Les Mystères d’Udolphe/4/1

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 14-24).

TOME IV.


CHAPITRE PREMIER.

Les forces et les esprits d’Emilie se rafraîchirent par le sommeil. En se réveillant, elle vit avec surprise Annette endormie sur un fauteuil près d’elle, et s’efforça de se rappeler les circonstances de la soirée, qui étoient tellement sorties de sa mémoire, qu’il ne paroissoit pas en rester aucune trace ; elle fixoit encore sur Annette des yeux surpris, quand cette dernière s’éveilla.

— Oh ! ma chère demoiselle ! me reconnoissez-vous ? s’écria-t-elle.

— Si je vous reconnais ! Assurément, dit Emilie : vous êtes Annette ; mais comment donc êtes-vous ici ?

— Oh ! vous avez été bien mal, mademoiselle, bien mal, en vérité ; et j’ai cru…

— C’est singulier, dit Emilie, essayant de se rappeler le passé ; mais je crois me souvenir qu’un songe pénible a fatigué mon imagination. Grand Dieu ! ajouta-t-elle, en tressaillant soudain, certainement, ce n’étoit qu’un songe.

Elle fixa alors un regard d’effroi sur Annette qui, voulant la tranquilliser, lui répondit : Ce n’étoit pas un songe ; mais tout, est fini maintenant.

— Elle est donc tuée ? dit Emilie d’une voix concentrée et tremblante. Annette fit un cri : elle ignoroit la circonstance que se rappeloit Emilie, et attribuoit son mouvement à un accès de délire. Quand Annette eut bien expliqué ce qu’elle avoit voulu dire, Emilie se rappela la tentative qu’on avoit faite pour l’enlever, et demanda si l’auteur du projet avoit été découvert. Annette répondit que non, quoiqu’on pût le deviner, et dit à Emilie qu’elle lui devoit sa délivrance. Emilie s’efforcant de commander à l’émotion où le souvenir de sa tante l’avoit mise, parut écouter Annette avec colère, et dans la vérité, elle entendit à peine un seul mot de ce qu’elle lui disoit.

Et ainsi, mademoiselle, continua Annette, j’étois déterminée à être plus fine que Bernardin qui n’avoit pas voulu me confier son secret, et je voulois le découvrir moi-même. Je vous veillois sur la terrasse, et aussitôt qu’il eut ouvert la porte du bout, je sortis du château pour essayer de vous suivre ; car, disois-je, je suis bien sûre qu’on ne projette rien de bien avec un tel mystère. Ainsi, bien assurée qu’il n’avoit pas verrouillé la porte après lui, je l’ouvris, et vis à la lueur de la torche quel chemin il vous faisoit prendre ; je suivis de loin à l’aide de la clarté, jusqu’au moment où vous parvîntes sous les voûtes de la chapelle. Quand on fut là, j’eus peur d’aller plus loin, j’avois entendu d’étranges choses au sujet de cette chapelle ; mais aussi j’avois peur de m’en retourner toute seule. Ainsi, pendant le temps que Bernardin arrangea son flambeau, je me décidai à vous suivre, et je le fis jusqu’à la grande cour. Là j’eus peur qu’il ne me vît, je m’arrêtai contre la porte, et quand vous fûtes dans l’escalier, je me glissai bien doucement. À peine étois-je sous la porte, que j’entendis des pieds de chevaux en dehors et des hommes qui juroient : ils juroient contre Bernardin qui ne vous amenoit pas assez vite ; mais là je fus presque surprise : Bernardin descendit, et j’eus à peine le temps de m’ôter de son chemin : j’en avois assez entendu, je me décidai à l’attraper moi-même, et à vous sauver aussi, mademoiselle ; car je ne doutois pas que ce projet ne vînt encore du comte Morano, quoiqu’il fût reparti. Je courus au château, et ce ne fut pas sans peine que je retrouvai mon chemin dans le passage sous la chapelle. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que j’oubliai alors tous les revenans dont on m’avoit parlé, et pourtant, pour le monde entier, je n’y retournerois sûrement pas. Heureusement, monsieur et le signor Cavigni étoient levés ; nous avons eu bientôt du monde sur nos talons, et nous avons fait peur à ce Bernardin et à tous les brigands.

Annette avoit cessé de parler, et Emilie paroissoit écouter encore. À la fin, elle dit tout à coup : — Je pense qu’il faut que j’aille le trouver moi-même : où est-il ?

Annette demanda de qui elle parloit.

— Le signor Montoni, reprit-elle, je voudrois lui parler. Annette se rappelant alors l’ordre qu’elle avoit reçu la veille, se leva aussitôt, et lui dit qu’elle se chargeoit de l’aller chercher.

Les soupçons de cette honnête fille sur le comte Morano étoient parfaitement justes ; Emilie n’en avoit aussi que sur lui ; et Montoni qui n’en formoit pas un seul doute, commença même à présumer que le poison mêlé avec son vin, y avoit été mis par ordre de Morano.

Les protestations de repentir que Morano avoit faites à Emilie pendant l’angoisse de sa blessure, étoient sincères au moment qu’il les faisoit ; mais il s’étoit mépris lui-même. Il avoit cru condamner ses cruels projets, et s’affligeoit seulement de leurs pénibles résultats ; quand sa souffrance fut appaisée, ses premières vues se ranimèrent, et quand il fut complètement rétabli, il se trouva encore disposé à tout entreprendre. Le portier du château, le même dont il s’étoit déjà servi, accepta volontiers un second présent, et quand il eut concerté l’enlèvement d’Emilie, le comte quitta ouvertement le hameau qu’il avoit habité, et se retira avec ses gens à quelques milles de distance. Le bavardage inconsidéré d’Annette ayant fourni à Bernardin un moyen presque sûr de tromper Emilie, le comte, pendant la nuit convenue, renvoya tous ses serviteurs au château, et resta lui-même dans le hameau pour y attendre Emilie, qu’il se proposoit de conduire à Venise. On a déjà vu comment il avoit échoué dans ce projet ; mais les violentes et diverses passions dont fut agitée l’âme jalouse de cet Italien, ne se peuvent exprimer.

Annette fit son rapport à Montoni, et lui demanda pour Emilie la permission de l’entretenir : il répondit qu’il se rendroit dans une heure au salon de cèdre ; c’étoit sur le sujet qui oppressoit son cœur, qu’Emilie vouloit lui parler. Elle ne savoit pourtant pas bien quel bon effet elle en devoit attendre, et frémissoit d’horreur à la seule idée de sa présence ; elle désiroit aussi solliciter une grâce, qu’à peine elle osoit espérer, celle de retourner dans sa patrie, puisque sa tante n’étoit plus.

Comme le moment de l’entrevue approchoit, son agitation augmenta à tel point, qu’elle se décida presqu’à s’excuser sous un prétexte d’indisposition. Quand elle considéroit ce qu’elle avoit à dire, soit à l’égard d’elle-même, ou relativement à madame Montoni, elle étoit sans espoir sur le succès de sa demande, et dans l’effroi des vengeances qu’elle pourroit s’attirer : cependant prétendre ignorer cette mort, c’étoit en quelque sorte en partager le crime ; cet événement d’ailleurs étoit le seul fondement sur lequel Emilie pût appuyer la demande de sa retraite.

Pendant qu’elle réfléchissoit à toutes ces idées, Montoni lui fit dire qu’il ne pourroit la voir que le lendemain : Emilie se crut soulagée d’un poids insupportable. Annette lui dit que les chevaliers retournoient sans doute à la guerre : la cour étoit remplie de chevaux, et elle avoit appris que le reste de la troupe qui étoit déjà en campagne, étoit attendu au château. J’ai entendu, ajouta-t-elle, un des soldats dire à son camarade, que certainement ils apporteraient une bonne dose de butin. Or, je vous demande si monsieur peut, en sûreté de conscience, envoyer son monde au pillage ; après tout, ce n’est pas mon affaire : tout ce que je désire, c’est de me voir saine et sauve hors de ce château. Si ce n’avoit été pour l’amour de ce pauvre Ludovico, j’aurois laissé le comte Morano nous emmener bien loin toutes deux ; et ç’auroit été, mademoiselle, vous rendre un grand service aussi bien qu’à moi-même.

Annette auroit parlé des heures, sans qu’Emilie essayât de l’interrompre. Elle gardoit le silence, ensevelie dans sa rêverie ; elle passa la journée dans cette espèce de calme et d’immobilité, trop souvent le résultat de l’accablement et des souffrances.

Quand la nuit revint, Emilie se rappela, la musique mystérieuse qu’elle avoit déjà entendue ; elle y prenoit encore une espèce d’intérêt, et espéroit sentir quelque soulagement de sa douceur. L’influence de la superstition devenoit chaque jour plus active sur son esprit affaibli par la douleur ; elle congédia Annette, et se détermina à attendre seule. Il étoit encore loin de l’heure où la musique s’étoit fait entendre, et dans le désir de distraire ses pensées et d’oublier un sujet d’affliction, Emilie choisit un des livres qu’elle avoit apportés de France ; mais son esprit, inquiet et agité, ne pouvoit soutenir l’application. Elle alla mille fois à la fenêtre pour écouter les sons qu’elle attendoit ; elle crut un moment avoir entendu une voix, mais tout resta tranquille, et elle se crut trompée par son imagination.

Ainsi passa le temps jusqu’à minuit. À ce moment, tous les bruits éloignés qui murmuraient dans l’enceinte du château, s’assoupirent presqu’à la fois, et le sommeil sembla régner partout. Emilie se mit à la fenêtre, et fut tirée de sa rêverie par des sons fort extraordinaires ; ce n’étoit pas une harmonie, mais les murmures, secrets d’une personne désolée. En écoutant, le cœur lui manqua de terreur, et elle demeura convaincue que les premiers accords n’avoient été qu’imaginaires. Par intervalles elle entendoit de foibles lamentations, et cherchoit à découvrir d’où elles venoient. Il y avoit au-dessous d’elle un grand nombre de chambres fermées depuis long-temps, et il étoit probable que le bruit en devoit sortir. Elle se pencha sur la fenêtre pour découvrir quelque lumière : les chambres, autant qu’elle en pouvoit juger, étoient dans les ténèbres ; mais à peu de distance, sur le rempart, elle crut apercevoir quelque chose en mouvement.

Le foible éclat que donnoient les étoiles ne lui permettoit pas de distinguer précisément : elle jugea que c’étoit une sentinelle de garde, et mit de côté la lumière pour observer avec loisir, sans être elle-même remarquée.

Le même objet reparut ; il se glissa tout le long du rempart, et se trouva près de sa fenêtre. Elle reconnut une figure humaine ; mais le silence avec lequel elle s’avançoit, lui fit penser que ce n’étoit pas une sentinelle. On approcha, Emilie hésitoit ; une vive curiosité l’engageoit à rester ; une crainte qu’elle ne pouvoit pas expliquer, l’avertissoit de se retirer.

Pendant cette irrésolution, la figure se plaça en face, et y resta sans mouvement. Tout étoit en repos ; ce silence profond, cette figure mystérieuse la frappèrent tellement, qu’elle alloit quitter sa fenêtre, lorsqu’elle vit la figure se glisser le long du parapet, et s’évanouir enfin dans l’obscurité de la nuit. Emilie rêva quelque temps, et rentra dans sa chambre occupée de cette étrange circonstance : elle ne doutoit presque pas qu’elle n’eût vu une apparition surnaturelle.

Lorsqu’elle fut plus tranquille, elle chercha quelqu’autre explication ; elle se rappela ce qu’elle avoit appris des entreprises audacieuses de Montoni. Il lui vint à l’idée qu’elle avoit vu un des infortunés pillés par les bandits et devenu leur captif, et que la musique étoit de lui. Néanmoins, si on l’eût pillé, il n’étoit pas probable qu’on l’eût enfermé au château : les bandits ont plutôt l’usage de tuer ceux qu’ils dépouillent, que de les faire prisonniers ; mais, ce qui surtout détruisoit cette supposition, c’est qu’un prisonnier certainement ne se seroit pas ainsi promené sans garde. Cette réflexion lui fit abandonner sa conjecture.

Elle crut ensuite que le comte Morano avoit trouvé moyen de s’introduire dans ce château ; mais les difficultés, les dangers d’une telle entreprise, se présentèrent bientôt à elle. Si d’ailleurs il eût réussi jusque-là, se seroit-il contenté de se tenir à minuit en silence sous sa fenêtre, puisqu’il avoit connu l’escalier dérobé ? et il n’eût pas sans doute poussé les gémissemens plaintifs qu’elle avoit entendus.

Elle pensa ensuite que c’étoit une personne qui vouloit s’emparer du château ; mais ses tristes soupirs détruisoient cette nouvelle idée. Ces recherches ne servoient donc qu’à redoubler sa perplexité. Elle n’avoit aucun moyen de savoir qui pouvoit à cette heure exhaler sa douleur en des accens aussi plaintifs, dans des sons aussi doux. Elle croyoit toujours que l’harmonie et cette apparition avoient ensemble une liaison intime. Son imagination reprit bientôt ses droits, et la superstition se réveilla dans toute sa force.

Elle se détermina à veiller toute la nuit suivante, pour s’éclaircir, s’il étoit possible. Elle se résolut presqu’à interroger la figure, si elle se montroit de nouveau.