Les Mystères d’Udolphe/4/5

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 89-138).

CHAPITRE V.

Emilie, dans la matinée, fut délivrée des craintes qu’elle avoit conçues pour Annette. Elle la vit entrer de bonne heure.

— Il s’est fait de belles choses au château la nuit derrière ! mademoiselle, lui dit-elle en entrant ; il s’est fait de belles choses ! N’avez-vous pas été effrayée de ne me point voir ?

— J’ai été alarmée pour votre compte et pour le mien, répliqua Emilie. Qui donc vous a retenue ?

— Oui, je le disois bien ; je le lui ai dit, mais il n’a pas voulu. Ce n’a pas été ma faute, mademoiselle, je ne pouvois pas sortir ; ce fripon de Ludovico m’avoit encore enfermée.

— Enfermée ! dit Emilie avec déplaisir : pourquoi permettez-vous que Ludovico vous enferme ?

— Grands saints, s’écria Annette, et comment puis-je l’empêcher ? quand il ferme ma porte, et qu’il en emporte la clef, comment puis-je sortir, à moins que ce ne soit par la fenêtre ? Je ne craindrois pas beaucoup cet expédient, si les fenêtres n’étoient pas si hautes ; mais on auroit de la peine à y grimper du dedans, et je suppose qu’on se romproit le cou en tombant par-dehors. Vous savez, je l’imagine, mademoiselle, quel bacchanal on a fait toute la nuit ; vous l’avez sûrement entendu ?

— Se querelloient-ils encore ? dit Emilie.

— Non, mademoiselle, ils ne se battoient pas, mais cela valoit autant. Il n’y avoir pas, je crois, un seul des signors qui ne fût ivre, et pas une des dames qui ne le fût aussi. Je pensois bien, quand je les vis entrer, que leurs belles étoffes, leurs beaux voiles (car, mademoiselle, leurs voiles étoient brodés d’argent, et bien brodés) ; je pensois bien que tout cela ne pronostiquoit rien de bon ; je devinois bien ce que c’étoit !

— Grand dieu ! s’écria Emilie, que deviendrai-je ?

— Ah ! mademoiselle ; Ludovico en disoit autant de moi. — Grand dieu ! dit-il, Annette, que va-t-il vous arriver en courant dans le château, au milieu de ces signors ivres ?

— Oh ! dis-je, quant à cela, je n’ai affaire que chez mademoiselle. Je prends, vous savez, le long du passage voûté, à travers la grande salle, le grand escalier, la galerie du nord, l’aile occidentale du château, et je suis au corridor en une minute. — Est-ce comme cela dit-il ; et que va-t-il vous arriver, si vous trouvez en route un de ces nobles cavaliers ? — Eh bien ! lui dis-je, si vous croyez qu’il y ait quelque danger, venez avec moi, et gardez-moi. Je n’aurai pas peur quand vous serez là. — Quoi ! dit il, à peine guéri d’une blessure, j’irois risquer d’en gagner une seconde ! si un de ces cavaliers nous rencontre, il y aura bataille certainement. — Non, non, dis-je, j’abrégerai le passage voûté, l’escalier de marbre, la galerie du nord et l’aile occidentale. Vous resterez ici, Annette ; vous n’en sortirez pas de la nuit ; ainsi, avec cela, je dis…

— Bon, bon ! reprit Emilie impatiemment, et pressée de faire d’autres questions, il vous a enfermée !

— Oui, mademoiselle, malgré tout ce que j’ai pu dire, il nous a retenues, Catherine et moi, toute la nuit. Peu de minutes après, je n’en fus pas si fâchée ; le signor Verezzi entra dans le passage, beuglant comme un taureau et tout à fait hors de sens. Il prit la chambre de Ludovico pour celle du vieux Carlo ; il demandoit du vin, parce que tous les brocs étoient déjà à sec, et qu’il se mouroit de soif. Nous nous tenions tranquilles pour qu’il pensât qu’il n’y avoit personne ; mais le signor étoit aussi fin que nous, il appeloit à la porte. — Sortez, mon vieux brave, disoit-il ; il n’y a point d’ennemis, ne vous cachez pas. Sortez, valeureux intendant ! Le vieux Carlo alors ouvrit la porte, et sortit avec un flacon. Le signor, à ce moment, devint aussi doux qu’il pouvoit l’être, et le suivit comme un chien suit le boucher qui porte de la viande. Je vis tout cela par la serrure.

— Eh bien ! Annette, disoit en riant Ludovico, voulez-vous qu’on vous laisse aller ? Oh ! non, disois-je, je ne le veux pas.

— J’ai d’autres questions à vous faire, dit Emilie fatiguée de cette histoire. Sauriez-vous, par hasard, s’il est des prisonniers dans le château, et s’ils sont enfermés dans cette partie du bâtiment ?

— Je n’étois pas en bas, mademoiselle, dit Annette, quand la première troupe revint de la course, et la dernière n’est pas encore de retour ; ainsi j’ignore s’il y a des prisonniers : mais on l’attend ce soir ou demain, et alors je le saurai peut-être.

— Emilie s’informa si les domestiques avoient parlé de prisonniers.

— Ah ! mademoiselle, dit Annette assez finement ; maintenant je l’ose dire, vous pensez à M. Valancourt. Vous croyez qu’il est venu avec les troupes qu’on dit arrivées de France, pour faire la guerre à ce pays-ci. Vous croyez qu’il a rencontré de nos gens, et qu’ils l’auront fait prisonnier. Oh ! seigneur, que je serois contente si c’étoit vrai !

— Vous en seriez contente ? dit Emilie avec un accent de tristesse et de reproche.

— Oui, mademoiselle, soyez-en sûre, reprit Annette ; et ne seriez-vous pas contente de voir M. Valancourt ? Je ne connois pas un chevalier que j’aime davantage ; j’ai vraiment pour lui une très-grande considération.

— On n’en sauroit douter, dit Emilie ; vous désirez le voir prisonnier.

— Non pas de le voir prisonnier, mademoiselle ; mais vous savez qu’on doit être bien aise de le voir. L’autre nuit, pas plus tard, je rêvois ; je rêvois que je le voyois dans un carrosse à six chevaux, qui tournoit dans la cour du château… il avoit un habit brodé et une épée, comme un seigneur qu’il est.

— Emilie ne put s’empêcher de sourire aux idées d’Annette sur Valancourt, et lui demanda encore si elle avoit entendu les domestiques parler entr’eux de prisonniers.

— Non, mademoiselle, répliqua-t-elle, jamais. Dernièrement ils n’ont fait que parler d’une apparition qui s’est promenée toute la nuit sur les remparts, et qui a effrayé les sentinelles jusqu’à les faire tomber en syncope ; ce fut d’abord comme une langue de feu : ils perdirent connoissance, et en la reprenant, ils n’aperçurent plus rien que les vieilles murailles du château. Ils se traînèrent les uns les autres de leur mieux. Vous ne vouliez pas me croire, mademoiselle, quand je vous montrais le canon même où ce prodige se faisoit voir !

— Êtes-vous donc assez simple, Annette ! dit Emilie qui sourit d’une exagération si curieuse, êtes-vous donc assez simple, pour croire à toutes ces histoires !

— Les croire ! mademoiselle ; le monde entier ne sauroit m’en désabuser. Roberto, Sébastien, une demi-douzaine d’entr’eux, pour le moins, s’en sont évanouis de peur, et il n’y auroit pas de raisons pour cela ! Je dis qu’il n’y auroit pas de raisons ! Lorsque l’ennemi viendra, me disois-je, quelle mine feront-ils tous, s’ils tombent en syncope par bandes ? L’ennemi sera peut-être moins civil que le fantôme : il ne s’amusera pas à se promener, et à leur laisser le temps de se remettre ; mais il tombera dessus à grands coups ; et ils ne se relèveront que morts. Non, disois-je, non ; il y a une cause à toute chose. J’aurois pu m’évanouir, moi ; mais ce n’est pas une règle pour eux. Aussi n’est-ce pas mon affaire que d’avoir l’air refrogné, et de combattre à la bataille.

Emilie s’efforça de raisonner avec la trop crédule Annette, quoiqu’elle-même ne se sentît pas entièrement calme ; Annette lui répondit seulement : — Oui, mademoiselle, vous ne croyez rien, et vous êtes presque aussi mécréante que monsieur lui-même, qui s’est mis dans une grande colère quand on lui a dit ce qui s’étoit passé. Il a juré que le premier qui répéterait une pareille extravagance, il le feroit jeter dans le cachot sous la tour de l’orient ; c’est une rude punition, pour avoir dit seulement ce qu’il nomme une extravagance. Mais j’ose dire qu’il a d’autres raisons que vous n’en avez, mademoiselle, pour se servir de ce terme-là.

Emilie parut mécontente, et ne répondit rien. Pendant qu’elle réfléchis soit à cette apparition qui l’avoit si fort alarmée, elle se ressouvint que la figure s’étoit placée devant la fenêtre ; elle fut tentée de croire que c’étoit Valancourt qu’elle pouvoit avoir vu ; cependant, si c’étoit lui, comment ne lui parloit-il pas quand il avoit occasion de le faire ? S’il étoit prisonnier, puisqu’il ne pouvoit habiter au château qu’en cette qualité, comment auroit-il pu errer sur le rempart ? Elle ne pouvoit entièrement décider si le musicien et la figure n’étoient qu’un, et dans ce même cas, si c’étoit Valancourt ; elle pria toutefois Annette de s’informer avec grand soin si le château contenoit des prisonniers, et de tâcher d’en savoir les noms.

— Ah ! ma chère demoiselle, dit Annette, j’oubliois de vous dire ce que j’ai appris relativement à ces prétendues dames qui sont arrivées à Udolphe. C’est la signora Livona que monsieur amena chez madame, à Venise : elle est à présent sa maîtresse, et alors c’étoit, j’ose le dire, à peu près la même chose. Ludovico me dit (mais de grâce, mademoiselle, ne le dites pas) que son excellence ne l’y avoit présentée que pour en imposer au monde. On commençoit à s’égayer sur son compte ; mais quand on vit que madame la voyoit, on crut que tous ces discours n’étoient que des calomnies. Les deux autres sont les maîtresses des deux signors Bertolini et Verezzi. Le signor Montoni les a toutes invitées : hier il a donné un grand repas ; il y avoit tous les vins de Toscane, des ris, des chants qui ébranloient le château. Pour moi, je trouvois ce bruit indécent, si peu de temps après la mort de notre pauvre dame ; il me venoit à l’esprit tout ce qu’elle auroit pensé si elle avoit pu l’entendre ; mais la pauvre âme, disois-je, elle n’entend rien.

Emilie se détourna pour dérober son émotion, et pria Annette de faire d’amples recherches au sujet des prisonniers qui pourroient se trouver au château ; mais elle la conjura de les faire avec prudence, et de ne pas prononcer son nom ni celui de M. de Valancourt.

À présent j’y pense, mademoiselle, dit Annette : je crois qu’il y a des prisonniers. J’ai entendu hier dans l’antichambre un des gens de monsieur qui parloit de rançons : il disoit que c’était une bonne chose pour son excellence que de prendre des hommes, et que c’étoit le meilleur butin à cause des rançons. Son camarade murmuroit, et disoit que cela étoit fort bon pour les capitaines, mais beaucoup moins bon pour les soldats. Nous autres, disoit-il, nous ne partageons pas dans les rançons.

Cette ouverture augmenta l’impatience d’Emilie. Annette la quitta aussitôt pour en apprendre davantage.

La résolution qu’avoit prise Emilie de tout céder à Montoni, fut soumise en ce moment à des considérations nouvelles. La possibilité que Valancourt fût près d’elle ranima son courage, et elle se décida à braver sa vengeance et ses menaces jusqu’au moment du moins où elle pourrait être assurée s’il étoit vraiment au château. Elle étoit dans cette disposition, lorsque Montoni lui fit dire qu’il l’attendoit au salon de cèdre : elle s’y rendit en tremblant, et s’efforça pendant le chemin de ranimer son courage par l’idée de Valancourt.

Montoni étoit seul. Je vous ai fait demander, lui dit-il, pour vous donner l’occasion de revenir sur vos ridicules déclarations au sujet des biens du Languedoc. Je veux bien ne vous donner qu’un conseil, quoique je pusse donner des ordres. Si réellement vous avez été dans l’erreur, si vous avez cru réellement que ces biens vous appartenoient, au moins n’y persistez pas : cette erreur, vous le comprendrez trop tard, vous deviendrait enfin fatale. Ne provoquez pas ma colère, et signez ce papier.

— Si je n’ai aucun droit, monsieur, dit Emilie, de quelle nécessité est-il pour vous que je signe un abandon ? Si les terres sont à vous, vous les pouvez certainement posséder, et sans mon entremise, et sans mon consentement.

— Je n’argumenterai plus, dit Montoni avec un regard qui la fit trembler. J’aurois dû voir que c’était prendre une peine inutile que de vouloir raisonner avec un enfant : on ne m’abusera pas plus long-temps. Que le souvenir de ce que votre tante a souffert en conséquence de son opiniâtre folie, vous serve en ce moment de leçon… Signez ce papier.

La résolution d’Emilie fut pour un moment ébranlée : elle frémit au souvenir et aux menaces qu’on lui mettoit devant les yeux ; mais l’image de Valancourt, qui l’avoit aimée si long-temps, et qui peut-être étoit près d’elle, vint soudain assaillir son cœur, et la forte indignation que, dès l’enfance lui avoit inspirée l’injustice, lui donna dans ce moment un courage imprudent, mais noble.

— Signez ce papier, dit Montoni avec plus d’impatience.

— Jamais, monsieur, dit Emilie ; votre procédé me prouveroit l’injustice de vos prétentions si j’avois ignoré mes droits.

Montoni pâlit de fureur ; ses lèvres trembloient, et ses yeux enflammés firent presque repentir Emilie de la hardiesse de sa réplique.

— Toute ma vengeance tombera sur vous, s’écria-t-il avec un serment exécrable ; elle ne sera point différée. Ni les biens du Languedoc, ni ceux de Gascogne ne seront à vous. Vous avez osé mettre en question mes droits ; osez maintenant y mettre mon pouvoir. J’ai un châtiment prêt, et auquel vous ne vous attendez guère ; il est terrible ! Cette nuit ; cette nuit même !…

— Cette nuit ! dit une autre voix.

Montoni s’arrêta et se tourna à demi ; puis semblant se recueillir, il prononça d’un ton plus bas :

Vous avez vu dernièrement un exemple terrible d’obstination et de folie ; il ne me paroît pourtant pas qu’il ait suffi pour vous épouvanter. Je pourrois vous en citer d’autres, et vous faire trembler seulement par le récit.

Il fut interrompu par un gémissement qui sembloit s’élever de dessous la chambre où ils étoient. Il porta ses regards autour de lui. L’impatience et la rage étinceloient dans ses yeux ; quelque chose néanmoins, comme une ombre de crainte, sembla passer dans sa physionomie. Emilie s’assit sur une chaise près de la porte, parce que les mouvemens qu’elle avoit ressentis, avoient, pour ainsi dire, anéanti ses forces. Montoni fit à peine une pause d’un instant, et commandant à ses traits, il reprit son discours d’une voix plus basse, mais plus sévère :

J’ai dit que je pouvois vous fournir d’autres exemples de mon pouvoir et de mon caractère ; vous ne le concevez pas, ou vous n’oseriez le défier. Je pourrais vous prouver que ma résolution prise… Mais je parle à un enfant. Je le répète, ces exemples terribles que je pourrais vous citer maintenant, ne vous serviroient à rien ; votre repentir finirait vos oppositions, que maintenant il ne m’appaiseroit pas. Je serai vengé ; je me ferai justice.

Un autre gémissement succéda au discours de Montoni.

— Sortez, dit-il, sans paroître prendre garde à un incident si étrange.

Hors d’état d’implorer sa pitié, Emilie se leva pour sortir, mais elle ne pouvoit se soutenir ; succombant sous le poids de la terreur, elle retomba sur la même chaise.

— Ôtez-vous de ma présence, continua Montoni ; cette affectation de crainte convient mal à une héroïne qui a osé braver toute mon indignation.

— N’avez-vous rien entendu, signor ? dit Emilie tremblante et hors d’état de se retirer.

— J’entends ma voix, dit Montoni avec sévérité.

— Rien autre chose ? dit Emilie, qui s’énonçoit avec difficulté. Encore ! n’entendez-vous rien maintenant ?

— Obéissez, répéta Montoni. Quant à ces indécentes plaisanteries, je saurai bientôt découvrir quel est celui qui se les permet.

Emilie se leva encore, et fit un effort pour sortir. Montoni la suivit ; mais au lieu d’appeler ses domestiques pour faire une recherche dans sa chambre, comme une première fois il l’avoit pratiqué, il se retira sur le rempart.

Emilie, dans son corridor, s’arrêta un moment près d’une fenêtre ouverte ; elle vit un détachement des troupes de Montoni qui descendoit des montagnes éloignées. Elle n’y fit attention que parce qu’elle pensa aux infortunés prisonniers que peut-être ils amenoient au château. À la fin, arrivée chez elle, elle se jeta sur un fauteuil, accablée des horreurs nouvelles qui aggravoient sa situation. Elle ne pouvoit ni se repentir, ni s’applaudir de sa conduite ; elle, se rappeloit seulement qu’elle étoit au pouvoir d’un homme qui ne connoissoit de règle que sa propre volonté. La surprise, les terreurs de la superstition, qui d’abord l’avoient agitée, cédèrent un instant à celles de la raison.

Elle fut à la fin tirée de sa rêverie par un mélange de voix et de hennissemens de chevaux, que le vent apportoit des cours. Une soudaine espérance de quelqu’heureux changement s’offrit à elle ; mais elle songea aux troupes qu’elle avoit vues de la fenêtre, et pensa qu’elles étoient celles dont Annette avoit dit qu’on attendoit le retour.

Bientôt après, elle entendit foiblement un grand nombre de voix dans les salles. Le bruit des chevaux cessa, et un silence complet suivit. Emilie écoutoit attentivement, tâchant de reconnoître les pas d’Annette dans le corridor. Tout étoit calme. Tout à coup le château sembla s’ébranler de confusion. Elle entendit retentir les échos de pas précipités, d’allées, de venues, dans les salles, dans les passages, des discours véhémens sur le rempart. Elle courut à la fenêtre ; elle vit Montoni et d’autres officiers, appuyés sur les parapets, et occupés des retranchemens, tandis que des soldats disposoient des canons. Elle regardoit presque sans réfléchir.

Annette à la fin arriva ; mais elle ne savoit rien au sujet de Valancourt. — Ils prétendent tous, mademoiselle, dit Annette, ne rien savoir touchant les prisonniers ; mais il y a ici de belles affaires ! La troupe est arrivée, mademoiselle ; elle revenoit bon train, au risque de tout écraser ; on ne savoit qui, du cheval ou du cavalier, entreroit le premier sous la voûte. Ils ont apporté des nouvelles. — Quelles nouvelles ? — Ils ont apporté la nouvelle qu’un parti des ennemis, comme ils le disent, vient sur leurs pas attaquer le château. Ainsi, je pense, tous les officiers de justice vont l’assiéger, tous ces terribles personnages qu’on rencontroit souvent à Venise.

— Mon Dieu ! je vous rends grâces, dit Emilie avec ferveur. Il me reste quelqu’espérance.

— Que voulez-vous dire, mademoiselle ? Voudriez-vous tomber dans les mains de ces gens-là ? Je tremblois en passant près d’eux, et j’aurois deviné ce qu’ils étoient, si Ludovico ne me l’eût pas dit.

— Nous ne pouvons pas être plus mal que nous ne sommes ici, dit Emilie. Mais quelle raison avez-vous de croire que ce soient des officiers de justice ?

— C’est que tous nos gens, mademoiselle, sont dans une frayeur, dans un trouble ! Je ne connois que la justice qui puisse les faire trembler ainsi. Je pensois que rien ne les épouvanteroit, à moins que ce ne fût un revenant ; mais à présent il y en a qui se fourrent dans les caves. Ne dites pas cela à monsieur, mademoiselle. J’en ai entendu deux qui disoient… — Sainte Vierge ! qu’avez-vous, mademoiselle ? vous êtes bouleversée ; vous ne m’écoutez pas.

— Je vous écoute, Annette ; continuez, je vous prie.

— Eh bien ! mademoiselle, tout le château est en l’air. Les uns chargent le canon, d’autres examinent les portes, les murs ; ils frappent, ils garnissent, ils bouchent, comme si on n’eût pas fait de si longues réparations. Mais qu’arrivera-t-il à moi, mademoiselle, à vous, à Ludovico ? Oh ! si j’entends tirer le canon, je mourrai de peur. Si je pouvois trouver la grande porte ouverte une minute, j’aurois bientôt fait de me glisser le long des murailles. On ne me reverroit jamais.

Emilie saisit ces derniers mots. — Oh ! si je pouvois, s’écria-t-elle, la trouver ouverte un moment, mon repos seroit assuré ! — Le profond soupir qu’elle poussa, l’égarement de ses regards, effrayèrent Annette encore plus que ses paroles. Elle pria Emilie de s’expliquer. Frappée sur-le-champ du secours dont seroit Ludovico s’il y avoit moyen d’échapper, Emilie redit à Annette la substance de son entretien avec M. Montoni. Elle la conjura en même temps de ne le confier qu’au seul Ludovico. — Peut-être, ajouta-t-elle, peut-être il pourra nous sauver. Allez le trouver, Annette, dites-lui ce que j’ai à craindre, et ce que j’ai déjà souffert, et priez-le d’être discret, et de songer à notre délivrance sans perdre un moment. S’il veut l’entreprendre, il en sera récompensé. Je ne puis lui parler moi-même ; nous serions observées, et l’on empêcheroit notre fuite. Mais allez vite, Annette ; surtout soyez discrète. J’attendrai votre retour dans cet appartement.

Cette bonne fille, dont l’ame honnête avoit été pénétrée de ce récit, étoit alors aussi empressée d’obéir qu’Emilie de l’employer. Elle sortit à l’instant.

La surprise d’Emilie augmenta en se rappelant l’idée d’Annette. — Hélas ! dit-elle, que peuvent des officiers de justice contre un château si bien fortifié ? Cela ne peut pas être. — En réfléchissant mieux, elle conclut que Montoni avoit dévasté le pays, que les habitans venoient en armes, et escortaient les officiers de police qu’ils vouloient conduire au château ; ils en ignorent, se disoit-elle, et la force et la garnison ! Hélas ! je n’ai rien à espérer que de la fuite.

Montoni, sans être précisément comme Emilie le supposoit, un capitaine de voleurs, avoit employé ses troupes à des expéditions aussi atroces qu’audacieuses.

Non-seulement elles avoient pillé dans l’occasion tous les voyageurs sans défense, mais elles avoient saccagé des habitations qui, situées au fond des montagnes, n’étoient disposées à aucune résistance. Dans ces expéditions, les chefs ne se montraient pas ; les soldats, en partie déguisés, étoient pris quelquefois pour des bandits ordinaires, d’autres fois pour des bandes étrangères, qui, à cette époque, inondoient l’Italie. Ils avoient pillé des maisons, et rapporté d’immenses trésors ; mais ils n’avoient encore attaqué qu’un château avec des auxiliaires de leur sorte. Ils en avoient été vigoureusement repoussés et poursuivis par des partis ennemis, alliés de ceux qu’ils assiégeoient. Les troupes de Montoni se retirèrent précipitamment sur Udolphe ; mais elles furent suivies de si près dans les défilés des montagnes, qu’étant à peine sur les hauteurs qui entouroient la forteresse, elles aperçurent dans le vallon l’ennemi qui gravissoit les rochers, et qui n’étoit qu’à une lieue. À cette découverte, elles redoublèrent de diligence pour avertir Montoni de se préparer ; et c’étoit leur prompte arrivée qui avoit jeté le château dans une si grande confusion.

Pendant qu’Emilie attendoit avec anxiété le résultat de quelques informations d’Annette, elle vit de sa fenêtre un corps de troupes qui descendoit des hauteurs. Annette étoit sortie depuis quelques momens. Elle avoit à remplir une mission délicate et dangereuse, et cependant Emilie étoit déjà tourmentée d’impatience. Elle écoutoit, ouvroit sa porte, et s’avançoit au bout du corridor au-devant d’elle.

Elle entendit enfin marcher auprès de sa chambre. Elle ouvrit ; elle vit, non pas Annette, mais le vieux Carlo. De nouvelles craintes s’emparèrent d’elle. Il lui dit que M. Montoni l’envoyoit pour l’avertir de se préparer à quitter Udolphe à l’instant, parce que le château alloit être assiégé. Il ajouta qu’on préparoit des mules pour la conduire avec ses guides en lieu de sûreté.

De sûreté ! s’écria Emilie sans y réfléchir. M. Montoni a-t-il donc tant de considération pour moi ?

Carlo baissa les yeux et me répondit rien. Mille différentes émotions agitèrent successivement Emilie à ce message. Celles de la joie, de la douleur, de la défiance, de l’appréhension, paroissoient et disparoissoient avec la rapidité de l’éclair. Un moment elle crut impossible que Montoni prit des mesures pour sa sûreté. Il étoit si étrange qu’il la fît sortir du château, qu’elle n’attribuoit cette conduite qu’au dessein d’exécuter quelque nouveau projet de vengeance, ainsi qu’il l’en avoit menacée. Le moment d’après, elle se trouvoit si heureuse de quitter le château d’Udolphe, de quelque manière que ce fût, qu’elle étoit prête à s’en réjouir et à mieux espérer. Mais tout à coup la probabilité d’avoir Valancourt si près d’elle, rendoit à son esprit sa tristesse et ses regrets. Elle désiroit plus ardemment que jamais, que sa voix ne fût pas celle qu’elle avoit entendue.

Carlo la fit souvenir qu’elle avoit peu de temps à perdre, et que l’ennemi étoit déjà à la vue du château. Emilie le pria de lui dire en quel lieu on devoit la conduire. Il hésita un peu, et lui dit qu’il n’avoit pas d’ordre pour le lui annoncer. Mais elle renouvela la question, et il lui répondit qu’il croyoit qu’elle alloit en Toscane.

En Toscane ! s’écria Emilie ; et pourquoi dans ce pays ?

Carlo lui répondit qu’il n’en savoit pas davantage ; qu’elle alloit être menée, sur les frontières de Toscane, dans une chaumière, aux pieds des Apennins. — Il n’y a pas, dit-il, pour une journée de marche.

Emilie le congédia. Ses tremblantes mains préparèrent le petit paquet qu’elle vouloit emporter avec elle ; et elle s’occupoit de ce soin lorsqu’Annette entra.

— Oh ! mademoiselle, il n’y a rien à tenter. Ludovico assure que le nouveau portier est encore plus vigilant que Bernardin lui-même. Autant se jeter dans la gueule du loup que dans la sienne. Ludovico, mademoiselle, est presqu’aussi désolé pour mon compte que vous l’êtes. Il dit que je ne survivrai pas au premier coup de canon.

Elle se mit à pleurer ; mais apprenant ce qui venoit de se passer, elle pria Emilie de l’emmener avec elle.

— Bien volontiers, dit Emilie, si M. Montoni y veut consentir. — Annette ne lui répondit pas, et courut chercher Montoni qui se trouvoit sur la terrasse, environné de ses officiers. Elle commença une supplique. Il lui ordonna vertement de rentrer, et la refusa absolument. Annette ne plaidoit pas seulement pour elle, mais encore pour Ludovico. Montoni fut contraint de commander qu’on l’emportât avant qu’elle voulût se retirer.

Dans son désespoir, elle retourna près d’Emilie. Celle-ci ne jugea pas d’un bon augure le refus fait à Annette. On vint bientôt après l’avertir de descendre à la grande cour, où les mules et les conducteurs l’attendoient. Emilie essaya vainement de consoler Annette, qui, fondant en larmes, persistoit à répéter qu’elle ne reverroit jamais sa chère demoiselle. Emilie pensoit en elle-même que sa crainte n’étoit que trop fondée. Elle s’efforça pourtant de la calmer, et lui fit ses adieux avec une sérénité apparente. Annette la suivit dans les cours, où les préparatifs réunissoient la foule. Elle la vit monter sur sa mule, partir avec les conducteurs, et elle rentra au château pour y pleurer encore.

Emilie, pendant ce temps, regardoit les sombres cours du château. Ce n’était plus ce silence morne, comme la première fois qu’elle y avoit pénétré. C’étoit le bruit des préparatifs d’une défense, des soldats et des ouvriers qui se heurtoient en courant à leurs postes. Quand elle eut passé le portail, qu’elle eut mis derrière elle cette herse imposante dont elle avoit eu tant d’effroi, quand, en regardant autour d’elle, elle ne vit plus de murailles pour arrêter ses pas, en dépit de l’avenir, elle sentit une joie soudaine, comme celle d’un captif qui recouvre sa liberté. Cette vive émotion ne lui permettoit plus de réfléchir aux dangers qui pouvoient l’attendre encore : les montagnes infestées d’ennemis qui ne demandoient que le pillage ; un voyage commencé avec des guides, dont le seul extérieur donnoit une effroyable idée. Dans le premier moment, elle ne pouvoit éprouver que de la joie. Elle étoit hors de ces murailles, où elle étoit entrée avec de tristes présages. Elle se rappeloit de quels superstitieux pressentimens elle avoit alors été saisie, et sourioit de l’impression que son cœur en avoit reçue.

Elle regardoit avec ce sentiment les tourelles du château, plus élevées que les bois au milieu desquels elle cheminoit. Elle se souvint de l’étranger qu’elle y croyoit détenu ; et la pensée que ce pouvoit être Valancourt, répandit un nuage sur sa joie. Elle réunit toutes les circonstances relatives à cet inconnu, depuis la nuit où elle l’avoit entendu chanter la chanson de son pays. Elle les avoit souvent rappelées et comparées, sans en tirer une sorte de conviction ; et elle croyoit seulement que Valancourt pouvoit être prisonnier à Udolphe. Il étoit possible cependant qu’elle recueillît de ses conducteurs des informations plus précises. Mais craignant de les interroger trop tôt, de peur qu’une défiance réciproque ne les empêchât de s’expliquer en la présence l’un de l’autre, elle attendit l’occasion favorable de les entretenir séparément.

Bientôt après, une trompette retentit au travers des échos des montagnes, mais de fort loin. Les deux guides s’arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Les bois épais dont ils étoient entourés, ne laissoient rien découvrir. Un d’eux gravit au haut d’une éminence, pour observer si l’ennemi s’avançoit, puisque sans aucun doute la trompette étoit de son avant-garde. L’autre, pendant cet intervalle, restoit seul avec Emilie. Elle hasarda une question au sujet de l’étranger d’Udolphe. Ugo, c’étoit son nom, répondit que le château renfermoit plusieurs prisonniers ; mais il ne se rappeloit ni leur figure, ni le temps de leur arrivée : il ne pouvoit conséquemment donner aucune information ; mais il y avoit dans ses discours une discrétion sournoise qui l’eût probablement empêché de la satisfaire, lors même qu’il en eût eu le pouvoir.

Elle lui demanda quels prisonniers on avoit faits depuis le temps qu’elle indiqua, c’est-à-dire, depuis celui où elle avoit entendu, pour la première fois, la musique. — Toute la semaine, dit Ugo, j’ai été dehors avec la troupe, et je ne sais rien de ce qui s’est passé au château. Nous avions assez de besogne sur les bras, et une rude besogne !

Bertrand, l’autre homme, étoit alors de retour, Emilie ne demanda plus rien. Bertrand fit à son compagnon le rapport de ce qu’il avoit vu, et l’on continua à marcher dans un profond silence. Entre les ouvertures des bois, Emilie découvroit souvent quelques aperçus du château, les tours occidentales dont les fortifications étoient alors couvertes d’archers, et les remparts au-dessous, dont les soldats tout en rumeur garnissoient les murailles et préparoient le canon.

Les voyageurs sortirent des bois, et tournèrent dans une vallée par une direction contraire à celle que l’ennemi devoit suivre ; Emilie eut alors la vue complète du château ; ses murailles grises, ses tours, ses terrasses, ses effrayans précipices et les sombres forêts qui l’entouroient ; enfin les armures étincelantes de ces Condottieri que frappoient les rayons du soleil. Elle contemploit, les larmes aux yeux, ces murailles où peut-être étoit enfermé Valancourt ; les nuages flottoient avec vitesse, un éclat subit enrichissoit les dehors de cette masse, et tout à coup un voile sombre l’enveloppoit. Les montagnes, dans un tournant, dérobèrent Udolphe à la vue d’Emilie, elle la porta avec regret sur des objets tout diiférens ; le sifflement monotone des vents à travers les sapins, qui se balançaient au-dessus des précipices, le bruissement sourd des torrens éloignés, accompagnoient ses rêveries, et conspiroient, avec le désert qu’elle traversoit, à la remplir d’une émotion profonde. Cette disposition n’étoit pas sans quelque douceur ; mais les coups répétés du canon, qui se prolongeoient dans les montagnes et que répétoient les échos, l’interrompoient à tout moment ; ce bruit apporté par les vents retentissoit toujours plus foiblement, et se perdoit en un murmure confus ; c’étoit la preuve que l’ennemi étoit près de la place, et Emilie trembla pour Valancourt. Elle tourna ses regards inquiets du côté où se trouvoit le château, les hauteurs intermédiaires le cachoient à sa vue ; elle reconnut pourtant le sommet à pic d’une montagne qu’elle découvroit de sa chambre ; elle y fixa ses regards comme si elle eût pu en apprendre ce qui se passoit en face. Les guides lui rappelèrent deux fois qu’elle perdoit du temps, et que la route étoit longue. Emilie ne pouvoit s’arracher à cet intéressant objets après même qu’elle eut repris la marche, elle regardoit souvent derrière elle, jusqu’au moment où les pointes, bleues, éclairées par le soleil, commencèrent à briller par-dessus les montagnes.

Le bruit du canon affectait Ugo, comme le son de la trompette excite un cheval de guerre ; son âme s’enflammoit, il brûloit de voler au combat, et maudissoit Montoni qui l’avoit envoyé si loin. Les sentimens de son compagnon paroissoient d’une autre nature, et bien plus faits pour la cruauté que pour les dangers de la guerre.

Emilie faisoit de fréquentes questions sur le lieu de sa destination : tout ce qu’elle put apprendre, c’est qu’elle alloit à une chaumière en Toscane ; et toutes les fois qu’elle en parloit, elle croyoit découvrir sur la figure de ces deux hommes, une expression de malice et de finesse dont elle se sentoit alarmée.

C’étoit durant l’après-midi qu’ils étoient sortis du château. On voyagea pendant plusieurs heures à travers des régions d’une profonde solitude ; ni le bêlement des brebis, ni l’aboiement des chiens, ne rompoient l’absolu silence, et alors on étoit trop loin pour saisir le bruit du canon. Vers le soir on s’enfonça parmi les précipices, en de noires forêts de cyprès, de pins, et de mélèzes ; c’étoit un désert si sauvage, si reculé, que si la mélancolie pouvoit se choisir une résidence, ce lieu auroit été son séjour de prédilection.

Ce fut dans ce désert qu’ils se proposèrent de se reposer. La nuit va venir, dit Ugo, et les loups seroient à craindre au moment d’une halte. C’étoit pour Emilie une alarme nouvelle, mais inférieure à celle de se trouver livrée la nuit, et en de tels lieux, à de telles gens. Les horribles soupçons qu’elle avoit conçus sur les desseins de Montoni, se présentèrent avec plus de force ; elle s’efforça d’empêcher le repos que les hommes vouloient prendre, et demanda avec inquiétude combien de chemin il lui restoit à faire.

— Plusieurs lieues encore, dit Bertrand : vous pouvez, signora, ne pas manger, si cela vous plaît ; mais pour nous, nous voulons souper tandis que nous le pouvons ; nous en aurons un peu besoin avant que de finir ce voyage. Le soleil va se coucher : arrêtons-nous sous cette roche.

Le camarade y consentit : on détourna les mules, on avança jusqu’au rocher sur lequel croissoient de grands mélèzes. Emilie suivit en tremblant ; ils la descendirent de sa mule, s’assirent sur le gazon, et tirèrent d’une valise quelques alimens : Emilia essaya de manger, pour mieux leur déguiser sa crainte.

Le soleil étoit éclipsé par les hautes montagnes d’occident : le pourpre y répandoit ses nuances foncées sur l’horizon, et le crépuscule s’étendoit sur tous les objets ; le murmure sourd du zéphyr dans les bois ne consoloit plus Emilie, et concouroit, avec l’âpreté du site et l’heure de la soirée, à l’abattement de ses esprits.

L’incertitude avoit tant augmenté son anxiété au sujet du prisonnier d’Udolphe, que, ne pouvant s’entretenir seule avec Bertrand, elle lui fit des questions en la présence d’Ugo ; il affecta une ignorance entière à cet égard. Après cette réponse, il entretint Ugo sur un sujet qui l’amena à parler du signor Orsino, et de l’affaire qui le bannissoit de Venise. Emilie se permit de faire quelques questions. Ugo paroissoit bien savoir les circonstances de ce tragique événement, et rapporta des particularités qui la choquèrent et la surprirent. Il étoit bien extraordinaire que de telles particularités fussent connues par des personnes qui n’auroient pas été témoins de l’assassinat.

— C’étoit un homme de qualité, dit Bertrand ; autrement le sénat ne se seroit pas donné la peine d’en rechercher lui-même les assassins. Jusqu’à présent, le signor est bien heureux. Ce n’est pas la première affaire de ce genre qu’il a sur le corps ; mais quand un gentilhomme n’a pas d’autre moyen de satisfaction, il faut bien prendre celui-là.

— Oui, dit Ugo, pourquoi ne seroit-il pas aussi bon qu’un autre ? C’est la manière d’avoir tout d’un coup bonne justice ; et si vous recourez aux lois, vous attendez tout le temps qu’il plaît aux juges ; vous pouvez perdre votre cause. La meilleure façon est d’assurer son droit soi-même, et de se faire justice.

— Oui, oui, reprit Bertrand, attendez qu’on vous la fasse, vous attendrez long-temps. Si j’ai besoin seulement d’employer un ami, je ne pourrai obtenir vengeance. Dix contre un me diront que l’adversaire a raison, et que moi j’ai tort. Si un particulier s’empare d’un bien que je crois à moi, irai-je mourir de faim en attendant que la loi me le donne, et risquer encore que les juges, après tous les délais, disent qu’il ne m’appartient pas ? Que faut-il faire en pareil cas ? La chose est claire ; prendre d’abord.

L’horreur d’Emilie, à cette conversation, fut encore augmentée par le soupçon qu’elle étoit dirigée contre elle, et que ces hommes avoient l’ordre de Montoni pour exercer sur elle une semblable espèce de justice.

— Mais je parlois du signor Orsino, reprit Bertrand. Il est un de ceux qui aiment à se faire justice tout d’un coup. Je me souviens qu’il y a environ dix ans, il eut une querelle avec un cavalier de Milan. L’histoire m’a été dite, et je l’ai encore toute fraîche. Ils se querellèrent pour une dame que le signor aimoit. Elle avoit la malice de préférer un Milanais ; elle porta le caprice jusqu’à en faire son mari. Cette conduite piqua le signor autant qu’il étoit possible. Il avoit essayé long-temps de lui faire entendre raison. Il envoyoit la nuit des sérénades sous sa fenêtre. Il faisoit des vers pour elle. Il protestoit qu’elle étoit la plus belle de Milan. Tout cela ne fit rien, et ne la mit point à la raison. Comme je disois, elle finit par aller si loin, qu’elle épousa cet autre cavalier. Signor Orsino se sentit enflammé de colère ; il résolut de se venger, et attendit une occasion. Cela ne fut pas long. Après le mariage, les époux se mirent en route pour Padoue, ne s’attendant pas, j’en jurerois bien, à ce qui les attendoit. Le chevalier pensoit qu’il n’avoit plus qu’à triompher ; mais on lui fit bientôt voir qu’il s’agissoit de quelqu’autre chose.

— La dame avoit donc donné parole d’épouser le signor ? dit Ugo.

— Donné parole ! Oh ! non, reprit Bertrand ; elle n’avoit pas même, à ce qu’on m’a conté, assez d’esprit pour dire qu’elle l’aimoit. J’ai même ouï assurer que, dès l’abord, elle avoit dit qu’elle ne le prendroit jamais. C’est ce qui provoqua le signor, et avec bien juste raison ; car, après tout, on se soucie fort peu de passer pour désagréable. Cette femme le lui disoit sans cesse. Encore si elle s’étoit tenue là ; mais se marier avec un autre !

— C’étoit donc uniquement pour faire pièce au signor, dit Ugo, qu’elle finit par se marier ?

— Je n’en sais rien, reprit Bertrand. Ils prétendent que depuis long-temps elle avoit aimé ce cavalier ; mais cela n’auroit rien fait, si elle ne l’eût pas épousé. Elle pouvoit s’attendre à ce qui suivit. Il n’étoit pas à supposer que le signor supporteroit ce mauvais traitement avec patience. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle des suites, et de ce qui arriva. Mais, comme je dis, ils se mirent en route pour Padoue, elle et le mari. Ils faisoient route par des déserts comme celui-ci. Cela convenoit bien merveilleusement au signor. Il surveilla le temps du départ, et envoya quelques hommes après eux avec des instructions. Ils se tinrent à une certaine distance, jusqu’à ce qu’ils vissent leur belle ; ce ne fut que le second jour. Le personnage dépêcha son valet jusqu’à la ville prochaine, peut-être pour avoir des chevaux. Les hommes du signor doublèrent le pas, et atteignirent la voiture dans un fond entre deux montagnes, où les bois empêchoient que les serviteurs pussent rien voir. En arrivant, nous fîmes feu, nous manquâmes.

Emilie devint pâle à ces mots. Elle se flatta qu’elle avoit mal entendu. Bertrand continua son récit.

— Le cavalier fit feu aussi ; mais il fut bientôt désarmé. Comme il tournoit la tête pour rappeler ses gens, il fut frappé (ce fut le coup le plus adroit dont j’aie jamais été témoin) ; il fut frappé au dos de trois stylets à la fois. Il tomba, et fut achevé dans la minute. La dame nous échappa. Les domestiques avoient entendu le feu ; ils l’enlevèrent avant qu’on eût le temps d’y penser. Bertrand, dit le signor, quand la troupe fut de retour…

— Bertrand ! s’écria Emilie pâle d’horreur, et ne perdant pas une syllabe.

— Est-ce que j’ai dit Bertrand ? reprit l’homme embarrassé. Non, Giovani. Mais j’ai oublié où j’en étois. Bertrand, dit le signor…

— Bertrand encore ! dit Emilie d’une voix mourante. Pourquoi donc répétez-vous ce nom ?

Bertrand jura. — Et qu’importe, dit-il, comment s’appeloit cet homme. Bertrand, Giovani, Roberto ; c’est égal. Vous m’avez dérangé deux fois avec cette question. Bertrand ou Giovani, ou ce que vous voudrez… Bertrand, dit le signor, si tous vos camarades avoient fait leur devoir comme vous, je n’aurois pas perdu la dame. C’est bien, mon brave, amusez-vous avec ceci. Il lui donna une bourse d’or ; et c’étoit peu en comparaison du service qu’on lui avoit rendu.

— Oui, oui, dit Ugo ; c’étoit peu, c’étoit peu.

Emilie respiroit avec difficulté, et pouvoit à peine se soutenir. Lorsque d’abord elle avoit vu ces hommes, leur extérieur, leur liaison avec Montoni, avoient suffi pour lui inspirer de la défiance. Mais à présent, quand l’un d’eux s’avouoit lui-même pour un meurtrier ; quand, aux approches de la nuit, elle se voyoit sous leur conduite au milieu de montagnes sauvages et solitaires, et sans savoir où elle alloit, une terreur affreuse la saisit, et devint toujours moins supportable par la nécessité d’en dérober tous les symptômes. En réfléchissant bien au caractère, aux menaces de Montoni, il n’étoit pas invraisemblable qu’il l’eût livrée à ces monstres pour être immolée par leurs mains, et qu’il se disposât ainsi à s’emparer, sans plus d’opposition, de ses propriétés, objet de si longues et si funestes contestations. Si néanmoins tel étoit son dessein, étoit-il nécessaire de l’envoyer si loin ? Si la crainte d’être découvert ne lui permettoit pas de consommer le crime au château, on pouvoit le commettre avec sécurité beaucoup plus près. Ces considérations ne se présentèrent pas immédiatement à Emilie ; et tant de circonstances réveilloient sa terreur, qu’elle ne pouvoit y résister, ou les calculer de sang froid. Elle n’osoit plus causer avec ses conducteurs. Le son de leurs voix la faisoit trembler, et quand, par intervalles, elle jetoit sur eux un coup-d’œil, leurs figures à moitié couvertes par les ombres du soir, ne servoient qu’à l’effrayer davantage.

Le soleil étoit couché depuis long-temps ; les nuages étoient lourds, leurs bords étoient rougis d’un cramoisi sulfureux, et répandoient une teinte enflammée sur les pins des forêts. Le zéphyr qui agitoit les arbres murmuroit sourdement entre leurs branches, et faisoit entendre une sorte de gémissement qui ne faisoit qu’ajouter à l’effroi d’Emilie. Les montagnes enveloppées dans l’ombre, les torrens qui mugissoient au loin, les sombres forêts et les profondes vallées, où se rencontroient des cavernes qu’ombrageoient des cyprès avec des sycomores, tout se confondoit avec l’obscurité. Emilie, d’un œil inquiet, cherchoit à découvrir l’extrémité de ce vallon ; elle crut qu’il n’en avoit aucune : ni hameau, ni chaumière ne se découvroient. On n’entendoit ni aboyer les chiens, ni retentir le plus léger bruit. Emilie, d’une voix tremblante, hasarda de rappeler à ses guides qu’il commençoit à être tard, et à leur demander jusqu’où ils avoient à aller. Ils étoient trop occupés de leur entretien pour prendre garde à sa question. Elle s’abstint de la répéter, pour s’épargner quelque réponse insolente. Ils finirent pourtant leur souper, en recueillirent les débris, et reprirent la route du vallon, dans un morne silence. Emilie continuait de rêver à sa propre situation et aux motifs que pouvoit avoir Montoni pour l’y réduire. Il avoit un mauvais dessein contr’elle, on ne pouvoit en douter. S’il ne la faisoit pas périr pour hériter d’elle à l’instant, il ne la faisoit cacher pendant un temps que pour la réserver à de plus sinistres projets, aussi dignes de son avarice, et mieux assortis à sa vengeance. Elle se rappela le signor Brochio, et sa conduite dans le corridor. Son horrible supposition en prit une force nouvelle. Cependant, à quel but l’éloigner du château, où tant de crimes secrets s’étoient probablement déjà commis ?

L’effroi de ce qu’elle alloit trouver devint alors si excessif, qu’elle se vit prête à perdre connoissance. Elle pensoit en même temps à son bien-aimé père, et à ce qu’il auroit souffert s’il avoit pu prévoir les étranges et cruels événemens de sa vie. Avec quel soin n’eût-il pas évité de confier sa fille orpheline à une femme aussi foible que madame Montoni ! Sa position actuelle lui paroissoit à elle-même si romanesque, si invraisemblable ; elle se rappeloit si bien le calme et la sérénité de ses premiers ans, que, dans certains momens, elle se croyoit presque victime de quelque songe épouvantable, et d’une imagination en délire.

La contrainte que lui imposoit la présence de ses guides changea sa terreur en un sombre désespoir. La perspective affreuse de ce qui pouvoit l’attendre la rendoit presqu’indifférente aux dangers qui l’environnoient ; elle considéroit sans émotion les difficultés et l’obscurité de la route, et les montagnes, dont les contours se distinguoient à peine dans les ténèbres ; objets pourtant qui avoient si vivement affecté ses esprits, et dont la teinte sévère ayoit ajouté récemment aux horreurs de son avenir.

Il faisoit alors si noir, qu’en avançant au plus petit pas, les voyageurs, voyoient à peine assez pour se conduire. Les nuages, qui sembloient chargés de foudre, passoient lentement sous la voûte des cieux, et, dans leurs intervalles, laissoient voir les tremblantes étoiles. Les masses de cyprès et de sycomores qui ombrageoient les rochers, se balançoient au gré des vents, et les bois où ils s’engouffroient rendoient au loin le plus triste murmure. Emilie frissonnoit malgré elle.

— Où est la torche ? dit Ugo ; le temps se couvre.

— Non, pas encore, reprit Bertrand, nous voyons le chemin. Il vaut mieux ne pas allumer tout le temps qu’on le pourra.

Si quelque parti ennemi se trouvoit en campagne, notre flambeau pourroit nous trahir.

Ugo lui dit quelques paroles, qu’Emilie ne put entendre. Ils continuèrent d’avancer dans l’obscurité ; et Emilie désirant presque que quelqu’ennemi pût les surprendre, l’idée d’un changement prêtoit à l’espérance ; elle pouvoit à peine imaginer une position plus effroyable que la sienne.

Tout en allant, son attention fut attirée par une légère flamme qui brilloit par momens à la pointe de la pique portée par Bertrand ; elle ressembloit à celle qu’elle avoit observée sur la lance de la sentinelle, la nuit où madame Montoni mourut. La sentinelle lui avoit dit que cette flamme étoit un présage. L’événement qui avoit suivi avoit paru justifier l’assertion, et l’esprit d’Emilie en avoit conservé une impression superstitieuse. L’apparition actuelle la confirma ; elle crut voir le présage de son propre destin. Elle remarquoit dans un morne silence l’éclat et la disparition de la flamme. Bertrand dit à la fin :

Allumons la torche, et cherchons un abri dans les bois. Il se prépare un grand orage : voyez ma lance.

Il la montra, et la flamme brilloit à la pointe[1].

— À la bonne heure, dit Ugo, vous n’êtes pas de ceux qui croient aux pronostics : nous avons laissé des poltrons au château, qui pâliroient à cet aspect. J’ai souvent aperçu la même chose avant le tonnerre ; elle en est le présage. Nous en aurons, soyez-en sûr ; les nuages se fendent en éclairs.

Emilie, par cet entretien, fut soulagée d’une crainte superstitieuse ; mais l’effroi de la raison redoubla quand un éclair pâle eut porté la lumière sur les bois où l’on alloit entrer, et illuminé les traits féroces de ses compagnons de voyage. Ugo cherchoit un caillou et ne pouvoit en trouver. Bertrand s’impatientoit ; le tonnerre grondoit dans l’éloignement, et les éclairs devenoient plus fréquens.

Ugo trouva enfin une pierre ; et la torche fut allumée. Les hommes mirent pied à terre, aidèrent Emilie à descendre, et conduisirent les mules à la bordure du bois, à gauche. Le sol, inégal et rompu, étoit embarrassé de buissons et de plantes sauvages ; il fallut faire un détour pour ne pas tomber au milieu.

Emilie ne pouvoit approcher de ces bois sans éprouver de plus en plus le sentiment de son danger. Le profond silence qui y régnoit, leur épais feuillage que n’agitoit pas le moindre souffle, leur ombre noire que rembrunissoient encore la vive clarté des éclairs, la flamme rougeâtre de la torche, tout contribuoit à renouveler ses plus terribles appréhensions. Elle crut qu’à ce moment la figure de ses conducteurs déployoit une fierté plus farouche, et la joie d’un triomphe qu’ils cherchoient à dissimuler. Son imagination troublée lui suggéra qu’on la menoit dans un bois pour y compléter, par un meurtre, la vengeance de Montoni. Cette horrible pensée arracha un soupir de son cœur. Ses compagnons, surpris, revinrent promptement à elle. Elle leur demanda pourquoi ils la menoient à ces bois, les engagea à continuer le chemin sur la route, et leur représenta que, pendant un orage, elle seroit moins dangereuse que les bois.

— Non, non, lui dit Bertrand : nous savons bien où est le danger. Voyez les nuages qui s’ouvrent sur nos têtes ; en outre, sous les bois, nous risquons moins d’être vus par l’ennemi, si par hasard il passoit dans le chemin. Par Saint Pierre et sa compagnie ! j’ai autant de cœur que les plus braves : il y a bien quelques pauvres diables qui pourraient en convenir, s’ils étoient encore vivans ; mais que peut-on contre le nombre ?

— Que marmotez-vous là ? dit Ugo d’un air de mépris ; Et qui est-ce qui craint le nombre ? Qu’ils viennent, qu’ils viennent ; et tant qu’il en tiendroit au château du signor Montoni, je voudrais leur montrer à quel homme ils auroient affaire. Pour vous, je vous laisserois tranquillement au fond de quelque trou ; vous regarderiez, et vous verriez comme je ferois fuir mes coquins… Qui parle de crainte ?

Bertrand lui répliqua, avec un serment effroyable, qu’il n’aimoit pas les plaisanteries. Il y eut entr’eux une très-violente altercation, le tonnerre la fit cesser ; la foudre tout à coup éclata au-dessus de leurs têtes avec un tel fracas, que la terre parut ébranlée jusque dans ses fondemens. Les brigands firent une pause, et se regardèrent tous deux. Les lueurs bleues de l’éclair sillonnoient le sol entre les touffes des arbres, et Emilie qui regardoit à travers le feuillage, voyoit à tout moment les montagnes se couvrir d’une flamme livide et sulfureuse. Alors, peut-être, elle avoit moins peur de l’orage que de ses guides, et d’autres craintes occupoient son esprit.

Les hommes s’étoient placés sous un grand châtaignier ; ils avoient mis leurs piquet en terre. Emilie plusieurs fois remarqua la flamme légère qui se jouoit autour de leurs pointes.

— Je voudrois bien que nous fussions au château, dit Bertrand, et je ne sais pourquoi le signor nous a chargés de cette affaire. Ô mon dieu ! quel vacarme là-haut ! Je me ferois prêtre, en vérité ! Ugo, dis-moi, aurois-tu un rosaire ?

— Non, répliqua Ugo. Je laisse à des poltrons comme toi le soin de porter des rosaires ; moi, je porte une épée.

— Elle te servira bien pour combattre une tempête ! dit Bertrand.

Un autre coup, répercuté dans les immenses cavités des montagnes, les fit taire pour un moment ; le tonnerre rouloit toujours. Ugo proposa d’avancer : Nous perdons notre temps, dit-il ; les sentiers, dans les bois, sont aussi bien garantis par les feuilles, qu’on l’est ici par celles du châtaignier.

Ils firent marcher les mules entre des massifs d’arbres, sur un gazon glissant qui en cachoit les hautes racines. Le vent s’étoit élevé, et disputoit avec la foudre ; il précipitoit avec rage ses tourbillons au-dessus des bois ; la lueur rougeâtre de la torche en jetoit un éclat plus fort, et laissoit voir alors des retraites faites uniquement pour les loups, dont Ugo avoit d’abord parlé.

À la fin la force du vent parut écarter les orages ; la foudre résonnoit au loin, et ne se faisoit que foiblement entendre. Après une heure de marche dans les bois, les élémens parurent un peu calmés ; les voyageurs du vallon se trouvèrent à la crête brune d’une montagne ; une large vallée s’étendoit à leurs pieds, et se laissoit voir à la clarté douteuse de la lune encore voilée. Quelques nuages parcouroient encore le ciel éclairci de la tempête, et se retiroient lentement aux bords de l’horizon.

Quand Emilie se vit hors de ces bois, elle se sentit ranimée ; elle pensoit que, si ces deux hommes avoient eu l’ordre de la détruire, ils auroient certainement exécuté ce dessein barbare dans le désert affreux dont elle venoit de sortir, et où jamais un regard humain n’en auroit pu trouver la trace. Rassurée par cette réflexion et par la tranquillité de ses guides, elle descendit en silence par un chemin fait pour les troupeaux, et pratiqué à droite aux bords des bois. Emilie ne put sans plaisir contempler la beauté de la vallée, qui lui sembloit entrecoupée de bois, de prairies et de terres cultivées ; elle étoit couronnée au nord et à l’orient par l’amphithéâtre des Apennins. Au couchant et au sud, le paysage s’étendoit dans les belles plaines de la Toscane.

— Voilà la mer au-delà, dit Bertrand, comme s’il avoit deviné qu’Emilie examinoit les objets que le clair de lune lui permettoit d’apercevoir ; elle est au couchant, quoique nous ne puissions la distinguer.

Emilie aperçut déjà une différence dans le climat. Ce n’étoit plus la température des montagnes affreuses qu’elle quittoit ; on descendoit toujours, et l’air la parfumoit des odeurs de mille plantes qui parsemoient la pelouse, et dont la dernière pluie augmentoit l’exhalaison. Le pays qui l’environnoit annonçoit une beauté si douce ; elle contrastoit si fortement avec la grandeur effrayante des lieux où elle s’étoit vue confinée, et avec les mœurs de ceux qui les habitoient, qu’Emilie se crut transportée à la Vallée, sa demeure chérie : elle s’étonnoit que Montoni l’eût envoyée dans cette contrée charmante, et ne pouvoit croire qu’un théâtre si enchanteur fût choisi pour le théâtre d’un crime. Hélas ! ce n’étoit pas le pays, mais les personnes qu’il avoit dû choisir pour l’exécution de ses plans.

Emilie osa demander s’ils approchoient de leur destination. Ugo lui répondit qu’ils n’en étoient pas loin. À ce bois de châtaigniers dans le vallon, dit-il, près du ruisseau où se réfléchit la lune. Je désire bien m’y voir en repos avec un flacon de bon vin et une tranche de jambon.

Emilie reprit courage en apprenant que son voyage alloit finir ; elle vit le bois de châtaigniers dans une partie ouverte du vallon, et au bord du ruisseau.

En peu de momens ils atteignirent l’entrée du bois. Ils aperçurent au travers du feuillage une lumière dans une chaumière éloignée. Ils s’avancèrent en côtoyant le ruisseau. Les arbres qui le couvroient déroboient les rayons de la lune ; mais une longue ligne de lumière, qui venoit de la cabane, se distinguoit sur sa surface tremblante et sombre. Bertrand s’arrêta le premier ; Emilie entendit qu’il frappoit fortement et appeloit à la porte. On ouvrit la petite fenêtre on paroissoit une lumière. Un homme demanda ce que l’on vouloit, descendit aussitôt, et les reçut dans une chaumière propre, mais rustique. Il appela sa femme pour apporter quelques rafraîchissemens aux voyageurs. Cet homme causoit souvent à part avec Bertrand. Emilie l’observa : c’étoit un paysan grand, mais non pas robuste, d’une complexion pâle et d’un regard perçant. Son extérieur n’annonçoit pas un caractère qui pût gagner la confiance d’une jeune personne ; il n’y avoit rien dans ses manières qui pût lui concilier la bienveillance.

Ugo s’impatientant, demandoit à souper, et prenoit même un ton d’autorité qui ne sembloit admettre aucune réplique. — Je vous attendois il y a une heure, dit le paysan ; car j’avois eu vers les trois heures une lettre du signor Montoni. Moi et ma femme, nous ne comptions plus sur vous, nous avions été nous coucher. Comment vous êtes-vous trouvés de l’orage ?

— Mal, répliqua Ugo, fort mal ; et nous serons aussi mal ici, si vous ne vous dépêchez pas davantage. Donnez plus de vin, et dites-nous ce que nous mangerons.

Le paysan plaça devant eux tout ce que contenoit la chaumière ; lard, vin, figues, et des raisins d’un goût exquis et d’une grosseur prodigieuse.

Après qu’Emilie se fut un peu rafraîchie, lu femme du paysan lui indiqua sa chambre. Emilie fit quelques questions au sujet de Montoni ; la femme qui se nommoit Dorine, répondit avec réserve, et prétendit qu’elle ignoroit les intentions de Son Excellence, en envoyant Emilie en ce lieu : elle convint que son époux les connoissoit. Emilie s’aperçut bientôt qu’elle n’obtiendroit aucun renseignement sur sa destinée, elle congédia Dorine, et se mit au lit ; mais les scènes étonnantes qui venoient de se passer, toutes celles qu’elle prévoyoit, se présentèrent ensemble à son esprit inquiet, et concoururent avec le sentiment de sa situation nouvelle pour la priver de tout sommeil.



  1. Voyez l’abbé Berthelon sur l’électricité.