Les Mystères d’Udolphe/6/6

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 84-123).

CHAPITRE VI.

Pendant cet intervalle, le comte de Villefort et Blanche avoient passé une quinzaine fort agréable au château de Sainte-Foix avec le baron et la baronne. Ils avoient fait de légères excursions dans les montagnes, et se trouvoient ravis des sauvages beautés des Pyrénées. C’était avec regret que le comte avoit quitté ses plus intimes amis, quoiqu’ils dussent très-incessamment ne former plus qu’une seule famille. On avoit arrêté que le jeune Sainte-Foix, qui les accompagnoit en Gascogne, recevroit la main de Blanche en arrivant au château de Blangy. La route qui conduisoit de Sainte-Foix à la Vallée, étoit dans la partie la plus agreste des Pyrénées ; jamais voiture ne l’avoit parcourue. Le comte loua des mules pour sa famille et pour lui-même ; il prit deux guides bien armés, et habitués aux passages des montagnes ; ils se vantoient de savoir tous les chemins, tous les détails de la route, de nommer les plus hautes pointes de cette chaîne immense, de connoître à fond les forêts, les torrens, et l’exacte distance, ainsi que la position des retraites de chasseurs ou de bergers, près desquelles ils avoient à passer. Ce dernier point n’exigeoit pas une grande mémoire, car à peine comptait-on quelques habitations éparses dans ces effroyables déserts.

Le comte quitta Sainte-Foix de bonne heure, dans le dessein de passer la nuit à une petite hôtellerie qui se trouvoit à moitié chemin de la Vallée, et dont les guides lui avoient parlé. C’était le lieu de repos des muletiers espagnols, quand ils alloient en France. Elle présentait peu de ressources, mais elle étoit la seule, et l’on n’avoit pas de choix.

Après une journée d’admiration et de fatigues, les voyageurs, vers le soleil couchant, se trouvèrent dans un vallon couvert de bois, et entouré de hauteurs inaccessibles. Ils avoient fait plusieurs lieues sans rencontrer une seule habitation, et de temps à autre seulement ils avoient entendu le son des clochettes de quelque troupeau. Ils entendirent alors une musique fort gaie, et virent sur le gazon, au milieu des rochers, un groupe de montagnards qui dansoient. Le comte qui ne pouvoit voir, sans les partager, ni la joie ni le chagrin de ses semblables, fit arrêter pour jouir de cette fête champêtre. La réunion dont il étoit témoin étoit formée de paysans espagnols et français, habitans d’un hameau voisin. Les uns dansoient gaîment au son d’un tambourin et d’une guitare, les femmes tenoient des castagnettes ; mais la riante mélodie française ayant fait place à un genre plus sérieux, deux paysannes dansèrent une pavane espagnole.

Le comte compara ce tableau charmant avec ceux de Paris, où le faux goût défigure les traits, et dérobant les charmes de l’émotion, essaie de suppléer au brillant coloris de la nature : c’est lui qui gâte l’extérieur, pendant que le vice ternit l’âme. Le comte soupiroit en pensant que les grâces naïves, les plaisirs innocens florissoient dans la solitude, et fuyoient le concours des sociétés polies. Les ombres, qui se prolongeoient, firent enfin souvenir les voyageurs qu’ils n’avoient pas de temps à perdre ; et, quittant ce groupe joyeux, ils se remirent en chemin vers l’auberge où ils dévoient passer la nuit.

Le soleil se couchoit, et bientôt l’obscurité s’épaississant, confondit tous les objets. Blanche regardoit en silence ; elle écoutoit avec intérêt le vent murmurant entre les sapins qui couvroient les flancs des montagnes ; elle entendoit le cri de l’oiseau de nuit qui s’éveilloit dans les rochers. Son enthousiasme fit place à la crainte, quand au sein des ténèbres épaisses, elle mesura l’incertaine profondeur du précipice qui bordoit la route, et les formes variées sous lesquelles, de toutes parts, le danger se présentoit. Elle demanda a son père à quelle distance on étoit de l’hôtellerie, et si la route étoit sûre aussi tard. Le comte répéta aux guides la première des deux questions. Leur réponse fut très-ambiguë ; et même ils ajoutèrent que si la nuit devenoit plus noire, il vaudroit mieux faire une halte, et attendre le lever de la lune. Mais est-il bien sûr de marcher à présent ? dit le comte. Les guides l’assurèrent qu’on ne couroit aucun risque, et la caravane avança. Blanche, remise par cette réponse, retrouva du plaisir à observer le progrès de la nuit, à sentir la fraîcheur de la rosée, et à respirer le parfum des plantes aromatiques qu’elle fouloit en marchant.

Le jeune Sainte-Foix, dont l’imagination, exempte de crainte, ne voyoit dans tout ce qui l’entouroit que des sujets d’admiration, interrompoit quelquefois le silence que toute la société sembloit garder de concert ; il remarquoit et faisoit observer à Blanche les effets les plus frappans. Blanche, dont la frayeur se dissipoit à la voix de son amant, cédoit facilement à un goût qui se rapportoit au sien. Ils conversoient à voix basse ; et cette manière tenoit plutôt à la disposition d’esprit qu’inspiroit la scène, qu’à la crainte d’être entendus. Le cœur livré à sa tendresse, Sainte-Foix en mêloit souvent l’expression à celle de l’admiration des objets extérieurs. Il parloit, Blanche écoutoit ; peu à peu les montagnes, les bois, les magiques illusions du crépuscule cessèrent de faire le sujet de leur entretien.

La nuit devenoit plus noire ; des nuages épais en redoubloient l’obscurité ; les guides proposèrent d’attendre le lever de la lune, et ajoutèrent ; qu’on alloit essayer un orage. En regardant autour d’eux pour trouver un abri, ils aperçurent, à travers, le brouillard, un objet sur la pointe d’un roc ; on ne douta pas que ce ne fût la hutte d’un chasseur, et toute la société en prit le chemin. La peine qu’on se donna fut mal récompensée, et les craintes, ne diminuèrent pas, quand, arrivés à l’objet de leurs recherches, les voyageurs ne découvrirent ; qu’une croix plantée comme monument, et faite pour attester que ce lieu avoit été souillé d’un meurtre.

L’obscurité ne permit pas d’en lire l’inscription ; mais les guides savoient qu’elle étoit érigée en mémoire du comte de Béliard, qui avoit été tué là par une troupe de bandits qui infestoient, quelques années avant, toute cette partie des Pyrénées. La grandeur de ce monument sembloit justifier la supposition qu’une personne distinguée en avoit été l’occasion. Blanche frémit en écoutant quelques horribles particularités sur le destin de l’infortuné comte. Un des guides les raconta d’une voix basse et mesurée, comme si ses propres accens lui eussent fait peur. Pendant que, rangés autour de la croix, les voyageurs s’occupoient à l’entendre, un éclair donna sur les roches, le tonnerre gronda dans le lointain, et les voyageurs alarmés quittèrent ce lieu d’horreur pour se procurer un abri.

Revenus à la première route, les guides s’efforcèrent d’attirer l’attention du comte par une foule d’histoires de brigandages et d’assassinats commis dans les lieux même où ils devoient passer. Ils ajoutèrent mille bravades sur leur propre courage, et la manière merveilleuse dont ils avoient su échapper. Le principal guide, ou plutôt le mieux armé, tira de sa ceinture un de ses quatre pistolets, et jura que ce pistolet avoit purgé la terre de trois bandits depuis le commencement de l’année. Il tira ensuite un coutelas d’une énorme longueur, et alloit raconter les exploits où il avoit bien figuré ; mais Sainte-Foix s’aperçut que ce récit affectoit Blanche, et il se hâta de l’interrompre. Le comte, qui rioit en lui-même des terribles histoires et des forfanteries du conducteur, vouloit, au contraire, l’animer ; il en prévint Blanche tout bas, et commença à raconter quelques-unes de ses prouesses, pour que l’homme se mît plus en train.

Le comte donna aux prodiges de son récit un coloris si naturel, que le courage de ses guides en fut visiblement ému ; ils restèrent en silence long-temps après qu’il eut cessé de parler. Le principal héros ayant perdu la parole, ses oreilles et ses yeux y gagnèrent ; il écoutoit avec une extrême inquiétude le tonnerre qui rouloit au loin, et s’arrêtoit avec tous les symptômes de la crainte, quand le vent qui s’élevoit alors, s’engouffroit entre les sapins. Tout à coup il s’arrêta devant un bouquet de liéges qui s’avançoient sur la route, et tira son pistolet pour se mettre en état d’affronter les bandits, si par hasard il s’en trouvoit derrière. Le comte ne put s’empêcher de rire.

Arrivés à un tertre où une forêt de mélèses et quelques rochers creux formoient une espèce d’abri, les voyageurs résolurent de s’y arrêter pour attendre le lever de la lune, ou la fin de la tempête. Les guides ne savoient plus à quelle distance on étoit de l’auberge. Blanche, rappelée au sentiment de sa situation, jeta sur les ténèbres un regard de terreur ; mais donnant la main à Sainte-Foix, elle descendit et entra dans une espèce de caverne que formoit la courbure des roches les plus avancées. On battis une pierre, on alluma du feu, et la chaleur, autant que la flamme, fut agréable aux voyageurs. La journée avoit été chaude, mais la nuit étoit très-froide sur les montagnes, et le feu, d’ailleurs, étoit fort nécessaire pour écarter les loups dont ces déserts étoient infestés.

On mit des provisions sur une saillie du roc, dont on fit un buffet. Le comte et sa famille y prirent un souper frugal, que dans un lieu moins sauvage on eût sans doute trouvé moins excellent. Après le repas, Sainte-Foix, impatient de voir lever la lune, s’aventura le long du précipice, jusqu’à une pointe qui faisoit face à l’orient. Tout étoit couvert de ténèbres, et rien ne troublait alors le silence de la nuit, que le murmure des bois qui s’agitoient dans la vallée, le retentissement éloigné du tonnerre, et les voix de la caravane.

Sainte-Foix observa le tableau que formoient les voyageurs sous la roche. La taille élégante de Blanche contrastoit avec la majesté du comte, assis près d’elle sur une pierre grossière. Les grotesques habits, les figures caractérisées des guides et des domestiques placés dans l’enfoncement, servoient encore à les faire ressortir. L’effet de la lumière étoit aussi fort remarquable ; elle pâlissoit les figures, et faisoit briller les armes ; elle rougissoit, au contraire, le feuillage d’un mélèze gigantesque qui ombrageoit la roche, et cette teinte se confondoit par degrés avec l’obscurité environnante.

La lune se levoit ; et pendant que Sainte-Foix, en extase, contemploit son disque sortant d’entre les nuages, il fut tiré de sa rêverie par les voix des guides qui l’appeloient. Son nom fut répété de rochers en rochers, et l’on eût dit que cent personnes le prononçoient à la fois. Il revint, et sa présence rassura le comte et Blanche. L’orage qui approchoit, les retint à leur asyle. Le comte, placé entre sa fille et Sainte-Foix, tâchoit de distraire la première, en l’entretenant des singularités de ces montagnes, des événemens célèbres qui s’y étaient passés, et des combats dont elles avoient été témoins.

Blanche, attentive à ces récits, s’abandonnoit à l’intérêt que lui inspiroient des faits sur le théâtre desquels elle se trouvoit. Un son que le veut apporta interrompit sa rêverie : c’étoit l’aboiement d’un chien. Les voyageurs écoutèrent avec espoir et impatience ; le vent souffloit avec plus de force ; ils crurent que le bruit n’étoit pas éloigné. Les guides ne paroissant pas douter qu’il ne vînt de l’auberge qu’ils cherchoient, le comte se décida à poursuivre son chemin. La lune offroit plus de clarté ; mais au travers de nuages irréguliers, elle n’étoit pas moins incertaine. Les voyageurs dirigés par le bruit, côtoyèrent de nouveau le précipice, précédés d’une seule torche, qui le disputoit au clair de lune ; les gardes qui s’étoient flattés de gagner l’hôtellerie avant le soleil couché, n’en avoient pas pris davantage. Ils suivirent le chemin avec précaution et en silence. On entendoit le chien par intervalles ; quelquefois sa voix cessoit entièrement ; les guides cherchoient à se diriger du côté d’où venoit le bruit. Tout à coup la chute d’un torrent fixa leur attention ; ils entendoient son fracas effroyable, et se trouvoient en face d’un escarpement qui sembloit interdire le passage. Blanche sauta de sa mule ; le comte et Sainte-Foix en firent autant. Les guides s’éloignèrent pour découvrir un pont qui pût les conduire à l’autre rive ; ils confessèrent enfin ce que le comte soupçonnoit déjà, c’est qu’ils avoient long-temps douté de leur chemin, et qu’alors ils l’avoient perdu.

On trouva assez près un passage dangereux formé par un énorme sapin, qui, jeté sur le ravin, unissoit les deux rives du précipice. Quelque chasseur, sans doute, l’avoit ainsi posé pour faciliter la poursuite d’un chamois ou d’un loup. Toute la troupe, faute de guide, frémit à la pensée de traverser un pareil pont. Les deux côtés n’avoient point de parapets ; la chute ici étoit la mort. Les muletiers néanmoins se disposoient à pousser leurs mules. Blanche tremblante sur le bord, écoutoit le murmure des eaux qu’on voyoit se précipiter des rocs au-dessus, au milieu des plus hauts sapins ; elles s’abîmoient ensuite à une telle profondeur, que leur écume blanchie étoit à peine frappée des rayons de la lune. Les pauvres mules avancèrent sur le pont avec la précaution de l’instinct. Le bruit de la cataracte ne les effrayoit point, et l’ombre que le feuillage d’en-haut ajoutoit au péril de ce trajet, ne troubloit point leur marche. Ce fut alors que cette torche unique, dont jusque-là on avoit si peu senti le prix, devint un inestimable trésor. Blanche, effrayée, presque mourante, s’efforça à son tour de recueillir sa présence d’esprit. Précédée par son amant, soutenue par son père, elle suivit la lueur rougeâtre de la torche, et se trouva à l’autre bord.

En avançant, les montagnes se resserrèrent, et ne formèrent plus qu’un étroit défilé, au fond duquel rouloit avec un bruit affreux le torrent qu’on avoit passé. Les voyageurs pourtant se félicitoient en entendant les aboiemens du chien, qui veilloit peut-être sur les montagnes pour les préserver de la descente des loups. Le bruit s’approchoit, et dans la joie que leur causoit l’espérance du repos, ils virent de loin briller la lumière. Elle paroissoit à une hauteur considérable au-dessus de leur sentier. On la voyoit, on la perdoit selon que l’agitation des branches l’interceptoit ou découvroit ses rayons. Les muletiers appelèrent de toutes leurs forces ; mais aucune voix ne répondit. Enfin, croyant être plutôt reconnus, ils tirèrent un coup de pistolet, et puis écoutèrent. Le bruit de l’explosion répété à travers les rochers, fut le seul qu’on put distinguer. Un silence absolu lui succéda. La lumière cependant se voyoit plus distinctement. Bientôt après on entendit les sons confus de quelques voix. Les muletiers renouvelèrent leurs cris ; les voix se turent, et la lumière disparut.

Blanche succomboit presqu’à l’inquiétude, à la fatigue, à l’effroi. Le comte et Sainte-Foix soutenoient à peine son courage. Pendant qu’ils avançoient, un objet se montra sur la pointe d’un roc élevé. La lune donnoit avec force ; on le reconnut pour une tour. Le comte, à sa situation et à quelques autres circonstances, ne douta pas que ce ne fût une tour d’observation, et croyant que la lumière en étoit venue, il s’efforça de ranimer sa fille par la perspective d’un prompt repos que devoit offrir un lieu fortifié, quelque ruiné qu’il parût, et quelque dénué de ressources qu’il pût être.

On a élevé un grand nombre de tours dans les Pyrénées, dit le comte, qui cherchoit à distraire l’attention et la frayeur de Blanche. La méthode qu’on y emploie pour avertir de l’approche de l’ennemi est, vous le savez, d’allumer de grands feux sur le sommet de ces bâtiments. De pareils signaux ont été quelquefois rendus de poste en poste sur une ligne de plus de trente lieues ; alors, suivant le cas, les armées embusquées sortent des citadelles ou des forêts, pour défendre l’entrée de quelque passage, ou s’établir sur les hauteurs d’où elles fondent sur l’ennemi surpris. Les anciens forts, les tours d’observation, qui tiennent aux grandes passes des Pyrénées, sont gardés avec beaucoup de soin. Plusieurs de ceux du second ordre ont été négligés, et sont devenus pour la plupart l’habitation paisible, soit du chasseur, soit du berger. Après une journée fatigante, le soir, avec ses chiens fidèles, il revient auprès d’un bon feu goûter le fruit de sa chasse, ou compter son troupeau qui ne redoute plus l’intempérie de la nuit.

— Sont-ils toujours aussi paisiblement habités ? dit Blanche.

— Non, reprit le comte ; quelquefois ils sont l’asyle des contrebandiers espagnols ou français. Ces bandits font dans ces montagnes un commerce immense : les premiers surtout sont nombreux ; et l’on envoie souvent des troupes pour les détruire. Le courage désespéré de ces aventuriers, qui n’attendent que le supplice, ajoute à la force de leurs armes, et ils bravent les soldats. Mais comme leur objet principal est de vivre en sûreté, ils n’attaquent jamais quand ils peuvent s’en dispenser. Les militaires qui n’ignorent pas qu’à de telles escarmouches, le danger est certain et la gloire douteuse, n’ont aucun empressement à engager le combat : ils sont donc rares ; mais aussi quand ils se livrent, ils sont sanglans, et l’acharnement est extrême. — Vous ne m’écoutez pas, Blanche, ajouta le comte ; je vous fatigue d’un détail ennuyeux. Voyez au clair de lune le bâtiment que nous cherchons : nous sommes heureux d’en approcher avant que l’orage éclate.

Blanche regarda, et se vit au pied d’un rocher, sur lequel s’élevoit le bâtiment. On n’y voyoit aucune lumière. L’aboiement des chiens ne se faisoit plus entendre ; les guides commençoient à douter que ce fût réellement ce qu’ils cherchoient. À la douteuse clarté de la lune obscurcie par les nuages, ils reconnurent que l’édifice avoit plus d’étendue qu’une simple tour d’observation. La difficulté actuelle étoit de gravir le roc ; et l’on ne voyoit aucun sentier.

Les guides emportèrent la torche pour essayer d’en reconnoître un. Le comte, Blanche et Sainte-Foix restèrent au pied de l’escarpement, et rangés sous les arbres, ils s’efforçoient de charmer leurs ennuis par la conversation. Blanche étoit trop tourmentée pour y prendre part plus long-temps : le comte avec Sainte-Foix délibérèrent en secret, si même, en trouvant un sentier, la prudence permettoit d’entrer dans un édifice qui peut-être n’étoit qu’un repaire de bandits. Ils réfléchirent pourtant que leur suite étoit fort nombreuse, qu’ils étoient tous fort bien armés ; et calculant le danger de passer la nuit en pleine campagne, exposés peut-être aux effets de la foudre et de l’orage, ils résolurent de chercher, à tout hasard, le moyen d’être admis dans l’enceinte. L’obscurité, le silence absolu, n’annonçoient pas qu’il y eût des habitans.

Un cri des guides fixa leur attention. Un domestique revint pour annoncer la découverte : ils se hâtèrent de rejoindre les guides, et se mirent à monter un petit chemin tournant, creusé dans le roc vif, au milieu de broussailles. Après beaucoup de peines, et même quelque danger, ils atteignirent la plate-forme. Plusieurs tours dégradées, environnées d’une forte muraille, se présentèrent à leurs regards. L’extérieur de ce bâtiment annonçoit un abandon total : mais le comte conserva sa prudence, et dit tout bas : Marchez doucement, jusqu’à ce que nous ayons examiné les lieux.

Ils se trouvèrent bientôt devant un portail, formidable malgré ses ruines. Après un peu d’incertitude, ils pénétrèrent jusqu’à la première cour. Ils s’arrêtèrent encore à la tête d’une terrasse qui faisoit la tour du précipice : là s’élevoit le corps du bâtiment. On vit, non pas un simple poste, mais une antique citadelle abandonnée ; plusieurs parties étoient encore debout ; elles étoient bâties de pierre dure, dans le style gothique ; ses tours étoient énormes ; ses fortifications proportionnées. L’arcade de la porte, qui sembloit entrer dans la salle, étoit ronde, comme la fenêtre au-dessus. Le caractère imposant qui, dans son origine, avoit dû distinguer l’édifice, étoit alors encore plus remarquable par la ruine, la dégradation de ses murs à demi-détruits, et le désordre de leurs débris épars dans une enceinte immense, solitaire et couverte de grandes herbes. Dans cette cour d’entrée, on voyoit un chêne gigantesque qui paroissoit aussi ancien que le bâtiment. Le peu de branches qui lui restaient, dépouillées de feuilles, chargées de mousses, sembloient encore le protéger ; et l’énormité de son tronc montroit ce qu’il avoit été dans sa jeunesse. La forteresse avoit été très-importante ; elle dominoit le vallon, et pouvoit arrêter aussi bien que résister. Le comte, en l’examinant, fut surpris qu’on l’eût négligée. Cet abandon, cette solitude lui inspiraient une sorte de mélancolie. Pendant qu’il se livrait à cette émotion, il crut distinguer des voix dans l’intérieur du bâtiment : il considéra la façade, et ne vit aucune lumière. Il résolut de faire le tour du côté d’où les voix partoient, et de s’assurer, avant de frapper à la porte, si l’on voyoit une lumière. Il monta donc sur la terrasse. Il vit les restes d’un canon sur ces murailles épaisses ; mais au bout de quelques pas, l’aboiement d’un chien l’arrêta : il crut reconnoître celui dont la voix les avoit guidés. On ne pouvoit plus douter que le lieu ne fut habité : mais le comte retourna pour consulter encore Sainte-Foix. L’aspect sauvage de ce lieu ébranloit sa résolution. Après un second examen, les raisons qui d’abord les avoient décidés, leur parurent encore convaincantes ; le chien, d’ailleurs, les avoit découverts, et tout paroissoit tranquille. Un domestique s’avança, pour frapper ; mais avant qu’il l’eut fait, une lumière se montra aux créneaux d’une des tours : le comte appela, et ne reçut point de réponse ; il frappa lui-même à la porte, avec un gros bâton terré dont il s’étoit servi dans la route. Les échos prolongèrent le coup ; l’aboiement recommença, et c’étoit celui de plusieurs chiens. On n’entendit pas d’autre bruit. Le comte recula de quelques pas, pour voir si la lumière étoit encore dans la tour ; elle avoit disparu. Il alloit frapper un autre coup ; un murmure de voix le lui fit suspendre : ces voix étoient trop éloignées pour produire autre chose qu’un murmure. Le comte frappa plus fort, et le plus profond silence succéda : il paroissoit que les habitans avoient entendu ce bruit. Les précautions qu’ils prenoient pour admettre les étrangers, en firent concevoir une opinion favorable. — Ce sont, je pense, disoit le comte, des chasseurs, des bergers qui ont, comme nous, cherché pour cette nuit un asyle dans ces murs : ils craignent en nous de véritables voleurs ; il faut que je les rassure. — Nous sommes amis, s’écria-t-il très-haut ; nous demandons un asyle pour cette nuit. — Bientôt il entendit marcher. Une voix demande : — Qui appelle ? — Amis, reprit le comte : ouvrez la porte, et vous en saurez davantage. — On entendit tirer de forts verroux : un homme, armé comme un chasseur, se présenta, et dit : — Que demandez-vous si tard ? — Le comte fit signe à son cortège, et répondit qu’il demandoit le chemin de la plus voisine cabane. — Vous connoissez peu nos montagnes, dit l’homme ; on n’en trouve point à plusieurs lieues à la rondes je ne puis vous en montrer le chemin ; cherchez-le : il fait clair de lune. — En finissant ces mots, il alloit refermer la porte. Le comte s’en retournoit un peu déconcerté, et même épouvanté. Une autre voix parla, et le comte vit une lumière et le visage d’un homme à la grille du portail. — Restez, amis, dit la voix ; vous vous êtes égarés : sans doute vous êtes chasseurs comme nous ; je vais vous ouvrir. — La voix cessa, et la lumière disparut. Blanche, effrayée de l’homme qui s’étoit montré à la porte, supplioit alors son père de se retirer : mais le comte avoit remarqué son épieu de chasseur, et les paroles prononcées de la tour lui donnoient un peu de confiance. La porte se rouvrit ; plusieurs hommes vêtus en chasseurs, et qui d’en-haut avoient écouté le premier colloque, dirent au comte d’entrer, et l’invitèrent à passer la nuit. Ils s’empressèrent avec beaucoup de politesse, et lui offrirent de partager le souper qu’ils venoient de préparer pour eux. Le comte observoit leurs discours ; et quoique circonspect, et même quelquefois soupçonneux, la fatigue, la crainte de l’orage et des montagnes, et surtout l’extrême sécurité que lui donnoit son cortège, l’engagèrent à accepter l’offre. Il appela tous ses gens. Plusieurs, pendant la conférence, s’étoient tenus derrière la tour ; ils parurent tous, et suivirent Blanche, le comte et Sainte-Foix dans le fond de la forteresse. On les mena dans une salle immense et démeublée, qu’éclairoit en partie le feu d’une cheminée placée à l’un des bouts. Quatre hommes en habits de chasseurs étoient assis auprès de ce feu, et plusieurs chiens dormoient autour. Au milieu de la salle étoit une grande table, et plusieurs quartiers de gibier cuisoient sur le brasier. Quand le comte approcha, les hommes se levèrent, les chiens se relevèrent à moitié, et regardèrent d’un air mécontent les inconnus mais au signe de leurs maîtres, ils se recouchèrent à leur place.

Blanche regardoit tour à tour cette salle obscure et spacieuse, les hommes qui s’y trouvoient, et son père qui sourioit gaîment. Le comte s’adressa aux chasseurs. — Voilà, dit-il, un foyer propre à l’hospitalité, la flamme du feu fait plaisir quand on a marché dans ces déserts sauvages. Vos chiens sont fatigués : avez-vous fait bonne chasse ? — Comme de coutume, dit un des hommes ; nous tuons assez sûrement notre gibier. — Ce sont des camarades, dit un de ceux qui avoient amené le comte ; ils s’étoient égarés, et je leur ai dit qu’il y auroit place pour eux tous. — C’est vrai, c’est vrai, reprit son compagnon. — Eh bien ! mes frères, quel sort a eu votre chasse ? Nous avons tué deux chamois, nous. — C’est un fort joli coup. — Vous vous trompez, ami, dit le comte ; nous ne sommes pas chasseurs, nous sommes des voyageurs. Mais traitez-nous en chasseurs, nous serons contens, et nous saurons répondre à votre accueil. — Asseyez-vous donc, frère, dit un des hommes. Jacques arrange donc le feu. — Le rôti va être prêt. — Donne un siège à la dame. Mademoiselle, goûtez notre eau-de-vie ; c’est de la vraie Barcelonne, et la meilleure qui jamais ait coulé d’un baril. — Blanche sourit avec timidité ; elle alloit refuser quand son père la prévint en prenant gaîment le gobelet. Sainte-Foix assis près d’elle, serra sa main, et l’encouragea d’un regard ; mais elle s’occupoit d’un homme qui se tenoit en silence près du feu, et fixoit constamment Sainte-Foix.

— Vous menez une charmante vie, dit le comte ; la vie d’un chasseur est agréable autant que saine ; le repos est doux quand il succède à la fatigue.

— Oui, reprit un des hôtes, notre vie est fort agréable ; mais nous ne restons ici que pendant l’été et l’automne ; en hiver, ce lieu est affreux, et les glaces des torrens qui descendent des hauteurs, empêchent toute espèce de chasse.

— C’est une vie de liberté et de jouissance, reprit le comte ; j’y passerais volontiers un mois.

— Nous avons aussi le moyen d’employer la poudre et le fusil, dit un autre homme placé derrière le comte. On trouve ici des oiseaux délicieux, nourris de thym et d’aromates ; je pense même que nous en avons. Va les chercher dans la galerie de pierre, va, Jacques ; nous les aurons bientôt apprêtés.

Le comte fit diverses questions sur la méthode à suivre dans la chasse, parmi les rocs et tous les précipices de ces singulières régions ; il écoutoit les curieux détails, quand un cor sonna à la porte. Blanche regarda son père avec timidité ; mais il continuoit l’entretien, quoique souvent ses yeux inquiets se tournassent du côté de la porte. Le cor sonna encore, et fut suivi de cris élevés. — Ce sont nos compagnons qui reviennent, dit négligemment un des hommes. — Deux autres parurent à l’instant, le fusil sur l’épaule, les pistolets à la ceinture. — Eh bien ! enfans, quelle chasse, quelle prise ? dirent-ils en avançant. — Quelle prise ? répliquèrent les autres. Apportez-vous votre souper ? vous n’en aurez point sans cela.

— Ah ! qu’est-ce que le diable vous a amené ? dirent-ils en mauvais espagnol, en montrant le comte et sa suite. Sont-ils de France ou d’Espagne ? Où les avez-vous rencontrés ?

— Ce sont eux qui nous ont rencontrés, dit son compagnon en français, et la rencontre est agréable. Le chevalier et sa compagnie s’étoient égarés de leur chemin ; ils ont demandé à passer la nuit dans ce fort. — Les autres ne répondirent rien ; mais ils tirèrent d’un havresac une grande provision d’oiseaux. Le sac sonna en tombant ; un métal brillant qu’il contenoit frappa le comte ; il surveilla avec plus d’attention l’homme qui le portoit. Il étoit grand et robuste ; sa figure étoit audacieuse ; ses cheveux noirs, coupés fort courts, se boucloient sur son cou ; au lieu d’un habit de chasseur, il étoit revêtu d’un uniforme militaire usé ; ses sandales étoient lacées sur des jambes nerveuses, et de courts hauts-de-chausses tenoient à sa ceinture. Il avoit sur la tête une espèce de bonnet de cuir, qui ressembloit beaucoup au casque des Romains ; mais ses sourcils qui se fronçoient au-dessous eussent plutôt indiqué l’un des barbares qui conquirent Rome, qu’un de ses généreux soldats. Le Comte baissa enfin les yeux, et resta muet et pensif. En les relevant, il aperçut dans un coin de la chambre un homme qui ne cessoit de regarder Sainte-Foix. Le jeune homme entretenoit Blanche, et ne le remarquoit pas. Le comte, bientôt après, vit ce même homme frapper sur l’épaule du soldat, qui devint aussi attentif ; il détourna ses regards en rencontrant ceux du comte, mais le comte sentit une défiance qu’il n’osoit montrer par son maintien ; il s’efforça de sourire, et interrogea Blanche. Bientôt il releva les yeux, le soldat et son compagnon n’étoient déjà plus dans la salle.

Celui qu’on nommoit Jacques revint de la galerie de pierre. — Le feu est allumé, dit-il, et les oiseaux sont plumés. On a remis le couvert dans cette galerie, parce qu’il y fait plus chaud qu’ici.

Tous ses compagnons applaudirent, et invitèrent leurs hôtes à se rendre à la galerie. Blanche parut affligée de ce changement ; elle resta à sa place. Sainte-Foix regarda le comte, et le comte déclara qu’il aimoit mieux ne pas quitter le feu où il se réchauffait. Les chasseurs vantèrent la galerie, et doublèrent leurs instances avec une courtoisie si apparente, que le comte, malgré ses doutes, et craignant de les manifester, consentit enfin à les suivre. Les passages longs et ruinés par lesquels on le mena l’effrayèrent ; mais le fracas du tonnerre qui, alors éclatait de toutes parts, ne permettoit pas de s’éloigner, et le comte craignoit de provoquer ses conducteurs en leur laissant voir sa défiance. Les chasseurs montroient le chemin avec une lampe. Le comte et Sainte-Foix, qui désiroient leur plaire en affectant la familiarité, portoient chacun une chaise, et Blanche suivoit lentement. Sa robe s’accrocha dans un clou de la muraille ; elle s’arrêta pour la dégager. Le comte qui parloit à Sainte-Foix, ne s’en aperçut pas ; et tournant tout à coup par un angle, Blanche resta seule dans une entière obscurité. Un coup de tonnerre empêcha qu’on n’entendît ses cris ; elle acheva de retirer sa robe, et suivit avec promptitude le chemin où elle les croyoit. Une lumière qu’elle vit de loin la confirma dans cette idée ; elle s’avança vers une porte ouverte, pensant trouver par ce passage la galerie de pierre dont on avoit parlé. Elle entendit des voix, et s’arrêta à quelques pas, pour s’assurer si elle ne se trompoit point. À la lueur d’une lampe suspendue, elle vit quatre hommes autour d’une table, qui paroissoient tenir conseil ; elle reconnut entr’eux celui qui avoit regardé Sainte-Foix avec tant d’attention ; il parloit avec véhémence, quoiqu’à voix basse. Un autre sembloit le contredire, et parloit d’un ton fort élevé. Blanche, alarmée de ne trouver près d’elle ni son père ni Sainte-Foix, effrayée d’ailleurs de l’air et des manières de ces hommes, ailloit s’échapper doucement quand elle entendit dire à l’un d’eux :

— Ne disputons plus. Comment peut-on parler de danger ? Suivez mon conseil, et vous n’en courrez pas. Assurez-vous de ceux-là ; le reste est une proie facile. — Blanche, frappée de ces mots, s’arrêta un moment pour en entendre davantage. — On ne gagneroit rien avec le reste, dit un autre. Je ne suis jamais d’avis de verser du sang quand on peut s’en empêcher. Dépêchez les deux autres, et notre affaire est faite ; le reste pourra s’en aller.

— Oui-dà ! s’écria le premier brigand avec un serment exécrable. Quoi ! pour dire ce que nous avons fait de leurs maîtres, pour envoyer les troupes du roi, et nous mener à la roue ! Tu donnes toujours de bons conseils, toi ! Mais je me souviens de la Saint-Thomas de l’an dernier.

Le cœur de Blanche frémit d’horreur. Son premier mouvement fut de fuir ; mais quand même elle l’auroit voulu, ses jambes tremblantes ne pouvoient la soutenir ; elle se retira seulement dans un coin plus obscur, et fut contrainte d’écouter le reste de cet affreux conseil. Elle entendit les mots suivans : — Et pourquoi ne pas tuer toute la clique !

— Pardieu ! notre vie est aussi précieuse que les leurs, reprit le camarade ; si nous ne les tuons pas, ils nous feront pendre. Mieux vaut leur mort que pour nous la potence.

— Oui, oui, crièrent ses camarades.

— Commettre un meurtre est un joli moyen d’éviter la potence ! dit le premier brigand. Plus d’un honnête garçon a été pris dans ce piège. — Il y eut alors un intervalle, pendant lequel ils sembloient réfléchir.

— Le diable soit de nos gens ! s’écria l’un d’entr’eux dans l’excès de l’impatience. S’ils étoient tous ici, notre affaire seroit trop aisée. Nous ne pouvons faire le coup cette nuit ; l’ennemi est plus nombreux que nous. Demain matin le départ ; et comment l’empêcher sans employer la force ?

— J’ai un plan médité, dit un autre. Si nous pouvons dépêcher les deux maîtres en silence, nous viendrons bien à bout du reste.

— C’est un plan merveilleux, vraiment ! dit un autre en souriant de mépris. Si je puis m’échapper de prison, je serai en liberté, cela est bien sûr ! Comment veux-tu qu’on les dépêche en silence ?

— Par le poison, dit le camarade.

— Bien pensé ! dit le second voleur : c’est une mort lente, et ma vengeance en sera satisfaite. Une autre fois, les barons prendront garde à ne la pas trop exciter.

— J’ai reconnu le fils dès que je l’ai aperçu, dit l’homme dont Blanche avoit observé les regards. Il ne m’a pas reconnu, lui ; pour le père, je l’avois oublié.

— Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, dit le troisième, mais je ne crois pas que ce soit le baron. Je suis pour le connoître aussi bien que vous. J’étois un de ceux qui l’attaquèrent avec nos braves qui ont péri.

— N’en étois-je pas ? dit le premier. Je vous dis que c’est le baron. Mais qu’importe après tout, que ce soit lui ou non ? laisserons-nous échapper ce butin ? Nous n’avons pas souvent de si bonnes fortunes. Quand on risque la roue pour frauder quelques aunes d’étoffe, qu’on se rompt le cou au travers de nos précipices pour vivre de la chasse ; quand nous pillons un malheureux voyageur, ou quelque frère de contrebande, qui paient à peine la poudre qu’ils coûtent, nous laisserions échapper une telle prise ? Ils ont bien avec eux assez de quoi…

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, dit le troisième ; nous en tirerons le meilleur parti possible. Mais seulement, si c’est le baron, je lui veux donner un coup de plus, en l’honneur de nos braves camarades qu’il a fait conduire au gibet.

— Oui, oui ; balafrez tant qu’il vous plaira ! Je vous dis, moi, que le baron est plus grand que cela.

— La peste soit de vos sottises ! dit le second. Les laisserons-nous partir ou non ? c’est de cela qu’il s’agit. Si nous perdons du temps, ils soupçonneront notre projet, et décamperont bien vite. Qu’ils soient ce qu’ils voudront, ils sont riches : tant de domestiques ! Avez-vous vu l’anneau que le prétendu baron porte à son doigt ? C’est un diamant. Mais il ne le montre plus : il me l’a vu regarder, et je vous garantis qu’il l’a ôté.

— Oui ; et le portrait ! avez-vous vu cela ? dit le troisième. Elle ne l’a pas ôté : il pend à son cou. S’il avoit été moins brillant, je ne l’aurois pas remarqué dans ses ajustemens. Ce sont de beaux diamans. Il en faut une belle quantité autour d’un si grand médaillon.

— Mais comment ferons-nous ? dit le second. Le butin ne manquera pas ; il ne faut que s’en assurer.

— Oui, dirent ses camarades. Pensons à cela, nous n’avons pas de temps à perdre.

— Je tiens pour le poison, observe le troisième ; mais regardez leur nombre, ils sont neuf ou dix bien armés. Quand j’en ai tant vu devant la porte, je n’étois pas d’avis qu’on les laissât entrer, ni vous non plus.

— Je pensois, dit le second, que ce pouvoit être des ennemis. Je n’évaluois pas bien leur nombre.

— Évaluez ce nombre en ce moment, reprit son camarade ; ou bien il vous en arrivera malheur. Nous ne sommes que six ! Pouvons-nous en attaquer dix à force ouverte ? Donnons la potion, je vous dis, à quelques-uns seulement, et le reste sera bientôt réduit.

— Je vous dirai un meilleur moyen, dit l’autre impatiemment. Approchez.

Blanche qui écoutoit cet entretien dans un état d’angoisse inexprimable, ne put plus rien entendre, parce que les brigands se parlèrent à voix basse. L’espoir de sauver ses amis, si elle pouvoit promptement les joindre, lui inspira tout à coup de nouvelles forces, et elle tourna ses pas du côté de la galerie, La terreur et l’obscurité conspirèrent alors contr’elle. À peine avoit-elle fait quelques pas, la foible lueur qui partoit de la chambre ne pouvant l’éclairer plus long-temps, son pied glissa sur une marche qui traversoit le passage, et elle tomba sur le plancher.

Les brigands tressaillirent à ce bruit ; ils se turent soudain, et se précipitèrent ensuite dans le passage, pour s’assurer si quelqu’un s’y cachoit, et avoit entendu leur complot. Blanche les vit approcher, et distingua leurs regards farouches. Avant qu’elle, eût pu se relever, ils la saisirent, l’entraînèrent dans la chambre, et ses cris lui attirèrent les plus effroyables menaces.

Ils consultèrent sur ce qu’on feroit d’elle. Sachons d’abord ce qu’elle a entendu, dit le principal. Combien y a-t-il que vous étiez dans le passage ? et qu’y veniez-vous faire ? lui dit-il.

— Assurons-nous d’abord de ce portrait, dit un de ses camarades, en approchant de Blanche qui trembloit. Belle dame, avec votre permission, ce bijou m’appartient : donnez-le-moi, ou je m’en empare.

Blanche demanda miséricorde, et livra le médaillon, tandis qu’un autre des voleurs l’interrogeoit avec audace. Sa confusion, son effroi, expliquoient trop clairement ce que sa langue n’osoit avouer. Les brigands se regardèrent d’un air très-significatif, et deux d’entr’eux se retirèrent au fond de la chambre comme pour délibérer.

— Ce sont de beaux diamans, par Saint-Pierre ! dit le brigand qui regardoit le médaillon. C’est aussi un joli portrait, par ma foi. C’est un cavalier aussi bien fait qu’on puisse en désirer un. C’est votre mari, sans doute, madame ; c’est le jeune homme avec qui vous étiez.

Blanche, éperdue, le conjura d’avoir pitié d’elle. Elle lui donna sa bourse, et lui promit de se taire sur tout ce qui s’étoit passé, s’il la ramenoit à ses amis.

L’homme sourit ironiquement, et il alloit répliquer : un bruit fort éloigné fixa son attention. Pendant qu’il écoutoit, il saisit la bras de Blanche avec une excessive violence, comme s’il eût craint qu’elle échappât. Elle cria au secours.

Le bruit qui approchoit tira les voleurs de leur indécision. Nous sommes trahis, dirent-ils ; mais écoutons, peut-être sont-ce nos camarades qui reviennent des montagnes. Dans ce cas, notre affaire est sûre : écoutons !

Une décharge éloignée confirma cette supposition ; mais le premier bruit devenant toujours plus proche, on entendit le cliquetis des épées, le bruit d’une dispute, et de longs gémissemens qui partoient du corridor. Les brigands disposèrent leurs armes, leurs camarades les appelèrent ; un cor sonna du dehors, et ce signal, sans doute, fut trop bien entendu ; trois d’entr’eux laissèrent Blanche aux soins du quatrième, et s’élancèrent hors de cette chambre.

Tandis que Blanche, tremblante, et hors d’elle-même, imploroit sa délivrance au milieu du tumulte, elle reconnut la voix de Sainte-Foix ; la porte s’ouvrit, il parut tout couvert de sang, poursuivi par plusieurs bandits. Blanche ne vit plus, n’entendit plus rien autour d’elle ; sa tête se pencha, elle perdit la respiration, et tomba évanouie dans les bras de celui qui la tenoit.

À peine remise, elle s’aperçut à la lueur incertaine qui vacilloit autour d’elle, qu’elle étoit bien dans la même chambre ; mais ni le comte, ni Sainte-Foix, ni personne ne paroissoit. Elle resta quelque temps dans le calme, et presque même dans la stupeur : d’effroyables images se présentèrent à elle ; elle essaya de se lever et d’aller chercher ses amis. Un gémissement sourd, et assez près d’elle, la fit souvenir de Sainte-Foix, et de l’état où elle l’avoit vu ; alors se relevant par un subit effort, elle s’avança vers le lieu d’où le soupir partoit. Un corps étoit par terre étendu, et la foible lumière lui fit reconnoître Sainte-Foix, pâle, défiguré ; il étoit sans voix, ses yeux à demi-fermés, et sa main qu’elle saisit, dans l’angoisse de son désespoir, étoit couverte d’une sueur froide. Elle répéta son nom et appela du secours ; quelqu’un s’approche, un homme entre : ce n’étoit pas le comte ; mais quelle fut sa surprise, quand en le suppliant de secourir Sainte-Foix, elle reconnut Ludovico ! Il prit à peine le temps de la reconnoître ; il s’occupa des blessures du chevalier ; et jugeant que le sang qu’il perdoit causoit probablement sa foiblesse, il courut lui chercher de l’eau. Il étoit à peine sorti, lorsque Blanche entendit d’autres pas : l’excès de sa frayeur égara presque sa raison ; une torche porta sa lumière sur les murs, et le comte de Villefort parut ; il étoit dans l’effroi, hors d’haleine, et appeloit impatiemment sa fille. Au son de sa voix elle se leva et courut dans ses bras. Le comte laissant tomber l’épée sanglante dont il étoit armé, la pressa sur son cœur, dans un transport de joie et de reconnoissance ; il s’informa de Sainte-Foix, et le vit qui donnoit quelques signes de vie. Ludovico revint chargé d’eau et d’eau-de-vie ; il appliqua l’une à ses lèvres, l’autre à ses tempes, à ses mains, et Blanche le vit ouvrir les yeux, l’entendit s’informer d’elle. La joie qu’elle ressentit fut troublée d’une alarme nouvelle : Ludovico déclara qu’il falloit, sans délai, enlever M. Sainte-Foix. Les bandits qui sont au-dehors, monsieur, ajouta-t-il, étoient attendus il y a une heure : ils nous retrouveront si nous perdons du temps ; ils savent bien que le son du cor est toujours le signal d’une extrême détresse, et les échos en portent le son à plusieurs lieues. Je les ai vus revenir à cet appel depuis le pied du Mélicant : avez-vous mis une vedette aux portes ?

— Non, dit le comte : mes gens sont dispersés, je ne sais où ils sont. Allez, Ludovico, allez vîte les rassembler ; mais prenez garde à vous, et écoutez si vous n’entendez pas des mules.

Ludovico sortit promptement, et le comte tint conseil sur le moyen d’enlever Sainte-Foix. Il n’auroit pu supporter le mouvement d’une mule, quand même il auroit pu se soutenir sur la selle.

Pendant que le comte parloit, et disoit que les bandits étoient enfermés dans le donjon, Blanche remarqua que lui-même il étoit blessé, et que son bras gauche ne lui étoit d’aucun usage ; le comte sourit de son inquiétude, et l’assura que sa blessure n’étoit rien.

Les serviteurs du comte, excepté, deux qu’on plaça devant la porte, parurent alors, précédés par Ludovico. — Je crois, monsieur, dit-il, entendre venir des mules dans le vallon ; mais le murmure du torrent m’empêche d’en être sûr : j’ai apporté ce qu’il faut pour M. le chevalier. C’étoit une grande peau d’ours attachée à deux fortes perches, et formant un brancard commode, pour rapporter les bandits quand ils étoient blessés. Ludovico la mit à terre : il plaça dessus quelques peaux de chèvres, et fit comme une espèce de lit. Le chevalier déjà mieux, y fut posé doucement ; les guides soulevèrent le brancard sur leurs épaules, et l’on pensa que, plus exercés à ces chemins, leurs pas seroient plus sûrs. Quelques domestiques du comte avoient aussi reçu des blessures, mais elles n’étoient pas graves : on les banda, et ils furent en état de marcher. En passant dans la salle, on entendit de loin un tumulte effroyable ; Blanche fut alarmée. — Ce sont, lui dit Ludovico, tous ces coquins dans leur donjon. — Il semble qu’ils l’enfoncent, dit le comte. — Non, monsieur, dit Ludovico : la porte est de fer, nous n’avons rien à craindre d’eux : mais souffrez que j’aille devant, et que j’observe le dehors de dessus le rempart.

Chacun le suivit : les mules paissoient à la porte. On écouta ; mais l’on n’entendit rien que le murmure du torrent, et celui d’un vent léger qui siffloit dans les branches du vieux chêne. Les voyageurs virent avec joie les premières teintes du matin qui blanchissoient le sommet des montagnes : ils prirent leurs mules, Ludovico devint leur guide, et les mena au vallon par un chemin plus facile. Évitons les défilés de l’orient, dit-il ; les brigands, ce matin, ont pris par ce côté.

Les voyageurs quittèrent bientôt cet enfoncement, et se trouvèrent dans une étroite vallée, au nord-ouest : l’aube, sur les montagnes, se fortifioit par degrés, et découvroit le tapis de verdure qui garnissoient le pied des rochers, sur lesquels s’élevoient le chêne vert et le liège ; les nuages orageux étoient dissipés ; l’air du matin, la vue de la verdure, plus fraîche après la pluie, ranima les esprits de Blanche. Le soleil s’éleva bientôt ; les rocs humides, les buissons qui ornaient leur cime, les plantes qui tapissaient leurs flancs, étincelèrent de ses rayons ; des vapeurs suspendues flottoient encore à l’extrémité du vallon, mais le vent les chassoit devant les voyageurs, et peu à peu le soleil les fit disparoître. Au bout d’une lieue, Sainte-Foix se plaignit d’une excessive faiblesse : on s’arrêta pour lui donner quelque rafraîchissement, et reposer ses porteurs. Ludovico s’étoit muni, dans le fort, de quelques flacons de vin d’Espagne ; on en fit un cordial pour toute la caravane ; mais Sainte-Poix n’en reçut qu’un soulagement momentané. La fièvre qui le brûloit en prit une nouvelle force ; il ne pouvoit ni déguiser ses horribles souffrances, ni s’empêcher d’exprimer son désir ardent d’arriver dans l’hôtellerie où on avoit dû passer la nuit précédente.

Pendant qu’ils se reposoient tous à l’ombre des sapins, le comte pria Ludovico d’expliquer brièvement comment il avoit disparu de l’appartement du nord, comment il avoit pu tomber dans les mains de ces bandits, et comment il avoit contribué, d’une manière si essentielle, à le sauver avec sa famille. C’étoit avec justice que le comte lui attribuoit leur délivrance actuelle. Ludovico alloit lui obéir ; mais un coup de pistolet tiré dans le chemin qu’ils venaient de passer, leur causa de nouvelles alarmes, et l’on se remit promptement en route.