Les Mystères d’Udolphe/3/2

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 67-105).

CHAPITRE II.

Il est nécessaire de rapporter maintenant quelques circonstances, dont le brusque départ de Venise et la suite rapide d’événemens qui se succédèrent au château, n’avoient pas permis de s’occuper.

Le matin même de ce départ, Morano, à l’heure convenue, se rendit à la maison de Montoni, pour y recevoir son épouse. Il fut un peu surpris du silence et de la solitude des portiques, que remplissoient ordinairement les domestiques de Montoni ; mais sa surprise bientôt fit place au comble de l’étonnement, et cet étonnement à la rage, quand une vieille femme ouvrit la porte, et dit à ses serviteurs que son maître, sa famille et toute sa maison, avoient quitté Venise de très bonne heure, pour aller en Terre-Ferme. N’en pouvant croire ses gens, il sortit de sa gondole, et courut dans la salle pour en apprendre davantage. La vieille femme, qui seule avoit le soin de la maison, persista dans son histoire, et la solitude des appartemens déserts le convainquit de la vérité. Il la saisit d’un air terrible ; il sembloit en vouloir faire le premier objet de sa vengeance. Il lui fit mille questions à-la-fois, et toutes accompagnées de gestes si furieux, qu’elle se trouva hors d’état d’y répondre. Il la quitta soudain, et parcourut les vestibules avec le désordre d’un insensé, maudissant à-la-fois Montoni et sa propre extravagance.

Quand la bonne femme se vit en liberté, et se fut remise de sa frayeur, elle lui conta tout ce qu’elle savoit ; c’étoit, à la vérité, bien peu de chose, mais assez pour apprendre à Morano que Montoni étoit allé à son château des Apennins. Il l’y suivit, aussitôt que ses gens eurent achevé ses préparatifs. Un ami l’accompagnoit, ainsi qu’un grand nombre de domestiques. Il étoit décidé à obtenir Emilie, ou à faire tomber sur Montoni toute sa vengeance. Quand son esprit fut remis de sa première effervescence, et que ses idées se furent éclaircies, sa conscience lui suggéra certains souvenirs, qui expliquoient assez toute la conduite de Montoni. Mais comment ce dernier auroit-il pu soupçonner une intention que lui seul connoissoit, et qu’il ne pouvoit deviner ? Sur ce point, néanmoins, il avoit été trahi par l’intelligence sympathique qui existe, pour ainsi dire, entre les ames peu délicates, et qui fait juger à un homme ce qu’un autre doit faire dans une circonstance donnée. C’est ce qui étoit arrivé à Montoni. Il avoit acquis, à la fin, la preuve irrécusable de ce que déjà il soupçonnoit ; c’est que la fortune de Morano, au lieu d’être considérable, comme d’abord il l’avoit cru, étoit, au contraire, en assez mauvais état. Montoni n’avoit favorisé ses prétentions que par des motifs personnels, par orgueil, par avarice. Une alliance avec un noble véninitien auroit sûrement satisfait l’un, et l’autre spéculoit sur les propriétés d’Emilie, en Gascogne, qu’on devoit lui abandonner le jour même de son mariage. Il avoit, dès le premier moment, suspecté en quelque chose le dérangement et la folie du comte ; mais c’étoit seulement à la veille des noces projetées qu’il s’étoit convaincu de sa ruine. Il n’hésita pas à conclure que Morano le frustroit sûrement des propriétés d’Emilie, et cette pensée ne fut plus un doute quand, après être convenus de signer le traité la nuit même, le comte manqua à sa parole. Un homme aussi peu réfléchi, aussi distrait que Morano, dans un moment où ses noces l’occupoient, avoit bien pu oublier un pareil engagement, sans que ce fût à dessein mais Montoni n’hésita point à l’expliquer dans ses propres idées. Après avoir attendu long-temps l’arrivée du comte, il avoit commandé à tous ses gens d’être prêts au premier signal. En se pressant de gagner Udolphe, il vouloit soustraire Emilie à toutes les recherches de Morano, et rompre cette affaire sans s’exposer à aucune altercation. Si le comte, au contraire, n’avoit, comme il les appeloit, que des prétentions honorables, il suivroit sans doute, Emilie, et signeroit l’écrit projeté. Avec cette condition, l’intérêt de Montoni pour elle étoit si nul, qu’il l’auroit sacrifiée sans scrupule aux desirs d’un homme ruiné, dans l’unique vue de s’enrichir lui-même. Il s’abstint néanmoins de lui dire un seul mot sur les motifs de son départ, dans la crainte qu’une autre fois un rayon d’espérance ne la rendît moins traitable.

C’est par ces considérations qu’il avoit soudain quitté Venise ; et par des considérations opposées, Morano l’avoit poursuivi à travers les précipices de l’Apennin. Quand on annonça son arrivée, Montoni, ne doutant pas qu’il ne vînt accompagner sa promesse, se hâta de le recevoir ; mais la rage, les expressions, le maintien de Morano lorsqu’il entra, le détrompèrent au moment même. Montoni expliqua en partie les raisons de son brusque départ, et le comte persistant à demander Emilie, accabla Montoni de reproches, sans parler de l’ancien traité.

Montoni, à la fin, las de cette dispute, en remit la conclusion au lendemain, et Morano se retira avec quelque espérance sur l’apparente indécision de Montoni : néanmoins quand, au milieu du silence de sa chambre, il se rappela leur entretien, son caractère et les exemples de sa duplicité, le peu d’espoir qu’il conservoit, l’abandonna, et il résolut de ne pas perdre l’occasion d’obtenir autrement Emilie. Il appela son valet de confiance, lui dit son dessein, et le chargea de découvrir parmi les domestiques de Montoni quelqu’un qui voulût consentir à seconder l’enlèvement d’Emilie : il s’en remettoit au choix et à la prudence de son agent ; ce n’étoit pas à tort. Celui-ci découvrit un homme que Montoni dernièrement avoit traité avec rigueur, et qui ne songeoit qu’à le trahir. Cet homme conduisit Césario autour du château, et par un passage secret, l’introduisit à l’escalier : il lui indiqua ensuite un chemin plus court dans le bâtiment, et lui donna les clefs qui pouvoient favoriser sa retraite. L’homme fut d’avance bien récompensé de sa peine, et l’on a vu comment la trahison du comte avoit été récompensée.

Le vieux Carlo, pendant ce temps, avoit surpris deux domestiques de Morano ; ils avoient eu ordre d’attendre avec la voiture dehors des murs ; ils se communiquoient leur surprise du départ subit et secret de leur maître. Le valet-de-chambre ne leur avoit confié du dessein de Morano que ce qu’ils en dévoient exécuter : cependant ils formèrent des soupçons, ils s’amusèrent à s’en faire part, et Carlo en tira d’exactes conséquences. Avant de hasarder sa découverte auprès de Montoni, il s’efforça d’en recueillir d’autres renseignemens ; il se plaça, pour cet effet, avec un de ses camarades, à la porte du corridor d’Emilie : il n’y fut pas long-temps inutilement, quoique les aboiemens du chien eussent une fois pensé le découvrir. Bien assuré que Morano étoit dans la chambre, il avoit écouté une partie de la conversation, et certain de ses projets, il fut donner l’alarme à Montoni, et décida ainsi la délivrance d’Emilie.

Montoni le lendemain fut comme à l’ordinaire ; il avoit seulement le bras soutenu par une écharpe : il fit le tour des remparts, et visita ses ouvriers : il en demanda un plus grand nombre, et revint au château, où des nouveaux-venus l’attendoient. On les mena dans un appartement séparé, où Montoni s’enferma avec eux pendant près d’une heure. On fit ensuite appeler Carlo ; on lui ordonna de conduire les étrangers à des chambres, destinées jadis aux officiers de la maison, et de leur procurer les rafraîchissemens nécessaires. Quand il eut exécuté cet ordre, Carlo revint auprès de son maître.

Pendant ce temps, le comte se trouvoit sous le chaume, dans les forêts de la vallée, accablé d’une double souffrance, et méditant une vengeance profonde contre Montoni. Son serviteur, qu’il avoit dépêché à la ville la plus voisine, qui étoit encore fort éloignée, ne revint que le lendemain avec un chirurgien. Le docteur refusa de s’expliquer avant d’avoir suivi les progrès de la blessure ; il fit prendre au malade une potion calmante, et resta près de lui pour juger de son effet.

Emilie, tout le reste d’une nuit si troublée, avoit cependant dormi en repos. À son réveil elle se rappela qu’enfin elle étoit délivrée des persécutions de Morano ; elle se sentit soulagée subitement d’une grande partie des maux qui, depuis long-temps, pesoient sur elle. Tout ce qui l’affligeait encore, venoit des ouvertures qu’avoit jetées Morano sur les vues de Montoni ; il avoit dit que ses projets ne pouvoient se concevoir, mais qu’ils étoient terribles. Pendant qu’il le disoit, elle avoit presque imaginé qu’il le faisoit à dessein de la déterminer à implorer sa protection ; mais ces assertions lui avoient fait une impression profonde. Le caractère, la première conduite de Montoni, n’étoient pas propres à l’effacer. Elle essaya de réprimer son penchant à anticiper sur les malheurs : elle se détermina à respirer quelques momens, puisque l’objet de ses craintes actuelles se trouvoit enfin écarté. Pour en éloigner la pensée, elle chercha ses crayons, se mit à une fenêtre, et contempla le paysage pour y choisir un point de vue.

Ainsi occupée, elle reconnut sur les remparts les hommes nouvellement arrivés au château. La vue de ces étrangers la surprit, mais plus encore leur extérieur. Il y avoit une singularité dans leur costume, une fierté dans leurs regards, qui captiva son attention. Elle se retira de la fenêtre pendant qu’ils passoient au-dessous ; mais elle s’y remit pour les mieux observer. Leurs figures s’accordoient si bien avec l’aspérité de toute la scène, que pendant qu’ils regardoient le château elle les dessinoit en bandits et les plaça dans son tableau. Quand il fut terminé, elle s’étonna de l’effet de son groupe ; mais elle avoit seulement copié la nature.

Carlo ayant procuré à ces hommes les rafraîchissemens nécessaires dans l’appartement indiqué, revint près de Montoni, comme il en avoit reçu l’ordre. Celui-ci vouloit découvrir quel étoit le domestique de qui, la nuit précédente, Morano avoit reçu les clefs ; mais Carlo, trop fidèle à son maître pour souffrir paisiblement qu’on pût lui nuire, n’auroit pas dénoncé son camarade à la justice elle-même. Il assura qu’il l’ignoroit, et que l’entretien des deux domestiques étrangers ne lui avoit pas appris autre chose que le complot.

Les soupçons de Montoni tombèrent naturellement sur le portier. Il lui fit ordonner, de venir ; Carlo hésita, et fut le chercher à pas lents.

Bernardin, le portier, nia l’accusation avec tant d’assurance et d’audace, que Montoni lui-même douta qu’il fût coupable, sans pouvoir le croire innocent. Cet homme enfin sortit de sa présence ; et quoiqu’il fût le véritable auteur de ce complot, il eut l’art d’échapper à toute espèce de conviction.

Montoni se rendit à l’appartement de son épouse. Emilie ne tarda pas à l’y joindre ; elle les trouva dans une violente contestation ; elle vouloit se retirer quand sa tante la rappela, et prétendit qu’elle fût présente. — Vous serez témoin, dit-elle, de ma résistance. Maintenant, monsieur, répétez le commandement auquel j’ai si souvent refusé d’obéir.

Montoni se retourna, et prenant un visage sévère, il enjoignit à Emilie, de se retirer sur-le-champ. Sa tante insista pour qu’elle ne partît point. Emilie desiroit échapper au spectacle d’une pareille querelle, elle desiroit de servir sa tante, mais elle désespéroit d’appaiser Montoni, dans les regards duquel se peignoit en trait de feu la violente tempête de son ame.

— Sortez, dit-il d’une voix de tonnerre. Emilie obéit, et se retira sur le rempart où les étrangers n’étoient plus. Elle médita sur le malheureux mariage qu’avoit fait la sœur de son père, et sur l’horreur de sa propre situation, dont la ridicule imprudence de sa tante étoit aussi devenue la cause. Elle eût bien voulu lui porter autant de respect que d’attachement, mais la conduite de madame Montoni avoit toujours rendu cet effort impossible. Le bon cœur d’Emilie étoit pourtant pénétré de sa détresse, et la pitié qu’elle ressentoit lui faisoit oublier les torts dont elle avoit à se plaindre.

Pendant qu’elle se promenoit ainsi sur le rempart, Annette parut à la porte de la salle, et regardant avec précaution, s’avança pour la joindre.

— Ma chère demoiselle, je vous cherche dans tout le château, dit-elle : si vous voulez me suivre, je vous montrerai un tableau.

— Un tableau ! s’écria Emilie en frémissant.

— Oui, mademoiselle, un portrait de l’ancienne dame de ce château. Le vieux Carlo vient de me dire que c’étoit elle, et je pensois que vous seriez curieuse de la voir. Quant à ma maîtresse, vous savez, mademoiselle, qu’on ne peut pas lui parler de cela.

— Ainsi, dit Emilie, vous en parlez donc à tout le monde ?

— Oui, mademoiselle ; que faire ici, à moins que d’y parler ? Si j’étois dans un cachot, et qu’on me laissât parler, ce seroit du moins un peu de consolation : oui, je voudrois parler, quand ce ne seroit qu’aux murailles. Mais, venez, mademoiselle, ne perdons point de temps, il faut que je vous montre le tableau.

— Est-il voilé, dit Emilie après un moment de silence ?

— Ma chère demoiselle, reprit Annette en regardant Emilie, pourquoi donc pâlissez-vous ? Vous vous trouvez incommodée ?

— Non, Annette, je me trouve fort bien ; mais je n’ai aucun desir de voir ce tableau, vous pouvez aller dans la salle.

— Quoi ! mademoiselle, ne pas voir la dame du château, la dame qui disparut si étrangement ? Oh bien ! pour moi, j’aurois franchi toutes les montagnes pour voir un semblable portrait. Pour vous dire au fond ce que je pense, il n’y a que cette histoire singulière qui puisse me soutenir dans ce vieux château, et pourtant d’y penser je sens que je frissonne.

— Vous, Annette, vous aimez le merveilleux ; mais savez-vous que, si vous n’y prenez garde, vous en viendrez à toutes les misères de la superstition ?

Annette auroit pu sourire à son tour de la sage remarque d’Emilie. Emilie trembloit aussi bien qu’elle aux terreurs les plus idéales, et prenoit un ardent intérêt aux circonstances mystérieuses de cette histoire. Annette la pressa de nouveau.

— Êtes-vous sûre que c’est un tableau ? dit Emilie. L’avez-vous vu ? est-il voilé ?

— Sainte vierge Marie ! mademoiselle, oui, non et oui. Je suis sûre que c’est un tableau. Je l’ai vu. Il n’est pas voilé.

Le ton, l’air de surprise avec lesquels tout cela fut dit, rappelèrent à Emilie sa prudence ordinaire ; un sourire dissimula son émotion. Elle dit à Annette de la conduire à son tableau. Il étoit dans une chambre mal éclairée, voisine de celle où se tenoient les domestiques. Il s’y trouvoit d’autres portraits couverts, comme celui-là, de poussière et de toiles d’araignées.

— Le voilà, mademoiselle, dit Annette d’une voix basse et en le montrant. Emilie s’avança et regarda le tableau. Il représentoit une dame à la fleur de l’âge et de la beauté. Les traits en étoient nobles, réguliers, pleins d’une expression forte, mais non pas de cette séduisante douceur que vouloit trouver Emilie, et de cette mélancolie pensive qu’elle aimoit à rencontrer. C’étoit une physionomie qui parloit mieux le langage de la passion que celui d’un vrai sentiment ; une fierté impatiente sous le poids du malheur, mais non pas la tristesse tranquille d’un esprit qui gémit, et qui pourtant se résigne.

— Combien s’est-il passé d’années, dit Emilie, depuis que cette dame a disparu ?

— Vingt ans, mademoiselle, ou environ, à ce qu’ils disent. Je sais qu’il y a long-temps.

Emilie continuoit à examiner le portrait.

— Je pense, reprit Annette, que monsieur devroit le placer dans une plus belle chambre que celle-ci. À mon avis, le portrait de la dame dont il tient ses richesses devroit être logé dans l’appartement d’honneur. Mais il peut avoir quelque raison pour ce qu’il fait ; et bien des gens prétendent qu’il a perdu ses richesses tout aussi bien que la reconnoissance. Chut, mademoiselle, pas un mot de cela, ajouta promptement Annette en mettant un doigt sur sa bouche. Mais Emilie étoit trop absorbée pour entendre ce qu’elle avoit dit.

— C’étoit une belle dame assurément, continua Annette, et monsieur pourroit, sans rougir, le faire porter au grand appartement où se trouve le tableau voilé. Emilie se retourna. Mais quant à cela, on ne l’y verroit pas mieux qu’ici ; j’en trouve toujours la porte fermée.

— Sortons d’ici, dit Emilie, et laissez-moi, Annette, vous le recommander encore. Soyez très-réservée dans vos discours, et ne laissez pas soupçonner que vous sachiez la moindre chose au sujet de ce tableau.

— Sainte mère de Dieu ! cria Annette, ce n’est pas un secret. Tous les domestiques l’ont bien vu.

Emilie tressaillit. — Comment cela se peut-il, dit-elle. L’avoir vu ! Quand ? Comment ?

— Ma chère demoiselle, il n’y a rien de surprenant. Nous avons tous un peu plus de curiosité que vous n’en avez vous-même.

— Vous m’aviez dit, à ce que je croyois, dit Emilie, que la porte en étoit fermée ?

— Si cela étoit, mademoiselle, dit Annette en regardant de tous côtés, comment aurions-nous pu entrer ?

— Oh ! vous parlez de ce tableau-ci, dit Emilie en se calmant. Venez, Annette. Je ne vois plus rien qui soit digne d’attention ; il faut sortir.

Emilie, en rentrant chez elle, vit Montoni descendre dans la salle. Elle retourna au cabinet de sa tante, qu’elle trouva seule et tout en pleurs. La douleur et le ressentiment luttoient sur sa physionomie. L’orgueil jusqu’à ce moment avoit retenu ses plaintes. Jugeant d’Emilie par elle-même, et ne pouvant se dissimuler ce que méritoit d’elle l’indignité de son traitement, elle croyoit que ses chagrins exciteroient bien plutôt la joie de sa nièce qu’aucun sentiment de sympathie. Elle pensoit qu’elle la mépriseroit, et sûrement ne la plaindroit pas. Mais elle connoissoit mal la bonté d’Emilie. Son cœur oublioit les injures quand son ennemi étoit malheureux. Les peines des autres, quelles qu’elles fussent, trouvoient en elle une compassion inaltérable ; et tout ce que la passion ou le préjugé avoient pu laisser dans son esprit, s’évanouissoit comme autant de nuages au prompt mouvement de sa bienveillance.

Les peines de madame Montoni l’emportèrent enfin sur son orgueil. Quand Emilie étoit entrée le matin, elle les auroit dévoilées toutes, si son époux ne l’eût prévenue, et dans ce moment où sa présence ne la contraignoit plus, elle exhala ses plaintes amères.

— Ô Emilie ! s’écria-t-elle, je suis la plus malheureuse des femmes ! Je suis traitée d’une manière cruelle ! Qui l’eût prévu, quand j’avois devant moi une si belle perspective, que j’éprouverois un si affreux destin ? Qui l’eût pensé, quand j’épousai un homme comme M. Montoni, que j’empoisonnois toute ma vie ? Il n’est aucun moyen de juger le meilleur parti qu’on ait à prendre ; il n’en est point pour reconnoître un bien solide. Les plus flatteuses espérances nous abusent. Les plus sages y sont trompés. Qui eût prévu, quand j’épousai monsieur Montoni, que je me repentirois de ma générosité ?

Emilie pensoit bien qu’elle auroit pu le prévoir ; mais ce n’étoit pas une idée de malignité. Elle s’assit près de sa tante, prit sa main ; et de cet ait compatissant qui indiqueroit un ange gardien, elle lui parla dans l’accent le plus tendre. Tous ses discours ne calmoient point madame Montoni. Impatiente de parler, elle ne vouloit rien entendre. Elle avoit besoin de se plaindre encore plus que d’être consolée ; et ce fut seulement par ses exclamations qu’Emilie en connut la cause particulière.

— Homme ingrat ! dit madame Montoni, il m’a trompée de toute manière. Il a su m’arracher à ma patrie, à mes amis ; il m’enferme dans ce vieux château, et il pense me forcer à plier à tous ses desseins ! Il verra bien qu’il s’est trompé ; il verra bien qu’aucune menace ne peut m’engager à… Mais qui donc l’auroit cru ? qui l’auroit supposé, qu’avec son nom, son apparente richesse, cet homme n’avoit aucune fortune ? non, pas un sequin qui lui appartint ! J’avois fait pour le mieux : je le croyois un homme d’importance ; je lui croyois de grandes propriétés. Autrement l’aurois-je épousé ? ingrat, perfide mortel ! Elle s’arrêta pour respirer.

— Ma chère tante, calmez-vous, dit Emilie ; M. Montoni est peut-être moins riche que vous n’aviez sujet de le croire, mais certainement il n’est pas pauvre. Ce château, la maison de Venise sont à lui. Puis-je vous demander quelles sont les circonstances qui vous affligent plus particulièrement ?

— Quelles circonstances, s’écria madame Montoni en colère ! quoi, cela n’est-il pas suffisant ? Depuis long-temps ruiné au jeu, il a encore perdu tout ce que je lui avois donné ; il prétend aujourd’hui que je lui livre mes contrats. Il est heureux pour moi que la plus grande partie de mes biens se trouve tout entière à mon nom : il veut les fondre aussi, et se jeter dans un infernal projet, dont lui seul peut comprendre l’idée ; et… et… tout cela n’est-il pas suffisant ?

— Assurément, dit Emilie ; mais rappelez-vous, madame, que je l’ignorois absolument.

— Et n’est-il pas bien suffisant, reprit sa tante, que sa ruine soit absolue, qu’il soit écrasé de dettes, tellement que ni ce château, ni la maison de Venise ne lui resteroient, si ses dettes honorables ou déshonorantes se trouvoient payées ?

— Je suis affligée de ce que vous me dites, dit Emilie.

— Et n’est-il pas bien suffisant, interrompit madame Montoni, qu’il m’a traitée avec cette négligence, avec cette cruauté, parce que je lui refusois mes contrats ; parce qu’au lieu de trembler à ses menaces, je l’ai défié avec résolution, et lui ai reproché une si honteuse conduite ? je l’ai pendant long-temps soufferte avec douceur. Vous savez bien, ma nièce, si jamais un mot de plainte m’est échappé jusqu’à présent ; une franchise comme la mienne, abusée ! moi, dont le seul tort est une trop grande bonté, une générosité trop facile ! je me vois enchaînée pour la vie à ce vil, perfide et cruel monstre !

— Le défaut de respiration obligea madame Montoni à s’arrêter. Si quelque chose en ce moment eût pu faire sourire Emilie, ç’auroit été sans doute le ton et l’accent de sa tante ; la véhémence de ses gestes, et celle de ses mouvemens alloit presque jusqu’au burlesque. Emilie vit que ses malheurs n’admettoient point de consolation réelle, et méprisant les phrases communes, elle aima mieux garder le silence ; mais madame Montoni jalouse de toute son importance, prit ce silence pour celui de l’indifférence ou du mépris, et reprocha à Emilie l’oubli de ses devoirs et le manque de sentiment.

Oh ! comme je me défiois de cette sensibilité si vantée quand on la mettroit à l’épreuve ! reprit-elle ; je savois bien qu’elle ne vous enseigneroit ni tendresse, ni affection pour des parens qui vous ont traitée comme leur fille.

— Pardonnez-moi, madame, dit Emilie avec douceur ; je me vante peu, et si je le faisois, je ne me vanterois pas de ma sensibilité, c’est un don peut-être plus à craindre qu’à désirer.

— C’est à merveille, ma nièce, je ne disputerai point avec vous ; mais comme je le disois, Montoni m’a menacée avec violence, si je refuse plus long-temps de lui signer l’abandon de mes contrats, c’étoit le sujet de notre contestation quand vous êtes entrée ce matin. Je suis maintenant déterminée ; nul pouvoir sur la terre ne pourra m’y contraindre ; je n’endurerai point tous ces procédés de sang-froid ; il apprendra de moi ce que c’est que son caractère : je lui dirai tout ce qu’il mérite, en dépit de sa menace et de sa férocité.

— Emilie profita d’un moment de repos pour parler à son tour : Madame, dit-elle, vous ne feriez que l’irriter sans aucune nécessité ; ne provoquez pas au moins le cruel traitement que vous craignez de lui.

— Tout m’est égal, répliqua madame Montoni, je ne m’y soumettrai jamais ; vous me conseilleriez, je suppose, de me dessaisir de mes contrats ?

— Non, madame, ce n’est pas précisément ce que j’entends.

— Qu’entendez-vous ?

— Vous parliez d’adresser des reproches à M. Montoni, dit Emilie en hésitant. — Ne mérite-t-il pas des reproches ? reprit sa tante.

— Bien certainement il en mérite : mais seroit-il prudent à vous, madame, de lui en faire ?

— Prudent, s’écria madame Montoni ! il est bien temps de parler de prudence quand on se voit menacé d’une violence inouie.

— C’est pour éviter cette violence que la prudence est nécessaire, dit Emilie.

— De prudence ! continua madame Montoni sans l’écouter : de prudence envers un homme qui, sans scrupule, rompt avec moi jusqu’aux liens de l’humanité, et c’est à moi de considérer la prudence dans ma conduite à son égard ! Je n’aurai pas une telle bassesse.

— C’est pour votre intérêt et non pour celui de M. Montoni, dit Emilie modestement, qu’il seroit à propos de consulter la prudence. Vos reproches, quoique justes, ne le puniront sûrement pas, et pourront le porter à de plus redoutables excès.

— Quoi ! il faudroit me soumettre à tout ce qu’il me commande ! vous voudriez que je fusse à ses pieds, et que je lui rendisse grâce de sa cruauté ! vous voudriez que je donnasse mes contrats ?

— Combien, madame, je me fais mal comprendre ! dit Emilie ; je ne suis pas en état de vous offrir un conseil sur un point aussi important que le dernier ; mais souffrez que je vous le dise : si vous consultez votre repos, cherchez à toucher M. Montoni, plutôt que de l’irriter par vos reproches.

— Le toucher ! Je vous l’ai dit, ma nièce, cela n’est pas possible, et je dédaigne de l’essayer.

— Emilie fut choquée de l’obstination et des fausses idées de madame Montoni ; mais non moins touchée de ses souffrances, elle chercha quelque circonstance consolante, dont elle pût se servir pour les adoucir. Votre situation, madame, dit Emilie, est moins désespérée peut-être que vous ne pensez. M. Montoni peut vous peindre ses affaires en plus mauvais état qu’elles ne sont réellement, pour exagérer, démontrer le besoin qu’il a de vos contrats ; d’ailleurs, tant que vous les garderez ils vous offriront une ressource, si la future conduite de votre mari vous obligeoit enfin à vous séparer de lui.

— Madame Montoni l’interrompit impatiemment. Insensible, cruelle fille ! s’écria-t-elle : vous voulez donc me persuader que je n’ai pas sujet de me plaindre ? que mon mari est dans une position brillante, que mon avenir est consolant, que mes douleurs sont puériles, romanesques, ainsi que les vôtres ? Étranges consolations ! me persuader que je suis hors de sens et de sentiment, parce que vous n’avez aucun sentiment vous-même. J’imaginois ouvrir mon cœur à une personne compatissante qui sympathiseroit avec mes peines ; mais, je le vois trop, les gens à sentimens ne savent sentir que pour eux seuls. Retirez-vous.

Emilie, sans lui répliquer, s’éloigna dans le même moment, avec un mélange de pitié et de mépris. À peine se vit-elle seule, qu’elle céda aux pénibles réflexions que lui faisoit naître l’état de sa tante. La conversation de Valancourt avec l’Italien lui revint encore dans la tête : ses ouvertures relativement à la fortune de Montoni se trouvoient alors justifiées ; celles qui regardoient son caractère, paroissoient ne l’être pas moins ; mais les circonstances particulières qui se lioient à la réputation de Montoni, et qu’avoit effleurées l’Italien, rien encore ne les expliquoit. Sa propre observation, les paroles du comte Morano, l’avoient bien convaincue que la fortune de Montoni répondoit mal aux apparences, et pourtant le discours de sa tante la frappoit encore d’étonnement. Elle voyoit le faste de Montoni, le nombre de ses valets, ses dépenses nouvelles pour les fortifications ; la réflexion augmenta ses incertitudes sur le sort de madame Montoni et le sien. Plusieurs des assertions de Morano, qui la nuit précédente lui paroissoient dictées par l’intérêt ou par le ressentiment, se retracèrent à sa mémoire avec la force de la conviction : elle ne pouvoit douter que Montoni ne l’eût promise au comte pour un prix pécuniaire. Son caractère, ses besoins, confirmoient cette opinion, et tout annonçoit bien qu’on la destinoit aujourd’hui à quelque acheteur plus opulent.

Au milieu des reproches que Morano avoit adressés à Montoni, le comte avoit dit qu’il ne quitteroit pas le château que Montoni osoit appeler le sien, et qu’il ne lui laisseroit pas, s’il le pouvoit, un autre meurtre sur la conscience. De pareilles ouvertures pouvoient bien, il est vrai, n’avoir d’autre origine que la passion du moment ; mais Emilie, maintenant, étoit portée à les croire très-sérieuses : elle frémissoit de se voir entre les mains d’un homme qui pouvoit les mériter. Considérant enfin que toutes ces réflexions ne changeroient rien à son sort, ne lui donneroient pas plus de courage pour le supporter, elle essaya de se distraire, et tira de sa bibliothèque un exemplaire de l’Arioste, son auteur favori. L’imagination, la richesse, la fécondité de ses tableaux n’avoient plus le don d’enchanter ses esprits ; toutes leurs grâces n’atteignirent point son cœur ; elles jouèrent sur ses fibres engourdies sans réussir à les réveiller un instant.

Elle remit le livre, et prit son luth. Rarement ses chagrins refusoient de céder aux effets magiques de l’harmonie. Quand ils y résistoient, il falloit qu’elle fût oppressée d’une douleur dont un excès de tendresse étoit la cause. Il y avoit eu des temps où la musique avoit influé sur elle si vivement, que, si elle n’eût cessé, elle auroit perdu la raison. Tel avoit été le temps où elle pleuroit son père, et quand, après sa mort, les accords nocturnes se firent entendre auprès de sa fenêtre, en Languedoc, dans le voisinage du couvent.

Elle continua de préluder jusqu’au moment où Annette lui apporta son dîner dans sa chambre. Emilie fut surprise, et demanda qui lui en avoit donné l’ordre. Ma maîtresse, mademoiselle, dit Annette. Monsieur a commandé qu’on la servît dans son appartement, et elle vous envoie à dîner dans le vôtre. Il y a eu de tristes débats entre eux : c’est pis que jamais, à ce que je vois.

Emilie, sans paroître remarquer ce qu’elle disoit, alla se placer à sa petite table ; mais Annette ne se taisoit pas si facilement : elle parla à Emilie de l’arrivée des hommes que déjà elle avoit vus sur le rempart. Elle parut étonnée de leur étrange figure, aussi bien que de l’accueil que Montoni leur avoit fait. Dînent-ils avec lui, dit Emilie ?

— Non, mademoiselle ; ils ont dîné il y a long-temps dans leur chambre, au bout de la galerie du nord. Je ne sais pas quand ils s’en iront. Monsieur a ordonné au vieux Carlo de leur porter tout ce qu’il leur faudroit. Ils se sont déjà promenés tout autour du château, et ont fait des questions aux ouvriers qui travaillent aux remparts. Je n’ai vu de ma vie de pareils visages ; ils font peur à voir.

Emilie s’informa si elle avoit entendu parler du comte Morano, et s’il étoit en train de guérir. Annette savoit seulement qu’il étoit établi dans une chaumière, et que chacun disoit qu’il n’en reviendroit pas. Tous les traits d’Emilie marquèrent son émotion.

Ma chère demoiselle, dit Annette, comme les jeunes personnes se déguisent lorsqu’il leur arrive d’aimer ! Je pensois que vous haïssiez le comte, ou bien je ne vous aurois pas dit cela : je n’ignore pas que vous devez le haïr.

Je me flatte que je ne hais personne, dit Emilie en tâchant de sourire ; mais certainement je n’aime pas le comte Morano. Je serois frappée de même en apprenant la mort violente de qui que ce fût.

— Oui, mademoiselle ; mais c’est sa faute.

Emilie parut mécontente. Annette se méprit sur ses motifs, et commença à excuser le comte à sa manière. Il est certain, dit-elle, que sa conduite étoit fort incivile : entrer la nuit dans la chambre d’une demoiselle ! et quand on s’en voit mal reçu, persister à n’en point sortir ! et quand le maître du château survient, l’envoyer promener, courir après lui, tirer l’épée, jurer qu’on la lui passera au travers du corps ! Voilà bien certainement une conduite fort incivile ; mais alors l’amour l’aveugloit, et il ne savoit plus ce qui se passoit autour de lui.

C’en est assez, Annette, dit Emilie, qui alors sourioit sans effort. Annette revint à parler de la désunion de Montoni et de son épouse. Cela n’est pas nouveau, dit-elle : nous avons vu et entendu tout cela dès Venise, mademoiselle, quoique jamais je ne vous en aie parlé.

— Vous avez très-bien fait, Annette ; il étoit fort prudent de se taire : conservez cette prudence maintenant ; ce sujet ne m’est point agréable.

— Ah ! ma chère demoiselle ! voir quelle considération vous gardez pour des personnes qui s’occupent si peu de vous ! Je ne puis supporter de vous voir dupe à ce point ; je dois vous le dire, mais c’est uniquement pour votre intérêt, et non pour nuire à madame, quoique, à parler bien vrai, j’aie peu de raison de l’aimer.

Ce n’est pas de ma tante, sans doute que vous parlez ainsi, reprit Emilie d’un ton grave ?

— Oui, mademoiselle ; mais je suis hors de moi. Si vous saviez tout ce que je sais, vous n’auriez pas l’air si fâché. Souvent, et très-souvent, j’ai entendu monsieur et elle qui parloient de vous marier au comte : elle lui disoit toujours de ne vous point laisser à vos ridicules fantaisies ; c’est ainsi qu’elle les appeloit ; mais d’être bien déterminé, et de vous forcer, bon gré mal gré, à obéir. Mon cœur, soyez-en sûre, en a saigné mille fois. Il me sembloit qu’étant elle-même si malheureuse, elle auroit dû compatir au malheur des autres, et…

— Je vous remercie de votre pitié, Annette, dit Emilie ; mais ma tante étoit malheureuse. Peut-être ses idées en étoient-elles troublées. Autrement, je pense je suis persuadée… Vous pouvez me laisser, Annette, mon dîner est fini.

— Vous n’avez rien mangé, mademoiselle ; essayez, prenez encore un petit morceau. Troubler ses idées ? vraiment ! Apparemment qu’elles sont toujours troublées. À Toulouse, j’ai bien entendu madame qui parloit de vous et de M. Valancourt à madame Marville, à madame Vaison, et souvent d’une manière si dénaturée, à ce qu’il me sembloit ; elle leur disoit qu’elle avoit bien de la peine à vous contenir dans le devoir ; que c’étoit pour elle un grand chagrin ; que si elle ne vous veilloit de près, vous iriez courir les champs avec M. de Valancourt ; que vous le faisiez venir la nuit, et…

— Grand Dieu ! s’écria Emilie avec une excessive rougeur, il est sûrement impossible que ma tante m’ait peinte ainsi.

— Oui, mademoiselle, je ne dis rien que la vérité, et je ne la dis pas tout entière. Je trouvois, moi, qu’elle pouvoit parler d’autre chose que des torts qu’auroit eus sa nièce, dans le cas même, mademoiselle, où vous auriez fait quelque faute. Mais je ne croyois pas un seul mot de tous ses discours. Madame ne prend garde à rien de ce qu’elle dit sur les autres.

Quoi qu’il en soit, Annette, dit Emilie en retrouvant sa dignité, il ne vous convient pas d’accuser ma tante auprès de moi. Je sais que votre intention étoit bonne, mais n’en parlons plus ; j’ai tout-à-fait dîné.

Annette rougit, baissa les yeux, et commença lentement à dégarnir la table.

Est-ce donc là le prix de ma franchise, dit Emilie quand elle fut seule ? Est-ce là le traitement que je dois recevoir d’une parente, d’une tante qui devoit maintenir ma réputation, loin de la calomnier ; qui, en qualité de femme, devoit mieux respecter la délicatesse de l’honneur d’une autre femme ; qui, en qualité de parente, devoit si fort protéger le mien ? Mais proférer d’affreux mensonges sur un sujet si délicat ! payer la sincérité et, j’ose le dire, la décence de ma conduite, par de pareilles calomnies ! Il faut pour cela un point de dépravation dont je n’eusse pas cru le cœur humain capable ; et c’est une tante en qui je le trouve ! Oh ! quel contraste entre son caractère et celui de mon bien-aimé père ! L’envie, la ruse, la duplicité, forment celui de madame Montoni ; la bonté, la sagesse, la douce philosophie, distinguoient celui de mon père ! Mais oublions cela maintenant, s’il est possible, et souvenons-nous seulement qu’elle est malheureuse.

Emilie prit son voile et descendit aux remparts, la seule promenade qui lui fût permise. Elle eût bien désiré de parcourir les bois au-dessous, et sur-tout de contempler les sublimes tableaux du voisinage. Montoni ne consentant pas qu’elle sortît des portes du château, elle cherchoit à se contenter des vues pittoresques qu’elle observoit de la muraille. Les paysans qu’on employoit aux fortifications étoient alors éloignés de leur ouvrage, et personne n’étoit sur les remparts ; le ciel étoit sombre et triste comme elle. Cependant, le soleil perçant tout-à-coup au travers des nuages, Emilie voulut voir l’effet qu’il devoit produire sur la tour du couchant : en se retournant, elle apperçut les trois étrangers arrivés le matin, elle tressaillit, une crainte involontaire s’empara d’elle, et regardant sur le rempart, elle n’y vit pas, d’autres personnes. Ils s’approchèrent pendant qu’elle hésitoit ; la porte de la terrasse vers laquelle ils marchoient, étoit toujours fermée, et pour sortir par l’autre il falloit bien passer près d’eux. Avant de s’y résoudre, elle baissa son voile sur sa tête, mais il cachoit mal sa beauté. Ils la regardèrent attentivement, et se parlèrent en mauvais italien ; elle n’entendit que quelques mots : la fierté de leurs figures, à mesure qu’elle s’approchoit d’eux, la frappa plus que n’avoit encore fait la singularité de leurs vêtemens. L’air et sur-tout la figure de celui qui marchoit entre deux, attirèrent son attention : elle exprimoit une fierté sauvage, une sorte de férocité noire, et pourtant maligne ; elle se sentit soulevée d’horreur. Ce caractère se lisoit si facilement dans les traits de cet inconnu, qu’un seul coup-d’œil l’imprima dans sa mémoire : elle avoit passé très-vite, et à peine avoit-elle un instant levé sur tout ce groupe un seul regard timide. Dès qu’elle fut au bout de la terrasse elle se retourna, et vit les étrangers à l’ombre de la tourelle, qui la considéroient avec soin, et indiquoient par tous leurs gestes un entretien fort animé. Elle sortit du rempart, et se retira chez elle.

Montoni soupa fort tard et s’entretint avec ses hôtes dans le salon de Cèdre, enflé de son triomphe récent sur Morano : il vida souvent son verre et s’abandonna sans mesure aux plaisirs de la table et de la conversation. La gaîté de Cavigni sembloit, au contraire, gênée par l’inquiétude : il attachoit ses regards sur Verezzi qu’il avoit eu peine à contenir jusqu’alors, et qui vouloit toujours faire part à Montoni des dernières insultes du comte.

Un des convives revint à l’événement de la précédente soirée : les yeux de Verezzi étincelèrent ; ensuite on parla d’Emilie et ce fut un concert d’éloges. Montoni seul gardoit le silence.

Quand les domestiques furent sortis, la conversation devint plus libre ; le caractère irascible de Verezzi mêloit quelquefois un peu d’aigreur à ce qu’il disoit ; mais Montoni déployoit le sentiment de la supériorité jusques dans ses regards et dans ses manières. Un d’eux imprudemment vint à nommer de nouveau Morano : en ce moment Verezzi, échauffé par le vin, et sans égards aux signes que lui faisoit Cavigni, donna mystérieusement quelques lumières sur l’incident de la veille. Montoni ne parut pas le remarquer : il continua de se taire, sans montrer aucune émotion. Cette apparente insensibilité ne faisant qu’augmenter la colère de Verezzi, il redit enfin le propos de Morano sur ce que le château ne lui appartenoit pas légitimement, et sur ce que volontairement il ne lui laisseroit pas un autre meurtre sur la conscience.

Serai-je insulté à ma table, et le serai-je par mon ami, dit Montoni pâle de fureur ? Pourquoi me répéter les propos d’un insensé ? Verezzi, qui s’attendoit à voir le courroux de Montoni se tourner contre Morano, regarda Cavigni d’un air surpris, et Cavigni jouit de sa confusion. Auriez-vous donc la foiblesse de croire aux discours d’un homme que le délire de la vengeance égare ?

Signor, dit Verezzi, nous ne croyons que ce que nous savons. Comment, interrompit Montoni d’un air grave, où sont vos preuves ?

Nous ne croyons que ce que nous savons, répéta Verezzi, et nous ne savons rien de tout ce que Morano nous affirme. Montoni parut se remettre : Je suis prompt, mes amis, dit-il, quand il est question de mon honneur ; aucun homme n’en douteroit avec impunité.

Passez le verre, s’écria Montoni. Nous boirons à la signora Saint-Aubert, dit Cavigni. Avec votre permission, d’abord à la dame du château, reprit Bertolini. Montoni restoit muet. À la dame du château, dirent les hôtes, et Montoni fit un mouvement de tête pour y consentir.

Je suis surpris, signor, lui dit Bertolini, que vous ayez si long-temps négligé ce château ; c’est un bel édifice.

Il convient fort à nos desseins, répliqua Montoni. Vous ne savez pas, il me semble, par quel accident je le possède ?

Mais, dit Bertolini en souriant, c’est un très-heureux accident, et je voudrois qu’il m’en arrivât un semblable.

Montoni le regarda gravement. Si vous voulez m’écouter, ajouta-t-il, je vous raconterai cette histoire.

Les physionomies de Bertolini et de Verezzi exprimoient plus que de la curiosité. Cavigni, qui n’en manifestoit aucune, savoit probablement déjà l’histoire.

Il y a près de vingt ans, dit Montoni, que ce château est en ma possession. La dame qui le possédoit avec moi, n’étoit ma parente que de loin. Je suis le dernier de la famille : elle étoit belle et riche, je lui offris mes vœux ; elle en aimoit un autre, et son cœur me rejeta. Il est vraisemblable que celui qu’elle favorisoit la rejeta aussi elle-même. Une profonde et constante mélancolie s’empara d’elle, j’ai tout lieu de croire qu’elle-même abrégea ses jours. Je n’étois pas alors dans ce château : cet événement est rempli de singulières et de mystérieuses circonstances, et je vais vous les répéter.

Répétez-les, dit une voix.

Montoni se tut ; ses hôtes se regardèrent, et se demandèrent qui d’entre eux avoit parlé. Ils s’apperçurent que tous en faisoient la question. Montoni, se remettant enfin, dit : On nous écoute ; nous reprendrons une autre fois : passez le verre.

Les convives promenèrent leurs yeux autour de la salle.

Nous sommes seuls, dit Verezzi, je vous prie, signor, continuez.

N’entendez-vous pas quelque chose, dit Montoni ?

Il m’a semblé qu’oui, dit Bertolini.

Pure illusion, dit Verezzi en regardant encore ; nous ne sommes que nous. Je vous prie, signor, continuez.

Montoni fit une pause : il reprit d’une voix plus basse, et les convives se serrèrent pour l’entendre.

— Vous devez savoir, signors, que la signora Laurentini montroit depuis quelques mois, les symptômes d’un grand attachement, et même d’une imagination dérangée ; son humeur étoit inégale. Quelquefois elle s’enfonçoit dans une rêverie paisible : souvent c’étoient les transports d’un égarement frénétique. Un soir, dans le mois d’octobre, après un de ces accès, elle se retira seule dans sa chambre, et défendit qu’on ne l’interrompît. C’étoit la chambre au bout du corridor, et le théâtre de la scène d’hier ; de ce moment on ne la vit plus.

Comment ! on ne la vit plus, s’écria Bertolini ! Son corps ne se trouva pas dans la chambre ?

On ne trouva pas ses restes, s’écria tout le monde d’une voix unanime ?

Jamais, reprit Montoni.

Quelles raisons eut-on de supposer qu’elle se fût tuée, dit encore Bertolini ? Oui, quelles raisons, dit Verezzi ? Montoni lança à Verezzi un vif regard d’indignation. Pardonnez-moi, signor, ajouta Verezzi, je ne pensois pas que la dame fût votre parente, quand j’en parlois si légèrement.

Montoni reçut cette excuse.

— Je vous expliquerai bientôt cela, dit Montoni. Il faut d’abord que je vous rapporte un fait étrange. Cette conversation ne doit pas nous passer, signors. Écoutez ce que je vais vous dire.

— Écoutez, dit une voix.

Ils étoient tous dans le silence, et Montoni changea de couleur. Ceci n’est point une illusion, dis enfin Cavigni. — Non, dit Bertolini ; je viens de l’entendre moi-même.

— Ceci devient très-extraordinaire, dit Montoni, qui se leva tout-à-coup.

Tous les convives se levèrent en désordre.

On appela les domestiques, on fit d’exactes recherches, et l’on ne trouva personne. La surprise, la consternation augmentèrent. Montoni fut déconcerté. Quittons cette salle, dit-il, et le sujet de notre entretien ; il est trop sérieux. — Les hôtes étoient tous disposés à sortir de l’appartement ; mais ils prièrent Montoni de passer dans une autre chambre, et de le finir. Rien ne put l’y déterminer ; et malgré tous ses efforts pour paroître tranquille, il étoit visiblement très-agité.

— Comment, signor, dit Verezzi, seriez-vous superstitieux, vous qui riez si souvent de la crédulité des autres ?

— Je ne suis pas superstitieux, répliqua Montoni ; mais il faut connoître ce que cela veut dire. Il sortit à ces mots, et tout le monde se retira.