Les Mystères d’Udolphe/6/1
TOME VI
CHAPITRE PREMIER.
Le comte avoit très-peu dormi ; il se leva de bonne heure ; et, pressé d’entretenir Ludovico, il courut à l’appartement du nord. La première porte étoit fermée en dedans ; il fut donc obligé de frapper très-fort, mais ni ses coups ni sa voix ne furent entendus. Il considéra l’intervalle qui séparoit cette porte de la chambre à coucher ; et pensa que Ludovico, las de veiller, étoit tombé sans doute dans un profond sommeil. Le comte, peu surpris de ne recevoir aucune réponse, se retira, et alla se promener.
Le temps étoit sombre ; le soleil, qui se levoit sur la Provence, ne répandoit qu’une faible lumière ; ses rayons combattaient contre les vapeurs qui s’élevoient de la mer, et qui promenoient leurs lourdes masses sur le sommet des bois, qu’ornoient alors les teintes variées dont l’automne enrichit le feuillage. La tempête étoit passée ; mais la mer, toujours agitée, mugissoit encore. Le comte, à qui ce jour grisâtre et vaporeux ne déplaisoit pas, entra dans les bois et s’y promena, enseveli dans une profonde méditation.
Emilie s’étoit aussi levée de bonne heure, et avoit dirigé sa promenade vers le promontoire escarpé d’où l’on découvroit l’océan. Les événemens du château occupoient son esprit, et Valancourt étoit aussi l’objet de ses tristes pensées ; elle ne pouvoit encore songer à lui avec indifférence. Sa raison lui reprochoit continuellement une tendresse qui survivoit dans son cœur à l’estime : elle se rappeloit l’expression qu’avoient ses regards au moment où il l’avoit quittée, le ton de sa voix lorsqu’il lui dit adieu ; et si quelque hasard augmentoit l’énergie de ses souvenirs, elle versoit des larmes amères.
Arrivée à la vieille tour, elle se reposa sur ses marches ruinées, et se livra à la mélancolie. Elle observoit les vagues à demi-cachées par la vapeur, qui venoient en roulant au rivage, et répandoient leur mousse légère autour du rocher sur lequel elles se brisoient ; leur bruit monotone et les nuages obscurs qui se balançoient sur les rochers, rendoient la scène plus mystérieuse et plus analogue à l’état de son cœur. Cet état devint trop pénible. Emilie se leva brusquement ; elle traversa quelques ruines de la tour, et vit des lettres gravées sur une muraille ; elle s’approcha pour les examiner. Ces caractères paroissoient grossièrement gravés avec la pointe d’un canif, mais Emilie les connoissoit trop bien ; c’étoit la main de Valancourt, et elle les lut en tremblant.
Il étoit bien constant que Valancourt avoit visité cette tour ; il étoit même probable que c’étoit la nuit précédente, puisqu’elle avoit été orageuse, et que les vers décrivoient un naufrage ; il falloit même qu’il n’eût quitté que depuis peu ces ruines. Le soleil ne faisoit que de paroître, et il avoit fallu du jour pour tracer les caractères tels qu’ils étoient. Il étoit donc encore bien vraisemblable que Valancourt n’étoit pas loin.
Pendant que ces idées parcouroient avec rapidité l’imagination d’Emilie, tant d’émotions la combattirent, qu’elle en fut presqu’accablée ; mais son premier mouvement fut d’éviter une rencontre, et elle reprit à la hâte le chemin qui menoit au château. Tout en marchant, elle se souvint de la musique qu’elle avoit entendue près de la tour, et de la figure qui ensuite lui avoit apparu. Dans son agitation, elle fut portée à croire que c’étoit Valancourt qu’elle avoit vu et entendu. D’autres souvenirs lui ôtèrent cette erreur ; mais en tournant une partie très-touffue du bois, elle aperçut une personne qui se promenoit lentement dans un endroit fort sombre. Préoccupée d’une seule idée, Emilie tressaillit, s’arrêta, et crut voir Valancourt. La personne s’avança, et avant qu’elle fût remise assez pour fuir, on lui parla : c’étoit le comte. Emilie reconnut sa voix ; il exprima quelque surprise en la voyant de si bonne heure à la promenade, et il fit un effort pour plaisanter sur son goût pour la solitude. Il s’aperçut bientôt qu’il falloit moins la railler que la plaindre. Il changea de ton, et lui reprocha tendrement l’excès d’une douleur inutile. Elle sentoit la justesse de ses exhortations ; mais elle fondoit en larmes. Le comte prit un autre sujet, et s’étonna de ce que l’avocat d’Aix, son ami, n’avoir pas répondu à sa consultation sur la cession des biens de madame Montoni. Il chercha à distraire Emilie par l’espérance de les recouvrer bientôt ; elle sentoit bien pourtant que cette richesse influeroit peu sur le bonheur de sa vie, puisque Valancourt ne pouvoit plus y avoir d’intérêt.
En rentrant au château, Emilie se retira chez elle, et le comte alla à l’appartement du nord. La porte étoit encore fermée. Déterminé à réveiller Ludovico, le comte appela d’une voix plus forte. Un silence morne succéda. Étonné de voir ses efforts inutiles, le comte craignit qu’un accident ne fût arrivé à Ludovico, et que la peur de quelque objet imaginaire ne l’eût privé de ses sens. Il s’éloigna de la porte, dans l’intention de la faire enfoncer par ses gens, et il en entendit plusieurs dans le bas du château.
Le comte leur demanda s’ils avoient vu ou entendu Ludovico. Tous répondirent avec effroi que, depuis la nuit, aucun d’eux n’avoit approché de l’appartement du nord.
— Il dort profondément, dit le comte ; il est si éloigné de la porte d’entrée, qu’on ne peut se faire entendre ; il faudra l’enfoncer. Apportez quelques masses, et suivez-moi.
Les domestiques restèrent muets et interdits ; il fallut que toute la maison s’assemblât pour que le comte fût obéi. Dorothée, en même temps, parla d’une autre porte qui ouvroit sur la galerie du grand escalier, donnoit sur l’antichambre du salon, et se trouvoit conséquemment beaucoup plus près de la chambre à coucher. Il étoit naturel que Ludovico fût plutôt éveillé par cette porte. Le comte s’y rendit ; mais ses efforts furent également inutiles. Il commença à craindre sérieusement, et se disposoit lui-même à enfoncer la porte ; mais les beautés qu’il y remarqua retinrent son coup ; elle lui parut d’ébène, tant son poli étoit noir et son grain serré ; mais elle n’étoit que de mélèze ; et la Provence, dans ce temps, étoit citée pour ses forêts de ce bois. Le comte, en faveur de son prix et de la délicatesse de ses sculptures, épargna cette porte. Il retourna à celle de l’escalier ; on l’enfonça. Il entra le premier ; Henri le suivit avec quelques-uns des plus courageux ; les autres attendirent sur l’escalier.
Le silence régnoit dans tout l’appartement. Arrivé au salon, le comte appela Ludovico, et ne recevant aucune réponse, il ouvrit lui-même, et entra.
Le silence absolu confirma ses craintes pour Ludovico ; aucun bruit, aucune respiration n’annonçoit que quelqu’un sommeillât en ce lieu ; mais son incertitude duroit encore. Tous les volets étoient fermés, et la chambre étoit trop obscure pour que l’on y distinguât rien. Le comte commanda à un de ses gens d’ouvrir une des fenêtres. En traversant la chambre pour obéir, il se heurta, tomba par terre, et le cri perçant qu’il poussa ayant fait enfuir aussitôt les braves qui s’étoient hasardés jusque-là, Henri et le comte restèrent seuls pour achever l’aventure.
Henri ouvrit un des volets, et s’aperçut que le domestique avoit donné contre le fauteuil même dans lequel Ludovico avoit été assis. Celui-ci n’y étoit plus, et la foible lumière qui se répandoit dans la chambre ne le montroit en aucun endroit. Le comte, alarmé, ouvrit d’autres volets pour mieux voir. Ludovico ne parut point. Il resta un moment en suspens, et craignit de s’en fier à ses sens. Il vit le lit, et s’approcha pour voir si Ludovico ne s’y étoit pas couché. Il n’y trouva personne. Il pénétra dans l’oratoire ; tout étoit rangé comme la veille, et Ludovico n’y étoit point.
Le comte, pourtant, connut l’excès de sa surprise. Ludovico, sans doute frappé de terreur, étoit sorti, pendant la nuit, d’un appartement désert, et dont on racontoit tant d’effrayantes particularités. Mais, dans ce cas même, il eût cherché la société ; et tous ses camarades déclaraient ne l’avoir point vru. La porte de l’appartement étoit d’ailleurs fermée par-dedans : il étoit impossible qu’il fût sorti par-là, et toutes les portes extérieures étoient de même verrouillées en dedans, fermées à double tour ; toutes les clefs étoient dans les serrures. Porté à croire que Ludovico s’étoit échappé par une fenêtre, le comte les examina mieux ; mais celles qui étoient assez larges pour que le corps d’un homme y passât, étoient grillées de barreaux de fer, et n’avoient pu fournir d’issue. D’ailleurs, quelle apparence que Ludovico eût risqué sa vie en passant par une fenêtre, quand il pouvoit sortir avec sécurité par une porte ?
L’étonnement du comte ne put s’exprimer ; il rentra dans la chambre à coucher : tout y étoit en ordre, excepté le fauteuil qu’on venoit de renverser. On trouva la petite table, et sur cette table l’épée, la lampe, le livre et la moitié d’un verre de vin. Au pied de la table étoit la corbeille, un reste de provisions et du bois.
Henri et le domestique donnèrent un libre cours à leur surprise. Le comte parloit peu, mais son silence exprimoit beaucoup. Il paroissoit que Ludovico avoit dû s’échapper par un passage secret et inconnu. Le comte ne pouvoit se résoudre à admettre une cause surnaturelle, Néanmoins, s’il y avoit un passage, comment expliquer les motifs de sa retraite ? Comment ne trouvoit-on aucune trace de sa marche ? Tout étoit rangé comme la veille.
Le comte, lui-même, aida à lever la tapisserie de toutes les pièces, pour découvrir si elle cachoit une ouverture. On n’en reconnut aucune ; et le comte se retira après avoir fermé la première chambre, et mit la clef dans sa poche. Il donna des ordres pressans pour qu’on cherchât Ludovico jusque dans le voisinage, et se retira dans son cabinet avec Henri. Ils y restèrent long-temps. Quel qu’eût été le sujet de la conférence, Henri, de ce moment, perdit beaucoup de sa gaîté ; il devenoit grave et réservé quand on traitoit le sujet qui alarmoit toute la famille.
À la disparition de Ludovico, le baron de Sainte-Foix sembla confirmé dans toutes ses opinions sur la probabilité des apparitions. Il étoit néanmoins difficile d’en marquer le rapport avec le sujet actuel. On ne peut attribuer le crédit qu’elles acquirent alors, qu’à l’état de sensibilité excessive où la curiosité et l’effroi avoient réduit tous les esprits de la maison. De ce moment, le baron et ses adhérens s’entêtèrent plus profondément de leurs systèmes. Toutes les terreurs des domestiques augmentèrent à tel point, que la plupart d’entr’eux quittèrent à l’instant le château ; les autres ne restèrent que jusqu’à ce qu’on pût les remplacer.
Les recherches les plus exactes sur le sort de Ludovico furent inutiles. Après plusieurs journées employées sans relâche, la pauvre Annette s’abandonna au désespoir, et la surprise générale fut au comble.
Emilie, dont l’esprit avoit été vivement ému par le sort désastreux de la marquise, et par la mystérieuse liaison qu’elle imaginoit avoir existé entr’elle et Saint-Aubert, étoit particulièrement frappée d’un événement si extraordinaire. Elle étoit, de plus, consternée de la perte de Ludovico, dont la probité, la fidélité, les services, méritoient son estime et sa reconnoissance. Elle désiroit de se retrouver dans la paisible retraite de son couvent ; mais chaque ouverture qu’elle en faisoit étoit reçue avec tristesse par la jeune Blanche, et tendrement écartée par le comte. Elle sentoit pour lui l’affection, le respect, l’admiration d’une fille ; et Dorothée consentit enfin à ce qu’elle pût l’informer de l’apparition qu’elle avoit vue dans l’appartement de la marquise. En tout autre moment, il eût souri de sa relation, et auroit jugé que le fantôme n’existoit que dans l’imagination du témoin. Alors il écouta Emilie sérieusement ; et quand elle eut fini, il lui demanda le plus profond secret. Quelle que puisse être la cause de ces événemens singuliers, dit le comte, le temps seul peut les expliquer. Je veillerai avec soin sur tout ce qui se passera au château, et j’emploierai tous les moyens possibles pour découvrir le destin de Ludovico. Pendant ce temps, soyons prudens et circonspects. J’irai veiller moi-même dans ces appartemens ; mais jusqu’à ce que j’en détermine l’instant, je veux que tout le monde l’ignore.
Le comte envoya chercher Dorothée, et lui fit de même promettre le silence, et sur ce qu’elle savoit déjà, et sur ce qu’elle pourroit savoir encore. Cette vieille femme lui raconta les particularités de la mort de la marquise de Villeroy : il paroissoit en avoir déjà su quelques-unes ; mais celles qu’il avoit ignorées lui causèrent autant de surprise que d’agitation. Après cet entretien, le comte s’enferma dans son cabinet il y resta seul plusieurs heures, et quand il en sortit, la gravité de son extérieur étonna et alarma Emilie. La semaine d’après, tous les hôtes du comte partirent, excepté le baron, son fils et Emilie. Cette dernière eut bientôt l’embarras et le chagrin d’une autre visite. M. Dupont revint, et elle se décida à retourner aussitôt au couvent. La joie que manifestoit Dupont en la voyant, lui fit juger qu’il rapportoit cette même ardeur qui l’avoit bannie du château de Blangy. Les manières d’Emilie envers lui furent réservées. Le comte le reçut avec plaisir, le lui présenta en souriant, et sembla tirer pour son ami un bon augure de l’embarras qu’elle éprouvoit.
M. Dupont le comprit mieux. Il perdit soudain sa gaîté, et tomba dans la langueur et dans le découragement.
Le jour suivant, néanmoins, il chercha l’occasion d’expliquer le motif de sa visite, et il renouvela sa demande. Cette déclaration fut reçue par Emilie avec un véritable chagrin : elle tâcha de diminuer la peine que pouvoit causer un second refus, par l’assurance réitérée de son amitié et de son estime. Elle le laissa, malgré elle, dans un état qui méritoit et qui obtint la plus tendre pitié. Plus frappée que jamais de l’inconvenance d’un plus long séjour au château, elle alla aussitôt chercher le comte, et l’instruire de son intention.
Ma chère Emilie, lui dit-il, je vois avec un pénible intérêt l’encouragement que vous donnez aux illusions ; illusions trop communes aux cœurs jeunes et sensibles : le vôtre a reçu un coup violent ; vous croyez n’en jamais guérir. Vous cherchez à nourrir cette idée : l’habitude de la tristesse subjuguera la force de votre esprit, et vous préparera pour l’avenir d’inutiles regrets. Dissipez votre illusion ; éveillez-vous au sentiment de ce danger.
Emilie sourit tristement. — Je sais ce que vous voulez dire, monsieur, répliqua-t-elle, je suis préparée à vous répondre. Je sens que mon cœur n’éprouvera jamais un second attachement, et je perds l’espérance de retrouver même le calme et la tranquillité, si je me laisse entraîner à de nouveaux nœuds.
— Je sais bien que vous sentez cela, dit le comte ; mais je sais aussi que le temps affaiblira ce sentiment, à moins que vous ne le nourrissiez par la solitude et l’imagination ; le temps, en ce cas, peut en faire une habitude. Je suis à même de vous parler sur ce sujet, et de compatir à vos douleurs, dit le comte d’un air pénétré : j’ai su ce que c’étoit que d’aimer, et de pleurer l’objet de son amour. Oui, continua-t-il, les yeux remplis de larmes, j’ai souffert. Mais ces temps sont passés, depuis long-temps ils sont passés, et je ne puis me les rappeler aujourd’hui sans émotion.
— Mon cher monsieur, dit Emilie avec timidité, que veulent dire ces larmes ? elles parlent, ce me semble, un tout autre langage ; elles plaident pour moi.
— Ce sont des larmes de faiblesse, puisqu’elles sont inutiles, répliqua le comte en les essuyant ; je voudrais vous voir supérieure à cette foiblesse. Ces larmes sont les vestiges d’une douleur que de longs et continuels efforts ont empêché de m’ôter la raison. Jugez si je dois vous prémunir contre les terribles effets d’un penchant qui, lorsqu’on s’y livre, influe sur toute la vie, et porte un nuage jusque sur des années qui auroient pu être heureuses ! M. Dupont est un homme aimable et sensible ; depuis long-temps il vous adore : sa famille, sa fortune, ne sont susceptibles d’aucunes objections. Après ce que je vous ai dit, il est superflu d’ajouter combien je me réjouirois de vous savoir heureuse, et combien je crois M. Dupont capable d’accomplir sur ce point tous mes vœux. Ne pleurez pas, mon Emilie, dit le comte en prenant sa main, il est encore pour vous quelque bonheur dans l’avenir.
Il se tut un moment, et continua d’une voix plus ferme : — Je ne vous engage pas à faire un effort trop violent pour surmonter vos sentimens ; tout ce que je vous demande en ce moment, c’est de contenir vos pensées, qui vous reportent continuellement à des souvenirs ; c’est de vous livrer aux objets présens ; c’est de vous laisser croire à vous-même que vous pouvez devenir heureuse ; c’est de songer quelquefois avec un peu de complaisance à cet infortuné Dupont, et de ne le point condamner à cet état de désespoir, dont je voudrois, ma chère Emilie, commencer par vous faire sortir.
— Ah ! monsieur, dit Emilie en versant un torrent de larmes, que vos désirs à cet égard n’abusent pas M. Dupont par l’espoir que je puisse recevoir sa main. Si je consulte mon cœur, cela ne sera jamais ; je puis me soumettre à tout le reste, excepté à l’idée que jamais je penserai autrement.
Souffrez que j’interprète votre cœur, répondit le comte avec un léger sourire : si vous me faites l’honneur de suivre mes avis sur le reste, je pardonnerai votre incrédulité sur votre conduite future envers M. Dupont. Je ne vous presserai pas de rester ici plus long-temps que votre satisfaction ne le permet. Mais, en m’abstenant aujourd’hui de m’opposer à votre retraite, je réclame de votre amitié quelques visites à l’avenir.
Des larmes de reconnoissance s’unirent à celles d’un tendre regret. Emilie remercia le comte de ses témoignages d’amitié ; elle promit de suivre ses avis sur tous les points, excepté un seul, et l’assura du plaisir avec lequel elle profiteroit de son invitation et de celle de la comtesse, lorsque M. Dupont ne seroit plus au château.
Le comte sourit de cette condition. — J’y consens, lui dit-il ; le couvent est ici près, ma fille et moi nous pourrons vous voir bien souvent. Si quelquefois nous osons introduire un compagnon de promenade, nous le pardonnerez-vous ?
Emilie parut affligée, et garda un profond silence.
— Eh bien ! reprit le comte, je n’en dirai pas davantage, et je vous demande pardon d’avoir été si loin. Rendez-moi la justice de croire que mon unique motif est un intérêt bien réel pour votre bonheur, et pour celui de mon aimable ami M. Dupont.
Emilie, en quittant le comte, alla informer la comtesse de ses projets, et la comtesse lui en exprima ses regrets avec des expressions polies ; elle écrivit ensuite à l’abbesse, et partit le soir du jour suivant. M. Dupont la vit partir avec un extrême chagrin ; le comte tâcha de le soutenir par l’espérance qu’un jour Emilie lui, seroit plus favorable.
Emilie fut contente de se retrouver dans la retraite paisible du couvent ; elle y éprouva un renouvellement de bonté maternelle de la part de l’abbesse, et d’amitié fraternelle de la part des religieuses. Elles savoient déjà l’événement extraordinaire du château, et le soir même, après souper, on en parla dans la salle du couvent. On pria Emilie d’en raconter les détails ; elle le fit avec circonspection, et s’étendit fort peu sur la disparition de Ludovico. Toutes celles qui l’écoutoient se réunirent à lui prêter une cause surnaturelle.
On a cru fort long-temps, dit une religieuse appelée sœur Françoise, que le château étoit fréquenté par des esprits ; et je fus surprise quand j’appris que le comte auroit la témérité de l’habiter. L’ancien propriétaire avoit, je crois, quelque chose sur la conscience à expier ; espérons que les vertus du possesseur actuel pourront le préserver du châtiment réservé aux torts du premier, si réellement il étoit criminel.
— De quel crime le soupconne-t-on ? dit une demoiselle Feydeau, pensionnaire du couvent.
— Prions pour son âme, reprit une religieuse qui jusque-là avoit gardé le silence. S’il étoit criminel, sa punition dans ce monde a été suffisante.
Il y avoit dans le ton de ses paroles un mélange de sérieux et de singularité qui frappa singulièrement Emilie. Mademoiselle Feydeau répéta la question, sans prendre garde à l’entretien de la religieuse.
— Je n’ose pas dire quel fut son crime, répliqua la sœur Françoise. J’ai entendu des récits fort étranges au sujet du marquis de Villeroy. On dit, entr’autres, qu’après la mort de son épouse, il quitta le château de Blangy, et n’y revint plus. Je n’étais pas ici dans ce temps-là, je n’en puis parler que sur des rapports ; il y avoit très-long-temps, que la marquise étoit morte, et la plupart de nos sœurs n’en pourroient pas dire davantage.
— Moi, je le pourrois, reprit la religieuse qui déjà avoit parlé, et que l’on nommoit la sœur Agnès.
— Vous savez donc, dit mademoiselle Feydeau ; des circonstances qui vous font juger s’il est criminel ou non, et quel crime on lui imputoit ?
— Oui, dit la religieuse ; mais qui oseroit scruter mes pensées ? Qui osera s’immiscer dans le secret de mes opinions ? Dieu seul est son juge, et il a rejoint ce juge terrible.
Emilie regarda la sœur Françoise avec surprise ; et elle en reçut un regard expressif.
— Je demandois seulement votre opinion, dit mademoiselle Feydeau d’un ton doux ; si le sujet vous est désagréable, j’en changerai.
— Désagréable ! reprit la religieuse avec affectation. Nous parlons au hasard, et ne sentons guère la valeur de nos termes. Désagréable ! est une misérable expression. Je vais prier Dieu.
Parlant ainsi, elle se leva, ft un profond soupir, et s’éloigna.
— Que signifie ceci ? demanda Emilie après son départ.
— Cela n’est pas extraordinaire, répondit la sœur Françoise ; elle est souvent ainsi. Elle n’a pas de suite dans ses idées ; sa raison est dérangée. Vous ne l’avez donc jamais vue dans cet état ?
— Jamais, dit Emilie : j’ai pensé quelque-fois qu’elle avoit dans le regard une sorte d’agrément mélancolique : je ne l’avois jamais remarqué dans ses discours. Pauvre femme ! je prierai Dieu pour elle.
— Vos prières, ma fille, dit l’abbesse, se joindront dans ce cas aux nôtres ; elle en a besoin.
— Madame, dit mademoiselle Feydeau, quelle est votre opinion sur le marquis ? L’étrange événement du château a tant excité ma curiosité, que je me permets cette question : Quel crime lui imputoit-on ? quelle est la punition dont parloit la sœur Agnès ?
— On ne peut, dit l’abbesse avec un air aussi grave que réservé, on ne peut sans défiance avancer ses idées sur un sujet si délicat. Je ne prendrai pas sur moi de prononcer que le feu marquis fût coupable, ni de dire de quel crime on l’avoit soupçonné. Quant à la punition dont parle sœur Agnès, je n’ai pas connoissance qu’il en ait souffert aucune ; elle faisoit sans doute allusion au supplice cruel que causent des remords cuisans. Prenez garde, mes chères enfans, d’encourir ce châtiment terrible ; c’est le purgatoire de cette vie. La marquise le savoit bien ; elle fut un modèle pour ceux qui vivent dans le monde, et le cloître même n’eût pas rougi d’imiter ses vertus. Notre maison a reçu sa dépouille mortelle ; son âme céleste est, je n’en doute pas, retournée vers son origine.
Pendant que l’abbesse disoit ces mots, la cloche sonna, et elle se leva. — Allons, mes enfans, dit-elle, allons prier pour tous les malheureux ; allons confesser nos péchés, et tâchons de purifier nos consciences, pour gagner le ciel où elle est.
Emilie fut touchée de cette exhortation, et se rappelant son père, elle reprit : Le ciel, où lui aussi est allé ! Elle retint ses soupirs, et suivit l’abbesse et la communauté dans la chapelle.