venise. Emilie fit signe à Catherine d’aller lui chercher du bois.

— Je m’étonne, mademoiselle, dit Annette, qu’on nomme ceci la double chambre. Emilie, pendant ce temps, regardoit en silence, et la trouvoit haute et spacieuse comme toutes celles qu’elle avoit déjà vues. Ses murs étoient boisés en mélèse ; le lit, les autres meubles en étoient fort antiques, et avoient cet air de sombre grandeur qu’on remarquoit dans tout le château. Une des hautes fenêtres, qu’elle ouvrit donnoit sur un rempart élevé ; mais l’obscurité, d’ailleurs, ne permettoit pas de rien voir.

En présence d’Annette, Emilie essayoit de se contenir et de renfermer les larmes qu’à tout moment elle se croyoit prête à répandre. Elle desiroit beaucoup de savoir quand le comte Morano étoit attendu dans le château ; mais elle craignoit de faire une question inutile, et de divulguer des intérêts de famille en présence d’un simple domestique. Pendant ce temps, les pensées d’Annette étaient préoccupées d’un tout autre sujet ; elle aimoit beaucoup le merveilleux ; elle avoit entendu parler d’une circonstance relative à ce château, qui rentroit singulièrement dans ses goûts. On lui avoit recommandé le secret, et son envie de parler étoit si violente, qu’à tout instant elle étoit prête à s’expliquer. C’étoit une si étrange circonstance ! N’en point parler, étoit une extrême punition ; mais Montoni pouvoit lui en imposer de plus sévères, et elle redoutoit de l’offenser.

Catherine apporta du bois, et la flamme brillante dissipa pour un moment le brouillard lugubre de la chambre. Catherine dit à Annette que sa maîtresse l’avoit demandée, et Emilie demeura seule, livrée encore à ses tristes réflexions. Son cœur n’avoit pu se fortifier contre la sévérité de Montoni ; elle en étoit presque autant affectée qu’à la première épreuve. La tendresse, la douceur dont elle avoit eu l’habitude jusqu’à ce qu’elle perdît ses parens, l’avoient rendue vivement sensible à toute espèce d’expression rude, et aucune prévoyance ne l’avoit mise dans le cas de supporter un tel changement.

Pour s’arracher à des objets si pénibles à son cœur, elle se leva, et considéra l’appartement avec ses meubles. En le parcourant elle remarqua une porte qui n’étoit pas exactement fermée : ce n’étoit pas celle par laquelle elle étoit entrée ; elle prit la lumière, pour savoir où elle condusoit. Elle ouvrit, et avançant toujours, elle apperçut les marches d’un escalier dérobé resserré entre deux murailles, et qui aboutissoit précisément devant cette porte. Elle voulut savoir d’où il partoit, et le désira d’autant plus, qu’il communiquoit à sa chambre ; mais dans l’état actuel de ses esprits, elle manquoit de courage pour tenter l’aventure. Elle ferma la porte, et s’efforça de l’assujettir ; et l’examinant davantage, elle s’apperçut que du côté de la chambre elle étoit sans verroux, et que de l’autre, il s’en trouvoit jusqu’à deux. En y plaçant une chaise pesante, elle remédia à une partie du danger ; mais elle s’alarmoit toujours de dormir dans cette pièce écartée, seule, et avec une porte dont elle ignoroit l’issue, et qu’elle ne pouvoit condamner. Quelquefois elle vouloit prier madame Montoni de lui laisser Annette pour passer la nuit dans sa chambre, mais elle s’en éloigna par la crainte de trahir une frayeur, qu’on nommerait puérile, et par celle aussi d’ébranler tout-à-fait l’imagination frappée d’Annette.

Ces affligeantes réflexions furent bientôt après interrompues par le bruit de quelqu’un qui marchoit dans le corridor : c’étoit Annette et un domestique qui lui apportoient à souper de la part de madame Montoni. Elle se mit à table auprès du feu, et obligea la bonne Annette de partager ce petit repas. Encouragée par sa condescendance, et par l’éclat et la chaleur du foyer, Annette rapprocha sa chaise de celle d’Emilie, et lui dit : Avez-vous jamais entendu parler, mademoiselle, de l’étrange événement qui a donné ce château à monsieur ?

— Quelle étonnante histoire avez-vous donc ouï dire ? reprit Emilie, en cachant la curiosité que lui inspiroient d’anciennes et mystérieuses ouvertures à ce sujet.

— Je sais tout, mademoiselle, dit Annette en regardant autour d’elle, et s’approchant plus près d’Emilie : Benedetto m’a tout conté pendant que nous voyagions ensemble ; il me dit : Annette ; vous ne savez rien sur ce château où nous allons ? — Non, lui dis-je, monsieur Benedetto : que savez-vous donc, je vous prie ? — Mais, mademoiselle, vous savez garder un secret, ou, pour le monde entier, je ne vous dirois rien. — J’ai promis de n’en pas parler, et on assure que monsieur trouveroit mauvais qu’on en jasât.

— Si vous avez promis de garder le secret, dit Emilie, vous avez tort de le révéler.

— Annette fit une pause, puis elle reprit : Oh mais, pour vous, mademoiselle ! à vous je puis tout dire, je le sais bien.

— Emilie se mit à rire. Je me tairai, dit-elle, aussi fidèlement que vous.

— Annette répliqua fort gravement qu’il le falloit, et continua : Ce château, vous le devez savoir, mademoiselle, est très-vieux et très-fortifié ; il a soutenu plusieurs sièges, à ce qu’on dit ; il ne fut pas toujours au signor Montoni, ni à son père ; mais par une disposition quelconque, il devoit revenir à monsieur, si la dame mouroit sans se marier.

— Quelle dame, dit Emilie ?

— Je n’en suis pas encore là, reprit Annette : c’est la dame dont je vais vous parler, mademoiselle, comme je vous le disois. Cette dame habitoit le château, et avoit, comme vous le supposez, un train considérable autour d’elle. Monsieur venoit souvent la voir, il en étoit amoureux, et lui offroit de l’épouser ; ils étoient un peu parens, mais cela n’empêchoit pas. Quant à elle, elle en aimoit un autre ; elle ne voulut pas de lui, ce qui le mit, dit-on, dans une très-grande colère ; et vous savez bien, mademoiselle, quel homme est monsieur quand il est en colère ; peut-être le vit-elle dans un de ces accès, et c’est à cause de cela qu’elle ne voulut pas de lui. Mais, comme je vous disois, elle étoit fort triste, fort malheureuse, et tout cela pendant long-temps. Eh ! vierge Marie, quel bruit est-ce-là ? N’entendez-vous pas un son, mademoiselle ?

— C’est le vent, dit Emilie ; poursuivez votre histoire.

— Comme je vous disois : où en étois-je ? comme je vous disois, elle étoit bien triste et bien malheureuse, elle se promenoit sur la terrasse, sous les fenêtres, toute seule, et là elle pleuroit, cela vous auroit fendu le cœur. C’étoit… Mais je ne dis pas bien : cela vous auroit fait pleurer aussi, à ce qu’on m’assure !

— Bien : mais, Annette, dites-moi la substance de votre conte.

— Tout en son temps, mademoiselle, j’ai su tout cela à Venise même ; mais ce qui suit, je ne le sais que d’aujourd’hui : cela arriva il y a bien des années, M. Montoni n’étoit encore qu’un jeune homme ; la dame, on l’appeloit la signora Laurentini, elle étoit très-belle, mais elle se mettoit souvent en grande colère aussi bien que monsieur. S’appercevant qu’elle ne vouloit pas l’écouter, que fait-il ? il laisse le château et n’y revient plus ; mais cela étoit indifférent pour elle, elle étoit tout juste aussi malheureuse, quand il y étoit que quand il n’y étoit pas. Un soir enfin… Grand Saint-Pierre, mademoiselle, s’écria Annette, regardez cette lampe ! voyez donc comme la flamme est bleue : elle parcourut ensuite toute la chambre avec des yeux effrayés. — Que vous êtes folle, dit Emilie ! comment se livre-t-on à ces ridicules idées ? De grâce, achevez-moi votre histoire, je suis très-fatiguée.

— Annette fixa encore la lampe, et continua d’une voix plus basse. Ce fut un soir, à ce qu’on dit, vers la fin de l’année ; ce pouvoit être vers le milieu de septembre, à ce que je suppose, ou le commencement d’octobre, peut-être même dans le mois de novembre ; c’est égal, c’est toujours vers la fin de l’année ; mais je ne puis pas dire précisément le moment, parce qu’ils ne me l’ont pas dit eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, ce fut a la fin de l’année que cette dame fut se promener hors du château dans ces bois là-bas, comme elle faisoit ordinairement. Elle étoit toute seule, et n’avoit que sa femme-de-chambre avec elle ; le vent souffloit bien froid, il faisoit tomber les feuilles autour d’elle, et siffloit tristement à travers ces grands châtaigniers que nous avons passés, mademoiselle, en venant au château : Benedetto me montroit les arbres tout en me parlant. Le vent étoit donc bien froid, et la femme-de-chambre vouloit l’engager à revenir ; elle ne le voulut pas ; elle aimoit à se promener dans les bois en tous les temps, et sur-tout le soir, et si les feuilles tomboient autour d’elle, cela lui faisoit toujours plus de plaisir.

Eh bien ! on l’a vue descendre vers le bois ; la nuit vint, elle ne parut pas. Dix heures, onze heures, minuit, point de dame : voilà qui est bien. Ses domestiques pensèrent que sûrement il lui étoit arrivé un accident, et sortirent pour l’aller chercher : ils cherchèrent toute la nuit, mais ils ne la trouvèrent pas, et n’en trouvèrent aucune trace. Depuis ce jour-là, mademoiselle, on n’en a jamais entendu parler.

— Est-ce bien vrai, Annette ? dit Emilie fort surprise.

— Très-vrai, mademoiselle, dit Annette avec un air d’horreur ; oui, cela est bien vrai. Mais on dit, ajouta-t-elle en baissant la voix, on dit que depuis ce temps-là on a vu plusieurs fois la signora dans les bois et autour du château pendant la nuit ; plusieurs des vieux serviteurs, qui restèrent ici après cet événement, déclarent qu’ils l’ont vue. Elle a été vue par plusieurs de ses vassaux, qui se sont trouvés au château pendant la nuit. Le vieux régisseur pourroit dire de singulières choses, à ce qu’on dit, s’il le vouloit.

— Quelle contradiction là-dedans, Annette, dit Emilie ! Vous disiez qu’on n’avoit pas entendu parler d’elle, et vous dites qu’on l’a vue.

— Tout cela m’a été dit dans le plus grand secret, reprit Annette sans faire attention à la remarque ; je suis bien sûre, mademoiselle, que vous ne voudrez pas nous faire tort à Benedetto et à moi, en parlant de cette histoire. Emilie ne répondit pas, et Annette répéta.

— Ne craignez rien de mon indiscrétion, répondit Emilie ; mais souffrez que je vous engage, ma bonne Annette, à être fort discrète vous-même, et à ne jamais découvrir à personne ce que vous venez de me confier. Le signor Montoni, comme vous dites, pourroit fort bien se mettre en colère, s’il en entendoit parler. Mais quelles recherches fit-on au sujet de cette malheureuse dame ?

— Oh ! une grande quantité, mademoiselle ; car monsieur avoit des droits directs sur le château, comme étant le plus proche héritier, et on dit que les juges, les sénateurs ou d’autres, déclarèrent qu’il ne pourroit prendre possession du château, que lorsque bien des années seroient écoulées ; et que, si après tout cela, la dame ne se retrouvoit pas, cela seroit aussi bon que si elle étoit morte, et que le château seroit à lui : ainsi il est à lui. Mais l’histoire courut, et il se répandit plusieurs rapports, mais si étranges, mademoiselle, que je n’ose pas vous les dire.

— Cela est encore étrange, Annette, dit Emilie en souriant et sortant de sa rêverie ; mais quand la signora Laurentini a reparu depuis dans ce château, personne ne lui a-t-il parlé ?

Parlé ! lui parler ! s’écria Annette avec effroi. Non, non, soyez-en sûre.

Et pourquoi pas, dit Emilie, qui desiroit en savoir davantage.

— Sainte mère de Dieu ! parler à un esprit !

— Mais quelle raison a-t-on de croire que c’étoit un esprit, si on ne s’en est pas approché, et si on ne lui a pas parlé ?

— Oh ! mademoiselle, je ne peux pas vous le dire. Comment pouvez-vous faire de si singulières questions ? Mais personne ne l’a vue aller et venir dans le château. On la voyoit dans une place, et le moment d’après, elle étoit dans l’autre. Elle ne parloit pas. Si elle eût vécu, qu’auroit-elle fait dans ce château sans y parler ? Il y a même, dans le château, plusieurs endroits où l’on n’a pas été depuis, et toujours par cette raison.

Parce qu’elle ne parloit pas, dit Emilie, en s’efforçant de rire, malgré la peur qui commençoit à s’emparer d’elle ? Non, mademoiselle, non, reprit Annette presque fâchée, mais parce qu’on y voyoit quelque chose. On dit aussi qu’il y a une vieille chapelle qui tient à la partie occidentale du château, où quelquefois, à minuit, on entend des gémissemens. Cela fait frémir d’y penser ! On a vu là des choses bien extraordinaires.

Je te prie, Annette, trêve de ces contes ridicules, dit Emilie.

Contes ridicules, mademoiselle ! Oh ! mais, je vous dirai là-dessus, si vous voulez, une histoire que Catherine m’a faite. C’étoit le soir d’un hiver froid ; Catherine (elle venoit souvent au château, à ce qu’elle dit, pour tenir compagnie au vieux Carlo et à sa femme ; Monsieur l’avoit recommandé, et depuis ce temps-là elle étoit toujours ici) ; Catherine étoit assise avec eux dans la petite salle. Carlo dit : Je voudrois bien que nous eussions des figues à faire griller. Il y en a dans l’office, mais il y a loin, et je suis trop las. Allez, Catherine, dit-il, vous êtes jeune et ingambe, apportez-nous en quelques-unes ; le feu est bien disposé pour les rôtir. Elles sont, dit-il, dans le coin de l’office, au bout de la galerie du nord. Prenez la lampe, dit-il, et prenez garde, en passant le grand escalier, que le vent qui entre par le toit ne vous l’éteigne. Ainsi, avec cela, Catherine prit la lampe… Paix, mademoiselle J’entends du bruit, cela est sûr !

Emilie, à qui alors Annette avoit fait passer sa frayeur, écouta très-attentivement ; mais tout étoit fort calme, et Annette continua :

Catherine alla à la galerie du nord, c’est la grande galerie que nous avons traversée, mademoiselle, avant de venir dans le corridor. Elle alloit, sa lampe à la main, ne songeant à rien du tout… Encore ! s’écria subitement Annette ; j’ai entendu encore ! ce n’est point une idée, mademoiselle.

Paix ! dit Emilie toute tremblante. Elles écoutèrent, et restèrent immobiles. Emilie entendit un coup frappé contre le mur ; il fut répété. Annette fit un grand cri. La porte s’ouvrit avec lenteur : c’étoit Catherine, qui venoit dire à Annette que sa maîtresse la demandoit. Emilie, quoiqu’elle la reconnût bien, ne se remit pas tout de suite de sa terreur. Annette, moitié riant, moitié pleurant, gronda vivement Catherine, de leur avoir fait une telle peur : elle frémissoit qu’on n’eût entendu ce qu’elle avoit dit. Emilie, dont l’esprit étoit profondément frappé par la circonstance principale du récit d’Annette, n’auroit pas voulu rester seule dans sa situation actuelle ; mais pour éviter d’offenser madame Montoni et de trahir sa propre foiblesse, elle lutta contre les illusions de la crainte, et congédia Annette pour toute la nuit.

Quand elle fut seule, ses pensées se reportèrent sur l’étrange histoire de la signora Laurentini, et ensuite sur la situation où elle se trouvoit elle-même dans ce terrible château, au milieu des déserts et des montagnes, en pays étranger, sous la domination d’un homme que, peu de mois auparavant, elle ne connoissoit pas, dont elle avoit déjà ressenti un cruel abus d’autorité, et dont elle considéroit le caractère avec un degré d’horreur que justifioit la crainte générale qu’il inspiroit. Elle savoit qu’il avoit un courage égal à son génie et à ses talens pour l’exécution de ses projets. Elle craignoit bien qu’il n’eût le cœur trop vide de sentimens pour qu’aucune considération dérangeât les calculs de son intérêt. Elle observoit depuis long-temps le malheur de madame Montoni ; elle avoit souvent été témoin de la conduite sèche et méprisante de son époux envers elle. À tant de circonstances, qui lui causoient de si justes alarmes, se joignoient maintenant mille terreurs sans nom, qu’une ardente imagination peut seule faire naître, et qui défient la raison et la réflexion.

Emilie se rappela tout ce que lui avoit dit Valancourt la veille de son départ du Languedoc, relativement à Montoni ; elle se rappela tous les efforts qu’il avoit faits pour la détourner de ce voyage. Ses craintes, depuis ce jour, avoient paru autant de prophéties, et se trouvoient alors confirmées. Son cœur, en se rappelant l’image de Valancourt, se livra à de vains regrets. Mais enfin, sa raison lui offrit une consolation qui, quoique foible d’abord, prit, par la réflexion, une véritable consistance. Elle considéra que, quelles que pussent être ses peines, elle avoit évité d’envelopper Valancourt dans ses malheurs, et que, de quelque nature que fussent ensuite ses chagrins, elle n’avoit du moins aucun reproche à se faire.

Le vent sifflant avec force à la porte et le long du corridor, ajoutoit à sa mélancolie. La flamme récréative du foyer étoit éteinte depuis long-temps. Emilie restoit fixée devant ces cendres froides, quand un tourbillon bruyant, s’engouffrant dans le corridor, ébranla les portes, les fenêtres, et l’alarma d’autant plus par sa violence, qu’il déplaça, dans sa secousse, la chaise dont elle s’étoit servie pour s’enfermer, et entr’ouvrit la porte qui couduisoit au petit escalier. Sa curiosité et ses craintes se ranimèrent. Elle prit la lampe, et vint au-dessus des marches. Elle hésitoit si elle iroit plus loin, mais le calme profond, l’obscurité de ce lieu, la saisirent de nouveau. Elle résolut de commencer ses recherches aussi-tôt qu’il feroit grand jour. Elle ferma la porte, et la barricada de son mieux.

Elle se mit alors dans son lit, et laissa la lampe sur la table ; mais cette sombre lueur ne fit que redoubler ses craintes. Au tremblement de ses rayons incertains, elle croyoit presque voir des ombres glisser le long de ses rideaux, et se retirer dans le fond ténébreux de sa chambre. L’horloge du château sonna une heure avant qu’elle eût fermé les yeux.



fin du second volume.