Les Mystères d’Udolphe/6/8

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 144-161).

CHAPITRE VIII.

Le lendemain matin Emilie, dans le cabinet qui joignoit la bibliothèque, réfléchissoit à la scène de la veille. Annette accourut auprès d’elle, et tomba hors d’haleine sur une chaise. Il se passa du temps avant qu’elle pût répondre aux questions d’Emilie ; à la fin elle s’écria : — J’ai vu son esprit, mademoiselle ; oui, j’ai vu son esprit !

— Que voulez-vous dire ? reprit Emilie impatiemment.

— Il est sorti du vestibule, mademoiselle, dit Annette, comme je traversois le salon.

— Mais de qui parlez-vous ? répéta Emilie. Qui est sorti du vestibule ?

— Il étoit habillé comme je l’ai vu cent fois, dit Annette. Ah ! qui l’auroit pensé ?

Emilie, excédée, alloit lui reprocher sa crédulité ridicule, quand un domestique vint lui dire qu’un étranger demandoit à lui parler.

Emilie n’imagina aussitôt que cet étranger étoit Valancourt ; elle répondit qu’elle étoit occupée et qu’elle ne vouloit voir personne.

Le domestique rentra ; l’étranger lui faisoit dire qu’il avoit des choses importantes à lui communiquer. Annette, qui jusque-là étoit demeurée muette et surprise, tressaillit alors, et s’écria : — Oui, c’est Ludovico ! oui, c’est Ludovico ! Elle courut hors de la chambre. Emilie ordonna au domestique de la suivre ; et si c’étoit réellement Ludovico, de le faire entrer sur-le-champ.

L’instant d’après, Ludovico parut, accompagné d’Annette. La joie faisoit oublier à Annette toutes les convenances ; elle ne permettoit pas que personne parlât qu’elle. Emilie exprima sa surprise et sa satisfaction en revoyant Ludovico. Sa première émotion augmenta quand elle ouvrit les lettres du comte de Villefort et de Blanche, qui l’informoient de leur aventure et de leur situation dans une auberge au fond des Pyrénées. Ils y avoient été retenus par l’état de M. Sainte-Foix et l’indisposition de Blanche. Mais cette dernière ajoutoit que le baron de Sainte-Foix venoit d’arriver ; qu’il alloit ramener son fils à son château, jusqu’à la guérison de ses blessures, et qu’elle, avec son père, continueroit sa route pour le Languedoc ; ils comptoient toujours passer à la Vallée, et se proposoient d’y être le lendemain. Elle prioit Emilie de se trouver à ses noces, et de les accompagner au château de Blangy. Elle laissoit à Ludovico le soin de raconter lui-même ses aventures. Emilie, quoique fort empressée de découvrir comment il avoit disparu de l’appartement du nord, eut le courage de suspendre cette jouissance jusqu’à ce qu’il se fût rafraîchi, et qu’il eût entretenu la trop heureuse Annette. La joie d’Annette n’eût pas été plus extravagante, quand il seroit revenu du tombeau.

Emilie, pendant ce temps, relut les lettres de ses amis. L’expression de leur estime et de leur attachement étoit en ce moment bien nécessaire à la consolation de son cœur : sa tristesse, ses regrets, avoient pris, par la dernière entrevue, une nouvelle amertume.

L’invitation de se rendre au château de Blangy, étoit faite par le comte et sa fille avec la plus tendre affection. La comtesse y joignoit la sienne. L’occasion en étoit si importante pour son amie, qu’Emilie ne pouvoit s’y refuser. Elle eût désiré de ne point quitter les ombrages paisibles de sa demeure ; mais elle sentoit l’inconvenance d’y rester seule, pendant que Valancourt étoit encore dans le voisinage ; quelquefois aussi elle pensoit que le déplacement et la société réussiroient mieux que la retraite à tranquilliser son esprit.

Quand Ludovico reparut, elle le pria de lui détailler son aventure, et de lui dire comment il habitoit au milieu des bandits parmi lesquels le comte l’avoit trouvé.

Il obéit au même instant. Annette, qui n’avoit pas eu le temps de lui faire assez de questions, se préparoit à écouter avec une curiosité dévorante. Elle fit auparavant ressouvenir sa maîtresse, et de l’incrédulité qu’elle montroit à Udolphe au sujet des esprits, et de sa propre sagesse en y croyant si fort. Emilie rougit malgré elle, en songeant à la confiance que dernièrement elle y avoit donnée ; elle observa seulement que, si l’aventure de Ludovico avoit pu justifier la superstition d’Annette, il ne seroit pas là pour la lui raconter.

Ludovico sourit à Annette, salua Emilie, et commença en ces termes :

— Vous vous souvenez, mademoiselle, que lorsque je me rendis à l’appartement du nord, M. le comte et M. Henri m’accompagnèrent. Tout le temps qu’ils y restèrent, rien d’alarmant ne se présenta : dès qu’ils furent sortis, je fis bon feu dans la chambre à coucher ; je m’assis près de la cheminée ; j’avois porté un livre pour me distraire : je confesse que parfois je regardois dans la chambre avec un sentiment semblable à la crainte.

— Oh ! très-semblable, je l’ose dire, interrompit Annette ; et j’ose bien dire aussi que, pour dire la vérité, vous frissonniez de la tête aux pieds. — Non, non, pas tout à fait, dit Ludovico en souriant ; mais plusieurs fois, quand le vent siffloit autour du château, et ébranloit les vieilles fenêtres, plusieurs fois je m’imaginai, entendre des bruits fort étranges, et même une fois ou deux je me levai et regardai autour de moi ; je ne voyois rien pourtant que les maussades figures de la tapisserie, qui sembloient me faire des grimaces. Je passai ainsi plus d’une heure, continua Ludovico, puis je pensai que j’entendois un bruit ; je portai encore mes yeux sur la chambre, et n’apercevant rien, je repris mon livre. L’histoire finie, je m’assoupis ; tout à coup je fus réveillé par le bruit que j’avois déjà entendu ; il sembloit venir du côté où étoit le lit : je ne sais si l’histoire que je venois de lire m’avoit troublé l’esprit, ou si tous les rapports qu’on faisoit sur cet appartement me revinrent à la mémoire, mais en regardant le lit, je crus voir un visage d’homme entre les rideaux.

À ces mots Emilie trembla, et devint inquiète en se rappelant de quel spectacle elle et la vieille Dorothée avoient été témoins en ce lieu.

— Je vous avoue, mademoiselle, continua Ludovico, que le cœur me manqua. Le retour du même bruit vint réveiller mon attention : je distinguai le son d’une clef tournant dans une serrure ; et ce qui me surprenoit le plus étoit de ne voir aucune porte d’où le son pût partir. L’instant d’après cependant, la tenture du lit fut soulevée lentement, et une personne parut derrière ; elle sortoit d’une petite porte dans le mur. Elle resta un moment dans la même attitude, le haut de la figure caché par le pan de la tapisserie, et l’on ne voyoit guère que ses yeux. Quand sa tête se releva, je vis derrière, la figure d’un autre homme qui regardoit par dessus l’épaule du premier. Je ne sais comment cela se fit, mon épée étoit devant moi ; je n’eus pas la présence d’esprit de m’en saisir ; je restai fort tranquille à les considérer, et les yeux à demi-fermés, pour qu’ils me crussent endormi. Je suppose qu’ils le pensèrent ; je les entendis se concerter, et ils restèrent dans la même position environ l’espace d’une minute ; alors je crus voir d’autres visages dans l’ouverture de la porte, et j’entendis parler plus haut.

— Cette porte me surprend, dit Emilie ; j’ai ouï dire que le comte avoit fait lever toutes les tentures, et fait examiner les murailles, croyant qu’elles recéloient sans doute un passage par lequel vous étiez parti.

— Il ne me paroît pas si extraordinaire, mademoiselle, reprit Ludovico, que cette porte ait pu échapper ; elle est formée dans un lambris étroit, qui semble tenir au mur extérieur ; ainsi, quand M. le comte y auroit pris garde, il ne se seroit pas occupé d’une porte à laquelle aucun passage ne paroissoit pouvoir communiquer. Le fait est que le passage étoit formé dans l’épaisseur du mur. Mais pour revenir à ces hommes que je distinguois obscurément dans l’enfoncement de la porte, ils ne me laissèrent pas bien long-temps en suspens ; ils fondirent dans la chambre et m’entourèrent : j’avois pris mon épée ; mais que pouvoit un homme contre quatre ? Ils m’eurent bientôt désarmé ; ils me lièrent les bras, me mirent un bâillon dans la bouche, et m’entraînèrent par le passage. Ils remirent cependant moi épée sur la table, pour secourir, dirent-ils, ceux qui viendroient, comme moi, combattre les esprits. Ils me firent traverser plusieurs couloirs étroits, formés dans les murs, à ce que je crois, parce qu’auparavant ils m’étaient inconnus. Je descendis plusieurs degrés, et nous vînmes à une voûte sous le château. Ils ouvrirent une porte de pierre, que j’aurois prise pour une partie du mur. Nous suivîmes un fort long passage taillé dans le roc ; une autre porte nous mena dans une cave : enfin, après quelque intervalle, je me trouvai au bord de la mer, au pied des rochers même sur lesquels le château est bâti. Un bateau attendoit ; les brigands m’y entraînèrent, et nous joignîmes un petit vaisseau à l’ancre : d’autres hommes s’y trouvoient. Quand je fus dans le vaisseau, deux de mes compagnons y sautèrent ; les autres reconduisirent la barque, et l’on mit à la voile. Je compris bientôt ce que tout cela vouloit dire, et ce que ces hommes faisaient au château. Nous prîmes terre en Roussillon ; et après quelques jours, leurs camarades vinrent des montagnes, et me menèrent dans le fort où j’étois quand M. le comte arriva. Ils avoient soin de veiller sur moi, et m’avoient même bandé les yeux pour m’y conduire ; quand ils ne l’eussent pas fait, je ne crois pas que jamais l’eusse retrouvé mon chemin à travers cette sauvage contrée. Dès que je fus dans le fort, on me garda comme un prisonnier. Je ne sortais jamais sans deux ou trois de mes compagnons ; et je devins si las de la vie, que je désirois d’en être délivré.

— Mais cependant ils vous laissoient parler, dit Annette ; ils ne vous mettoient plus de bâillon. Je ne vois pas la raison pour laquelle vous étiez si las de vivre, sans compter la chance que vous aviez de me revoir.

Ludovico sourit, ainsi qu’Emilie, et Emilie lui demanda par quel motif ces hommes l’avoient enlevé.

— Je m’aperçus bientôt, mademoiselle, que c’étaient des pirates qui, depuis plusieurs années, cachoient leur butin sous les voûtes du château. Ce bâtiment étoit près de la mer, et parfaitement convenable à leurs desseins. Pour empêcher qu’on ne les découvrît, ils avoient essayé de faire croire que le château étoit fréquenté par des revenans ; et ayant découvert le chemin secret de l’appartement du nord, que depuis la mort de la marquise ou tenoit fermé, il fut aisé d’y réussir. La concierge et son mari, les seules personnes qui habitassent le château, furent si effrayés des bruits étranges qu’ils entendoient, qu’ils refusèrent d’y vivre plus long-temps. Le bruit se répandit bientôt qu’il revenoit au château ; et tout le pays le crut d’autant plus aisément, que la marquise étoit morte d’une manière fort étrange, et que le marquis, depuis ce moment, n’étoit jamais revenu.

— Mais quoi ! dit Emilie, comment tous ces pirates ne se contentoient-ils pas de la cave, et pourquoi jugeoient-ils nécessaire de déposer leurs vols dans le château  ?

— La cave, mademoiselle, reprit Ludovico, étoit ouverte à tout le monde, et leurs trésors eussent bientôt été découverts. Sous la voûte ils étoient en sûreté, tant que l’on redouteroit le château. Il paroît donc qu’ils y apportoient à minuit les prises qu’ils avoient faites sur mer, et qu’ils les y gardoient jusqu’à ce qu’ils pussent s’en défaire avantageusement. Ces pirates étoient liés avec des contrebandiers et des bandits qui vivent dans les Pyrénées, et font un trafic tel qu’on ne sauroit se l’imaginer. C’est avec cette horde de bandits que je restai jusqu’à l’arrivée de M. le comte. Je n’oublierai jamais ce que je sentis en l’apercevant ; je le crus presque perdu. Je savois que si je me montrois, les bandits alloient découvrir son nom ; et probablement nous tuer tous, pour empêcher qu’on n’éventât leur secret. Je me tins hors de la vue de monsieur, et je veillai sur les brigands, déterminé, s’ils projetoient quelque violence, à me montrer, et à combattre pour la vie de mon maître. Bientôt j’entendis disposer un infernal complot ; il s’agissoit d’un massacre total. Je hasardai de me faire connoître aux gens du comte ; je leur dit ce qu’on projetait, et nous délibérâmes ensemble. M. le comte, alarmé de l’absence de sa fille, demanda ce qu’elle étoit devenue. Les brigands, ne le satisfirent point. Mon maître et M. Sainte-Foix devinrent furieux ; nous pensâmes qu’il étoit temps ; nous fondîmes dans la chambre, en criant : Trahison ! M. le comte, défendez-vous. Le comte et le chevalier tirèrent l’épée au même instant. Le combat fut rude ; mais à la fin nous l’emportâmes, et M. le comté vous l’a mandé.

— C’est une singulière aventure, dit, Emilie : assurément, Ludovico, on doit bien des éloges à votre prudence et à votre intrépidité. Il y a pourtant des circonstances relatives à l’appartement du nord, que je ne puis encore m’expliquer : peut-être le pourrez-vous ? Avez-vous entendu les bandits se raconter les prétendus prodiges qu’ils opéroient dans les appartemens ?

— Non, mademoiselle, reprit Ludovico ; je ne leur en ai pas ouï parler : seulement je les entendis se moquer une fois de la vieille femme de charge ; elle fut presque au moment de prendre un des pirates. C’étoit depuis l’arrivée du comte ; et celui qui fit le tour, en rioit de bon cœur.

Emilie devint rouge, et pria Ludovico de lui faire ce récit.

— Eh bien ! mademoiselle, lui dit-il, une nuit que cet homme étoit dans la chambre à coucher, il entendit quelqu’un dans le salon ; il ne crut pas avoir le temps de lever la tapisserie et d’ouvrir la porte, il se cacha dans le lit ; il y demeura quelque temps fort effrayé, à ce que je suppose.

— Comme vous étiez, interrompit Annette, quand vous eûtes la hardiesse d’aller veiller vous-même.

— Oui, dit Ludovico ; dans la plus grande frayeur où l’on pût être. La concierge et une autre personne vinrent au lit. Il crut qu’elles allaient l’apercevoir, et pensa que la seule chance pour échapper, étoit de leur faire peur. Il souleva donc la courte-pointe ; mais son plan ne réussit que lorsqu’il eut montré sa tête ; alors elles s’enfuirent, nous dit-il, comme si elles avoient vu le diable, et le fripon s’en alla fort tranquillement.

Emilie ne put s’empêcher de sourire à cette explication. Elle comprit l’incident qui l’avoit jetée dans une terreur superstitieuse, et fut surprise d’en avoir tant souffert ; mais elle considéra que dès que l’esprit cède à la foiblesse de la superstition, les bagatelles lui font une impression terribles. Cependant elle se souvenoit toujours avec embarras de la mystérieuse musique qu’on entendoit au château de Blangy vers minuit. Elle demanda si par hasard Ludovico n’en avoit rien appris. Il ne put lui rien dire à cet égard.

— Je sais seulement, mademoiselle, ajouta-t-il, que les pirates n’y ont point de part ; je sais qu’ils en ont ri, et ils disent que le diable est sans doute ligué avec eux.

— Oui, j’en répondrois bien, dit Annette, dont la figure étoit toute joyeuse. J’ai toujours cru, que lui ou les esprits se mêloient de l’appartement du nord. Vous voyez, mademoiselle, que je ne me trompois pas.

— On ne peut nier que son esprit n’y eût une extrême influence, dit Emilie, en souriant ; mais je m’étonne, Ludovico, que ces pirates persistassent dans leur conduite, après l’arrivée de M. le comte, ils étoient bien sûrs d’être découverts.

— J’ai lieu de croire, mademoiselle, reprit Ludovico, qu’ils ne comptoient continuer que pendant le temps nécessaire au déménagement de leurs trésors. Il paroît qu’ils s’en occupèrent aussitôt après l’arrivée de M. le comte : mais ils n’avoient que quelques heures de nuit, et quand ils m’ont enlevé, la voûte étoit à moitié vide. Ils étoient bien aises d’ailleurs de confirmer toutes ces superstitions relatives à l’appartement ; ils eurent grand soin de ne rien déranger pour entretenir l’erreur. Souvent, en plaisantant, ils se représentent toute la consternation des habitans du château de Blangy à ma disparition. Ce fut pour m’empêcher de les trahir, qu’ils m’entraînèrent si loin. À compter de ce moment, ils se crurent maîtres du château. J’appris néanmoins qu’une nuit, malgré leurs précautions, ils s’étoient presque découverts eux-mêmes. Ils alloient, suivant leur usage, répéter les cris sourds qui faisoient tant de peur aux servantes. Au moment qu’ils alloient ouvrir, ils entendirent des voix dans la chambre à coucher ; M. le comte m’a dit que lui-même y étoit alors avec M. Henri. Ils entendirent d’étranges lamentations qui venoient sans doute de ces bandits, fidèles à leur dessein de répandre la terreur. Monsieur le comte m’a avoué qu’il avoit éprouvé plus que de la surprise : mais comme le repos de sa famille exigeoit qu’on ne le sût pas, il fut discret ainsi que son fils.

Emilie se rappelant le changement qui s’étoit manifesté dans le comte, après la nuit qu’il avoit passée dans l’appartement, en reconnut la cause. Elle fit encore des questions à Ludovico, et l’ayant envoyé se reposer, elle fit tout préparer pour la réception de ses amis.

Sur le soir, Thérèse, quoique boiteuse, vint lui porter l’anneau que lui avoit remis Valancourt. Emilie s’attendrit en le voyant. Valancourt le portoit en des temps plus heureux ; elle fut pourtant fort mécontente de ce que Thérèse l’avoit reçu, et refusa de l’accepter, malgré le triste plaisir qu’elle en auroit reçu. Thérèse pria, conjura, représenta l’abattement où étoit Valancourt quand il avoit donné l’anneau : elle répéta ce qu’il l’avoit chargée de dire. Emilie ne put cacher la douleur que ce récit lui causoit ; elle se mit à pleurer, et se plongea dans la rêverie.

— Hélas ! ma chère demoiselle, dit Thérèse, pourquoi tout ceci ? Je vous connois depuis votre enfance ; je vous aime comme ma fille, et je désire votre bonheur comme le mien. M. Valancourt, il est vrai, ne m’est pas connu depuis si long-temps ; mais j’ai bien des raisons pour l’aimer comme mon fils ! Je sais bien que vous vous aimez ! Pourquoi donc ces pleurs et ces plaintes ? Emilie fit signe à Thérèse de cesser ; mais Thérèse continua : — Vous vous ressemblez d’esprit, de caractère. Si vous étiez mariés, vous feriez le plus heureux couple ! Eh ! qui peut empêcher votre mariage ? Ah ! mon dieu, mon dieu, peut-on voir que des gens fuient leur bonheur, et pleurent et se lamentent, comme s’il ne dépendoit pas d’eux, et comme si les chagrins et les lamentations valoient mieux que le repos et la paix ! La science est sûrement une belle chose ; mais si elle ne rend pas plus sage, j’aime bien autant ne rien savoir : si elle nous enseignoit à être plus heureux, je dirois que la science est la sagesse.

L’âge et de longs services avoient acquis à Thérèse le droit de dire son avis ; cependant Emilie tâcha de l’arrêter, et quoiqu’elle sentît bien la justesse de ses remarques, elle ne voulut pas s’expliquer. Elle dit seulement à Thérèse qu’un plus long discours l’affligeroit ; qu’elle avoit pour régler sa conduite des motifs qu’elle ne pouvoit dire, et qu’il falloit rendre l’anneau, en représentant qu’on ne pouvoit l’accepter. Elle dit ensuite à Thérèse, que, si elle faisoit cas de son estime et de son amitié, jamais elle ne se chargeroit d’aucun message de Valancourt ; Thérèse en fut touchée, et renouvela un foible essai. Le mécontentement singulier qu’exprimèrent les traits d’Emilie l’empêcha pourtant de continuer, et elle partit surprise et désolée.

Pour soulager en quelque manière sa tristesse et son accablement, Emilie s’occupa des préparatifs de son voyage ; Annette, qui la secondoit, parloit du retour de son Ludovico avec la plus tendre effusion. Emilie réfléchit qu’elle pouvoit avancer leur bonheur, et décida que, si Ludovico était aussi constant que la simple et honnête Annette, elle lui feroit sa dot, et les établiroit dans une partie de ses domaines. Ces considérations la firent penser au patrimoine de son père, vendu jadis à M. Quesnel. Elle désiroit de le racheter, parce que Saint-Aubert avoit regretté souvent que la demeure principale de ses ancêtres eût passé en des mains étrangères. Ce lieu, d’ailleurs, étoit celui de sa naissance et le berceau de ses premières années. Emilie ne tenoit point à ses propriétés de Toulouse ; elle désiroit de les vendre, et de racheter la terre de sa famille, si M. Quesnel vouloit s’en dessaisir. Cet arrangement semblait possible, depuis qu’il s’occupoit de se fixer en Italie.