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Les Mystères d’Udolphe/6/10

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 165-189).

CHAPITRE X.

Le lendemain, dans la soirée, la vue des tours de Sainte-Claire qui s’élevoient au-dessus des bois, fit souvenir Emilie de la religieuse dont le sort l’avoit si fort touchée. Voulant savoir de ses nouvelles et revoir ses anciennes amies, elle détermina Blanche à venir avec elle au monastère. À la porte, elles virent un carrosse, et l’écume des chevaux leur apprit que l’équipage ne faisoit que d’arriver. Un silence plus morne que jamais régnoit dans la cour et les cloîtres qu’Emilie et Blanche traversèrent. En arrivant dans la grande salle, elles trouvèrent une religieuse, et elles apprirent que sœur Agnès vivoit encore, qu’elle avoit toute sa connoissance, mais que sûrement elle ne passeroit pas la nuit. Dans le parloir, plusieurs des pensionnaires témoignèrent leur joie de revoir Emilie. Elles lui firent part de toutes les anecdotes du couvent ; et l’amitié qu’elle portoit aux personnes qu’elles regardoient, les lui rendit intéressantes. Pendant cette conversation, l’abbesse entra : elle exprima beaucoup de satisfaction en recevant Emilie ; mais ses manières avoient une gravité singulière, et ses traits exprimoient la langueur. — Notre maison, dit-elle après les premiers complimens, est vraiment une maison de deuil. Une de nos sœurs paie en ce moment le tribut à la nature, sans doute vous n’ignorez pas que notre sœur Agnès est mourante ?

Emilie exprima le sincère intérêt qu’elle y prenoit.

— La mort, continua l’abbesse, nous présente une grande et imposante leçon ; sachons en profiter ; apprenons à nous préparer au changement qui nous attend. Vous êtes jeune ; vous pouvez vous donner cette paix qui ne se peut apprécier, l’ineffable paix de la conscience. Conservez-la dans votre jeunesse, pour qu’elle devienne un jour votre consolation. En vain aurons-nous fait quelques bonnes actions dans nos dernières années, si nos premiers ans ont été souillés de quelques crimes.

Emilie eût voulu répondre que les bonnes actions ne pouvoient jamais être inutiles ; elle l’espéroit du moins : mais c’étoit l’abbesse qui parloit, et elle gardoit le silence.

— Les derniers jours d’Agnès, reprit l’abbesse, ont été exemplaires : puissent-ils donc expier les torts de sa jeunesse ! Ses souffrances maintenant sont, hélas ! trop affreuses ; croyons qu’elles lui assurent un éternel repos. Je l’ai laissée avec son confesseur, et un seigneur qu’elle désiroit ardemment de voir, et qui vient d’arriver de Paris ; j’ose espérer qu’ils lui procureront le calme dont son esprit a tant besoin.

Emilie se joignit à ce désir avec ferveur.

— Pendant sa maladie, elle vous a quelquefois nommée, dit l’abbesse : peut-être seroit-ce pour elle une consolation que de vous voir. Quand on l’aura quittée, nous monterons à sa chambre, si vous en avez le courage. De pareilles scènes sont déchirantes, je l’avoue ; mais il est bon de s’y accoutumer : elles sont salutaires à notre âme, et nous préparent à ce que nous devons souffrir.

Emilie devint grave et pensive ; cet entretien rappeloit à sa mémoire le génie d’un père bien-aimé : elle sentit le besoin de pleurer encore sur son tombeau. Durant le silence qui suivit le discours de l’abbesse, plusieurs circonstances minutieuses de ses derniers momens lui revinrent ; l’émotion qu’il avoit montrée en apprenant qu’il étoit près du château de Blangy ; la demanda qu’il avoit faite d’être enterré dans un certain endroit du monastère ; l’ordre si positif qu’elle avoit reçu de détruire ses papiers sans aucun examen. Elle se rappela aussi les mots horribles et mystérieux du manuscrit que, sans le vouloir, ses regards avoient parcouru. Elle ne se les retraçoit jamais sans une curiosité pénible sur le sens qu’ils pouvoient avoir, et sur la défense de son père. C’étoit pourtant une consolation pour elle d’avoir strictement obéi.

L’abbesse ne parla pas davantage. Elle étoit si fort affectée du sujet qu’elle venoit de traiter, qu’elle ne pouvoit continuer l’entretien ; et ses compagnes gardoient le silence par la même cause. La méditation générale fut cependant interrompue par l’arrivée d’un étranger. C’étoit M. de Bonnac qui venoit de quitter sœur Agnès. Il paroissoit troublé ; mais Emilie s’imagina voir dans son expression plus d’horreur que de douleur. Il prit l’abbesse à part, et l’entretint quelques instans ; elle paroissoit fort attentive : elle parloit avec réflexion, précaution, et montroit beaucoup d’intérêt. Après qu’il eut fini, il la salua en silence, et se retira. L’abbesse proposa d’aller dans la chambre de sœur Agnès ; Emilie y consentit avec quelque répugnance, et Blanche resta avec les pensionnaires.

À la porte de la chambre, elles trouvèrent le confesseur ; il releva sa tête à leur approche, et Emilie reconnut celui qui avoit assisté son père. Il passa sans la remarquer. Elles entrèrent dans la pièce où sœur Agnès étoit couchée sur une natte ; près d’elle étoit une autre sœur. Elle étoit si changée, qu’à peine Emilie auroit-elle pu la reconnoître, si elle n’eût été prévenue. Son air étoit hagard et horrible ; ses yeux, creux et voilés, se fixoient sur un crucifix qu’elle tenoit contre sa poitrine ; elle étoit si préoccupée, qu’elle n’aperçut d’abord ni l’abbesse ni Emilie. Enfin, tournant ses yeux appesantis, elle les fixa avec horreur sur Emilie, et s’écria : Ah ! cette vision me poursuit jusqu’à mon dernier soupir.

Emilie recula d’effroi, et regarda l’abbesse : celle-ci lui fit signe pour ne se point alarmer ; puis elle dit à sœur Agnès : — Ma fille, c’est mademoiselle Saint-Aubert que je vous amène. Je croyois que vous auriez du plaisir à la voir.

Agnès ne fit aucune réponse : elle considéroit Emilie dans un effroyable égarement. — C’est elle-même, s’écria-t-elle. Ah ! elle a dans ses regards le charme qui fit ma perte. Que voulez-vous ? que demandez-vous ? réparation ! vous l’aurez ; vous l’avez déjà ! Combien d’années sont écoulées depuis que je ne vous ai vue ? Mon crime n’est que d’hier ; j’ai vieilli sous son poids ; et vous, vous êtes toujours jeune, vous êtes toujours belle ! belle comme au temps où vous me contraignîtes à ce crime affreux : oh ! si je pouvois l’oublier ! Mais à quoi cela serviroit-il ? Je l’ai commis.

Emilie, fort émue, vouloit se retirer. L’abbesse lui prit la main, l’encouragea, et la pria d’attendre que sœur Agnès fût plus tranquille. Elle tâcha elle-même de la calmer ; mais Agnès ne l’écoutoit pas, et, regardant Emilie, elle s’écria : — À quoi servent donc des années de prière et de repentir ! Elles ne sauraient laver la souillure du meurtre ; oui, du meurtre ! Où est-il ? où est-il ? Regardez, regardez là ! il erre dans cette chambre : pourquoi venez-vous m’agiter en ce moment ? reprit Agnès dont les yeux parcouraient l’espace. Ne suis-je donc pas déjà assez punie ? Ah ! ne me regardez pas de cet air sévère ! Ah ciel ! encore ! C’est elle, c’est elle-même ! Pourquoi ces regards de pitié ? pourquoi ce sourire ? Me sourire, à moi ! Quels gémissemens entends-je ?

Sœur Agnès retomba, et parut privée de la vie. Emilie ne pouvant se soutenir, s’appuya sur le lit ; l’abbesse et la religieuse donnèrent des secours à sœur Agnès. Emilie vouloit lui parler. — Paix ! dit l’abbesse. Le délire est fini ; elle va être mieux. Ma sœur, y a-t-il long-temps qu’elle est dans cet état ? — Elle n’y avoit pas été depuis plusieurs semaines, répondit la religieuse ; mais l’arrivée du gentilhomme qu’elle désiroit tant de voir, l’a fortement agitée.

— Oui, reprit l’abbesse, et voilà sans doute la cause de cet accès : quand elle sera mieux, nous la laisserons en repos.

Emilie y consentit volontiers ; mais quoiqu’elle donnât peu de secours, elle ne vouloit pas se retirer, tant qu’elle croyoit pouvoir être utile.

Quand sœur Agnès eut repris ses sens, elle regarda encore Emilie ; mais désormais sans égarement, et avec une profonde expression de douleur : il se passa du temps avant qu’elle pût parler, puis elle dit foiblement : — La ressemblance est étonnante ! c’est plus que de l’imagination ! Dites-moi, je vous en conjure, si malgré le nom de Saint-Aubert que vous portez, vous n’êtes pas fille de la marquise ? — Quelle marquise ? dit Emilie surprise. Le calme des manières d’Agnès l’avoit fait croire au retour de sa raison : l’abbesse lui donna un coup-d’œil d’intelligence ; mais elle répéta sa question.

— Quelle marquise ! s’écria Agnès : je n’en connois qu’une ! la marquise de Villeroy.

Emilie se rappelant l’émotion de son père, à la mention inopinée de cette dame, et la demande qu’il avoit faite d’être enterré près des Villeroy, sentit un extrême intérêt, et pria sœur Agnès d’expliquer les motifs de sa question. L’abbesse auroit voulu entraîner Emilie ; mais celle-ci, fortement attachée, réitéra sa demande avec chaleur.

— Apportez-moi ma cassette, ma sœur, dit Agnès, je vous apprendrai tout : regardez-vous dans cette glace, et vous le saurez. Vous êtes sûrement sa fille ; sans cela comment expliquer une si parfaite ressemblance !

La religieuse apporta la cassette : sœur Agnès la lui fit ouvrir ; elle en tira une miniature, et Emilie vit qu’elle ressembloit exactement à celle qu’elle avoit trouvée dans les papiers de son père. Agnès tendoit la main pour la reprendre ; elle la regarda quelque temps en silence, puis dans l’excès du désespoir, elle leva ses yeux vers le ciel et pria tout bas. Quand elle eut achevé sa prière, elle rendit le portrait à Emilie. — Gardez-le, lui dit-elle, je vous le lègue, et je crois que vous y avez droit : votre ressemblance m’a bien souvent frappée ; mais jamais, jusqu’à ce moment, elle n’avoit ainsi frappé ma conscience. Restez, ma sœur, n’emportez pas cette cassette, elle renferme un autre portrait.

Emilie trembloit dans l’attente, et l’abbesse vouloit l’entraîner : Agnès est encore dans le délire, lui dit-elle, observez combien elle divague ! Dans ses accès, elle ne s’entend plus, et s’accuse, comme vous voyez, des crimes les plus épouvantables.

Emilie crut voir dans ce délire autre chose que de la folie. Le nom de la marquise, son portait avoient pour elle un suffisant intérêt, et elle se décida à tâcher de se procurer de plus amples informations.

La religieuse rapporta la cassette. Agnès poussa un ressort, et découvrit un autre portrait ; elle le montra à Emilie : — Voici, lui dit-elle, une leçon pour la vanité ; regardez ce portrait, et voyez s’il y a quelque rapport entre ce que je suis et ce que j’ai été.

Emilie s’empressa de prendre ce portrait ; à peine l’eut-elle regardé, que ses tremblantes mains faillirent le laisser échapper. C’étoit la ressemblance du portrait de la signora Laurentini, qu’elle avoit trouvé à Udolphe : la signora Laurentini, cette dame qui avoit disparu d’une manière si mystérieuse, et qu’on soupçonnoit Montoni d’avoir fait périr.

Muette de surprise, Emilie regardoit tour à tour le portrait et la religieuse mourante ; elle cherchoit une ressemblance qui alors n’existoit plus.

— Pourquoi ce regard sévère ? dit sœur Agnès, qui se méprenoit au genre de son émotion.

— J’ai vu cette figure ! dit enfin Emilie : est-ce réellement votre portrait ?

— Vous pouvez le demander, dit la religieuse ; mais autrefois il étoit frappant. Regardez-moi attentivement, et voyez les effets du crime ! Autrefois j’étois innocente, mes malheureuses passions dormoient encore. Ma sœur, ajouta-t-elle gravement, et prenant de sa main froide et humide une des mains d’Emilie, que cet attouchement fit frémir ; ma sœur, prenez bien garde au premier mouvement des passions ! prenez garde au premier ! si l’on n’arrête leur course, elle est rapide ; leur force ne connoît aucun frein : elles nous entraînent aveuglément ; elles nous mènent à des crimes, que des années de prières et de pénitence n’effacent pas. Tel est l’empire d’une passion ! elle domine toutes les autres, elle s’empare de tous les chemins du cœur ; c’est une furie qui nous possède, et qui nous fait agir en furie, qui nous rend insensibles à la pitié, à la conscience ; et quand son but est rempli, furie toujours plus impitoyable, elle nous livre, pour notre tourment, à tous ces sentimens qu’elle avoit suspendus, qu’elle n’avoit point étouffés, aux supplices de la compassion, du remords, du désespoir. Nous nous éveillons comme d’un songe : un nouveau monde nous entoure, nous sommes étonnés, épouvantés ; mais le forfait est commis. Les pouvoirs réunis du ciel et de la terre ne sauroient plus l’anéantir, les fantômes nous poursuivent. Que sont les richesses, la grandeur, la santé même, auprès de l’inestimable avantage d’une conscience pure, auprès de la santé de l’âme ? Que sont les chagrins de la pauvreté, du mépris, de la misère, près des angoisses d’une conscience affligée ? Oh ! quel temps s’est écoulé, depuis que j’ai perdu cette richesse de l’innocence ! Je croyois avoir épuisé l’excès des maux, l’amour, la jalousie, le désespoir. Ces peines étaient des jouissances auprès des tourmens de ma conscience. J’ai goûté ce qu’on appelait les douceurs de la vengeance ; mais qu’elles sont passagères ! elles expirent avec leur objet ! Souvenez-vous-en, ma sœur ; les passions sont le germe du vice aussi bien que de la vertu ! tous deux en peuvent sortir, selon qu’on les gouverne. Malheur à ceux qui n’ont jamais appris l’art si nécessaire de les régler !

— Hélas ! bien infortuné, dit l’abbesse, qui connoît mal notre sainte religion ! Emilie écoutoit Agnès dans le silence et le respect : elle regardoit la miniature, et s’assuroit encore de la ressemblance de ce portrait avec celui qu’elle avoit vu à Udolphe. — Cette figure ne m’est pas inconnue, dit-elle, pour faire expliquer la religieuse, sans d’abord lui parler trop brusquement d’Udolphe.

— Vous vous trompez, lui dit Agnès, et vous ne l’avez sûrement jamais vue.

— Non, reprit Emilie ; mais j’ai vu sa ressemblance parfaite. — Impossible, s’écria sœur Agnès, qu’on peut maintenant appeler la signora Laurentini.

— C’étoit dans le château d’Udolphe, continua Emilie, en la regardant fixement.

— D’Udolphe, s’écria Laurentini, d’Udolphe en Italie ? — Précisément, dit Emilie.

— Vous me connoissez alors, lui dit Laurentini, et vous êtes fille de la marquise.

Emilie, étonnée de cette positive assertion, répondit : — Je suis fille de M. Saint-Aubert, et la dame que vous nommez, m’est absolument étrangère.

— Vous le croyez ? reprit Laurentini.

Emilie lui demanda par quelle raison elle pensoit le contraire.

— Votre ressemblance, dit la religieuse. On sait que la marquise étoit fort attachée à un gentilhomme de Gascogne, quand elle épousa le marquis par obéissance pour son père. Femme infortunée !

Emilie se rappelant l’excessive émotion de M. Saint-Aubert au nom de la marquise, auroit alors éprouvé une émotion différente de la surprise, si elle eût moins connu la probité de son père. Le respect qu’elle avoit pour lui, ne lui permit pas de s’arrêter à la supposition que lui insinuoit la signora laurentini ; son intérêt pourtant devint extrême, et elle la conjura de s’expliquer plus clairement.

— Ne me pressez pas sur ce sujet, reprit la religieuse ; il est trop terrible pour moi : puissé-je pour jamais l’effacer de ma mémoire ! Elle soupira profondément, et demanda à Emilie comment elle avoit su son nom.

— Par le portrait que j’ai vu à Udolphe, reprit Emilie, et la ressemblance de celui-ci.

— Vous avez donc été dans le château d’Udolphe ? dit la religieuse avec une extrême émotion. Quelles scènes ce lieu me rappelle ! scènes de félicité, de souffrance et d’horreur !

À ce moment, le terrible spectacle dont Emilie avoit été témoin dans une chambre de ce château, lui revint à la mémoire ; elle regarda la signora et se rappela ses derniers mots, que des années de prières et de pénitence ne pouvoient pas laver la souillure d’un meurtre ; elle se vit obligée de les attribuer à une autre cause qu’au délire : elle sentit un degré d’horreur inexprimable en croyant voir un assassin… Toute la conduite de Laurentini confirmoit cette supposition ; Emilie se perdit dans un abîme de perplexité, et ne sachant par quelles questions éclaircir de tels doutes, elle dit seulement à mots interrompus.

— Votre soudain départ d’Udolphe… Laurentini fit un soupir.

— Tous les bruits qui courent, dit Emilie… la chambre au couchant… ce voile de deuil… l’objet qu’il couvre… quand les meurtres sont connus…

La religieuse s’écria : — Quoi ! encore ? Et s’efforçant de la relever, ses regards égarés sembloient suivre un objet. — Revenir du tombeau ! Quoi ! du sang ! du sang aussi ! — Il n’y eut pas de sang ; tu ne peux pas le dire. — Oui, ne souris pas, ne souris pas avec cette pitié.

Laurentini tomba en convulsion. Emilie, incapable d’endurer plus long-temps une telle scène, s’échappa de la chambre, et envoya quelques religieuses pour rester avec l’abbesse.

Blanche et les pensionnaires qui se trouvèrent au parloir se pressèrent autour d’Emilie, et alarmées de l’effroi qu’elle manifestoit, elles lui firent ensemble cent questions. Emilie évita d’y répondre, et dit seulement que sœur Agnès étoit à l’agonie. Cette nouvelle leur expliqua l’impression de terreur qu’elle montroit, et elles lui offrirent des potions qui lui rendirent un peu de force. L’esprit d’Emilie cependant avoit été si ébranlé par les doutes où les discours de la religieuse l’avoient jetée, qu’elle ne pouvoit partager l’entretien ; et elle seroit sortie au même instant, si elle n’eût voulu savoir ce que deviendroit Laurentini. Quelques minutes après, on lui apprit qu’elle étoit mieux. Emilie et Blanche se retiroient lorsque l’abbesse parut : elle appela Emilie, et lui dit qu’elle avoit une chose à lui communiquer ; mais il étoit alors trop tard, et elle la pria de revenir le lendemain.

Emilie le lui promit, et retourna avec Blanche au château. Dans le chemin, l’obscurité des bois fit regretter à Blanche que la soirée fût si avancée ; les ténèbres, le calme absolu, la trouvoient sensible à la crainte, quoiqu’un domestique la suivît. Emilie, trop préoccupée des horreurs dont elle avoit été témoin, ne voyoit dans le silence de la nuit que ce qui avoit quelque rapport à la situation de son âme. Blanche l’en tira, en lui montrant dans un sentier obscur, deux personnes qui marchoient lentement. On ne pouvoit les éviter sans se rejeter dans une partie plus enfoncée du bois, et les deux étrangers auroient pu les y suivre. Mais toute appréhension fut bientôt évanouie, quand Emilie eut reconnu, dans l’un M. Dupont, et dans l’autre ce même gentilhomme qu’elle avoit vu au monastère. Ils causoient avec tant d’action, que, dans le premier moment, ils ne remarquèrent pas les dames. Quand Dupont les eut abordées, l’étranger prit congé de lui, et s’en retourna au château. Le comte entendant nommer M. de Bonnac, dit qu’il le connoissoit depuis long-temps ; il apprit le triste sujet de son voyage, et sachant qu’il étoit logé dans une auberge du hameau, il pria M. Dupont de l’aller chercher.

Dupont s’y prêta avec joie ; on leva tous les scrupules de politesse, et M. de Bonnac se rendit à l’invitation. Le comte, par ses soins, et son fils par sa gaîté, essayèrent d’écarter la tristesse qui paroissoit accabler leur nouvel hôte. M. de Bonnac étoit un officier attaché au service de France ; il paroissoit avoir environ cinquante ans ; sa taille étoit haute ; son port noble, ses manières distinguées, et sa physionomie étoit faite pour intéresser. Sa figure, qui paroissoit avoir été belle, portoit une empreinte de mélancolie qui sembloit provenir de longs chagrins plutôt que d’une disposition naturelle. Il fut aisé, pendant le souper, de remarquer l’effort qu’il se faisoit pour soutenir la conversation. Incapable, par intervalles, de surmonter son oppression, il retomboit dans le silence, il devenoit distrait. Le comte essayoit de le remettre, et la délicatesse, la bienveillance qu’il lui montroit, faisoient penser à Emilie qu’elle avoit son père sous ses yeux.

On se sépara de bonne heure. Quand Emilie fut retirée, les scènes dont elle avoit été témoin se retracèrent à elle avec une affreuse énergie. Dans une religieuse mourante trouver la signora Laurentini ! celle qui, au lieu d’avoir été victime de Montoni, sembloit elle-même coupable d’un crime abominable ! C’étoit un grand sujet de surprise et de méditation. Les ouvertures qu’elle avoit faites sur le mariage de la marquise, toutes ses questions sur la naissance d’Emilie, étoient propres aussi à inspirer à une jeune personne un vif intérêt, quoique celui-ci fût d’une autre nature.

L’histoire de la sœur Agnès, que la sœur Françoise avoit racontée, devenoit évidemment fausse ; mais à quel dessein l’avoit-on imaginée, à moins que ce ne fût pour mieux cacher la véritable ? C’est ce qu’Emilie ne devinoit pas. Ce qui surtout excitoit sa curiosité, étoit la relation que la marquise de Villeroy pouvoit avoir avec son père. L’émotion douloureuse qu’avoit témoignée Saint-Aubert en entendant prononcer son nom ; la demande qu’il avoit faite d’être enterré près d’elle, le portrait de cette dame trouvé parmi ses papiers, prouvoient qu’il y avoit eu quelque rapport entr’eux. Quelquefois Emilie pensoit que Saint-Aubert avoit été l’amant que préféroit la marquise, quand elle fut obligée d’épouser le marquis ; mais elle ne pouvoit concevoir qu’il eût entretenu sa passion après ce mariage. Elle ne doutoit cependant presque plus que les papiers dont son père avoit ordonné la suppression ne fussent relatifs à cette liaison ; et si elle eût été moins sûre des principes rigides de son père, elle auroit cru que le mystère de sa naissance étoit enseveli avec les manuscrits qui l’attestoient.

De pareilles réflexions l’occupèrent une partie de la nuit ; et quand elle put s’endormir, ses songes lui retracèrent la religieuse mourante ; et elle se réveilla avec les plus lugubres idées.

Le lendemain, trop indisposée pour aller voir l’abbesse, elle apprit dans la journée que sœur Agnès n’étoit plus. M. de Bonnac reçut cette nouvelle avec émotion ; mais Emilie remarqua qu’il paroissoit moins affligé que la veille. Sans doute cette mort l’affectoit moins que les aveux qu’on lui avoit faits. Quoiqu’il en soit, peut-être étoit-il aussi un peu consolé en connoissant le legs qui lui étoit échu. Sa famille étoit fort nombreuse ; l’extravagance d’un jeune homme l’avoit plongé dans de grands chagrins, et l’avoit même fait conduire en prison. La douleur que lui causoit la conduite d’un fils cher, les dépenses, la ruine qui en étoit la suite, lui avaient donné cette impression de tristesse qu’Emilie avoit remarquée. Il raconta en détail à M. Dupont toutes ses peines ; il avoit été plusieurs mois dans une des prisons de Paris, sans espoir, pour ainsi dire y de s’en tirer jamais, et se trouvant privé des consolations de son épouse, qui, dans une province éloignée, tâchoit d’émouvoir ses amis en sa faveur. Elle revint ; elle obtint d’entrer. Le changement effrayant où la captivité et le chagrin avoient mis son époux, lui causa une telle révolution, que sa vie fut en danger.

— Notre situation, continua M. de Bonnac, pénétra ceux qui en furent les témoins. Un généreux ami, alors mon compagnon de malheur, obtint bientôt sa liberté, et le premier usage qu’il en fit fut de travailler à la mienne. Il réussit : la somme énorme que je devois fut acquittée. Quand je voulus exprimer ma reconnoissance, mon bienfaiteur étoit loin de moi. J’ai lieu de penser que sa générosité aura causé sa perte, et qu’il sera retombé lui-même dans les fers dont il m’avoit tiré ; mais aucune recherche n’a pu m’instruire de son sort. Aimable et infortuné Valancourt !

— Valancourt ! s’écria Dupont ; de quelle famille ?

— Les Valancourt, comtes Duverney, reprit M. de Bonnac.

L’émotion que sentit Dupont en découvrant dans son rival le bienfaiteur de son ami, ne sauroit se peindre. Après le premier mouvement de surprise, il dissipa les inquiétudes de M. de Bonnac, et lui apprit que Valancourt, en liberté, étoit venu depuis peu en Languedoc. Son affection pour Emilie le porta ensuite à faire quelques recherches sur la conduite de son rival à Paris. M, de Bonnac en paroissoit fort instruit ; et les réponses que reçut Dupont le convainquirent des calomnies donc Valancourt avoit été l’objet ; et quelque douloureux que fût son sacrifice, il forma le projet de réunir Emilie à son amant, puisqu’il ne lui paroissoit plus indigne des sentimens qu’elle conservoit pour lui.

M. de Bonnac raconta que Valancourt, en entrant dans le monde, avoit été attiré dans les pièges que le vice et l’impudence lui avoient tendus ; tout son temps s’étoit partagé entre une marquise coquette et des assemblées de jeu, où l’envie et l’avarice de ses camarades avoient su l’entraîner. Il avoit perdu de fortes sommes, dans l’espoir d’en regagner de petites ; et c’étoit de ses pertes, que le comte de Villerfort et Henri avoient été souvent témoins. Ses ressources s’étoient épuisées. Le comte son frère, irrité par cette conduite, refusa de fournir à ses dépenses, Valancourt fut jeté en prison pour ses dettes, et son frère l’y laissa dans l’espoir qu’une pareille punition amèneroit d’autant mieux la réformation de ses mœurs, qu’il n’avoit pu encore contracter fortement de mauvaises habitudes.

Dans sa prison, Valancourt eut du loisir ; il réfléchit et se repentit. Le souvenir d’Emilie, affaibli dans ses dissipations, mais toujours présent à son cœur, s’y ranima avec les charmes de l’innocence et de la beauté ; elle sembloit lui reprocher de sacrifier son bonheur et ses talens à des occupations honteuses et détestables. Ses passions s’étoient enflammées, mais son cœur n’étoit point corrompu ; l’habitude n’avoit point rivé des chaînes dont sa conscience sentoit la pesanteur ; il conservoit l’énergie de volonté qui seule pouvoit les rompre, Après beaucoup d’efforts, après de longues souffrances, il brisa les entraves du vice.

Tiré enfin de la prison par son frère, et pénétré de l’entrevue touchante de monsieur et de madame de Bonnac, dont il avoit été témoin, le premier usage de sa liberté fut tout à la fois un exemple de son humanité et de sa témérité ; il risqua, dans une maison de jeu, la presque totalité de l’argent que lui avoit envoyé son frère, et cela dans l’unique espoir de rendre aux vœux de sa famille le malheureux ami qu’il avoit laissé en prison. La fortune le seconda ; il prit ce moment, et fit le vœu solennel de ne jamais céder davantage aux appâts de ce vice destructeur.

Après avoir rendu le vénérable M. de Bonnac à sa famille reconnoissante, Valancourt s’étoit empressé d’aller à Estuvière. Dans le ravissement où il étoit d’avoir rendu le bonheur à des infortunés, il oublia ses maux. Bientôt pourtant il se souvint qu’il avoit perdu sa fortune, sans laquelle il ne pouvoit se flatter d’épouser jamais Emilie. La vie, sans elle, lui paroissoit insupportable. Sa bonté, sa délicatesse, la simplicité de son cœur, rendoient encore sa beauté plus enchanteresse. L’expérience lui avoit appris à évaluer des qualités qu’il avoit toujours admirées, mais que le contraste du monde lui faisoit alors adorer. Ces réflexions augmentèrent ses remords et ses regrets ; il tomba dans un abattement que la présence même d’Emilie ne put distraire, et il se trouvoit indigne d’elle. Jamais cependant Valancourt n’avoit subi l’ignominie des libéralités de la marquise de Champfort, comme le comte de Villefort l’avoit cru ; jamais il n’avoit participé aux ruses criminelles des joueurs. Ces rapports étoient de ceux qui se mêlent à la vérité, quand une fois on est malheureux. Le comte de Villefort les avoit reçus d’une autorité respectable, et l’imprudence de Valancourt avoit servi à les confirmer. Emilie n’avoit pu les détailler au chevalier, qui par conséquent n’avoit pu s’en justifier ; et quand il confessa qu’il ne méritoit plus de conserver son estime, il ne se doutoit pas qu’il appuyoit lui-même une infâme calomnie. L’erreur avoit été mutuelle, et rien n’avoit pu l’éclaircir. Quand M. de Bonnac eut expliqué la conduite d’un ami généreux, mais jeune et imprudent, M. Dupont, équitable et sévère, décida sur-le-champ qu’il falloit détromper le comte, et renoncer à Emilie. Un sacrifice tel que celui que faisoit alors son amour, méritoit une noble récompense ; et si M. de Bonnac avoit pu oublier le bienfaisant Valancourt, il auroit désiré qu’Emilie agréât Dupont.

Quand le comte eut reconnu son erreur, il fut très-affligé des suites de sa crédulité. Les détails que M. de Bonnac donna sur la conduite qu’avoit tenue son ami dans la capitale, le convainquirent que Valancourt avoit cédé aux artifices de jeunes libertins, plutôt par la nécessité de se trouver avec ses camarades, que par aucune inclination au vice. Charmé de l’humanité, de la noblesse, de la générosité, quoique téméraire, que montroit son procédé envers M. de Bonnac, il oublia des erreurs passagères, et reprit pour lui l’estime qu’une première connoissance lui avoit inspirée. La moindre des réparations qu’il eût à faire à Valancourt, étoit de lui donner l’occasion de s’expliquer avec Emilie. Il lui écrivit aussitôt, le pria de lui pardonner une offense bien involontaire, et l’invita à se rendre au château de Blangy. La délicatesse du comte l’empêcha d’informer Emilie de sa lettre : son amitié d’ailleurs vouloit lui épargner les inquiétudes de l’événement ; et il garda aussi le secret de sa découverte. Cette précaution préserva Emilie d’une angoisse plus terrible que le comte même ne l’avoit pensé, parce qu’il ignoroit les symptômes de désespoir qu’avoit montrés Valancourt.