Les Mystères d’Udolphe/3/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 134-155).

CHAPITRE V.

Le lendemain matin, Emilie se rendit de bonne heure à l’appartement de madame Montoni ; elle avoit bien dormi, ses esprits s’étoient remis en même temps que ses forces, et sa résolution de résister à Montoni étoit combattue par ses craintes. Emilie, qui trembloit des conséquences, n’épargna rien pour redoubler les inquiétudes de sa tante.

Mais madame Montoni, comme on l’a déjà vu, aimoit par caractère à contredire, et quand des circonstances désagréables se présentoient à son esprit, elle cherchoit moins la vérité que des argumens pour combattre. Une longue habitude avoit tant confirmé cette disposition naturelle, qu’elle ne s’en appercevoit plus. Les représentations d’Emilie ne firent qu’éveiller son orgueil, au lieu de l’alarmer ou de la convaincre ; elle imaginoit de se soustraire à la nécessité d’obéir sur le point exigé. Si jamais elle pouvoit s’échapper du château, elle comptoit défier son époux, s’en faire séparer à jamais, et vivre dans l’aisance avec les biens qui lui restoient. Emilie partageoit son desir, mais ne s’abusoit point sur la difficulté du succès ; elle lui remontra l’impossibilité de franchir les portes, assurées et gardées comme elles l’étoient ; l’extrême danger de se confier à la discrétion d’un valet, qui pourroit la trahir à dessein ou par imprudence ; la vengeance de Montoni qui, s’il découvroit cette intention… Emilie desiroit, autant que madame Montoni, de recouvrer sa liberté et de retourner en France ; mais, attentive seulement à la sûreté de sa tante, elle lui conseilloit de céder, sans braver un nouvel outrage.

Cette lutte d’émotions contraires déchira le cœur de madame Montoni. Montoni entra tout-à-coup ; et sans parler de l’indisposition de sa femme, il déclara qu’il venoit lui rappeler combien vainement elle lui résisteroit. Il lui donnoit jusqu’au soir pour qu’elle consentît à sa demande, ou l’obligeât, par ses refus, à l’exiler dans la tour de l’orient ; et il ajouta qu’une réunion de cavaliers dîneroit ce même jour au château, qu’elle feroit les honneurs de la table, et qu’Emilie l’accompagneroit. Madame Montoni étoit au moment de s’y refuser, mais considérant que durant le repas, sa liberté, quoique restreinte, pourroit favoriser ses plans, elle consentit. Montoni sortit aussi-tôt. L’ordre qu’elle avoit reçu pénétroit Emilie et d’étonnement et de crainte ; elle frémissoit à la pensée de se voir exposée à de tels regards, et les paroles du comte Morano n’étoient pas faites pour calmer ses frayeurs. Il fallut se préparer à paroître au dîner ; elle s’habilla plus simplement encore qu’à l’ordinaire pour éviter qu’on la remarquât. Cette politique ne lui réussit pas, et quand elle retourna chez sa tante, Montoni lui reprocha ses airs de prude ; il lui prescrivit une parure très-brillante, et entre autres, les ornemens destinés pour son mariage avec le comte Morano. L’ajustement n’étoit pas fait à la mode vénitienne, mais à celle de Naples ; il développoit sa taille de la manière la plus avantageuse. Les beaux cheveux châtains d’Emilie, entremêlés de perles, devoient retomber en longues tresses sur son cou. Une simplicité du meilleur goût caractérisoit cette magnifique parure, et la beauté naturelle d’Emilie n’avoit jamais brillé de tant d’éclat. Sa seule espérance, en ce moment, étoit que Montoni projetoit moins quelque événement extraordinaire, que le triomphe de l’ostentation, en étalant aux yeux des étrangers les richesses de sa famille. Quand elle entra dans la salle, où un repas magnifique avoit été servi, Montoni et ses hôtes étoient déjà à table. Elle alloit se placer près de sa tante, mais Montoni lui fit signe de la main. Deux cavaliers se levèrent, et la firent asseoir entre eux.

Le plus âgé de ces deux hommes étoit très-grand ; il avoit des traits italiens fortement prononcés, le nez aquilin, les yeux creux et très-pénétrans ; ils sembloient de feu quand son ame étoit agitée, et même dans un état de repos ils gardoient quelque chose de l’emportement des passions. Son visage étoit maigre, alongé comme après un long jeûne.

L’autre, d’environ quarante ans, avoit des traits d’un autre genre. Son regard sournois paroissoit fin et subtil ; ses yeux, d’un gris noir, étoient petits et très-enfoncés ; sa figure presqu’ovale, irrégulière, et mal dessinée.

Huit autres personnages se trouvoient à la même table ; ils étoient tous en uniforme, et gardoient tous une expression plus ou moins forte, de férocité, d’astuce ou de libertinage. Emilie les regardoit avec timidité, se rappeloit la matinée de la veille, et se croyoit environnée de bandits. Le lieu de la scène étoit une salle antique et ténébreuse ; une seule fenêtre, haute et gothique, en éclairait l’immensité ; deux battans ouverts laissoient voir le rempart de l’ouest et les Apennins.

Le milieu de cette salle s’élevoit en dôme : la voûte s’appuyoit de trois côtés sur de lourds piliers de marbre ; de longues colonnades en partoient et s’étendoient dans l’ombre. Tous les pas des domestiques faisoient résonner les échos ; leurs figures, mal distinguées dans une sombre distance, alarmoient fort souvent l’imagination d’Emilie. Elle regardoit alternativement Montoni, ses hôtes et la salle ; elle se rappeloit sa terre natale, sa jolie maison, la simplicité, la bonté des amis qu’elle avoit perdus.

Elle observoit que Montoni gardoit avec ses hôtes un air d’autorité très-marqué. Il y avoit aussi quelque chose dans les manières des étrangers qui, sans être servile, annonçait une grande déférence.

Pendant le dîner, l’entretien ne roula que sur la guerre ou sur la politique ; on y parla de Venise, de ses dangers, du caractère du doge régnant, et des principaux, sénateurs. Quand le repas fut fini, les convives se levèrent, et chacun remplissant son verre, salua Montoni, but à ses exploits. Montoni portoit sa coupe à ses lèvres, quand soudain le vin écuma, s’enfuit par les bords, et brisa le vase en mille pièces.

Montoni se servoit ordinairement de cette espèce de verres de Venise, dont la propriété connue étoit de se briser en recevant une liqueur empoisonnée. Il soupçonna qu’un de ses hôtes avoit attenté à sa vie ; il fit fermer les portes, tira son épée, et lançant des regards enflammés sur l’assemblée qui restoit dans la stupeur, il s’écria : Il y a un traître ici ! que tous ceux qui sont innocens m’aident à trouver le coupable.

L’indignation s’empara de tous les cavaliers ; ils tirèrent tous l’épée. Madame Montoni vouloit fuir ; son mari lui commanda de rester ; mais ce qu’il ajouta ne fut point entendu, à cause du tumulte et des cris. Alors tous les domestiques se rendirent à son ordre, et déclarèrent leur ignorance. Cette protestation ne pouvoit être admise ; il étoit évident que la liqueur de Montoni avoit été seule empoisonnée ; il falloit bien que du moins le sommelier fût de connivence.

Cet homme, avec un autre, dont la physionomie trahissoit la conviction du crime ou la crainte du châtiment, fut chargé de chaînes par ordre de Montoni, et traîné dans une tour qui, autrefois, avoit servi de prison. Il eût traité de même tous ses hôtes, s’il n’eût redouté les conséquences d’une conduite si hardie : il se contenta de jurer que pas un seul ne sortiroit avant que cette étrange affaire fût éclaircie. Il ordonna durement à sa femme de se retirer dans son appartement, et souffrit qu’Emilie la suivît.

Une demi-heure après, il parut dans son cabinet ; Emilie frémit en voyant son maintien sombre, ses yeux ardens, ses lèvres tremblantes ; elle l’entendit annoncer à sa tante toutes les horreurs de la vengeance.

Il ne vous servira de rien, lui dit-il, de vous en tenir à la dénégation ; j’ai la preuve de votre crime : vous n’avez d’espoir de pardon que dans un aveu sans détour : votre complice a tout avoué.

Emilie, prête à succomber, fut ranimée par l’étonnement que lui causa cette accusation atroce. L’agitation de madame Montoni ne lui permettoit pas de parler ; sa figure passoit d’une pâleur livide à un rouge enflammé.

— Épargnez-moi les discours, dit Montoni qui la voyoit prête à parler ; votre contenance toute seule vous trahit : vous allez être conduite à la tour de l’orient.

— Cette accusation, dit madame Montoni, qui pouvoit à peine s’exprimer, est un prétexte pour votre cruauté ; je dédaigne d’y répondre.

— Signor, dit vivement Emilie, cette affreuse imputation est fausse, et j’ose en répondre sur ma vie. Oui, signor, ajouta-t-elle, en observant la vivacité de ses regards, ce n’est pas en ce moment que je dois rien ménager. J’ose le dire, on vous trompe, on vous trompe avec scélératesse ; on veut perdre ma tante.

— Si vous mettez quelque prix à la vie, taisez-vous.

Emilie, d’un air calme, leva les yeux au ciel, en disant : « Plus d’espérance ».

Il se retourna vers sa femme, qui, remise du premier mouvement, repoussoit ses soupçons avec autant de véhémence que d’aigreur. La rage de Montoni s’accroissoit ; Emilie frémissant des suites, se précipita entre eux ; elle embrassoit ses genoux en silence ; elle le regardoit avec l’expression la plus touchante ; Mais il ne fut touché ni de l’état de sa femme, ni des regards éloquens d’Emilie. Il ne la releva même pas ; il les menaçoit toutes deux, quand il fut appelé par un homme qui lui vouloit parler. Il ferma la porte ; Emilie entendit qu’il en prenoit la clef. Elle et madame Montoni se trouvoient prisonnières ; elle sentit que ses projets devenoient de plus en plus terribles.

Madame Montoni regardoit autour d’elle, et cherchent un moyen de s’échapper du château. Mais comment ? Elle savoit trop à quel point l’édifice étoit fort, avec quelle vigilance on le gardoit. Elle trembloit de commettre son sort au caprice d’un valet, dont il eût fallu mendier l’assistance.

Cependant le tumulte et la confusion ne cessoient point. Emilie écoutoit le murmure, qui se prolongeoit dans la galerie. Quelquefois elle croyoit entendre le choc des épées. La provocation de Montoni, son impétuosité, sa violence, lui faisoient supposer que les armes seulement pouvoient terminer cet horrible débat. Madame Montoni avoit épuisé tous les termes de l’indignation, Emilie toutes les expressions consolantes. Elles gardoient le silence, et goûtoient cette espèce de calme qui succède dans la nature au conflit des élémens.

Une terreur vague agitoit Emilie. Les circonstances dont elle venoit d’être témoin, la représentoient confusément à sa mémoire, et ses pensées se succédoient dans un désordre tumultueux.

Elle fut tirée de sa rêverie par une personne qui frappoit, et elle reconnut la voix d’Annette.

— Ma chère dame, ouvrez-moi ; j’ai beaucoup de choses à vous raconter, disoit tout bas la pauvre fille.

— La porte est fermée, reprit sa maîtresse.

— Oui, madame ; mais, de grâce, ouvrez-la.

— Le signor a la clef, dit madame Montoni.

— Ô vierge Marie ! s’écria Annette ; que deviendrons-nous ?

— Aidez-nous à sortir, dit sa maîtresse. Où est Ludovico ?

— Dans la salle en bas, avec les autres, madame. Il combat avec le plus fort.

— Il combat ! Et qui donc combat encore ? s’écria madame Montoni.

— Le signor, madame, et tous les signors, et bien d’autres.

— Y a-t-il quelqu’un de blessé, dit Emilie d’une voix tremblante ?

— Oui, mademoiselle. Il y en a qui sont à terre tout couvert de sang. Ô mon Dieu ! tâchez que je puisse entrer, madame ; les voilà qui viennent. Ils vont me tuer !

— Sauvez-vous, dit Emilie, sauvez-vous ; nous ne pouvons pas ouvrir la porte.

Annette répéta qu’ils venoient, et prit la fuite.

— Calmez-vous, madame, dit Emilie ; je vous en conjure, calmez-vous ; ils viennent peut-être nous délivrer. Le signor Montoni, peut-être, est… est… vaincu.

L’idée de sa mort la fit encore frissonner. Elle fut prête à s’évanouir.

— Ils viennent ! cria madame Montoni ; j’entends leurs pas.

Emilie leva ses yeux languissans vers la porte ; mais la terreur glaçoit sa voix. La clef tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit, et Montoni parut, suivi de trois de ses satellites. — Exécutez vos ordres, leur dit-il, montrant sa femme. — Elle fit un cri, et fut emportée à l’instant. Emilie, privée de ses sens, tomba sur un siège contre lequel elle se soutenoit. En reprenant ses esprits, elle se vit seule. Elle regarda l’appartement avec des yeux égarés. Elle sembloit interroger tout sur la destinée de sa tante ; ni son propre danger, ni l’idée de fuir de cette chambre, ne se présentèrent d’abord à elle.

Enfin elle se leva pour examiner, mais avec une foible espérance, si la porte étoit encore libre. Elle étoit ouverte. D’un pas timide elle avança dans la galerie. Elle s’arrêta bientôt, incertaine du chemin qu’elle prendroit. Son premier désir étoit d’obtenir quelques renseignemens sur le sort de madame Montoni. Elle descendit à la salle où les domestiques se rassembloient ordinairement. À mesure qu’elle avançoit, elle entendoit de loin des voix irritées : les visages qu’elle rencontroit, les figures qui se heurtoient dans ces nombreux passages, augmentoient encore son effroi. Enfin elle arriva dans la salle qu’elle cherchoit, mais cette salle étoit totalement déserte. Ne pouvant plus se soutenir, Emilie s’y reposa. Elle pensa qu’elle chercheroit inutilement madame Montoni dans le labyrinthe immense de ce château, qui sembloit assiégé de brigands. Elle eût voulu retourner chez elle : elle craignoit de rencontrer ces hommes effrayans.

Tout-à coup un murmure lointain interrompit ce morne silence ; il devint de plus en plus fort ; elle distingua des voix, et même des pas s’approchoient. Elle se leva pour sortir, mais on venoit par l’unique chemin qu’elle pût suivre ; elle prit le parti d’attendre que ces gens fussent entrés dans la salle. On poussoit quelques gémissemens ; elle vit un homme que quatre autres portoient : les forces lui manquèrent à cet affreux spectacle. Les porteurs entrèrent dans la salle, trop occupés pour retenir, ou même pour remarquer Emilie. Elle voulut s’échapper, mais épuisée de foiblesse, elle se remit sur un des bancs. Elle ne pouvoit porter ses regards, ni sur l’objet malheureux qu’on avoit mis près d’elle, ni sur les hommes qui l’entouroient, et qui ne l’avoient pas apperçue.

Elle remonta chez elle aussi vîte qu’elle le put, en prenant des détours obscurs et multipliés.

Elle s’assit auprès de la fenêtre ; elle écoutoit attentivement et regardoit sur le rempart, et tout néanmoins étoit désert et paisible.

Son intérêt pour madame Montoni devenoit toujours plus puissant ; elle se rappeloit que Montoni l’avoit menacée fièrement d’être enfermée dans la tour de l’est ; il étoit possible qu’une telle punition eût satisfait la vengeance de son époux. Elle résolut, quand la nuit seroit venue, de chercher un chemin vers la tour. Elle savoit, à la vérité, qu’elle ne pourroit secourir efficacement sa tante ; mais ce seroit toujours une consolation pour elle dans sa triste prison, que d’entendre la voix de sa nièce.

Les heures passèrent ainsi dans la solitude et le silence. Aucun message, aucun bruit : il lui sembla que Montoni l’avoit totalement oubliée.

Le soleil cependant disparut derrière les montagnes ; ses rayons étincelans s’évanouirent sur les nuages ; un pourpre sombre et foncé brunit graduellement l’atmosphère, et déroba le paysage… Bientôt après les sentinelles se placèrent, et la veille de nuit commença.

L’obscurité de la chambre ramena l’effroi dans les sens d’Emilie. Penchée sur la fenêtre, mille images différentes assaillirent son esprit. Eh quoi ! se disoit-elle, si quelqu’un de ces brigands, au milieu des ténèbres de la nuit, s’introduisoit dans ma chambre ! Puis se rappelant l’habitant mystérieux de la chambre voisine, sa terreur eut un autre objet. Ce n’est pas un prisonnier, disoit-elle, quoiqu’il reste caché dans cet appartement ; ce n’est pas Montoni qui ferme sa porte en le quittant, c’est l’inconnu qui lui-même a pris ce soin.

Au reste, elle réfléchit qu’il étoit peu probable que la personne, quelle qu’elle fût, eût intérêt à la troubler ; mais elle se rappela combien la chambre du voile, où s’étoit offert à ses yeux un si terrible spectacle, étoit voisine de son appartement ; elle soupçonnoit même que la porte de l’escalier devoit communiquer en ce lieu.

Le voile de la nuit étoit étendu ; Emilie quitta la fenêtre. Assise près de la cheminée, elle apperçut une mourante étincelle qui brilloit, disparoissoit, et se montroit encore ; à force de soins elle rapprocha quelques charbons, obtint une légère flamme, alluma la lampe, et sentit un bonheur dont sa situation peut seule faire concevoir l’idée. Son premier soin fut de contenir la porte de l’escalier ; elle y rangea tous les meubles qu’elle put déplacer.

Ce travail l’occupa jusqu’à minuit ; elle compta douze fois les frappemens sourds de la grosse cloche du rempart. On n’entendoit que le bruit et la marche du factionnaire qui relevoit son camarade. Elle ouvrit la porte doucement, examina le corridor, écouta si personne ne bougeoit ; le calme étoit absolu. À peine eut-elle quitté sa chambre qu’elle apperçut une foible lueur sur les murailles de la galerie ; sans rechercher d’où cela pouvoit venir, elle recula bien vite et referma la porte. Personne ne la suivit ; elle conjectura que Montoni faisoit à l’inconnu sa visite nocturne ordinaire. Elle résolut d’attendre jusqu’à ce qu’il fût retiré dans son appartement.

L’horloge sonna, Emilie entr’ouvrit la porte, et ne voyant personne, elle se glissa dans un passage qui conduisoit à l’escalier du sud. Elle pensa que de ce point elle trouveroit plus facilement la tour. Elle s’arrêtoit souvent ; elle écoutoit avec effroi les murmures du vent qui siffloit ; elle regardoit de loin à travers l’obscurité des longs détours. Elle atteignit enfin l’escalier qu’elle cherchoit. Deux passages s’offrirent à ses yeux : lequel choisir ? Celui qu’elle prit donnoit dans une large galerie. Elle se hâta de la traverser. La solitude de ce lieu la glaçoit ; elle tressailloit à l’écho de ses pas.

Soudain elle crut entendre une voix ; craignant également d’avancer ou de retourner, pendant quelques momens elle resta dans la même attitude, presque sans forces, osant à peine lever les yeux. Il lui sembla que la voix proféroit des plaintes ; et cette idée fut confirmée par un long gémissement. Elle imagina que c’étoit peut-être madame Montoni, et s’avança jusqu’à la porte. Néanmoins avant que de parler, elle trembloit de se confier à quelque étranger indiscret qui la découvriroit à Montoni. La personne, quelle qu’elle fût, paroissoit dans l’affliction ; mais elle pouvoit n’être pas prisonnière.

Pendant qu’elle hésitoit, la voix se fit entendre encore ; elle appela Ludovico. Emilie reconnut Annette, et dans sa joie s’approcha pour répondre.

— Ludovico ! crioit Annette en sanglotant ; Ludovico !

— C’est moi, dit Emilie en essayant d’ouvrir la porte. Eh ! comment êtes-vous là ? qui vous a renfermée ?

— Ludovico ! disoit Annette ; Ludovico !

— Ce n’est pas Ludovico ; c’est moi, c’est Emilie.

Annette cessa de sangloter, et ne dit plus rien.

— Si vous pouvez ouvrir la porte, j’entrerai, dit Emilie : vous n’avez rien à redouter.

— Ludovico ! ô Ludovico ! crioit Annette.

Emilie perdit patience ; et craignant qu’on ne l’entendît, elle fut prête à quitter la porte ; mais elle considéra qu’Annette pourroit avoir su quelque chose touchant madame Montoni, que du moins elle pourroit indiquer le chemin de la tour. Elle en obtint à la fin une réponse, mais peu satisfaisante. Annette ne savoit rien sur madame Montoni, et conjuroit uniquement Emilie de lui dire ce qu’étoit devenu Ludovico, Emilie l’ignoroit, et demandoit toujours comment Annette se trouvoit enfermée.

— C’est Ludovico, lui dit la pauvre fille, qui m’a mise ici. Après m’être sauvée du cabinet de madame, je courais sans savoir où. Dans cette galerie j’ai rencontré Ludovico. Il m’a confinée dans cette chambre, dont il a pris la clef, et tout cela, dit-il, pour qu’il ne m’arrivât pas de mal. Mais il étoit lui-même dans une telle frayeur, qu’à peine il m’a dit six paroles. Il m’a promis qu’il reviendroit, et qu’il me mettroit dehors lorsque tout seroit calmé. Il a la clef. Il est si tard. Je ne l’ai pas vu, et je n’en ai pas entendu parler. Ils l’auront tué.

Emilie tant à coup se rappela cette personne blessée qu’elle avoit vu apporter dans la salle. Elle ne douta pas que ce ne fût Ludovico ; mais elle n’en dit rien. Impatiente d’apprendre quelque chose sur sa tante, elle demanda le chemin de la tour.

— Oh ! n’y allez pas, mademoiselle ; pour l’amour de Dieu, ne me laissez pas là toute seule.

— Mais, Annette, reprit Emilie, vous ne pensez pas que je passerois la nuit dans cette galerie. Dites-moi le chemin de la tour. Demain matin je m’occuperai de votre délivrance.

— Vierge Marie ! dit Annette, resterai-je ici toute la nuit ? Je perdrai la tête de frayeur. Je mourrai de faim : je n’ai rien mangé depuis le dîné.

Emilie put à peine s’empêcher de sourire de tous les genres de chagrins d’Annette. Enfin elle en obtint une sorte de direction vers la tour de l’est. Après plusieurs recherches et beaucoup d’embarras, elle atteignit les escaliers de la tour, et s’arrêta au pied pour fortifier tout son courage par le sentiment de son devoir. Pendant qu’elle examinoit ce lieu d’effroi, elle apperçut une porte à l’opposé de l’escalier. Incertaine si cette porte la conduiroit jusqu’à madame Montoni, elle essaya d’en tirer les verroux. Un air plus frais vint frapper son visage. Cette porte donnoit sur le rempart de l’est, et le vent, quand elle ouvrit, éteignit presque sa lumière. Elle tourna ses regards sur la terrasse obscure, et distingua difficilement les murailles et quelques tours. Les nuages agités par les vents sembloient se mêler aux étoiles, et redoubler les ombres de la nuit. Elle referma promptement la porte, prit sa lampe et monta.

L’image de sa tante poignardée peut-être de la main de Montoni vint épouvanter son esprit. Elle trembla, retint ses soupirs, et se repentit d’avoir osé venir en ce lieu. Son devoir triomphant de sa terreur, elle continua d’avancer. Tout étoit calme. À la fin, une trace de sang, sur l’escalier, frappa ses yeux ; elle s’apperçut au même instant que la muraille et toutes les marches en étoient teintes. Elle s’arrêta, fit un effort pour se soutenir, et sa tremblante main laissa presque échapper la lampe. Elle n’entendoit rien ; aucun être vivant ne sembloit habiter cette tour. Mille fois elle eût désiré n’être pas sortie de sa chambre ; elle craignoit d’en savoir davantage ; elle craignoit de trouver quelque spectacle horrible ; et néanmoins, si près du terme, elle ne pouvoit se résoudre à perdre ses efforts. Elle reprit courage, et parvenue jusqu’au milieu de la tour, elle vit une autre porte, et l’ouvrit. Les foibles rayons de sa lampe ne lui montrèrent que des murailles humides et nues. En examinant cette chambre, dans l’effroyable attente d’y découvrir les restes de l’infortunée madame Montoni, elle apperçut à terre quelque chose dans un coin obscur. Frappée subitement d’une conviction horrible, elle devint un instant immobile et presque insensible. Animée d’une sorte de désespoir, elle s’avança près de l’objet qui causoit sa terreur ; c’étoit quelques vetemens. Elle reconnut un vieil uniforme de soldat, sous lequel étoient entassées des armes. Elle n’osoit presque pas s’en fier à ses regards ; elle considéra quelque temps le sujet de sa vive alarme, et sortit de sa chambre. Elle alloit descendre de la tour sans pousser plus loin sa recherche. En se retournant dans ce dessein, elle apperçut sur les degrés du second étage une nouvelle trace de sang ; elle remonta. À mesure qu’elle avançoit, le sang devenoit plus visible.

Il la conduisit à une porte qui terminoit l’escalier. Emilie ne pouvoit plus marcher. Si près de la dernière certitude, elle redoutait de l’acquérir ; elle le redoutoit plus que jamais, et n’avoit de force, ni pour parler, ni pour tenter d’ouvrir.

Elle mit enfin sa main sur la serrure, elle la trouva fermée. Elle appela madame Montoni, et un silence glacé succéda seul à sa voix.

Elle est morte, s’écria-t-elle ; elle est tuée ; son sang rougit les degrés.

Emilie perdit toute sa force, posa sa lampe, et s’assit sur une marche.

— Lorsque les idées lui revinrent, elle appela encore. Après d’inutiles efforts pour ouvrir, elle descendit de la tour, et revint à son appartement à pas précipités.

En rentrant dans son corridor, elle apperçut Montoni. Emilie, plus que jamais effrayée, se rejeta dans un détour pour l’éviter. Elle l’entendit fermer une porte, et la même qu’elle avoit remarquée. Elle écouta ses pas qui s’éloignoient ; et quand l’extrême distance ne lui permit plus de les distinguer, elle se glissa chez elle, et se mit dans son lit en conservant sa lampe.

Les teintes grises du matin avoient depuis long-temps éclairci l’horizon, et les yeux d’Emilie n’avoient pu céder au sommeil ; mais à la fin, la nature épuisée donna quelques momens de relâche à ses peines.