Les Mystères de Londres. Livre 4 : Le Marquis de Rio-Santo/Texte entier

La bibliothèque libre.
Quatrième partie : Le Marquis de Rio-Santo
◄  Troisième partie   ►



I


DEUX SOLEILS POUR UNE LUNE.


C’était à peu près à l’heure où l’Honorable Brian de Lancester, de retour devant le no 9 de Wimpole-Street avec une petite troupe d’hommes de police, reconnaissait que sa courte absence avait suffi pour faire évacuer la maison.

La nuit était magnifique. L’humidité de la journée, frappée sur les pavés par un glacial vent du Nord, faisait de chaque rue un étincelant miroir, sur lequel les passants glissaient, trébuchaient et tombaient, à l’ineffable contentement de tous les Snail de la capitale de l’empire britannique.

Aux abords de Portland-Place, vers le milieu de la rue de Devonshire, il y avait, malgré le froid intense, une foule assez considérable, assemblée devant une porte ouverte. Cette foule était uniquement composée d’hommes qui avaient entre eux une sorte de ressemblance, bien que quelques uns portassent la livrée de la misère, tandis que d’autres étaient revêtus de fort décents costumes. C’étaient évidemment des confrères, car ils se pressaient, se foulaient, se poussaient de la meilleure amitié du monde, et sans acception de costume.

Presque tous avaient sous le bras d’énormes liasses de journaux ; les plus élégants seuls se privaient de cet ornement, mais ils étaient suivis d’un ou plusieurs grooms, chargés comme des mulets de la même denrée. — Tous causaient à la fois. Des cris étranges sortaient de cette cohue, et se mêlaient à de philosophiques réflexions, à des bons mots connus, à des éclats de rire.

Sur la porte ouverte, il y avait quatre ou cinq grooms en livrée, occupés incessamment à jeter aux assiégeants des paquets de papiers humides et exhalant cette odeur nauséabonde que Dieu a donnée au journal pour prévenir sans doute le public contre ses impudents mensonges, comme il a mis une crécelle au col annelé du serpent à sonnettes.

— Douze pour Pleydell et Browne ! disait une voix dans la foule.

— Douze pour Pleydell et Browne ! répétait l’un des grooms.

Ces mots couraient de bouche en bouche et arrivaient jusqu’à un buraliste dont on voyait la face parcheminée, fossile, à deux pouces de son registre.

Le buraliste griffonnait quelques mots et répétait d’une voix suraiguë :

— Douze pour Pleydell et Browne. — Allez !

Un paquet était livré.

— Quarante pour Gilbert du Strand !

— Vingt-cinq pour mistress Dodson !

— Deux cents pour Howard et Flower !

Et les feuilles pleuvaient, exhalant cette humide et âcre odeur dont nous venons de parler. — La vente était superbe. — À mesure que le commis fossile en constatait les résultats, le parchemin de son visage prenait de belles nuances dorées ; et lorsque enfin Howard et Flower demandèrent deux cents numéros, le commis déposa sa plume de métal dans le but de se frotter les mains.

Mais il n’en eut pas le temps. Les cris du dehors redoublèrent. Le buraliste reprit sa plume de fer en se promettant formellement de boire une pinte de porter en réjouissance avant de se coucher.

— Soixante-quinze pour Prior !

— Cinquante pour Goodbridge !

— Quatre-vingts pour Samuel Lowther !

Et cent autres noms ! et cent autres demandes, si bien que, enfin, une voix sortant des profondeurs du bureau prononça triomphalement ces paroles :

— Le tirage est épuisé, messieurs.

Ce fut un brouhaha universel.

— Faites un autre tirage ! cria-t-on  ; — deux mille, trois mille, — dix mille !… Nous prendrons tout !

— Les formes sont brisées, messieurs.

On voulut protester, mais les deux larges battants de la porte tournèrent prestement sur leurs gonds, et la face jaunie du buraliste disparut à tous les yeux.

Ceci se passait à la porte de M. Timothy Overflow, éditeur du journal the Moon (la Lune), feuille du soir. La foule assemblée dans la rue était un rush[1] de newsmen ou marchands de journaux.

On sait qu’en Angleterre les feuilles publiques n’arrivent pas au lecteur de la même manière que sur le continent. À Londres, on ignore, ou à peu près, cet ami cher du caissier d’un journal, ce fermier de l’intelligence des rédacteurs, ce locataire de la prose, mauvaise ou bonne, alignée quotidiennement en énormes colonnes et précieuse assurément si la quantité peut remplacer la qualité : on ignore, en un mot, l’abonné.

Point de bail à long terme entre les gazettes et les liseurs. Chaque jour, ces derniers font leur choix entre tous les bavards et gigantesques news-papers de Londres, à peu près comme le gourmet parisien pointe les plats de son dîner sur la carte d’un restaurant. — Et, voyez le contraste ! l’Anglais, qui papillonne lourdement du Times au Sun, du Sun au Globe, du Globe au Courier, s’en tient à sa tranche de bœuf dès qu’il s’agit de dîner, tandis que le Français, dont le palais volage passe en revue hebdomadairement tous les mets du Cuisinier royal, reste fidèle à son journal durant de longues années.

John-Bull n’aurait-il donc que la fidélité de l’estomac ?…

Chez nous, la publication des journaux se fait par l’entremise de courtiers (newsmen) dont quelques uns sont millionnaires. D’autres, en revanche, portent leur fortune avec eux, dans la poche rapiécée d’un vieil habit noir.

D’ordinaire, le journal The Moon, petite feuille du soir, faisait son apparition dans le silence le plus complet, et n’arrivait chez les newsmen que si l’on prenait le soin de l’y porter ; mais, ce jour-là, il y avait une nouvelle, — une grande nouvelle ! — Le tirage de toutes les feuilles du soir s’était trouvé insuffisant pour l’affluence des acheteurs. Chacun voulait savoir, lire par soi-même.

De long-temps curiosité pareille n’avait été excitée. Et il y avait de quoi, vraiment : il ne s’agissait point d’une nouvelle vulgaire, de l’un de ces puffs, si communs chez nous que nos voisins nous ont pris ce mot pour l’introduire dans leur langage usuel. On ne parlait enfin ni du serpent de mer, ni de la fameuse génisse de Cornouaille, marchant à l’aide de douze pattes, ni de la brebis-ténor, ni de l’Américain incombustible, habitué à se nourrir de poudre fulminante, arrosée de plomb fondu. — Fi donc ! sottises que tout cela, bonnes tout au plus pour les jours de famine l’éditeur, à bout d’imagination, creuse en vain sa triste cervelle et ne trouve aucun plat nouveau, digne de rassasier la curiosité publique…

Cette fois c’était de l’histoire. Il y avait en jeu une personne royale.

Rien moins que cela, vraiment. — Un meurtre odieux, un assassinat impie avait été commis, — ou tenté pour le moins, — jusque sur la terrasse du château de Kew.

Et sur qui, bon Dieu ! — sur une gracieuse et douce enfant, qui, éventuellement, pouvait être appelée à succéder au trône, sur l’espoir des Trois-Royaumes, sur la princesse Victoria, en un mot, sur la fille de S. A. R. le duc de Kent, et la nièce de Sa Majesté.

Qu’on reconnaissait bien là l’infernal esprit de radicalisme, et que c’était bien le cas d’acheter, à n’importe quel prix, pour dévorer les détails de cette atrocité éminemment curieuse, l’Evening Post, le Standard, l’Evening Mail et le Moon !

On espérait d’ailleurs trouver dans ces feuilles, ou dans l’une d’elles, le nom du misérable dont la main sacrilège, etc., etc.

Ce fut donc un terrible désappointement pour ceux des newsmen qui, arrivés trop tard, n’avaient pu se procurer le moindre numéro du Moon, si délaissé d’ordinaire. Il se forma immédiatement une sorte de bourse devant la porte de M. Timothy Overflow. Les uns voulaient acheter de seconde main, argent comptant, quelques numéros de la bienheureuse feuille ; d’autres proposaient des échanges.

— Un shelling pour chaque exemplaire du Standard ! disait l’un.

— Six pense de plus que le prix courant pour chaque Evening Post ! criait l’autre.

— Un Times pour un Evening Mail !

— Deux Suns pour un Moon !

D’ordinaire, dans ces rushes de newsmen, les offres sont en sens contraire. Un Times est estimé quatre ou cinq Standards, et il faut bien une douzaine de Lunes pour payer un seul Soleil.

Ce qui est, du reste, plus conforme à la hiérarchie astrale.

Cependant, de chaque côté de la rue, les curieux affluaient. Les uns savaient déjà ce dont il s’agissait, les autres voulaient l’apprendre. Le rush des newsmen se trouva bientôt enclavé de toutes parts dans un autre rush plus nombreux et non moins bruyant, qui s’approchait, d’instinct, de cet amas de papier imprimé. Les récits les plus contradictoires couraient parmi cette foule bavarde et pressée de savoir.

— Oh ! mon cher monsieur ! criait la voix aigre et chantante de mistress Crubb, laquelle, de cancans en histoires, avait roulé de Cornhill jusque-là ; — je vous jure sur mon salut que je suis bien informée… Mistress Foote le tient du beau-frère de mistress Croscairn, qui est tondeur de gazon, monsieur, au pleasure-ground de Kew… C’était une amazone, montée sur un grand cheval… Elle a tiré sur la chère enfant vingt-sept flèches empoisonnées, monsieur !

— Pas possible, madame !…

— Pas possible, monsieur !… Eh bien ! les bleus de la garde sont venus, les braves beaux garçons, et ils l’ont hachée, elle et son grand cheval, monsieur, menu comme chair à pâté.

— Et ils ont bien fait, tonnerre du ciel ! — Que le diable nous larde ! — Tempêtes ! dit le capitaine O’Chrane, qui, libre un instant par le sommeil de Saunder, promenait de ce côté les charmes extraordinaires de mistress Dorothy Burnett ; — ils ont bien fait, les misérables mangeurs de bœuf du roi !… Mais ne pourrait-on se procurer un journal pour trois pence ? par le trou de l’enfer !

— Trois pence !… un journal ! s’écria mistress Crubb ; — un journal, trois pence !… Bonsoir, Dorothy, ma cousine… Je sais une femme, voyez-vous, qui donnerait un demi-souverain pour être à votre place… Oh ! capitaine O’Chrane, la pauvre mistress Bloomberry se noie dans votre soda-water… Et, quant au journal… Trois pence !… mistress Bull, aussi vrai qu’il fera jour demain, a payé un Mail dix-huit pence !… Ah ! c’est un grand événement, mon Dieu !

— Je vous dis, moi, glapissait une autre voix de femme qui pouvait bien appartenir à mistress Black ou à mistress Brown, — je vous dis que c’est un sauvage de l’exhibition de Regent-Street. Il a frappé la pauvre petite princesse, — que Dieu la bénisse ! — d’un coup de massue sur la tête…

— Du tout ! riposta une basse-taille, c’est un catholique irlandais, un vil mendiant de l’autre côté du canal, un…

— Vous n’y êtes pas ! c’est un gentleman ! On a trouvé son cheval mort au milieu du parc du Régent… un cheval magnifique !

— Quelles fables on raconte dans Londres ! dit mistress Crubb en haussant les épaules.

L’histoire des vingt-sept flèches empoisonnées lui semblait seule offrir un degré suffisant de vraisemblance.

— Que Dieu me damne ! cria le capitaine O’Chrane en redressant ses six pieds de manière à dominer la foule ; — quelqu’un de vous, marchands de papier noirci, veut-il me donner un journal pour quatre pence ?

Nul ne lui répondit ; — mais, parmi les newsmen, les offres d’échange entre les journaux du matin et ceux du soir se poursuivaient toujours, et ces mots arrivaient aux oreilles de la foule, répétés à satiété :

— Une demi-couronne pour deux Standards !

— Un Times pour un Mail !

— Deux Suns, pour un Moon !

Tandis que le rush des vendeurs de journaux bruissait, s’agitait, avide, passionné, criard comme toute réunion mercantile, un homme qui, sauf son accoutrement hétéroclite, semblait être, lui aussi, un newsman, prenait l’avance sur ses confrères et vendait force numéros au public. On le voyait se glisser tortueusement dans la foule, donnant au premier venu sans marchander, et à moitié prix, les précieux exemplaires de ces feuilles qu’on se disputait si énergiquement devant la porte de M. Timothy Overflow.

Il semblait pressé surtout de vendre. Une fois la vente faite, sa main vidait l’argent reçu dans une énorme poche ouverte sur le devant de son habit en lambeaux, et il disparaissait. — Quand le paquet de journaux qu’il avait sous le bras était épuisé, il fouillait tantôt à droite, tantôt à gauche, dans les poches qui parsemaient son costume délabré, et en retirait toujours une liasse nouvelle.

— Que voulez-vous, mon excellent monsieur ? disait-il ; — que désirez-vous, ma belle dame ?… Un Standard ? voilà… Un Evening Post ? tenez… Un Moon ? Joli journal, mon gentleman, tenez ! tenez ! tenez !

Il passait. Les shellings et les six pence tombaient incessamment dans sa vaste poche.

— Par ici, marchand de mensonges, Satan et ses cornes ! cria le capitaine O’Chrane au moment où le négociant en guenilles passait à sa portée.

— Voilà, gentleman.

— Par le trou du tophet  ! reprit Paddy étonné, c’est ce vil serpent de Bob, le bon garçon, qui s’est fait newsman, — ou que Dieu me punisse !

Bob lui tendit un Mail, et reçut un shelling avec injonction de rendre huit pence.

Il mit sa main dans sa poche.

— Et, depuis quand, triste vermine, Bob, de par l’enfer ! mon camarade ?… commença Paddy.

Mais Bob était loin déjà. En un tour de main, il avait vendu un Evening Post à mistress Crubb, un Moon à la voix glapissante, et un Standard à la basse-taille.

Ces quatre heureux possesseurs de feuilles tant désirées s’approchèrent ensemble d’un réverbère pour étancher enfin à longs traits leur curiosité altérée. Le capitaine Paddy en oublia presque de maudire son ami Bob, — ce vil coquin ! — tant il avait bonne envie de lire.

Mais à peine la lumière du gaz vint-elle frapper sur les feuilles achetées, qu’une quadruple exclamation de désappointement se fit entendre.

— Dieu me damne ! dirent la basse-taille et le capitaine.

— Ah ! lord ! crièrent la voix glapissante et mistress Crubb.

Le Standard de la basse-taille avait huit jours de date ! Le Moon de la voix glapissante était du mois dernier. Le Post de mistress Crubb marquait un an d’âge, et l’Evening Mail du bon capitaine rendait un compte exact et détaillé de la bataille de Waterloo.

— Tonnerre du ciel ! murmura Paddy en se grattant l’oreille, — ce pendard abject a plus d’esprit qu’il n’y en a dans les deux Chambres, ou que je sois mis sur le gril par les propres griffes de Satan !

Les trois autres victimes, soutenues par le contralto puissant de mistress Dorothy Burnett, poussèrent en chœur un haro formidable qui trouva mille échos dans la foule, partout où Bob avait passé. On s’élança sur ses traces ; on courut, on se fatigua.

Bob comptait ses shellings dans le tap-house du coin, bien paisiblement, suivant son habitude, et mettait six pence de côté pour faire une libéralité à Tempérance.

C’était là une petite spéculation de son invention. — Bob avait plusieurs des qualités qui font les grands hommes. Il voyait tôt, il exécutait vite. Pour deux couronnes, il avait acheté tout ce vieux papier qu’il venait de revendre dix guinées. — Étendez en tous sens cette innocente opération, et vous arriverez à l’un de ces magnifiques coups de filet opérés de temps à autre par la maison politico-commerciale de Saint-Swithin’s-Lane[2].

Conscience légère, prestesse d’esprit et de mains suffisent, à tous les jeux, pour neutraliser les chances mauvaises. Bob venait d’agir avec presque autant d’adresse et de moralité que ces honnêtes seigneurs qui font sauter la banque du tripot de Royal-Exchange (la Bourse), parce qu’ils sont les confidents du télégraphe, et gagnent ainsi leurs partners de vitesse. Eux et lui eussent été couronnés à Sparte du laurier excentrique que cette cité voleuse, républicaine et originale partageait équitablement entre ses filous et ses demi-dieux.

Le commis fossile et jaune de M. Timothy Overflow regardait ces diverses petites scènes depuis une demi-heure par une fenêtre du premier étage. Ce commis n’était point un espiègle, mais il existe entre les employés de journaux et les newsmen une aversion chronique, passée à l’état de seconde nature. Ils se détestent parce qu’ils ont des rapports de tous les jours, parce qu’ils vivent les uns par les autres, parce qu’ils sont roues de la même machine. — Le fossile avait peut-être subi quelque mystification récente de la part de ses ennemis naturels. Toujours est-il que depuis une demi-heure, il regardait avec mauvaise humeur ce tourbillon bavard qui s’agitait au dessous de lui. Il avait de folles envies de lancer sur cette foule un projectile, une injure, quelque chose de blessant ou de nuisible.

Mais il avait peur des suites. Se sachant sec et fragile comme verre, il ne voulait pas s’exposer à une partie de boxing, et refoulait prudemment ses velléités guerroyantes.

Pourtant sa fantaisie le talonnait toujours. — Le démon des haines mesquines, ce laid lutin qui a de l’esprit à la manière de certains critiques, lui souffla tout à coup une idée assez passable. Ces gens étaient là se disputant ardemment quelques lambeaux de papier. Pourquoi ? pour le vendre. — Le fossile se dit qu’à tout le moins ils ne les vendraient pas dans la rue de Devonshire.

Il descendit au rez-de-chaussée et revint bientôt à sa fenêtre, porteur du seul et dernier exemplaire du Moon qui restât dans les bureaux.

Presque aussitôt après, une voix lente, monotone, ponctuée, tomba dans la rue, faisant taire à la fois les cris des newsmen et les commérages de la foule.

Voici ce qu’elle disait :

« Détails authentiques touchant l’assassinat horrible tenté sur la personne auguste de S. A. R. la princesse Alexandrine-Victoria de Kent, nièce bien-aimée de Sa Majesté, le roi Guillaume, notre gracieux souverain. »

— Qu’est-ce à dire ! s’écria l’envoyé de Gilbert du Strand ; — n’allez-vous pas lire l’article tout haut, monsieur Switch ?

— Et pourquoi pas ? ripostèrent dix voix dans la foule.

— Oui, pourquoi pas ? de par Satan, — mille misères ! appuya de loin le capitaine. — Écoutez, Dorothy, écoutez, ma chère amie ; ce triste oiseau qui perche là-haut va nous dire la chose tout au long, que Dieu fasse de nous tous une fournée de damnés !

Le fossile reprit :

« Ce matin, à onze heures trente-cinq minutes, un étranger de grande taille, monté sur un fort cheval…

— Ce journal ment ! interrompit mistress Crubb. C’était une femme.

— Il dit vrai, madame : — Un étranger… c’est le sauvage de Regent-Street…

— Ou l’Irlandais, le sale mendiant !…

— Ou le gentleman… On parle de cheval !

— La paix, de par l’enfer ! — Éternelle damnation ! — Satan et ses cornes ! — Tempête ! s’écria le capitaine. — Écoutez bien, Dorothy, mon cher cœur, — que le démon m’étrangle !

« … Sur un fort cheval alezan, continuait la voix imperturbable de M. Switch ; — s’est introduit dans le pleasure-ground de Kew, bien que le drapeau royal flottât au dessus du clocher… »

— Tempêtes ! murmura Paddy ; — voilà qui est intéressant ou que je meure du choléra ce soir, malédiction !… Un peu de silence !

— Allons, monsieur Switch, allons ! disaient les newsmen, la plaisanterie n’est pas mauvaise, mais c’est assez comme cela. N’en lisez pas davantage !

« … Au dessus du clocher. Les gardes à pied chargés de veiller sur la terrasse ne l’ont aperçu que lorsqu’il était déjà auprès de la grande serre japonaise. — Suivant d’autres versions, c’est la princesse elle-même qui l’aurait découvert au moment où il braquait sur elle le canon d’un pistolet bourré jusqu’à la gueule. »

— Jusqu’à la gueule ! répéta mistress Crubb ; — ah ! lord !…

— La paix ! tonnerre du ciel !… Écoutez, Dorothy !

« … Jusqu’à la gueule. À la vue de cette arme redoutable, la jeune princesse aurait poussé un cri d’épouvante… »

— Ah ! lord ! je crois bien ! pauvre cher trésor !

« … Et se serait élancée vers le palais en appelant au secours… »

— Mais, monsieur Switch, c’est une infamie ! crièrent les newsmen. Vous nous avez vendu cela : vous n’avez pas le droit de le donner.

— De notre vie, nous n’achèterons plus un seul exemplaire du Moon, monsieur Switch.

— Et la Lune sera obligée de se coucher, monsieur Switch.

— Monsieur Switch, ce sera une éclipse de lune.

M. Switch continuait :

« … En appelant du secours. L’étranger de grande taille parut songer à faire retraite. Il se dirigea rapidement vers le glacis, au pied duquel il avait laissé son cheval… »

— Laissons chanter ce fou ! dit un newsman.

— Monsieur Switch, ajouta un autre en tournant le dos, nous vous ferons souvenir de cela.

— Que le diable vous emporte ! monsieur Switch !

— Et vous aussi ! s’écria le capitaine, et moi aussi, misère ! et nous tous, éternelle damnation !… mais donnez-nous la paix, tonnerre du ciel ! méchants revendeurs de paperasses !

Les newsmen avaient vidé la place.

— Eh bien ! cria la foule ; — après ? que devint l’étranger de grande taille ?

— Triple blasphème ! ajouta le capitaine ; — que devint-il, monsieur ? de par tous les diables !

Le fossile ferma doucement sa fenêtre et s’en alla boire sa pinte de porter avant de se coucher.

La cohue, désappointée encore de ce côté, se rua vers la porte et voulut la forcer. La basse-taille ne parlait de rien moins que de mettre le feu à la maison. Quant au capitaine, nous craindrions d’être taxé d’exagération si nous rapportions en détail chacun des jurons ingénieux et variés qu’il improvisa pour la circonstance.

Au moment où la foule exhalait ainsi sa colère en un concert de malédictions, un cab déboucha de Wimpole-Street dans la rue de Devonshire, et fendit péniblement la presse. Celui qui occupait l’intérieur du cab ne se doutait guère qu’il était le héros de ce petit drame à tiroirs qui venait de se jouer en plein air, et la foule était loin de penser que l’étranger de grande taille fût en ce moment au milieu d’elle…

Le cab tourna dans Portland-Place et s’arrêta devant la demeure du comte de White-Manor.

Brian mit pied à terre aussitôt et franchit les marches de ce perron, d’où le fouet des valets l’avait chassé un jour sur l’ordre de son frère.

Il souleva le marteau et heurta fortement.

Le groom qui vint ouvrir recula d’épouvante à son aspect, comme s’il eût aperçu le diable en personne.

— Veuillez prévenir le comte de White-Manor, dit Brian avec un calme impérieux, que M. de Lancester demande à Sa Seigneurie un instant d’audience.


II


DROIT D’AÎNESSE.


Londres entier connaissait l’inimitié des deux frères. À plus forte raison, un valet de White-Manor ne pouvait l’ignorer. — Le groom auquel s’adressait Lancester demeura un instant indécis, tant le fait d’une entrevue entre le comte et son cadet lui semblait chose extraordinaire, impossible.

Il obéit pourtant, lorsque Brian lui eut répété son injonction d’un ton péremptoire.

Au bout de quelques secondes, il revint, et Brian fut introduit aussitôt dans le salon de réception.

Il se jeta dans un fauteuil. Ses idées étaient dans un grand trouble. Ce qui venait de se passer à la maison de Wimpole-Street, les révélations de Susannah, sa disparition soudaine, tout cela était trop près de lui encore et ne prenait point dans son intelligence cet aspect clair et compréhensible que donnent aux choses de la mémoire les réflexions de quelques jours. Il savait qu’un ennemi puissant, surtout parce qu’il était insaisissable, lui disputait maintenant Susannah ; il venait chercher auprès de son frère les moyens de combattre et de vaincre ce ténébreux ennemi. C’était là son but : retrouver Susannah et la protéger retrouvée. — Les moyens à prendre, non seulement pour arriver à ce résultat, mais aussi pour amener son frère à le seconder, lui échappaient encore.

Mais ceci importait peu pour le moment. N’était-il pas fort de ses cent victoires remportées sur White-Manor ? N’avait-il pas pour lui la fatigue et l’ennui désespéré du comte, las de s’épuiser en une lutte contre nature, où le monde prévenu mettait tout l’odieux de son côté ?

Il y avait bien long-temps que Brian de Lancester n’avait mis le pied dans la maison de ses ancêtres. Depuis la mort de son père, ses différends continuels avec White-Manor l’avaient éloigné de l’hôtel de famille, devenu l’exclusive propriété de l’aîné. Tout préoccupé qu’il était par des pensées fort étrangères aux émotions domestiques, Brian se sentit monter au cœur un trouble grave et inconnu. Une voix, muette depuis des années, sembla lui désigner ce noble cordon d’austères portraits de famille qui courait autour des lambris, montrant alternativement les fiers visages de ses pères et les traits dignes, hautains et doux de ses aïeules décédées ; — et cette voix balbutiait au dedans de lui des reproches mêlés au nom détesté de son frère.

Brian avait l’âme d’un chevalier sous l’étrange enveloppe d’audacieux scepticisme où il se drapait pour le monde. — Il se repentit peut-être. — Du moins son front se courba comme s’il eût eu pudeur à soutenir les regards convergents de toutes ces générations assemblées, lui qui se présentait parmi elles avec des pensées hostiles à leur successeur légitime, à l’héritier du nom commun, à l’homme qui portait le titre transmis de père en fils intact et pur, — au chef de la maison, en un mot, dont un cadre vide attendait le portrait à la suite de tous ces portraits vénérés.

Il se souvint que le feu comte de White-Manor avait uni en mourant sa main à celle de son frère. Il se souvint que la dernière parole de sa mère l’avait exhorté à l’amour et au pardon.

Sa mère, dont les traits bénis, fixés sur la toile par un pinceau habile, semblaient encore lui sourire…

Une porte latérale s’ouvrit. Le lord de White-Manor parut, appuyé sur le bras de son intendant, Gilbert Paterson.

Entre le comte et son cadet il y avait une fort grande différence d’âge. Le vigoureux tempérament de Brian et les excès de White-Manor avaient élargi cette différence au point de la changer en contraste frappant. Brian avait conservé en effet dans l’âge viril quelque chose de cette grâce juvénile, de cette souplesse élastique des membres, de cette soudaineté expressive des mouvements du visage qui reste généralement l’apanage des jeunes hommes. Sa nature physique était, comme sa nature morale, vierge pour ainsi dire et non entamée. Il était jeune d’apparence et de fait, bien plus jeune que ces lords de vingt ans que le trot d’un cheval fait pâlir et qui raniment tant bien que mal à l’aide d’excitants les appétits éteints de Leurs Seigneuries éreintées. Il était beau et fort et ardent ; il y avait en lui, derrière cet aspect flegmatique que nos mœurs infligent à toutes physionomies, trop plein d’audace, trop plein d’amour et de fougue. — White-Manor, au contraire, était vieillard avant d’avoir franchi les limites de l’âge mûr. Son cœur, naturellement égoïste, était devenu de pierre ; son corps, robuste autrefois, fléchissait sous le poids d’une précoce décrépitude. Ce n’était point pourtant un de ces frêles débris dont l’âge ou les excès ont ostensiblement miné le corps, et qui s’en vont courbés, chétifs, tremblotants, débiles, implorant de la foule un passage pour leurs pas chancelants ; lord de White-Manor avait conservé la raideur de sa forte taille ; il se tenait droit encore sur ses jambes alourdies, et son torse appauvri dissimulait ses pertes sous les mensonges habiles d’un costume fashionable. Mais, à chaque pas qu’il faisait, un tressaillement douloureux agitait sa face ; son souffle était court et haletant ; sous les artifices de sa chevelure empruntée on découvrait quelques rares cheveux blancs, courant çà et là sur un crâne nu, ridé, aux reflets ternes et comme plombés ; ses yeux s’éteignaient sous leurs paupières rougies, et il avait cette pâleur effrayante des apoplectiques, qui diapre de plaques livides le brûlant vermillon des joues.

C’était en quelque sorte une ruine d’organisation puissante.

Parfois, lorsque la colère réchauffait tout à coup et fondait le sang épaissi qui obstruait ses veines, il retrouvait pour un instant sa vigueur passée ; il pouvait encore briser quelque chose, un homme ou un meuble, dans la fureur sauvage de ses emportements.

Mais il payait vite et cher ces éclats insensés. La vie revenant soudain avec violence dans ce corps usé, glacé, raidi, le terrassait de son choc formidable. White-Manor tombait alors comme une masse inerte, du bien, si le coup était moindre, son cerveau frappé s’engourdissait en une sorte d’abêtissement qui avait pour moitié les caractères de l’imbécillité, pour moitié les caractères de la folie.

Son avenir était compris, et il le savait, entre les cornes menaçantes de cet implacable dilemme : l’apoplexie ou la démence.

Lorsqu’il regardait en avant de soi, il se voyait paralytique ou fou et ne se voyait point autrement.

À l’approche du comte son frère, qui s’avançait lentement, toujours appuyé sur le bras de Gilbert Paterson, Brian se leva pour s’incliner cérémonieusement. Le comte lui rendit son salut en tâchant au contraire de fixer sur son visage une expression de cordiale bonhomie.

Encore une fois, entre ces deux hommes les rôles étaient renversés. La crainte était pour le puissant, la sécurité pour le faible. L’aîné, — le chef, — possesseur d’une fortune immense, avait peur de son cadet, lequel ne possédait rien au monde.

Et ceci en Angleterre, où la hiérarchie de famille est une vérité, où la richesse est le trône et le sceptre et la couronne.

Les deux frères demeurèrent un instant immobiles et se contemplant en silence.

Le visage de Lancester était toujours froid et hautain ; celui du comte prenait une apparence de plus en plus bienveillante et soumise, — mais on se fût étrangement fourvoyé si l’on eût jugé leurs pensées mutuelles à ces symptômes extérieurs.

Il y avait de la pitié dans le cœur de Lancester, une pitié sincère et croissante. Le comte de White-Manor était plus souffrant encore que d’habitude ; il portait sur sa figure de tristes vestiges de la dernière attaque qui l’avait précipité la nuit de l’avant-veille sur le plancher du lord’s-corner, dans la chambre d’Anna Mac-Farlane. Ses yeux, qui tâchaient de sourire, conservaient un regard fixe et stupéfait. Toute une moitié de son corps, rétive au mouvement des muscles, se traînait presque inerte, comme si elle eût été frappée d’un commencement de paralysie.

Brian ne put constater sans douleur le funeste changement opéré chez son frère depuis la dernière fois qu’il l’avait vu d’aussi près ; — et il y avait long-temps de cela. Les ravages étaient si manifestes, le dépérissement se montrait si patent et si avancé, que Brian ne put retenir un geste de compassion. La voix du sang, qui s’était fait entendre tout à l’heure au dedans de lui, pendant qu’il attendait, seul, la venue du lord, parla de nouveau et plus énergiquement. Un instant il fut sur le point de tendre les bras à son frère.

Mais un éclair de haine qui souleva furtivement le masque de bonhomie que White-Manor avait mis sur son visage, suffit pour arrêter Lancester. Il reprit sa froideur et attendit.

Dans l’âme du comte, on n’eût trouvé qu’aversion profonde, que désir de vengeance, que haine implacable et sans bornes. Lui aussi était péniblement frappé de l’aspect de son frère ; lui aussi éprouvait une amère surprise à contempler ces traits qu’il n’avait, depuis des années, aperçus que de loin, pour les fuir aussitôt comme un menaçant épouvantail. Mais qu’il y avait de distance entre sa surprise et celle de Brian !

Il eût voulu trouver ce dernier vieilli comme lui, glacé comme lui, brisé comme lui, — plus. que lui ! — Et il le revoyait toujours jeune, toujours fort, toujours plein de sève et de vie ! Cette force et cette sève n’insultaient-elles pas à son épuisement ? cette jeunesse ne raillait-elle pas sa décrépitude ? N’était-ce point, de la part de cet homme sain de corps et d’esprit, un suprême outrage que de venir se poser devant un valétudinaire menacé de folie ?

C’était bien là un dernier coup digne de tous les autres ! L’ardent persécuteur était là pour jouir de l’agonie de sa victime ; l’héritier venait supputer les jours, les quelques jours qui restaient entre lui et la possession d’incalculables richesses, des châteaux de White-Manor, des parcs, des étangs, des forêts de White-Manor, du nom, du titre, de la pairie de White-Manor, — de tout !

Et nul moyen de lui ravir cet héritage, nul, si ce n’est de vivre ! Mais la vie s’échappait. Le comte se sentait glisser, quoi qu’il en eût, vers la tombe. Il se voyait dépérir, aujourd’hui surtout qu’il comparait sa faiblesse à la vigueur de son frère.

Brian était devant lui, plus robuste que jamais. Il semblait faire parade de sa santé de fer. Il cambrait sa taille élégante et ferme ; il carrait sa large poitrine ; il semblait dire en un mot :

— Ne vous pressez pas, milord mon frère. Trépassez à l’aise et prenez votre temps pour mourir… Je puis attendre.

Odieuse pensée ! White-Manor ne put l’avoir et garder en même temps ces faux semblants d’hospitalière bienveillance qu’il avait essayé d’abord de mettre en avant. Sa haine prit le dessus et flamboya dans son regard, tandis qu’un sourire amer relevait et faisait trembler les coins de sa lèvre.

Quiconque connaît les plus vulgaires secrets du cœur humain comprendra l’immensité de cette haine. Brian l’avait attaqué, Brian l’avait vaincu — et Brian était son héritier.

Celui-ci avait repris sa froideur. Il suivait avec une sorte de curiosité méprisante les efforts que faisait le comte pour rattacher son masque d’hypocrite bienveillance. Peu à peu il perdait jusqu’au souvenir de sa pitié première et ne retrouvait au dedans de soi que des pensées hostiles.

De sorte que, au bout de quelques secondes passées à s’observer mutuellement et avant qu’aucune parole eût été prononcée, les deux frères en étaient revenus à se mesurer de l’œil comme deux ennemis qui vont se prendre à la gorge.

White-Manor rompit le premier le silence.

— Que voulez-vous de moi, mon frère  ? dit-il d’une voix doucereuse que démentait énergiquement l’expression de son visage ; — êtes-vous venu voir les progrès du lent supplice que vous me faites subir ?… Je suis bien malade, Brian, vous devez être satisfait.

— Milord, répondit Lancester en s’inclinant, j’allais m’informer des nouvelles de la santé de Votre Seigneurie… Je suis peiné de vous trouver malade… Quant à l’accusation que vous portez contre moi d’être cause de votre souffrance, je crois que Votre Seigneurie fait tort à sa joyeuse vie d’autrefois et me prête un pouvoir que je n’ai point…

— La vipère qui tue, monsieur, est obscure et faible. Un enfant peut l’écraser du pied.

Brian ne sourcilla pas, et le comte, regrettant aussitôt cette parole échappée à sa haineuse colère, balbutia d’un ton d’embarras :

— Je voulais dire… mais on ne se croit pas obligé, entre frères, de peser scrupuleusement ses expressions.

— Je suis de votre avis, milord, dit froidement Lancester. Entre frères qui s’aiment on peut tout se dire. Je prie Votre Seigneurie de ne se point gêner.

White-Manor dissimula son trouble sous une grimace de malade, et fit signe à Gilbert de lui avancer un fauteuil.

— Veuillez donc reprendre votre siège, dit-il à Brian. Je vous demanderai, pour moi, la permission de m’asseoir… Maintenant, comme il est trop vrai que nous n’avons point coutume de nous voir fréquemment, je vous prierai encore une fois de me dire le motif de votre visite.

— Je suis venu pour parler sans témoin à Votre Seigneurie, répondit Lancester en s’asseyant, — et j’attends qu’on nous laisse seuls tous deux.

White-Manor hésita visiblement. Son regard sembla de nouveau faire comparaison entre la force de son frère et sa propre faiblesse. Un effroi manifeste se peignit sur ses traits flétris.

— Seuls tous deux ! répéta-t-il. — Gilbert Paterson est un digne serviteur, mon frère ; d’habitude, il ne me quitte jamais.

— Vous n’étiez donc pas loin, milord, cette nuit où Gilbert Paterson, ce digne serviteur, lança vos valets armés de fouets contre le fils de votre père ?

— Ce fut une chose très regrettable, Brian, balbutia le comte ; — Gilbert fut sévèrement puni…

— Mais il ne fut pas chassé, interrompit Brian, dont la voix toujours libre et calme ne laissait rien percer de l’amertume qui soulevait son cœur. — Milord, vous êtes le maître en votre maison, il me siérait mal de trouver mauvaises vos prédilections pour un serviteur…

— Voulez-vous que je le chasse ? dit vivement le lord.

— Pour un serviteur si digne, ajouta Lancester ; — que vous le chassiez ou non, peu m’importe, sur ma parole ! — Mais l’affaire qui m’amène est grave… très grave… pour moi, milord, — et pour vous. La présence de ce valet me gêne.

Le comte réfléchit pendant une minute, puis il se leva sans aide et gagna la porte en disant :

— Suivez-moi, Gilbert… Brian, je suis à vous à l’instant, et nous serons seuls.

Quelques secondes après, en effet, le comte reparut, mais, au lieu de revenir s’asseoir en face de Brian, il prit un siège auprès de la table qui tenait le centre du salon, et, sur le riche tapis qui la recouvrait il déposa ostensiblement une paire de pistolets.

— Ceci vous prouve, Brian, dit-il de ce ton bref et dégagé des gens qui ont pris leur parti, — ceci vous prouve que nous allons causer sérieusement et franchement. Je vous hais, vous le savez bien ; j’ai peur de vous, il est possible que vous ne l’ignoriez pas. Je vous crois capable de tout, et voici deux témoins qui, pour être muets, rempliront néanmoins l’office de Gilbert Paterson… Je vous écoute.

Brian se prit à sourire avec pitié.

— Ah ! milord, dit-il, don Quichotte donnait des coups de lance aux moulins à vent ! C’était moins fou que de vouloir me combattre avec des pistolets, moi !… Ne comprenez-vous donc pas quelle aubaine ce serait pour moi d’être assassiné par Votre Seigneurie ?

— Non, monsieur, je ne comprends pas, répondit le comte d’un air sombre. Les morts ne raillent plus.

— Sur mon honneur, cela vaudrait mieux encore pourtant que de me pendre sous vos fenêtres… Non, non, milord, vos pistolets ne vous sauveront point de mes atteintes, et il vous faudra d’autres armes pour soutenir la lutte, si vous repoussez la paix que je viens vous offrir.

— Quoi ! s’écria le comte dans un premier mouvement d’espoir, vous mettriez fin à votre implacable poursuite, Brian ?

— Je vous ferai grâce, milord mon frère, répondit celui-ci en abaissant sur White-Manor son regard indifférent et hautain ; — supposez que la voix du sang a parlé, que je suis las de frapper ainsi sur un frère, las d’accabler un ennemi qui ne sait point se défendre, las enfin d’appeler les dédains du monde sur l’homme qui porte le nom vénéré de mon père…

— Ah !… fit avec défiance White-Manor, à qui la réflexion ramenait ses doutes ; — vous avez des façons bien rudes de proposer la paix, monsieur.

— C’est que vous me semblez avoir atteint les dernières limites de la misère, milord. C’est que, tout incapable que je suis de revenir vers vous les bras ouverts, comme on revient à un frère, il me prend fantaisie de clémence. Vous êtes tombé si bas ! vous avez tant de honte d’être vous-même ! vous avez tant d’effroi durant le jour d’entendre autour de vous ces perçantes clameurs du monde que ma voix apaise ou soulève, et ces clameurs bourdonnent, si railleuses, si amères, si poignantes, la nuit, parmi vos insomnies !… Je ne suis pas un bourreau, et il me plaît aujourd’hui de mettre un terme à vos tortures.

White-Manor était pourpre. Chacune de ces paroles tombait comme un coup de massue sur son orgueil ; cette pitié dédaigneuse l’écrasait. Un instant la colère monta en flots si abondants vers son cerveau, que sa main s’agita involontairement, tandis que son regard se tournait vers les pistolets avec convoitise.

Brian, lui, pensait sans doute avoir parlé suffisamment, car il avait pris un album dont il feuilletait les pages avec distraction.

En ce moment, il était redevenu l’homme que nous avons jeté brusquement sur la scène au commencement de ce récit, l’homme froid, insoucieux, possédant et poussant à l’excès, extérieurement au moins, le flegme britannique. Aucune pensée d’amour n’était en lui, à cette heure, pour fondre cette glaciale enveloppe. C’était Brian, le terrible persécuteur qui se faisait arme de tout et frappait sans relâche, Brian l’eccentric man, raisonnant la folie, marchant vers un but sérieux par d’extravagantes voies, Brian qui, pauvre et sans privilèges, avait mis sous ses pieds un pair du royaume, protégé contre toutes attaques par un formidable faisceau de lois politiques, et si riche d’ailleurs que son or eût dû le faire invulnérable chez nous, où l’or est un bouclier magique.

La colère de White-Manor vint s’émousser et rebondir en quelque sorte contre ce flegme vainqueur. Il lui sembla impossible d’attaquer cet homme qui ne supposait pas même qu’on pût l’attaquer, et qui, dédaignant de suivre les mouvements d’un ennemi armé, donnait son attention à de frivoles enluminures.

Les pistolets restèrent sur la table et le comte fit effort pour se recueillir.

— De sorte que, reprit-il après un silence, vous m’insultez aujourd’hui par un reste d’habitude et pour la dernière fois.

— Vous vous trompez, milord, répondit Lancester qui éloigna son album pour mieux voir l’effet d’un croquis ; — je n’insulte point Votre Seigneurie. Seulement je mets à nu les tristes extrémités où je la vois réduite.

— Vous faites, en un mot, comme ces marchands qui déprécient une denrée pour l’avoir à plus bas prix.

— Pas tout à fait… Le commerce ne me paraît point offrir d’objet de comparaison convenable… Je déprécie, moi, milord, pour avoir un prix meilleur.

— C’est donc un marché sans vergogne que vous venez me proposer ?

— C’est une capitulation, milord… Vos ancêtres et les miens tiraient rançon de leurs prisonniers de guerre.

— Et m’est-il permis, monsieur, de vous présenter la contre-partie de ce tableau, peint avec de si sombres et habiles couleurs ?

— Assurément, milord, répondit Brian qui ferma son album et voulut bien devenir attentif.

— C’est de votre part beaucoup de condescendance, reprit le comte essayant de railler à son tour. — Monsieur, je suis très malheureux, il est vrai, très malheureux par votre fait ; mais vous qui parlez si haut, pensez-vous donc être dans une position meilleure ? Plus vous me dites misérable et plus vous découvrez la profondeur de vos propres misères, car l’envie est un aveu, — un hommage ! — et vous êtes jaloux de moi. Vous êtes pauvre. Vous dont la prodigalité suffirait à dépenser une fortune royale, vous ne possédez pas un farthing… Moi, je suis pair du royaume, monsieur, et riche à millions… Je vous comprends, et devine, croyez-moi, l’objet de votre visite. — Mais, par le nom de Dieu, mon frère, je vivrai encore assez de jours pour exercer rudement votre patience, et vous agissez en homme sage de venir à moi, pour faire la paix, comme vous dites, et trouver les moyens de rompre avec cette triste existence de famine et de dettes qui est la vôtre depuis si long-temps… Seulement il serait prudent à vous, peut-être, de prier au lieu de menacer.

Brian ne répondit point tout de suite, comme s’il eût voulu donner au comte le temps d’allonger sa harangue.

— Milord, répliqua-t-il enfin, il y a un peu de vrai dans tout ceci et beaucoup d’erreurs. Je suis pauvre et ne songe guère à le nier, mais le temps des dettes est passé pour moi : je n’ai plus de crédit.

— Voudriez-vous me faire croire que vous vivez de vos œuvres ? demanda White-Manor avec sarcasme.

— Non, milord : je ne sais rien faire.

— Et pourtant, vous vivez…

— Au grand déplaisir de Votre Seigneurie, c’est vrai. Mais je n’emprunte pas : on me fait l’aumône.

— Quoi ! s’écria White-Manor, en tressautant sur son fauteuil, — auriez-vous poussé la folie jusque-là ? auriez-vous oublié le nom que vous portez au point de mendier ?…

— Milord, interrompit Brian, je ferai observer à Votre Seigneurie que la mendicité est sévèrement interdite, même aux frères cadets des membres du haut Parlement, en faveur desquels le bon sens et l’humanité commandaient, selon moi, une exception… Je subis l’aumône et ne la provoque point… Mais ne trouvez-vous pas comme moi que c’est assez de paroles et qu’il faut en venir au fait. Pour une raison ou pour une autre, je viens vous offrir la paix ; la voulez-vous ?

— C’est suivant le prix où vous prétendez la mettre.

— Le prix ?… répéta Brian.

Il hésita. Évidemment cette question le trouvait au dépourvu.

— Que vous faut-il, monsieur ? demanda encore le comte.

— Milord, répondit enfin Brian d’une voix lente et grave, je ne sais pas au juste ce qu’il me faut… mais il me faut beaucoup… Il me faut la faculté de puiser à la caisse de Votre Seigneurie, jusqu’à concurrence… de mon bon plaisir, milord !


III


PITIÉ, MON FRÈRE !


À cette demande exorbitante, le comte demeura un instant stupéfait. Il regarda son frère en face, comme pour chercher sur son visage une explication sensée de ces extravagantes paroles. Cet examen ne le dut point satisfaire, car les traits de Brian, calmes et résolus, donnaient une portée toute sérieuse à sa proposition.

— Mais c’est toute ma fortune que vous me demandez, monsieur ! s’écria enfin le comte avec plus d’étonnement que de colère ; — il est impossible que vous espériez m’amener à cela.

— Milord, c’est toute votre fortune en effet, répondit Brian ; — mais il se peut, songez-y, que je me borne au quart… à la moitié… on ne sait pas… Quant à l’espoir que Votre Seigneurie suppose impossible, jamais, sur ma parole, je n’en eus de plus réel et de mieux fondé…

Il s’arrêta et reprit presque aussitôt après d’un ton simple, posé, mais ferme :

— Il ne faut pas croire, milord, que je fais ici avec vous de la diplomatie, que je viens avec une arrière-pensée, que j’ai par devers moi, en un mot, quelque moyen vainqueur, à l’aide duquel je puisse éperonner Votre Seigneurie et la faire sauter le fossé en aveugle… Si j’étais homme à ne point dédaigner ces expédients, peut-être pourrais-je en effet engager la bataille sur ce terrain, — car je connais votre passé, milord mon frère, beaucoup plus que vous ne le pensez…

— Mon passé, monsieur, voulut interrompre le comte, est celui d’un gentilhomme, et c’est en vain que vous essaieriez de m’effrayer par de vagues menaces. Je ne crains point qu’on éclaire ma vie…

— Si fait, milord, dit Brian, vous le craignez, — et vous avez raison de le craindre si vous n’avez point oublié que Votre Seigneurie eut une femme et une fille. — Une femme dont le monde a oublié le honteux martyre, une fille dont, morte ou vivante, l’œil de Dieu tout seul a pu suivre le mystérieux destin.

— Oseriez-vous supposer !.. s’écria le comte.

— À coup sûr, je ne suppose rien de bon, milord mon frère. Mais brisons là. Encore une fois, je n’ai point à vous menacer ainsi par derrière. Mes armes sont autres et moins banales… Pardieu ! milord, ce serait vous faire aussi la partie trop belle que d’entamer la lutte sur ce terrain connu !… Vous êtes riche assez pour faire mentir l’évidence, et les rieurs passeraient peut-être du côté de Votre Seigneurie… Non ! non ! point d’accusations ! C’est triste et c’est commun. Le monde m’applaudit à condition que je mènerai ce duel à son dénouement sans grimacer ni perdre mon sang-froid… Je ne suis pas un avocat, milord comte, je suis un gladiateur.

White-Manor suivait avec tension et fatigue cet étrange discours dont le sens échappait pour une bonne part à son intelligence épaissie. Il attendait une conclusion, une attaque directe, et tâchait de se tenir prêt à la parade. Mais Brian laissait ses idées s’enchaîner suivant la fantasque logique de son esprit. Tandis que le comte faisait effort pour comprendre ses dernières paroles, il changea brusquement de sujet.

— On m’a conté aujourd’hui, reprit-il, une histoire bizarre et touchante. Un instant, figurez-vous, milord, j’ai cru saisir de singuliers rapprochements entre ces aventures d’une pauvre fille abandonnée et certaines notions que je possède sur l’existence privée de Votre Seigneurie… À Dieu ne plaise ! ajouta-t-il, tout à coup avec émotion, qu’il en soit ainsi que je l’ai un moment soupçonné… Avez-vous ici un portrait de madame la comtesse de White-Manor, Godfrey ?

— Pourquoi cette question ? demanda le comte qui se troubla.

— C’est une question de fou, milord, répondit Lancester en souriant ; — depuis huit jours, voyez-vous, je crois que je redeviens enfant. J’ai quinze ans de moins ; mes idées se groupent de façon à produire d’invraisemblables rêves ; il y a un roman dans mon cerveau et mes espérances tiennent de la féerie… Parce que cette jeune fille fut confiée aux mains d’un misérable…

— Quelle jeune fille ? dit involontairement White-Manor.

Brian regarda son frère en face, et fronça le sourcil avec colère.

— Si je croyais !… commença-t-il impétueusement.

Mais il n’acheva pas et reprit d’un ton froid :

— Une jeune fille que je cherche, milord, une jeune fille que j’aime et qu’on m’a enlevée, une jeune fille que Votre Seigneurie va m’aider à retrouver.

— Monsieur, dit le comte avec mauvaise humeur, ne jugerez-vous point à propos de me parler enfin autrement que par paraboles ? Je souffre trop pour me fatiguer long-temps à deviner vos énigmes.

— Je vous prie de vouloir bien m’excuser, milord, répliqua Lancester en saluant. Venons au fait, puisque Votre Seigneurie le désire. Je vous disais, je crois, que je ne me présentais point devant vous, muni des armes ordinaires de la discussion. J’irai plus loin. J’ajouterai que je suis entré chez vous sans savoir au juste ce que j’allais vous demander…

— De sorte que, interrompit le comte, votre requête de tout à l’heure est une improvisation. Je vous engage, mon frère, à la mûrir quelque peu, à lui donner une forme, à la borner par exemple, — ceci est un conseil d’ami, — à un ou deux milliers de livres.

— Je vous disais en outre, poursuivit Brian, comme s’il eût dédaigné de tenir compte de cette interruption, — que je suivrais, pour arriver à mon but, ma route habituelle, sans jamais descendre à ces pitoyables moyens qu’emploient entre eux les héros de tragédie. Je méprise presque autant la médisance, milord, que le poignard ou le poison. — En somme, je vous demandais un acte dûment rédigé, qui me permît de tirer à discrétion sur la caisse de Votre Seigneurie.

— Encore, monsieur !…

— Toujours, milord. J’ai absolument besoin de cela.

White-Manor se tenait à quatre pour ne pas rompre violemment cette entrevue ; mais la crainte que lui inspirait Brian contrebalançait sa colère. Il voulut essayer de la discussion, même sur cette inconcevable ouverture.

— Monsieur, dit-il, je devrais hausser les épaules et me taire, car c’est véritablement folie que de donner à vos paroles une sérieuse attention. Mais le fait est piquant, et, je vous prie, que prétendez-vous faire de ma fortune ?

— C’est pour cette jeune fille, milord, répondit Brian le plus simplement du monde.

— Et vous pensez que je me dépouillerai, moi, pour une inconnue ?…

— J’y compte, milord, positivement.

White-Manor s’agita sur son fauteuil, en proie à une colère qui avait bien son côté comique. Pour lui, Brian était invulnérable, même dans cette discussion où il n’y avait point de foule railleuse à l’entour pour applaudir l’un des interlocuteurs et bafouer l’autre impitoyablement. Brian était invulnérable, parce qu’il jetait sur le tapis son extravagante requête, appuyée par sa volonté seule et non point par des arguments qu’on pût à la rigueur discuter ou rétorquer. White-Manor, fermement résolu à ne point accorder le crédit exorbitant qu’on lui demandait, devait demeurer sans réponse, une fois son refus exprimé. La seule voie ouverte pour faire cesser ce conflit ridicule était évidemment de montrer la porte et d’user du droit rigoureux qu’a tout homme de demeurer en repos dans sa maison ; mais White-Manor n’avait garde. Au fond de cette situation bizarre, il y avait un élément réel de terreur, et les moyens bourgeois n’étaient point de mise vis-à-vis d’un importun comme Brian de Lancester. Le comte, après tout, malgré son formel dessein de se raidir, ne savait trop s’il ne devrait point plier en définitive. Il ignorait le fond de la pensée de Brian, et se trouvait dans la position d’un homme qui, les mains liées en face d’un ennemi implacable, le verrait tourner autour de lui et sourire, et danser comme font les sauvages autour du bûcher de leurs captifs, sans pouvoir deviner de quel côté doit partir le trait mortel, sans pouvoir parer, prendre garde ou se défendre.

Brian pouvait pousser l’audace jusqu’à la folie, mais il y avait de la réflexion dans ses témérités, et, si soudains que fussent ses coups de tête, un calcul rapide et profond les devançait toujours. Ceux qui, en toutes choses, n’aperçoivent que les surfaces, les gens à courte vue, cette congrégation de myopes, en un mot, que l’on appelle le monde, n’étaient point éloignés de penser que Brian, aveuglé par sa haineuse fantaisie, frappait en enfant irrité, au hasard. Mais ici, comme souvent, le monde se trompait. Brian, dès le commencement de la guerre, avait une tactique et un but : tactique étrange, mais merveilleusement habile, but lointain, hors de portée peut-être, mais sans cesse convoité.

Son ennemi, ce n’était point alors son frère tout seul ; c’étaient son frère et le droit d’aînesse.

Maintenant, la pensée de Lancester subissait une transformation. L’amour y mêlait le contingent d’égoïsme que ce sentiment apporte partout et toujours après soi. Brian, à l’heure dont nous parlons, n’était plus le pur champion d’une idée. Il lui fallait, au bout de la lutte, les dépouilles opimes, et le triomphe seul n’enflammait plus ses désirs.

Bien plus, il en était venu à mettre à rançon son adversaire.

Mais ce changement ne portait que sur le but. Ses moyens restaient les mêmes ; sa force n’avait point décru.

— Milord, reprit-il avec ce sans-façon sentimental des gens habitués à déverser le ridicule et à ne le point subir, — je vous demande pardon pour ma faiblesse : je suis amoureux… Vous ne souriez pas ?… Tant mieux ! je m’attendais à vous voir sourire… Je suis amoureux comme on ne l’est qu’une fois en sa vie, amoureux au point de sacrifier tout à mon amour, — tout, milord, jusques au but de ma vie entière !

White-Manor ne répondit point, mais son visage prit une apparence plus calme. Un espoir lui vint. La cuirasse d’un cœur qui aime a de nombreux défauts. White-Manor devint plus attentif et son œil éteint eut comme un éclair de pénétration hostile et cauteleuse.

Lancester ne songeait guère à le surveiller. — Le souvenir évoqué de son amour tout neuf et auquel son cœur ne s’habituait point encore, mettait de la joie et de la rêverie sur ses traits énergiques. Les obstacles et le péril disparaissaient pour lui en ce moment, tant il avait la ferme espérance de briser les uns et de conjurer l’autre. Il souriait doucement à l’image absente de Susannah, et ne tenait compte aucun de la présence de son frère.

— Oh ! oui, je l’aime ! murmura-t-il avec un tel élan de passion que White-Manor éleva son lorgnon pour le considérer mieux. — Je me suis senti vivre pour la première fois en savourant son premier sourire ; le son de sa voix a fait vibrer une corde muette en un coin ignoré de mon cœur. Elle m’a révélé toutes les joies que l’homme peut espérer ici bas et que je dédaignais naguère, aveugle et misérable que j’étais ! — C’est bien vrai, cela, milord. Mon avenir luit maintenant par delà quelques jours d’épreuves. J’espère, oh ! j’espère ardemment ! J’ai foi en Dieu ; mon âme rajeunit et s’épure… Savez-vous, milord ! je suis capable de ne plus vous haïr !

— Il faut en effet que vous aimiez beaucoup, dit froidement White-Manor.

— Beaucoup ! répéta Lancester, comme s’il eût trouvé le mot insuffisant et faible ; davantage encore, Godfrey ! — savais-je hier qu’on pût aimer le quart de mon amour ?… J’aime avec réflexion, avec volonté et j’aimerais malgré moi, si ma volonté se montrait rebelle. J’aime… Mais me comprenez-vous ?

À cette brusque question, les traits du comte s’épanouirent en une gaîté railleuse et grossière.

— Oui, monsieur, oui, monsieur ! répondit-il, et jamais, sur mon salut, confidence amoureuse ne m’a rendu plus aise… Ah ! vous aimez tant que cela, monsieur !

Le ton de White-Manor, hypocritement contenu, changea tout à coup avant que Brian pût répondre. Il poursuivit avec éclat :

— Et vous venez m’imposer d’insolentes conditions, me demander ma fortune, que sais-je, moi ! vous venez, la menace à la bouche, comme un bandit de grande route, me dire : Donne ou je frappe… Et vous aimez tant que cela !

Brian s’était tourné vers le lord, et le regardait, tranquille toujours, bien qu’il pressentît une violente attaque.

— Mais, monsieur, mais, monsieur ! reprit le comte qui bégayait de colère et de joie, — ne voyez-vous donc pas que mon esclavage cesse ?… Ne voyez-vous pas que nos rôles changent, que je suis fort, que vous êtes faible ?… Ah ! vous aimez… ah ! vous aimez !… Le sang montait abondamment vers le cerveau du comte et mettait des marbrures noirâtres sur l’émail trouble de son œil. Sa voix s’embarrassait, ses lèvres épaissies avaient de convulsifs tressaillements. Brian l’examinait en silence.

— Vous venez me dire cela, imprudent que vous êtes ! poursuivit White-Manor en prenant sur la table ses pistolets qu’il arma bruyamment. — Savez-vous que j’aurais donné mille guinées à quiconque m’en eût apporté la nouvelle !… Quand on aime tant, monsieur, on a peur de mourir, — et, par le nom de Dieu, les pistolets deviennent une arme dont on peut se servir maintenant contre vous !

Brian fit un geste de mépris et se dressa de toute sa hauteur, comme pour offrir un but plus large et plus sûr aux coups de son frère.

— Milord, dit-il, discuter sur ce ton ne convient point entre gentlemen, et vos façons me décident à brusquer le dénouement de cette entrevue… Voulez-vous, oui ou non, signer l’obligation que je demande à Votre Seigneurie ?

— Non, mille fois non ! s’écria le comte. Je veux que vous sortiez de chez moi, reconduit par mes valets ; je veux que vous passiez sur-le-champ cette porte que je vous défends de franchir jamais… Je vous chasse, monsieur… Et, usant du droit de tout Anglais dont le domicile est violé par un espion ou par un voleur, je vous menace, si vous ne sortez pas à l’instant même, de vous jeter mort sur le carreau.

— Et moi, je vous mets au défi d’exécuter votre menace, dit Lancester qui croisa ses bras sur sa poitrine et s’avança lentement vers son frère en le couvrant d’un regard fixe et froid.

Le comte leva ses deux pistolets à la fois. Brian n’était plus qu’à trois pas de lui. Les traits apoplectiques de White-Manor exprimaient un farouche désir de tuer, combattu par la peur.

— N’avancez pas ! n’avancez pas ! dit-il d’une voix suffoquée.

Brian fit les trois pas, nonobstant cet ordre menaçant, et sa main s’appuya, pesante, sur l’épaule de son frère, qui retomba, dompté, dans son fauteuil.

— Vous allez voir tout à l’heure, milord, dit Lancester d’un ton simple et imprégné d’une nuance de tristesse ; — vous allez voir si j’ai peur de mourir. Ce que je viens de faire ne peut servir de preuve. Je savais que vous n’oseriez pas !…

Il prit, l’un après l’autre dans les mains de son frère, qui n’opposa aucune résistance, les deux pistolets, et les jeta au loin sur le tapis, après avoir remis les batteries au repos. White-Manor était pâle et tremblait. Ses yeux, dégagés par un reflux soudain du sang qui les remplissait, avaient perdu leurs reflets rougeâtres et ne gardaient que leur effrayante fixité.

— Milord, reprit Lancester, vous vous êtes étrangement trompé. Cet amour dont vous avez accueilli si joyeusement la nouvelle était le plus grand malheur que vous pussiez redouter. Seul, j’aurais continué sans doute à combattre en vous le représentant et le bénéficiaire d’un principe odieux, injuste, contre nature ; mais je ne me serais point hâté. Aujourd’hui, je deviens pressant, intraitable… Il ne peut plus y avoir de moi à Votre Seigneurie ni pitié ni trêve. Je veux être riche, riche à millions… Je le veux.

— Vous le voulez !… répéta White-Manor avec une fureur impuissante.

— Je le veux !

Il y eut un instant de silence après ce mot, prononcé par Brian d’un ton si plein d’autorité impérieuse et de péremptoire confiance, que le comte baissa la tête en murmurant d’inintelligibles refus.

— Ne le faut-il pas, milord ? reprit Lancester au bout de quelques secondes ; — comme elle est la meilleure, la plus sainte, la plus belle, ne doit-elle pas être aussi la plus brillante, la plus enviée, la plus heureuse ?… Ah ! ne pensez pas que tout votre or puisse suffire à me rendre digne d’elle !… Si je vous le demande, c’est pour qu’aucune splendeur ne lui manque, c’est pour qu’elle marche l’égale en noblesse et en fortune de toutes ces femmes sur qui Dieu lui donna tant d’infinies supériorités… Milord, nous sommes les fils d’un même père. Vous avez joui un temps sans partage de la fortune commune : à mon tour désormais !

— Les lois sont pour moi, bégaya le comte, pris d’une sérieuse épouvante ; — les lois me protégeront…

— Non, milord ; entre nous deux les lois n’ont rien à faire… Pensez-vous donc que j’aie l’intention d’user de violence envers Votre Seigneurie ?… Fi, Godfrey ! ce serait pitoyable ! les lois alors interviendraient en effet, et vous couvriraient de leur aveugle égide… Ne sont-elles pas faites pour cela ?… Nous sommes deux frères. L’un de nous est usé par le vice ; les excès de tous genres ont paralysé son corps et son esprit ; c’est un être misérable, sans foi, sans cœur, réprouvé par son passé, supportant avec blasphèmes les restes d’une vie à charge aux autres comme à lui-même… celui-là est pair d’Angleterre. — L’autre est jeune, fort, éprouvé, sans reproches, mais il n’y avait place que pour un seul convive au banquet des privilèges politiques. Celui-là n’est rien. De quel droit, n’est-ce pas, prétendrait-il se révolter ou seulement se plaindre ?… Ah ! vous avez, raison : la loi le guette ; la loi le rejettera, brisé, dans son néant, s’il essaie de se relever ; la loi étouffera ses cris s’il ouvre la bouche. La loi est pour vous qui l’avez faite, et la loi est toute-puissante… Mais vous le savez bien, milord, moi je ne me plains pas, moi je n’attaque pas. J’ai mes façons d’agir qui restent toujours dans les limites de la légalité la plus scrupuleuse… Par exemple, Votre Seigneurie sera de mon avis : Je ne connais point de loi qui défende à un Anglais d’ouvrir une fenêtre et de se briser le crâne contre les pavés de la rue.

Le comte regarda son frère d’un air hébété. Celui-ci se dirigea vers la fenêtre.

— Elle mourra si je meurs, poursuit-il lentement et sans plus s’adresser à son frère. J’ai réfléchi. Non ! oh ! non, je ne veux pas l’unir à ma vie d’indigence et d’obscurité… Dussé-je la retrouver par mes propres forces, n’eussé-je point besoin d’or pour l’arracher aux mains de ses ténébreux ravisseurs, il me faudrait encore les millions que cet homme m’a volés pour la parer comme une idole et la montrer au monde si radieuse que le monde ébloui courberait le front et adorerait… Milord, continua-t-il tout haut, derrière cette fenêtre il y a foule… entendez-vous ?

Il se faisait en effet grand bruit dans Portland-Place. Une cohue compacte encombrait les trottoirs, s’entretenant de la grande nouvelle du jour, — de l’assassinat tenté à Kew sur la personne de S. A. R. la princesse Alexandrine-Victoria de Kent.

Lancester mit la main sur le ressort de la croisée.

— C’est une foule avide et curieuse, milord, reprit Lancester. Écoutez comme les voix se mêlent confuses, pressées, loquaces… Nous n’aurions pu choisir un public plus nombreux et plus convenable pour notre dernière comédie.

— Au nom du ciel ! que prétendez-vous faire ? demanda le comte en se levant à demi.

— Restez, milord. — Je vous l’ai dit : il me la faut riche et heureuse… En outre, ce que vous ne savez pas, cette jeune fille aimée jusqu’à l’idolâtrie m’a été enlevée il y a une heure, enlevée par des hommes redoutables et puissants… oui… je dois les croire puissants… Votre or, — mon or, Godfrey, car depuis quinze ans vous avez mangé votre part du patrimoine de Lancester, mon or m’eût servi à la sauver d’abord, puis à lui créer ici bas un paradis… Vous me refusez : je vais la venger.

Brian pesa sur le ressort. Le châssis inférieur de la fenêtre monta en grinçant le long de ses rainures, laissant libre une large ouverture, par où le fracas de la rue s’élança dans le salon de White-Manor.

Le comte se leva, éperdu.

— Prenez garde, monsieur ! s’écria-t-il ; — vous êtes chez moi. Si vous jetez mon nom à cette foule, comme c’est votre dessein, sans doute, parmi des calomnies et des outrages, le châtiment suivra de près l’insulte.

Brian monta sur l’appui de la fenêtre.

— Vous ne me comprenez pas, milord, dit-il avec un calme hautain. Je ne prononcerai qu’un mot ; ce mot ne sera point le nom de Votre Seigneurie… Encore une fois, voulez-vous signer l’obligation que je vous demande ?

— Non, répondit White-Manor.

— Eh bien, Godfrey, adieu ! Je vous jure sur mon salut que vous regretterez plus d’une fois cette parole avant de mourir !

Brian se pencha en équilibre au dessus de la rue.

— Comme cette foule est épaisse ! murmura-t-il. Je voudrais gager qu’il y a là plus de mille hommes réunis. Parmi ces mille hommes, pas un n’ignore le nom du noble maître de cette maison ; pas un n’ignore non plus l’inimitié qui nous sépare… Car j’ai fait ce que j’ai pu pour nous rendre célèbres vous et moi, Godfrey.

— Vous annonciez le dénouement de cette comédie, monsieur ! dit White-Manor d’un ton provoquant et railleur.

Car la menace qui tarde à se réaliser redonne du courage aux cœurs les plus couards.

— Je vous prie de m’excuser, milord, répondit froidement Lancester ; — je cherche ici dessous une petite place pour me briser le crâne et n’en vois point de vide.

Le comte haussa les épaules.

— Prenez votre temps, dit-il en se rasseyant.

— Je vous rends grâces, milord… Comme je le disais à Votre Seigneurie, le fait de me voir tomber mort sur le trottoir de Portland-Place n’étonnera aucun de ces braves gens… ils nous connaissent.

— Qui donc oserait m’accuser d’un meurtre ? prononça dédaigneusement White-Manor.

— Tout le monde, milord… mais je crois que j’aperçois le sol… Tout le monde, disais-je, car le cri de détresse d’un mourant est chose qu’on ne songe point à révoquer en doute…

— Miséricorde ! s’écria le comte qui comprit tout d’un coup et demeura comme frappé de la foudre ; — c’est une infâme perfidie, Brian !

— N’aviez-vous pas tout à l’heure le ferme vouloir de me brûler la cervelle ?… Ce n’est pas même un mensonge… Et puis, au jeu que nous jouons, milord, on n’y regarde pas de si près… Je n’accolerai aucune épithète outrageante au noble nom de Votre Seigneurie ; je… mais la foule ne s’ouvre pas souvent, milord : il faut profiter du moment. Vous entendrez, du reste, comme tout le monde, le mot que je prétends prononcer.

Brian fit un mouvement comme pour s’élancer.

— Arrêtez ! s’écria White-Manor ; — quel mot ?…

— Je crierai : — Pitié mon frère !  !

White-Manor tomba sur ses genoux. De grosses gouttes de sueur roulaient le long de ses tempes.

— Pitié ! prononça-t-il en un râle déchirant ; — c’est moi qui vous demande pitié !


IV


UN REVENANT.


White-Manor était vaincu. Son esprit paresseux avait tardé à comprendre, mais il comprenait à la fin la portée véritablement terrifiante de la menace de Lancester. Jusque alors il n’avait vu dans l’action de son frère qu’un suicide, et en avait éprouvé plus de joie que de douleur. Mais ce suicide allait le tuer lui-même, et le tuer après l’avoir rendu infâme aux yeux du monde.

Nul n’ignorait, en effet, la haine invétérée et profonde que se portaient les deux frères, et Brian, tombant d’une fenêtre de la maison du comte en criant pitié, passerait aux yeux de tous pour la victime d’un odieux assassinat.

White-Manor dut capituler. Il promit de signer tout, fût-ce sa ruine complète, et supplia Brian à mains jointes de ne point attenter à sa vie.

Certes, la situation était extraordinaire, et cette terrible eccentricity, connue du fashion de Londres, eût suffit toute seule à mettre en lumière le premier venu, un squire du sud, un lionceau de Birmingham, fabricant de lancettes ou non, un poète gallois, un M. P.[3] ivrogne et rouge, — n’importe qui, — et à lui donner du jour au lendemain une réputation colossale.

M. le vicomte de Lantures-Luces, biographe juré de tous les élus de la mode, en aurait payé la primeur une guinée pour le moins.

De fait, il n’y avait peut-être pas au monde un autre moyen d’amener le comte de White-Manor à une concession aussi exorbitante. Quant à la moralité de l’acte, nous sommes en Angleterre, où l’opinion de Brian, touchant le droit d’aînesse, commence à recruter de nombreux adhérents. Or, une fois cette opinion admise, son argumentation devient inattaquable. Son frère avait joui quinze ans sans partage ; il n’était plus temps de partager.

Contre la loi du plus fort, d’ailleurs, il est de jurisprudence morale que le plus faible a droit de stratagème.

Et puis Brian aimait…

Il referma la croisée avec autant de calme qu’il en avait mis à l’ouvrir, et tendit la main au comte pour l’aider à se relever. Tous deux s’avancèrent vers la table où White-Manor s’assit et traça convulsivement sa signature au bas d’une feuille de papier blanc.

— Tenez, monsieur, dit-il d’une voix éteinte ; me voici désormais à votre discrétion… cela vous suffit-il ?

— Milord, répondit Brian, je préférerais que votre Seigneurie voulût bien écrire au dessus de son seing une obligation en forme.

White-Manor reprit en frémissant la feuille de papier et se mit à la remplir. Tandis qu’il écrivait rapidement, l’une des portes du salon s’ouvrit sans bruit, et Paterson, foulant le tapis avec tout plein de précautions, traversa la pièce en ayant soin de décrire une large courbe autour du fauteuil de Lancester. Il arriva auprès de son maître avant que celui-ci l’eût aperçu, et déposa sur la table, devant ses yeux, un petit carré de papier sur lequel il y avait un nom écrit au crayon.

Le comte n’eut pas plus tôt déchiffré ce nom, qu’il repoussa violemment son fauteuil eh arrière, et regarda effaré autour de soi.

— Les morts reviennent-ils donc ? murmura-t-il avec une sorte d’horreur ; — ou ma tête se perd-elle ?

— Ce gentleman qui a mis son nom sur le papier désire parler sur-le-champ à Votre Seigneurie, dit Gilbert Paterson.

— Est-il vivant ? balbutia White-Manor, sans se rendre compte de ce qu’il disait.

Paterson crut avoir mal entendu et répéta son message. L’agitation de White-Manor atteignait son comble.

— Il faut que je le voie ! dit-il enfin en se levant ; — il faut que je le voie tout de suite… Oh ! que Dieu ait pitié de moi ! Mes idées se troublent… J’ai vu mourir cet homme… Brian, excusez-moi… Cet acte, tel qu’il est, vous suffirait amplement pour me tenir sous vos pieds comme un esclave… Mais je vais revenir, je vais le compléter, me perdre tout à fait… Attendez-moi… Sur mon âme, moi aussi, je me briserai le crâne, mais ce sera pour tout de bon !

Il se tourna vers Gilbert Paterson, qui l’écoutait avec une curiosité étonnée, et ajouta brusquement :

— Où est cet homme ?

— Dans le parloir, milord, répondit l’intendant.

Le comte se dirigea vers la porte d’un pas pressé, que n’avaient point pris ses jambes depuis bien long-temps.

Brian resta seul.

Il attendit un quart d’heure, puis une demi-heure. Le comte ne revenait point. La patience n’était pas la qualité dominante de Lancester. Pour tuer le temps, il s’approcha de la table afin de lire l’acte commencé. Son regard tomba par aventure sur le carré de papier apporté par Gilbert Paterson, et il lut, écrit au crayon en toutes lettres, le nom d’Ismaïl Spencer.

Sa stupéfaction et son trouble furent presque aussi grands que ceux de son frère. Tous ces vagues soupçons, éveillés en lui par le récit de Susannah, se représentèrent soudain à son esprit. Il vit le comte mêlé au drame ténébreux de Goodman’s-Fields ; il voulut s’élancer pour se mettre en tiers dans l’entrevue qui avait lieu tout près de lui. Mais il était trop tard déjà. Le comte reparut à ce moment, souriant et l’air presque joyeux.

— Pardon de vous avoir fait attendre, mon frère, dit-il. Je suis maintenant tout à vous.

Voici ce qui s’était passé dans le parloir.

Le comte, en quittant le salon où il laissait Brian, avait la tête aux trois quarts perdue. Le sacrifice inouï qu’il était forcé de faire, sa colère, tant de fois excitée durant son entretien avec Lancester, et tant de fois refoulée à grand’peine au dedans de lui-même, l’annonce enfin de cette extraordinaire visite d’un homme qu’il avait vu monter sur l’échafaud, vu de ses yeux, et tendre du poids de son corps inerte la fatale corde des suppliciés, tout cela se mêlait confusément en son intelligence frappée, et le jetait dans un état voisin de l’idiotisme.

Il entra dans le parloir l’œil fixe et morne, la bouche ouverte et n’ayant sur le visage d’autre expression qu’une vague épouvante. Gilbert Paterson entra derrière lui.

Mais l’homme qui attendait dans le parloir n’avait pas plus d’envie sans doute que Brian de jouir de la compagnie de maître Paterson ; car sa première parole fut pour lui ordonner de se retirer.

Gilbert hésita et regarda son maître ; mais son maître n’était guère en état d’exprimer sa volonté. La vue du personnage debout au milieu du parloir semblait l’avoir pétrifié ; il s’était laissé tomber sur un siège et fixait droit devant soi des yeux dépourvus de vie.

Tyrrel l’Aveugle réitéra son ordre en fronçant le sourcil. Gilbert n’osa résister et prit la porte en murmurant.

— Eh bien ! White-Manor, dit l’aveugle, je pense que vous ne vous attendiez guère à me revoir ?

— C’est donc bien vous, Spencer ? murmura machinalement le lord.

— En personne par Moïse et le veau d’or, comte !…

White-Manor le parcourut des pieds à la tête d’un regard inquiet et craintif.

— Oh ! vous pouvez me regarder tant que vous voudrez, milord, reprit Tyrrel en déployant la large surface de sa poitrine ; — c’est bien moi… Ismaïl Spencer, votre serviteur très dévoué, qui, grâces en soient rendues au Dieu de Jacob, jouit d’une santé parfaite et se porte aussi solidement qu’âme qui vive.

— Mais… commença le lord.

— C’est ce que tout le monde me dit ! interrompit Tyrrel en roulant un fauteuil vers le comte ; — mais… mais… mais… Je suis devenu quelque chose comme une bête curieuse depuis que j’ai été pendu… Milord, il n’y a rien d’étonnant dans mon affaire, pourtant. Le docteur Moore vint me voir dans ma prison et me pratiqua au bas de la gorge une petite incision, dont il soutint les parois à l’aide d’un tuyau de plume… On appelle cela d’un nom fort bizarre… la pharyngotomie, je crois… Quand la corde me serra le cou, je respirai par dessous la corde, au moyen de mon incision… Mais ceci n’est rien, milord, et le docteur fit mieux que cela. Je vous le donne pour un homme habile… L’incision ne pouvait point, à la rigueur, empêcher la congestion cérébrale. Moore me dit : — Il faudrait que vous eussiez, au moment critique, au moment même, vous entendez bien, et non pas dix minutes auparavant, une forte jouissance, un énergique mouvement de joie. C’était difficile, White-Manor, n’est-ce pas ? Sur la planche même de l’échafaud, en face du cercueil ouvert qui attend votre cadavre, on ne peut guère…

Tyrrel souriait, mais il était pâle.

— Eh bien ! reprit-il avec cynisme, à force de chercher, nous trouvâmes un moyen, Moore et moi, de narguer la potence et de me rendre heureux, la corde au cou… Il y avait un misérable coquin de par le monde, que j’avais traité long-temps en esclave et qui avait fini par me trahir… Roboam, c’était son nom, milord, se repentait amèrement du mal qu’il m’avait fait. J’étais certain que, sur un geste d’appel, il renverserait tout obstacle pour s’approcher de moi… Le docteur me donna un poignard… Au moment suprême j’appelai Roboam qui s’élança vers moi et je le tuai…

Le comte fit un geste d’horreur.

— Cela établit énergiquement la circulation de mon sang, milord, poursuivit Tyrrel. La trappe bascula ; je fus pendu juste au bon moment… Après tout, ce pauvre diable de Roboam m’a été fort utile, comme vous voyez.

— Et qu’est-elle devenue ? demanda tout bas le comte avec une sorte de timidité.

— Elle ?… Ah ! milord, nous parlerons de cela une autre fois… Diable ! l’histoire serait longue et nous entraînerait fort loin…

— Vit-elle encore ? interrompit le comte.

— Si Votre Seigneurie le permet, je lui dirai tout ce qui la concerne, — elle, — en bloc et en un jour… Elle était d’une fort belle santé, vous savez, mais les jeunes filles souvent se fanent tout à coup comme les fleurs…

— Elle est morte, Ismaïl ?

— Vous êtes curieux, White-Manor, dit Tyrrel avec un singulier accent de raillerie, — comme un bon père qui aurait perdu son enfant… Patience !… Aujourd’hui, s’il vous plaît, nous ne nous occuperons point de ces bagatelles… Je suis venu pour autre chose…

— Mais un mot, un seul mot ! insista le comte.

— Elle est morte… commença Tyrrel.

Le comte poussa un soupir équivoque, qui pouvait être pris très bien pour un soupir de soulagement.

— À moins qu’elle ne vive encore, acheva l’aveugle en riant ; — par le dieu d’Abraham, je veux être rependu si j’en sais quelque chose !… Mais parlons raison… Voilà un an, milord, que je me suis fait homme comme il faut. J’honore le West-End de mes visites très fréquentes, et si vous ne viviez pas en ermite, vous eussiez eu le plaisir de me rencontrer plus d’une fois dans nos nobles salons… On m’y connaît sous le nom de sir Edmund Makensie… Un brave gentleman, milord, jouissant d’une fortune honnête, doux, sociable, inoffensif, et ayant eu le malheur de perdre la vue au Lahore, d’où il arrive en ligne directe… car j’avais oublié de vous dire cela, milord : je suis aveugle.

Les yeux de Tyrrel qui, durant la première partie de cet entretien, avaient paru jouir d’une mobilité très ordinaire, se firent tout d’un coup ternes et morts, et gardèrent cette fixité lourde des yeux frappés de cécité. Le comte y fut pris, malgré l’air goguenard dont Tyrrel avait prononcé ces mots : « Je suis aveugle, » et dit par manière d’acquit :

— Je vous plains, Spencer, je vous plains.

— Sir Edmund, s’il vous plaît, milord, répondit lestement le juif, qui fit rouler ses prunelles avec une surprenante agilité. — Quant à votre commisération, je vous en tiens bon compte, mais je n’en ai que faire… ma cécité ne m’empêche pas de voir le triste changement opéré chez Votre Seigneurie…

— Vous n’êtes donc pas aveugle ?

— Il me fallait un masque, milord. — Et puis je ne sais rien de tel que d’être aveugle pour distinguer les choses qui échappent aux plus clairvoyants… Mais revenons à vous… Vrai, White-Manor, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même.

— Je souffre beaucoup ! dit le comte d’un air sombre.

— Cela se voit, milord… et je voudrais parier que ce diable de Brian…

— Brian ! répéta le comte dont les traits se contractèrent ; — il est là… il m’attend !… Ah ! Ismaïl ! Ismaïl ! tu viens de prononcer le nom de mon bourreau.

Tyrrel se frotta les mains.

— Ah ! il est là !… murmura-t-il.

— Tu es déjà bien avant dans les tristes secrets de ma vie, Ismaïl, reprit le lord, dont la tête se penchait sur sa poitrine avec découragement ; — et d’ailleurs, que m’importe de parler ?… cet homme m’a vaincu, m’a ruiné…

— Ruiné ? dit Tyrrel en dressant l’oreille.

— Il vient de me faire signer un acte infâme ! s’écria White-Manor d’un ton plaintif et presque larmoyant, — un acte qui me dépouille et le fait mon héritier de mon vivant.

Tyrrel respira.

— Bah ! fit-il d’un air dégagé. — Après ?

— Que voulez-vous de plus, Spencer ?… Il ne manque à cet acte que quelques lignes. Je suis ruiné.

— Tudieu ! milord, murmura Tyrrel d’une voix basse, mais vibrante, — que vous béniriez Dieu, n’est-ce pas, si votre frère mourait ce soir de mort subite ?

White-Manor cacha sa tête entre ses mains.

— Non !… non !… non !… dit-il par trois fois, les dents serrées par sa rage qui voulait faire explosion ; — c’est un démon d’astuce, Ismaïl… Mes mains sont liées… J’ai peur de sa mort qui jetterait sur ma tête une accusation d’assassinat !…

— Bah ! fit encore Tyrrel ; — à Londres, les morts s’oublient vite… Mais vous aimeriez mieux, peut-être, que Dieu laissât vivre son corps et frappât son esprit de folie !

— Fou ! Brian, fou ! s’écria le comte en élevant les mains avec ardeur ; — oh ! je donnerais la moitié des jours qui me restent !…

— Lieux communs, White-Manor ! interrompit le juif ; — il faut parler mieux et dire en bon anglais : — Je donnerais tant de livres sterling.

— La moitié de ma fortune. Spencer !

— Banalités, milord !… On vous demande un chiffre.

— Je donnerais… Mais c’est moi qui suis fou de vous écouter, Ismaïl !… fou de croire qu’un homme ait le pouvoir de dispenser la démence !… Il faut que je retourne vers Brian, qui s’impatiente peut-être et que j’ai tant sujet de ménager… Si vous ayez quelque chose à me dire, hâtez-vous.

— J’ai à vous dire, milord, que c’est justement pour entretenir Votre Seigneurie de l’Honorable Brian de Lançester que je suis venu ce soir dans Portland-Place. J’avais réellement une affaire à vous proposer… Quant à ma question de tout à l’heure, je n’insiste pas, parce qu’une trop forte somme nécessiterait un contrat, et que vous pourriez vous mettre trop facilement à l’abri derrière Votre inviolabilité de pair, lors même que ma qualité de pendu ne me tiendrait pas les mains liées… Donc, je vous demande purement et simplement quatre mille livres en bank-notes, comptant.

— Pour quoi faire ?

— Pour payer la folie de l’Honorable Brian de Lancester.

Le comte haussa les épaules avec impatience.

— Milord, dit le juif, ce n’est pas un jeu d’enfants. Faites apporter les bank-notes et je m’expliquerai… Je vous parle très sérieusement…

La gravité de Tyrrel fit une certaine impression sur le lord. — L’homme qui se noie, d’ailleurs, n’essaie-t-il pas souvent de s’accrocher au brin d’herbe de la rive, capable à peine de supporter la centième partie du poids de son corps ! — White-Manor, loin d’en appeler à sa raison, tâcha de s’étourdir sur la bizarrerie des ouvertures du juif. Il repoussa la réflexion, et, content de jouer cette chance suprême, si faible qu’elle pût être, il agita une sonnette.

Paterson parut et reçut ordre d’apporter le portefeuille de son maître.

— Milord, reprit le juif lorsqu’il fut de nouveau seul avec le comte et en mettant la main sur les bank-notes étalées devant lui, — un homme jouissant de la plénitude de son bon sens peut être enfermé comme fou… Ce point de départ est fécond et vaut, lui seul, les quatre mille livres.

Le front de White-Manor s’était éclairé.

— C’est vrai, dit-il, mais il faudra du temps.

— Il faut du temps pour tout, milord, — plus ou moins, — ici, nous avons besoin d’une heure.

— Y pensez-vous ?

— J’y pense depuis le coucher du soleil, milord, et je fais mieux que d’y penser, j’agis… À l’heure où je vous parle, l’Honorable Brian de Lancester est déjà sur la route de Bedlam…

— Il est dans mon salon ! interrompit White-Manor qui prit la métaphore au pied de la lettre.

— C’est peut-être que le salon de Votre Seigneurie, murmura-t-il, est une étape sur le chemin de Bedlam… Toujours est-il que je maintiens mon dire. Milord, veuillez m’écouter : ce matin, un maniaque s’est introduit au château royal de Kew et a tiré, dit-on un coup de pistolet à la jeune princesse Victoria.

Le comte se souvint des voix qui s’étaient élancées en bruyant concert dans son salon, au moment où Lancester avait ouvert la fenêtre, et qui, toutes, dissertaient sur ce fait étrange.

— J’ai entendu parler de cela ; répondit-il, et je crois deviner où vous en voulez venir. Mais comment établir que Brian ?…

— L’Honorable Brian s’est chargé de cela tout seul, milord, interrompit Tyrrel, car c’est lui qui s’est introduit ce matin au château de Kew.

— Et qui a tiré sur la princesse ?…

— On n’a pas tiré sur la princesse… mais on a maltraité des gardes, escaladé les murs de la terrasse, — tout cela pour prendre d’assaut la serre japonaise et y cueillir un camélia blanc veiné d’azur…

— Et vous êtes certain que c’était lui ? dit le comte, dont un fougueux espoir venait galvaniser l’inertie.

— Parfaitement certain, milord.

White-Manor se leva vivement.

— Il faut agir ! s’écria-t-il ; — le dénoncer, requérir son arrestation !

— Asseyez-vous, milord, dit Tyrrel. Votre Seigneurie a fait déjà tout ce qu’il fallait faire, et, sur sa requête, douze hommes de police attendent à la porte de cet hôtel.

— Sur ma requête ! balbutia le comte étonné.

— Ceci est un détail, milord, poursuivit le juif ; — le temps pressait, et j’ignorais que Votre Seigneurie fût aussi merveilleusement disposée. Dans le doute, j’ai pris des mesures… Vous savez, White-Manor, que j’imite avec une certaine précision toutes sortes d’écritures… J’ai écrit en votre nom au commissaire de la police métropolitaine ; je lui ai annoncé, avec toute la douleur convenable, que mon bien-aimé frère, l’Honorable Brian de Lancester était fou et que sa folie venait de mettre en danger une personne royale. En conséquence, et pour éviter d’incalculables malheurs, j’ai demandé main-forte.

— Admirable ! s’écria le comte en se précipitant sur la main de Tyrrel qu’il serra entre les siennes avec un véritable transport. — Oh ! je le tiens, cette fois, et, comme lui, je serai sans pitié !… Spencer, mon ami, mon sauveur ! je doublerai la somme, je la triplerai !…

— Je rends grâces à Votre Seigneurie et commence par mettre en poche l’unité, en attendant le double et le triple, dit Tyrrel. Maintenant, allez achever l’acte dont vous parliez tout à l’heure… Dépouillez-vous sans crainte, milord, vous aurez beau jeu contre un pensionnaire de Bedlam… et un pensionnaire au secret ; car je me suis arrangé de façon à ce qu’il soit traité en fou d’importance.


V


À BEDLAM.


Tyrrel prit congé du comte après ces dernières paroles et descendit dans la rue où les policemen s’étaient mêlés à la foule. Auprès du trottoir et devant le perron, un intendant à de police et un physician attendaient dans une voiture fermée, derrière laquelle deux constables faisaient faction.

Tyrrel jeta un coup-d’œil satisfait sur ces imposants préparatifs. Brian ne pouvait point lui échapper, et le comte, prévenu désormais, n’aurait garde de nier sa signature. Quant aux quatre mille livres, Tyrrel les regardait seulement comme un à-compte sur les libéralités futures de Sa Seigneurie, car White-Manor, en se débarrassant de Brian, n’éloignait pas le plus dangereux ennemi de son coffre-fort. — Tyrrel avait sur le comte une lettre de change, dont il prétendait faire usage tôt ou tard.

Mais une chose l’embarrassait, c’était la foule répandue à profusion dans toute la longueur de Portland-Place. Il importait à son plan que Bedlam fût pour Brian de Lancester un véritable tombeau ; or, il fallait pour cela que son arrestation se fît à petit bruit et comme à la dérobée. Ordonner aux policemen de faire évacuer la rue eût été une mesure dérisoire. Le droit et le prétexte manquaient à la fois.

Tyrrel fit quelques pas sur le trottoir, et son regard attentif parcourut en tous sens la cohue bavarde et turbulente. Il avisa bientôt, au bout d’un col de crin lissé, l’honnête visage du bon capitaine O’Chrane, lequel, malgré le peu de hauteur de son chapeau, dépassait les crânes vulgaires d’un bon demi-pied.

Tyrrel alla droit à lui et glissa quelques mots à son oreille.

— Tonnerre du ciel ! grommela Paddy avec une mauvaise humeur évidente ; — je veux servir de rôt à Beelzebut, — misères ! — s’il est possible d’avoir un instant de repos !

Tyrrel s’était éloigné sans attendre la réponse. Suivant sa coutume, le capitaine n’avait pas même eu la satisfaction de voir l’homme qui lui jetait en passant un commandement mystérieux, appuyé du fameux mot d’ordre : — Gentleman of the Night !

— Que vous a dit cet homme, monsieur O’Chrane ? demanda mistress Burnett, qui se dressa sur ses pointes pour mettre sa tête à la hauteur des breloques du capitaine.

— Il m’a dit : Satan et ses cornes ! répliqua Paddy ; — de par le ciel ! madame… J’aurais honte d’être curieuse à ce point, Dorothy, mon cœur, à votre place, misères !… Il m’a dit, tonnerre du ciel ! le temps est froid, M. O’Chrane, — du diable ! — que Dieu vous bénisse !

Après cette réponse diplomatique, le capitaine, profitant de sa haute taille comme d’un observatoire naturel, promena majestueusement son regard tout autour de lui.

— Damnation ! grommela-t-il ; — je vais être obligé de jouer moi-même le rôle de commère, car je n’aperçois aucun de nos gens…

— Tonnerre du ciel ! — misères ! — que Dieu nous damne sans pitié ! dit au dessous de lui une voix aigre et enfantine, — bonjour, capitaine O’Chrane, ou que le diable m’emporte !

La main de Paddy s’abaissa et saisit une frêle épaule qui appartenait au gentleman Snail, lequel promenait dans Portland-Place sa femme, la jolie Madge, ornée de ses bottes, de ses jupons éclatants, surmontés d’une veste masculine et d’un chapeau de cuir posé sur un bonnet de grosse mousseline. Madge, toujours silencieuse et digne, tenait sa pipe éteinte entre ses dents, et ne prenait nulle part à l’agitation du public.

— Eh bien ! eh bien ! capitaine ! s’écria Snail ; — est-ce ainsi qu’on aborde un homme comme il faut, que la foudre m’écrase !

— La foudre passerait près de toi sans te voir, Snail, pitoyable scamp, mon petit ami, répliqua le capitaine ; — mais je suis charmé de te trouver là tout justement sous ma main, tempêtes !… Car tu es, misérable enfant, fort avisé pour ton âge, et j’avais besoin… Écoute ici.

Snail se haussa ; Paddy se baissa. Ce double mouvement les mit à peu près de niveau.

— C’est une nouvelle preuve de confiance que nous allons te donner, jeune immondice, mon fils, reprit le capitaine avec importance.

— Il paraît que milords ont besoin de faire évacuer la rue…

— Pourquoi ? demanda Snail.

— Cinq cents blasphèmes ! limaçon maudit, mon enfant bien-aimé, ignoble petit drôle, je veux que le choléra me purge si je n’ai pas envie de te tirer les oreilles jusqu’au sang… Bonjour, Madge, triste virago, ma fille… Quant à toi, Snail, tas de boue gros comme le poing, je ferai quelque jour ta fortune, parce que tu vaux ton pesant d’or, extrait de bandit…

— Ma jolie Madge, interrompit Snail, écoutez le capitaine dire du bien de votre homme, — Satan et ses cornes !

— Bouchez plutôt vos oreilles, Madge, que vous soyez jolie, comme le dit cet escargot babillard, tempêtes ! ou laide, comme cela saute aux yeux, Dieu peut me damner !… Il le peut s’il le veut, de par tous les diables !… Donc, Snail, il s’agit d’éloigner d’ici tous ces stupides badauds avec leurs commères, et, pour cela, je ne vois rien de mieux que de répandre le bruit de l’arrestation de ce vil coquin dont parlent les journaux du soir…

— L’assassin de la princesse ?…

— Précisément, diminutif de scélérat… Il doit y avoir çà et là dans la foule des gens de la Famille… Appelle-les, matou du diable, et dis-leur…

— C’est bon, capitaine, c’est bon, Dieu peut me damner ! interrompit Snail avec suffisance ; — je vous comprends. C’est facile… Mais, pour ma peine, tempêtes ! Vous me direz où se fait le trou de l’éléphant Saunder du cirque d’Astley…

La main du capitaine se ferma sur l’épaule de Snail qui poussa un cri de douleur et se perdit aussitôt dans la foule. L’instant d’après, on entendit plusieurs miaulements retentissants. Un mouvement se fit dans la cohue. On vit quelques hommes la parcourir en divers sens, puis ce cri partit de vingt endroits à la fois.

— Dans Hay-Market !… On cerne la maison de l’assassin dans Hay-Market !

Il sembla, trois minutes après, qu’un vent d’orage eût passé sur Portland-Place, balayant devant lui cokneys obèses et maigres commères du même coup. Tout le monde descendit en courant, en se poussant, en criant vers Regent-Street, et il ne resta plus dans la rue que les policemen étonnés.

On apercevait encore dans le lointain la longue et raide taille du capitaine, chaque fois qu’il passait sous un bec de gaz. Il fermait la retraite, ne pouvant se résoudre à presser jusqu’à la course la gravité posée de son pas ordinaire.

— Allons donc, monsieur O’Chrane ! allons donc, au nom de Dieu ! lui disait en vain mistress Burnett qui cherchait à l’entraîner ; — nous arriverons trop tard, bien sûr, pour voir arrêter le scélérat.

— Mon cœur, répondait tranquillement Paddy, — ne me tirez pas ainsi le bras, je vous prie ; vous déchirerez mon habit bleu, par le trou de l’enfer !… Voyez-vous, ma chère dame, mille misères ! Dorothy, mon amour, nous arriverons quand nous pourrons, ou Jédédiah Smith n’est pas le plus hypocrite coquin que je connaisse !… Quant à Snail, l’immonde reptile, je voudrais avoir un fils pareil, — Satan et sa queue, madame !

Pendant ce temps, le comte de White-Manor avait regagné le salon où l’attendait Brian de Lancester. Comme nous l’avons dit, au moment où le lord franchissait le seuil, Brian venait de lire le nom inscrit sur le carré de papier apporté par l’intendant Paterson et en restait encore tout ému.

Aux premières paroles de son frère, il répondit brusquement :

— Vous venez de voir Ismaïl Spencer, milord.

Le comte fut pris hors de garde.

— Moi ! balbutia-t-il ; — je… mais l’homme dont vous prononcez le nom est mort depuis un an…

Lancester prit le papier sur la table et le tendit à White-Manor.

— C’est vrai, murmura ce dernier après un silence et avec embarras ; — je viens de voir le juif Ismaïl Spencer.

— Me sera-t-il permis de demander à Votre Seigneurie, Reprit Brian, — de quel genre sont ses rapports avec cet homme ?

— Cela n’est permis à personne, monsieur ! répliqua le comte en tâchant de voiler son trouble sous une apparente dignité blessée.

— Milord, dit Brian d’un ton de grave tristesse, je me vois forcé d’insister sur ce point… Ce n’est pas, croyez-moi, pour blesser Votre Seigneurie ou la provoquer mal à propos que je répète ma question…

— Je n’y répondrai pas, monsieur, répondit précipitamment le comte, — ou plutôt… Eh bien ! oui… je consens à vous dire, — puisque c’est votre plaisir de me courber ce soir à tous vos fantasques caprices, — je consens à vous dire que je me suis intéressé à la position bizarre et désespérée d’un malheureux que le hasard a soustrait aux suites ordinaires du châtiment suprême. Je…

— Ne m’en dites pas davantage, milord ! interrompit Brian avec une froideur, sévère ; — pour ajouter foi aux paroles de Votre Seigneurie, il me faudrait oublier son mouvement de surprise à la vue du nom inscrit sur ce papier.

Le comte se mordit la lèvre.

— Eh ! monsieur ! s’écria-t-il, emporté par un irrésistible élan de colère, — vous pourrez adresser vos questions à Ismaïl Spencer lui-même, car vous ne serez pas long-temps sans le voir.

— Ces mots de Votre Seigneurie ressemblent à une menace, dit Brian, qui fixa sur le lord son regard perçant et investigateur.

— Une menace, monsieur ?… se récria White-Manor en quittant tout à coup son air irrité pour reprendre un masque de bonhomie soumise ; — vous savez bien qu’il y aurait, hélas ! folie de ma part à vous menacer… J’ai voulu dire purement et simplement ce que j’ai dit, savoir : que vous ne tarderez pas à rencontrer Ismaïl Spencer… et cela est bien simple, Brian, car il attend dans la rue…

— Qu’attend-il, milord ? dit Lancester, voyant que le comte hésitait.

— Il attend… mon Dieu, je n’ai nulle raison pour vous le cacher, Brian ; il attend que notre entrevue soit définitivement terminée pour revenir vers moi… car j’ai pensé tout à l’heure que vous vous impatientiez sans doute, et je l’ai remis après votre départ.

Brian se leva vivement.

— C’est une attention dont je dois vous remercier, milord, dit-il ; mais, je vous en prie, veuillez mettre le comble à vos bontés en achevant cet acte sur-le-champ… vous ne sauriez croire combien je suis pressé de me trouver face à face avec cet Ismaïl Spencer.

Le comte n’eut garde de se faire prier. Il s’assit tout de suite à son bureau, s’efforçant à grand’peine de cacher son sourire joyeux sous la mauvaise humeur qui était pour lui de circonstance au moment de signer un acte équivalant à l’abandon de tous ses biens non substitués. En deux traits de plume il eut parfait le contrat.

— Mon frère, dit-il avec une résignation assez bien jouée ; — vous avez peut-être abusé de vos avantages, mais entre nous Dieu jugera.

— Ainsi soit-il, milord, répondit Lancester.

— J’espère, reprit le comte, que vous serez clément envers moi désormais, et que les nobles dames du West-End tariront un peu sur les récits de vos triomphantes eccentricities. Celle-ci achève la bataille et doit être la dernière.

— Cela dépend de vous, milord.

— Jusqu’au revoir, mon frère !

Brian salua et sortit.

Le comte respira longuement et fit jouer le châssis de cette même fenêtre par où Brian avait voulu s’élancer, tête première, sur les dalles de Portland-Place. Il se pencha vivement et regarda au dessous de lui.

À ce moment même la porte extérieure s’ouvrait, et Brian descendait les marches du perron.

Au bas du perron se tenait Tyrrel l’Aveugle.

Brian le reconnut tout de suite. — Il reconnut aussi pour des policemen les hommes qui entouraient la maison de son frère.

— Voilà qui se trouve à merveille ! dit-il à haute voix. Messieurs, je vous requiers de mettre la main sur cet homme.

En même temps il saisit Tyrrel au collet.

L’intendant de police et le médecin mirent la tête à la portière de la voiture.

— Vous le voyez, dit Tyrrel ; — il n’y a pas à s’y tromper… Faites votre devoir.

— Un moment ! répliqua l’intendant de police ; — monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Brian, pour quelle raison requérez-vous l’arrestation de sir Edmund Makensie ?

— Voyons ce qu’il va répondre ! murmura le physician-expert.

— Je suppose, monsieur, dit Brian, que vous avez le droit de m’adresser cette question ?

— Diable ! grommela le médecin, il n’a pas l’air trop fou !

— Je suis magistrat, monsieur, répartit l’intendant de police.

— En ce cas, reprit Lancester, je vous apprendrai, monsieur, que cet homme à qui vous donnez le nom de sir Edmund Makensie n’est autre chose qu’un scélérat du plus bas étage, faisant partie d’une bande de voleurs.

— Vous voyez ! interrompit Tyrrel.

— Il est fou ! dit le médecin.

Les policemen se rapprochèrent et serrèrent le cercle autour de Brian.

— Auriez-vous donc des preuves de ce que vous avancez, monsieur ? demanda le magistrat.

— Votre devoir, monsieur, est d’arrêter cet homme, répondit Lancester avec calme. Les preuves regardent la justice du royaume et non point les employés de la police.

— Diable ! diable ! grommela encore le médecin ; — après tout, il se peut qu’il ne soit point fou.

— Et d’ailleurs, reprit Brian, cet homme se trouve naturellement sous le coup de la loi, car il a échappé par ruse ou par hasard à la sanction de la justice humaine. Cet homme a été pendu…

Un éclat de rire de Tyrrel, auquel se joignit bientôt la bruyante hilarité des hommes de police, interrompit brusquement Lancester.

— Décidément, il est fou ! prononça péremptoirement le médecin.

— Fou à lier, pour le malheur de notre maison ! cria de sa fenêtre le comte de White-Manor.

— Faites votre devoir ! dit le magistrat, en se rejetant au fond de sa voiture.

Les policemen s’élancèrent tous à la fois ; mais la voix de White-Manor avait révélé le piège à Brian qui, lâchant le collet de Tyrrel, remonta d’un bond les marches du perron.

C’était un terrible champion que Brian de Lancester. Les premiers policemen qui se présentèrent pour l’attaquer furent lancés jusqu’au bas des marches par le robuste poing de l’excentrique, qui martela leur poitrine comme un fléau de plomb. D’autres montèrent à l’assaut et tombèrent à leur tour, le visage sanglant, l’estomac fêlé. Chaque fois que le poing de Brian quittait la parade, chaque fois que son bras musculeux se tendait avec l’élasticité soudaine d’un ressort de métal, un homme était violemment précipité sur le trottoir et ne se relevait point. Les rangs des assaillants s’éclaircissaient, leur ardeur diminuait. Tyrrel était obligé de les pousser de force, et le médecin répétait en suivant la lutte avec beaucoup d’intérêt :

— Diable ! diable ! voyez comme il ménage ses coups, le gaillard ! En définitive, je ne serais pas étonné qu’il ne fût pas fou.

Il n’y avait plus que cinq policemen debout au bas des marches, et aucun d’eux n’osait plus se hasarder à attaquer Brian. Tyrrel écumait de rage. White-Manor tremblait à sa fenêtre.

Brian boutonna son frac. Il fut évident pour tous qu’il allait s’élancer en avant et faire une trouée. Ce qui restait de policemen valides s’écarta des deux côtés du perron, ne se souciant guère d’affronter le choc.

Tyrrel se mit résolument à leur place.

— Milord mon frère, s’écria en ce moment Lancester qui se tourna vers la fenêtre, — le piège était habilement tendu. Vous n’avez pas réussi, mais il n’y a point de votre faute, et je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez pas à m’accuser d’ingratitude !

On entendit d’en bas claquer les dents du comte.

— Place ! continua Lancester qui se prit à descendre lentement les marches du perron, toujours en garde, et contenant du regard les policemen terrifiés. Place, Ismaïl Spencer, ou je vous tue !

Tyrrel ne bougea pas ; — seulement, sa main droite s’introduisit entre son gilet et sa chemise.

En ce moment on vit s’ouvrir doucement la porte de la maison de White-Manor. Un homme se coula en rampant le long des degrés du perron. À l’instant où Lancester arrivait en face de Tyrrel et se renversait en arrière pour frapper, cet homme le saisit par les jarrets et le fit trébucher.

Les policemen se jetèrent aussitôt sur Brian qui fut garrotté en un clin d’œil.

L’homme qui avait rampé le long des marches se remit alors sur ses jambes et montra, à la lueur des réverbères, la face insolente et basse à la fois de l’intendant Gilbert Paterson.

Tyrrel ôta sa main de son sein. Il ne l’eût point retirée sans cet incident inattendu, et Brian aurait fait connaissance avec la courte lame du poignard que le juif portait constamment sur soi.

Le captif, solidement lié, fut hissé dans la voiture, entre le magistrat et le médecin, qui, réflexions faites et en dernière analyse, le déclara bien et dûment atteint de folie.

— À Bedlam ! dit le magistrat.

Une voix étrange descendit de la fenêtre où s’était montré White-Manor, et répéta parmi les convulsions d’un rire insensé :

— À Bedlam ! à Bedlam !

La voiture partit au galop.

Tyrrel et Paterson rentrèrent ensemble chez le lord et pénétrèrent dans le salon.

White-Manor, l’œil hagard, le visage écarlate, s’agitait frénétiquement au milieu de la chambre, et tournait sur lui-même en une sorte de danse effrayante à voir.

En dansant, il riait à perdre haleine et répétait sans relâche :

— À Bedlam ! à Bedlam !

Tyrrel et Paterson s’installèrent chacun dans un fauteuil et se mirent à l’examiner curieusement.

— À défaut de Brian de Lancester, dit enfin Tyrrel, — qui est-ce qui doit succéder à la pairie de White-Manor, s’il vous plaît, monsieur l’intendant ?

— L’Honorable Algernon Murray d’Inverney-Castle, cousin-germain de Sa Seigneurie, répondit Paterson.

— Eh bien, monsieur l’intendant, reprit Tyrrel, en échange du bon office que vous venez de me rendre, je vais vous donner un bon conseil… Allez, croyez-moi, dès ce soir, faire un doigt de cour à l’Honorable Algernon Murray d’Inverney-Castle, cousin-germain de Sa Seigneurie, car Brian de Lancester ne sortira plus de Bedlam, — et le comte de White-Manor y entrera demain.

— Pensez-vous donc qu’il soit tout à fait fou ? demanda l’intendant.

Le comte, avant que Tyrrel pût répondre, poussa un dernier et rauque éclat de rire ; puis il tomba, épuisé, sur le tapis en répétant :

— À Bedlam ! à Bedlam ! à Bedlam !


VI


LA PETITE IRLANDE.


En 181., vingt ans avant l’époque où se passe notre histoire, il y avait à Londres, dans le quartier Saint-Gilles, une pauvre famille, composée de quatre membres : deux enfants, le père et la mère.

Le père avait nom M. Chrétien O’Breane. C’était un gentilhomme irlandais, dont la famille avait tenu jadis une position opulente dans la province de Connaught. Ses biens, comme ceux de tant d’autres, avaient passé peu à peu entre les mains d’un lord protestant, dont, en ces derniers temps, Chrétien O’Breane avait été le tenancier.

On sait quelle est la déplorable vie des tenanciers d’Irlande ! — M. Chrétien O’Breane, vivant de peu et travaillant beaucoup, avait suffi jusque alors aux besoins de sa famille et donné à son fils une sorte d’éducation, parce que, outre les bénéfices de son exploitation, il possédait encore un petit coin de terre, reste bien modique, hélas ! de là fortune de ses aïeux.

Un jour, il prit fantaisie à l’intendant du lord, — lequel lord, bien entendu, mangeait à Londres ses revenus irlandais, — de contester à M. O’Breane le petit coin de terre qui était tout son patrimoine. Il y eut un procès. En Irlande, on aurait grand tort de dire que la justice a deux poids et deux mesures ; elle n’a ni poids ni mesures, ou plutôt sa balance, invariablement penchée du côté de l’Angleterre, laisse vide toujours le plateau qui regarde l’Irlande. Les causes s’instruisent au moyen d’une simple question : — Êtes-vous protestant ? Non ? — Vous avez tort : lâchez prise, de par le roi ! — Oui ? de par le roi encore, prenez, pillez, dévorez !

L’intendant du lord obtint gain de cause et M. O’Breane fut violemment chassé de la terre qui nourrissait ses enfants. Cette terre produisait à peu près de quoi entretenir un chien de meute.

Au jour où nous écrivons ces lignes, l’Irlande entière s’agite et soumet au monde civilisé ses lamentables griefs. Elle ouvre ses haillons pour montrer à nu les plaies saignantes dont l’a couverte la main avide et barbare de l’Angleterre. En même temps, elle se redresse, irritée, contre ses indignes oppresseurs. Des cours arbitrales s’assemblent et neutralisent les tristes effets de l’iniquité protestante.

Mais alors l’opprimé courbait le front en silence. Cette mesure insuffisante, mais dont les résultats doivent grandir avec le temps, l’émancipation des catholiques, semblait une chimère impossible. Le désespoir était si grand qu’il entraînait l’apathie et endormait les victimes dans leur misère.

Comme M. Chrétien O’Breane avait eu la condamnable insolence de soutenir un procès contre son lord, on ne voulut point renouveler son bail, et, un beau jour, la porte de sa maison se ferma sur lui pour ne point se rouvrir.

Il y a une chose étrange. Tous les malheurs de l’Irlande viennent de Londres ; c’est de Londres que débordent sur la malheureuse Erin ces flots d’insatiables spéculateurs qui, hommes d’affaires, hauts et bas dignitaires de l’Église anglicane, — cette maison de commerce cléricale, ce pieux et dévorant vampire, ce honteux monument d’hypocrite usure et de simonie organisée, — négociants, magistrats, arrivent affamés, pressés d’acquérir, déterminés à prendre de toutes mains, sans relâche comme sans scrupule, sur cette pauvre terre conquise, dont les fils semblent avoir oublié leur valeur antique et ne savent plus guère que menacer en vain dans de bavards meetings ou se plaindre à grands cris comme des femmes. C’est à Londres que sont les marquis et les vicomtes, nobles d’un jour, greffés sur de vieilles souches, marchands ou avocats affublés par décret de noms historiques[4] qui pompent de loin la plus pure vie du pays et l’épuisent à force d’exactions. C’est de Londres que viennent ces lois si misérables, si lâches, qui aggravent chaque jour l’esclavage de plusieurs millions de chrétiens. C’est à Londres que siège ce Parlement ennemi qui s’apitoie après boire et verse des larmes d’ivrogne sur les victimes de la traite, laquelle n’existe plus, mais qui s’acharne en revanche, sans commisération ni pudeur, sur le cadavre d’un peuple de frères à l’agonie. — Eh bien ! c’est vers Londres toujours que se tournent les regards de l’Irlandais à bout d’espérances. Londres rayonne un lointain et mystique espoir qui vient réchauffer le découragement, ranimer l’apathie et imposer silence aux cris sourds d’une longue famine. Londres est le port. Il semble à ces pauvres gens que, pour tant de mal accumulé, il doive y avoir compensation. C’est un sentiment irraisonné, une sorte de superstition : ils veulent aller à Londres, et pensent qu’une fois dans la grande ville leurs souffrances seront soulagées.

Et, au fait, les plus venimeux serpents portent avec eux l’antidote du poison qu’ils distillent. La vipère, la mortelle cobra de capello, le redoutable serpent à sonnettes lui-même, ont quelque part, dans la tête, un remède souverain contre leur propre morsure. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de Londres ?…

Mais, pour trouver le remède, hélas ! il faut commencer par broyer la tête du serpent. Chrétien O’Breane vint à Londres, muni de quelques chétives ressources, et s’établit avec sa femme et ses enfants dans Buckridge-Street, au centre de cette paroisse Saint-Gilles, dont les misères sont devenues européennes, et qui noircit comme une large tache de boue les quartiers les plus opulents du Londres commercial.

Chaque grande ville a ses sentines et ses égouts où l’indigence, multipliée par le vice, entasse d’obscurs monceaux de douleurs et d’infamies, mais aucune ville ne peut disputer à Londres la palme des misères et de la honte. Ailleurs, — à Paris, ceux qui meurent de faim et ceux qui luttent contre la loi se confinent en de ténébreux cloaques, loin des lumineuses voies où s’écoule la vie fashionable. La rue aux Fèves est aux antipodes du boulevard de Gand et les bouges du faubourg Saint-Marcel ne sauraient vicier l’air pur du royal parterre des Tuileries. À Londres, tout se mêle en un désordre cynique et hideux. Partout le luxe effréné insulte brutalement à la détresse ; partout la pauvreté criminelle et armée guette le luxe au passage. — Entre deux streets somptueux, dont les trottoirs, étincelant la nuit aux blanches lueurs du gaz, sont gardés par une profusion de policemen, il y a le lane noir, désert, redouté. — Sous le réverbère, l’homme de police ; à l’ombre, le bandit ; sur le trottoir, la foule égoïste, insoucieuse, repue ; sur le pavé, l’enfant ou le vieillard qui grelotte et qui a faim.

Et partout, encore une fois, partout ce monstrueux voisinage ! dans le West-End comme dans la Cité ; dans Pimlico aussi bien que sur les bords de ces docks fameux où s’amoncellent les richesses des cinq parties dû monde.

On ferait une comparaison, prétentieuse peut-être, mais à coup sûr juste et sincèrement pittoresque dans son effrayante énergie, en disant que Londres ressemble à une courtisane lépreuse dont l’orgie aurait troué de toutes parts la robe brodée d’or, et qui, par chaque trou, montrerait au passant les horreurs de ses innombrables ulcères.

Or, le trou le plus large de cette tunique faux-brillantée, celui qui laisse voir la plaie la plus nue, la plus profonde, la plus honteusement gangrenée s’ouvre sur le sein même de la grande courtisane : Saint-Gilles, la Petite Irlande, — comme si ce nom d’Irlande dût s’allier fatalement à tout excès de misère ! — est auprès de Soho-Square et de la place de Bedford, entre le riche Holborn et le noble Oxford-Street !

Saint-Gilles n’a pas son pareil dans l’univers entier. C’est, qu’on nous passe l’expression, une sorte de phalanstère complet de la misère et du vice, ces deux éléments du crime. Là, toutes les souffrances et toutes les hontes atteignent le degré suprême ; là, l’homme revenu à l’état sauvage, ignorant Dieu, et n’ayant aucune notion du bien et du mal, s’engourdit dans sa fange ou se rue furieusement sur la civilisation qui l’entoure. Là il n’y a entre les deux sexes d’autre distinction que la force. La femme ne s’y prostitue même pas : elle est à qui l’assomme.

Cela est ainsi maintenant. — Or, des écrivains éloquents et généreux qui, tout récemment, ont dévoilé les invraisemblables horreurs des cellars de Saint-Gilles, prétendent qu’un commencement de progrès s’y fait sentir. Ils disent que Saint-Gilles de 1844 ne ressemble déjà plus à Saint-Gilles de 1820, par exemple.

Miséricorde ! miséricorde !

Qu’était-ce donc en 1820 ? Ces écrivains généreux, — on sait que l’Angleterre fourmille d’écrivains généreux, de charitables utopistes, d’orateurs très éloquents et très prolixes, voués, en paroles, au culte exclusif de la Pitié. L’Angleterre est la patrie classique de la philanthropie. Bien que le mot soit grec, l’idée est anglaise, et si la faim pouvait se conjurer avec de longues phrases, la faconde de messieurs tel et tel nourrirait aisément les Trois-Royaumes. — Ces écrivains généreux, disions-nous, sauraient-ils nous apprendre ce qu’il peut y avoir de plus nu que la nudité, de plus mortel que l’inanition, de plus vicieux que le vice, de plus repoussant que la boue ? Les malheureux, entassés dans des caves humides, se nourrissaient-ils donc plus mal encore que maintenant, ou plutôt, mourir de faim était-il plus affreux alors qu’aujourd’hui ? — Oh ! vous savez nous dire, messieurs, combien, dans ces boyaux infects décorés du nom de rue, sur les deux rives de ces ruisseaux noirs, épais, pestilentiels, combien de jeunes filles succombent à de hideuses maladies, combien d’enfants s’éteignent en leur berceau, empoisonnés par l’air du bouge paternel, combien d’hommes, dans la force de l’âge, tombent, exténués, sur la borne de la rue et rendent l’âme en tournant un regard jaloux vers vos somptueuses demeures, dont la fenêtre ne s’ouvre point, messieurs, pour jeter à l’agonisant le salut, sous la forme d’un morceau de pain. Ce sont là des choses curieuses et qui trouvent éditeurs. La philanthropie entendue ainsi, maintenant que l’horrible est à la mode, devient une triomphante spéculation. Vous êtes des hommes habiles ; des commerçants distingués, — des philosophes ! Vous parlez beaucoup, vous ne faites rien ; vos lèvres seules sont charitables, et, en définitive, vos emphatiques sanglots se résolvent en joyeuses livres sterling.

Pourquoi pas ? En un pays où la religion elle-même est un commerce, où le protestantisme a établi un bureau de péage jusque sous les nobles voûtes du royal Westminster, n’est-il pas logique et convenable de trafiquer aussi de la pitié ?

Le mal est trop grand, dit-on, et trop profondément enraciné pour qu’on puisse espérer d’y porter remède. — Ceci veut dire que les gens de Saint-Gilles sont trop pauvres même pour acheter ces petites bibles mal imprimées, commentées, falsifiées, que nos sociétés évangéliques vendent pieusement aux sauvages et glissent entre un baril de rack et une partie d’opium, ce qui fait trois poisons en bonne arithmétique. Ceci veut dire que l’opération ne présente nulle chance de gain, et que ces tristes familles, nourries de pelures de pommes de terre, ne pourraient point payer les leçons d’un professeur de morale.

Or, mieux vaut garder Saint-Gilles et ses hontes que d’aventurer des capitaux.

L’argument nous semble victorieux. — Mais alors tirez un voile sur ces ignominies. Ne permettez pas à vos orateurs de poétiser le tableau de ces repoussantes misères ; n’étalez pas dans vos reports officiels une science du mal existant, si profonde, si minutieuse, si précise qu’elle accuse votre inaction et met à votre front, — au front de tout un grand peuple, — un stigmate d’infamie.

Certes, pour qui connaît l’Angleterre, le cours actuel des choses est inévitable et normal. Nous ne sommes point du bois dont on fait les Vincent-de-Paule et celui qui écrit ces lignes n’a pas même l’espoir d’éveiller la stérile commisération de quelques ladies ; car Saint-Gilles n’est point un mystère, et vingt autres avant nous ont soulevé les haillons qui recouvrent ses plaies saignantes.

Nous décrivons ici pour décrire. À Londres, hélas ! l’homme de cœur désespère, et Vincent-de-Paule lui-même, dont nous prononcions tout à l’heure le nom béni, perdrait courage devant les serrures perfectionnées de tous ces avares coffres-forts ! Ce qui précède n’est point et ne peut être un appel : nous savons trop jusqu’où va la surdité britannique ; ce sont quelques paroles émues, arrachées par le récent aspect d’une détresse incomparable.

Contrairement à l’opinion citée, nous pensons d’ailleurs, et les documents officiels sont avec nous, que la misère de Saint-Gilles a grandi dans ces dernières années ; Saint-Gilles lui-même s’est étendu comme s’étend une tache d’huile et a jeté les rameaux de son tronc putréfié le long des lanes obscurs qui descendent vers Covent-Garden. Saint-Gilles empoisonne la moitié de Londres.

On a beau percer au travers de ses fanges de larges rues et arrondir, parmi ses pauvres demeures, l’ovale doré de la grille d’un square ; à côté du square, le long de la rue, Saint-Gilles existe. La brique, le plâtre, les maçons n’y feront rien.

Si Robert Peel, notre très habile ministre, était, ce qu’à Dieu ne plaise ! réduit à l’agonie, que penserait-il d’un médecin qui prendrait pour le soigner un fer à papillotes, qui mettrait du fard sur ses joues pâlies et tâcherait de combattre le mal en disposant autour de son col amaigri l’irréprochable nœud d’une cravate empesée ?

Robert Peel enverrait ce docteur bizarre à tous les diables, malgré sa longue habitude du sang-froid parlementaire. Du moins, nous pensons qu’il le ferait.

Et pourtant voyez l’inconséquence ! Robert Peel imite ici le fantasque docteur. Il fait la toilette d’un quartier agonisant. Des hommes souffrent et meurent, Robert Peel leur perce une rue ; ils se tordent dans des convulsions suprêmes, Robert Peel fait voter des fonds pour leur construire un square.

Si l’honorable baronnet n’était pas un homme très sérieux, ceci pourrait passer vraiment pour une atroce plaisanterie ; car, quoi qu’on en puisse dire, les maçons et les pavés ne combattent que les ruines et la boue. Or, la boue est la moindre chose et les ruines seraient un paradis si l’on y mettait seulement un peu de pain. La misère, voilà la véritable plaie, la misère qui engendre le vice ! Pour l’éteindre, il ne suffit pas de dépenser des millions à balayer les souillures matérielles qu’elle amasse autour d’elle ; il faudrait ou une prodigue bienfaisance tout à fait en dehors de nos mœurs mercantiles et dont les avantages, du reste, se balanceraient par de nombreux dangers ou un travail public libéralement organisé.

Mais avant tout cela et surtout, il faudrait quelque lumière jetée dans ces épaisses ténèbres. Il faudrait rendre à ce peuple abruti l’usage de son intelligence et de son âme. Il faudrait, en soutenant le corps, moraliser le cœur…

À Londres, où nous avons tant d’associations burlesques, tant de clubs inutiles, ne se fondera-t-il jamais une société dont le but soit sérieux et réellement chrétien ? La négrophilie est une belle chose, la tempérance est, pour un Anglais, une vertu presque sublime, mais la charité, la charité vraie, qui ne s’émeut pas seulement aux problématiques souffrances des Hottentots et des Malgaches, la charité n’aura-t-elle point, elle aussi, un apôtre ? Et devons-nous penser que les Pierre-l’Ermite anglais se borneront éternellement à rassembler mille ou douze cents paysans autour d’un baquet d’eau claire pour leur faire prêter des serments d’ivrogne ?

En un mot, soulèverons-nous toujours des montagnes pour arriver à des résultats moitié beaux, moitié puérils, et ne naîtra-t-il point de ce côté du détroit quelque eccentric man héroïque, quelque père Mathews de la bienfaisance ?

À vrai dire, nous l’espérons à peine. L’eccentricity a des bornes, et l’homme qui voudrait forcer la cassette de nos lords ou de nos banquiers, dépasserait par cela seul ces limites convenues pour entrer de plain-pied dans l’extravagance.

En 181., comme aujourd’hui, Saint-Gilles était, par excellence, le quartier des malheureux. Point n’est besoin d’ajouter qu’à ce titre seul il eût mérité le surnom de Petite Irlande ; mais ce surnom, qui n’a rien de métaphorique, lui vient en réalité du grand nombre d’Irlandais qui peuplent ses méphitiques celliers (cellars)[5]. Les étages supérieurs des maisons servent d’asile à des gens nécessiteux, mais en état de se procurer, à la rigueur, ce qui est indispensable à la vie. Nous parlons ici, bien entendu, en général, car il est telle masure, pleine, de la cave aux combles, d’êtres humains demi-nus, qui ont oublié jusqu’au goût du pain.

M. O’Breane occupait une petite maison d’apparence un peu moins délabrée que les autres, et son faible pécule suffisait à lui assurer pour long-temps une sorte d’opulence relative.

C’était un homme de complexion faible et de caractère ardent. Il avait fondé sur son séjour à Londres tous ses espoirs de salut. Au bout d’un mois, il savait à quoi s’en tenir, et dès lors un découragement profond le saisit. Une seule chose pouvait encore l’émouvoir, c’était la pensée de l’Irlande et l’espérance de repasser un jour le canal Saint-Georges.

Et il en arrive toujours ainsi. Aussitôt que l’Irlandais est à Londres, il regrette passionnément sa verte Erin ; il rêve d’elle sans cesse ; autant il désirait voir Londres, autant il est empressé de le fuir dès qu’il a respiré sa pesante atmosphère.

Mais il était trop tard. Chrétien O’Breane avait déjà trop entamé la petite somme apportée : il ne lui restait plus de quoi faire le voyage.

Mistress O’Breane, douce et laborieuse femme, dont la vie s’était passée au milieu des modestes travaux de son rustique ménage, ne voyait que par les yeux de son mari, n’aimait que lui au monde avec ses enfants, et n’avait d’autre volonté que la sienne. Sa fille Elisabeth, gaie, vive, rieuse, légère de tête et peut-être de cœur, était la joie de M. O’Breane, dont le front chagrin se déridait seulement aux sourires de la jolie Betsy. — Betsy avait seize ans.

Le dernier membre de la famille, dont nous n’avons point parlé encore, était un garçon de dix-huit ans, idolâtré par mistress O’Breane, mais que le chef de la maison n’avait point en très grande estime. On ne peut dire pourtant que Chrétien n’aimât point son fils, car, autant qu’il était en lui, il s’était assidûment occupé de son éducation, mais l’enfant avait une tournure d’esprit étrange, et dont les témérités soudaines effrayaient l’honnête Irlandais, qui regrettait amèrement parfois qu’un si beau garçon n’eût point l’esprit fait comme tout le monde.

Car, en Irlande comme ailleurs, les parents désirent fort ardemment que leurs enfants aient l’esprit fait comme tout le monde.

Le fils de Chrétien O’Breane se nommait Fergus. Dans Londres entier on n’eût point rencontré une tête plus artistiquement belle sur un corps plus harmonieux. Il avait, à cet âge de dix-huit ans, où la virilité n’arrête point encore le contour des lignes, cette beauté juvénile et sensuelle que le mot latin formosus décrit d’une manière complète et inimitable. Il avait mieux que cela. Un avenir de vigueur extraordinaire perçait sous là grâce arrondie de ses membres. Les boucles molles et jetées au hasard de ses abondants cheveux cachaient à demi un front royal, tout plein de volonté, de force, de pensée. L’ensemble de ses traits enfin, sculptés si délicatement que les plus charmantes ladies eussent pu en être jalouses, avait, derrière une apparence d’insoucieux courage et de rêveuse poésie, une arrière-expression d’intelligence profonde, mêlée à une fierté sans limites.

Chrétien O’Breane, le digne homme, n’avait sans doute point aperçu tout cela. L’eût-il aperçu, il s’en serait sincèrement désolé, car trop d’intelligence et de fierté est une dangereuse condition dans la vie d’un Irlandais.

Jusque alors Fergus avait aidé son père dans les travaux les moins rudes de sa ferme, et, tout récemment, il avait été chargé de suivre les détails du procès intenté par l’homme d’affaires du lord. À Londres, parmi tous les métiers offerts à son choix, il prit celui de correcteur d’épreuves, et entra, en cette qualité, dans la vaste typographie de Balderius et Mung, Oxford-Street.

L’air de Londres, qui pesait si lourdement sur Mr et mistress O’Breane, semblait, au contraire avoir donné une vie nouvelle à leurs deux enfants. Betsy travaillait tant que durait le jour devant sa fenêtre, en chantant bien gaîment, et, le soir venu, elle allait porter son ouvrage à l’exploitation de modes de High-Holborn. Jamais on ne l’avait vue si contente. Quant à Fergus, il travaillait, lui aussi, courageusement, lisait à ses heures de repos et gagnait déjà quelque argent dès le second mois de son séjour en Angleterre.

Il était, à vrai dire, le seul soutien de la famille, car l’industrie de M. O’Breane devenait à Londres tout à fait inutile. Aussi le plus cher espoir du digne couple était-il, à l’aide de Fergus, d’amasser la somme nécessaire pour retourner en Irlande. — On emmènerait Betsy qui épouserait là-bas quelque honnête catholique ; on reprendrait une ferme, et Fergus, qui ne valait rien pour travailler la terre, et qui semblait, le pauvre garçon, pouvoir devenir bon à quelque chose lorsqu’il s’agissait de livres et autres bagatelles, resterait à Londres, où Dieu le protégerait…

Mais l’argent venait bien lentement. M. O’Breane fut pris à la longue du mal du pays, si mortel pour les irlandais, et mistress O’Breane, par une mystérieuse affinité, se sentit également dépérir. Il y avait plus de vingt ans que ses joies comme ses souffrances étaient celles de son mari.

Fergus, qui avait compris tout de suite, et avec une intelligence bien au dessus de son âge, les motifs et la portée de cette morne tristesse qui pesait sur la maison paternelle, redoubla d’énergie. Son père eut en ce temps une vague perception de sa valeur, et entrevit le trésor de force et de bonté qu’enfermait le cœur de son fils. Mais il ne fit que l’entrevoir, parce que, tout entier à ses doléances et courbé sous cette égoïste indifférence qui est au fond de la nostalgie, le vieux Chrétien ne donnait plus que peu d’attention aux choses qui n’étaient point lui-même ou la patrie.

Son caractère avait pris une teinte sombre et vindicative. En des jours plus heureux, lorsqu’il parlait de l’Angleterre, c’était bien avec l’amertume irlandaise et la haine naturelle à l’opprimé, mais cette amertume et cette haine étaient mitigées par ses préoccupations de chaque jour, et l’ardeur de son tempérament se dépensait au travail. Mais en ces heures de Londres, heures d’oisiveté forcée et de souffrances, sa rancune contre l’Angleterre s’échappait en plaintes éloquentes, dont l’énergie désespérée allait droit au cœur de Fergus.

Fergus écoutait silencieusement. Parfois, il pâlissait tout à coup, et dans son œil, si doux d’ordinaire, un éclair s’allumait qui faisait trembler mistress O’Breane.

Betsy, toute seule, restait gaie au milieu de cette tristesse. Chaque jour, elle avançait de quelques minutes l’heure de porter son travail. Depuis plusieurs semaines elle semblait avoir deviné la coquetterie. Ses beaux cheveux se bouclaient maintenant avec grâce autour de ses tempes, et sa robe, autrefois si chastement agrafée, montrait, par négligence peut-être, les blanches promesses d’une gorge de vierge.

Chaque soir, avant de partir, elle consultait plus d’une fois le petit miroir suspendu au mur de la chambre commune.

Une fois, Fergus revint après sa tâche achevée et ne trouva point sa sœur de retour. Fergus aimait Betsy passionnément.

Mistress O’Breane était inquiète. Chrétien souffrait plus que d’habitude.

On attendit. Betsy ne revenait point. — Betsy ne devait point revenir.

Ce fut, dans la pauvre maison, une nuit de désespoir et de larmes. Mistress O’Breane étouffait ses gémissements ; Chrétien, dont la fièvre exaltait la colère, se répandait en invectives folles et accusait l’Angleterre de la perte de son enfant.

Car le matin approchait. Betsy était perdue.

Fergus gardait le silence. Il se tenait à l’écart, pâle, les sourcils froncés, respirant à peine.

Lorsque le jour parut, il embrassa sa mère et serra la main de son père.

— Je vais chercher Betsy, dit-il.

Il resta dehors durant tout le jour. Le soir, il revint seul, épuisé de lassitude et ne pouvant plus se soutenir.

On ne lui fit point de question. Mistress O’Breane joignit ses mains, la pauvre mère, en tombant à genoux. Chrétien se leva sur son séant. Depuis la veille, sa fièvre avait fait d’effrayants progrès. Il y avait des symptômes de mort prochaine sur sa face hâve et déjà décharnée.

— Ils m’ont tout pris ! s’écria-t-il d’une voix creuse et qui tremblait de haine autant que de fièvre ; — tout ! mon pain et mon enfant !

— Notre enfant ! notre pauvre enfant ! murmura la mère désolée.

Fergus était allé s’asseoir à sa place de la veille, et, comme la veille, il gardait un sombre silence.

— Les Saxons ! les Saxons ! reprit Chrétien dont la voix s’embarrassait et qui gesticulait follement ; — spoliateurs, ravisseurs, assassins !

Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller. — Une convulsion agita le lit. — Puis une voix qui semblait sortir de la tombe fit tressaillir douloureusement Fergus.

— Enfant, disait-elle, ton père se meurt ; ta sœur est déshonorée. Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Fergus se leva d’instinct à cet ordre étrange, — Un profond silence se fit.

Puis des sanglots déchirants éclatèrent. Mistress O’Breane, à demi folle, essayait de réchauffer les mains de Chrétien qui était mort.

Fergus s’agenouilla et pria.

Mistress O’Breane cessa bientôt de pleurer. Un calme extraordinaire vint éclairer son visage. Elle souleva les couvertures du lit et se coucha auprès de Chrétien.

Il y avait vingt ans qu’elle vivait la vie de cet homme, son premier, son unique amour.

Au bout d’une heure, Fergus, qui était toujours à genoux et cachait entre ses mains sa tête brûlante, tressaillit de nouveau.

— Mon enfant bien-aimé, disait mistress O’Breane, d’une voix si affaiblie qu’elle arrivait à l’oreille de Fergus comme un insaisissable murmure, — ton père est mort, ta sœur est déshonorée. Moi, je vais prier pour ta sœur et rejoindre ton père… Adieu !

Fergus poussa un cri déchirant et s’affaissa, écrasé par cette triple douleur.

Puis le silence régna encore, un silence lugubre, mortel, que cette fois nul son ne vint rompre…


VII


PREMIÈRES AMOURS.


Il faisait jour déjà lorsque Fergus O’Breane s’éveilla de son long évanouissement, pour se retrouver seul dans cette chambre commune, silencieuse maintenant, et où, naguère encore, se croisaient trois voix chéries, — seul en face de deux cadavres, seul ici, et désormais seul au monde.

Fergus était bien jeune, et son cœur avait une puissance d’aimer qui s’était dépensée tout entière jusque alors dans les affections saintes de la famille. Une immense douleur étreignit son âme, qui fléchit un instant sous cet épouvantable choc.

Mais Fergus possédait en soi une énergie encore ignorée, faute d’occasion de se produire, une force indomptable et presque surhumaine, une vigueur élastique, dont le ressort latent se raidit d’instinct contre cette première et terrible attaque du sort. Il fut étonné de se trouver vaillant en face de ce navrant malheur, et se reprocha presque le calme étrange qu’il gardait parmi cette scène de suprême désolation.

Il se remit à genoux et tâcha de prier ; mais une voix mystique vint tinter à ses oreilles et murmura les dernières paroles de son père mourant :

— Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Il se releva d’un bond. — La ligne gracieuse de ses sourcils se fronça violemment ; une nuance de pourpre remplaça la pâleur de son beau visage et son œil jeta un brûlant éclair.

Ce n’était point là, et nul n’aurait pu s’y tromper, le fugitif courroux d’un enfant : c’était la haine d’un homme, et dans cette pauvre chambre du plus pauvre quartier de Londres se formait le nuage précurseur d’une tempête qui pouvait ébranler les Trois-Royaumes.

Fergus S’approcha d’un pas ferme, et dessina lentement, du front de la poitrine, puis d’une épaule à l’autre, le signe sacré de l’oraison catholique.

— Mon père, murmura-t-il tête haute et la main étendue, je fais serment de vous obéir.

Il trempa ses doigts dans le bénitier suspendu à la ruelle du lit et ferma les paupières ouvertes encore de Chrétien O’Breane. — Mistress O’Breane, elle, semblait dormir un heureux et paisible sommeil. Fergus la baisa au front et sortit pour aller chercher un prêtre.

De telles journées comptent pour de longues semaines dans la vie d’un homme. Lorsque Fergus se retrouva seul, après avoir accompagné pieusement son père et sa mère à leur dernier asile, il sentit éteinte ou assoupie en lui la fougue juvénile de l’adolescence. À sa place, brûlait au fond de son cœur une ardeur grave, sérieuse, puissante, et portée vers un but unique : l’obéissance aux dernières volontés de son père.

Dès lors commença pour lui une vie de labeur incessant. Enfant, il se prit corps à corps avec le gigantesque, sinon l’impossible.

Il étudia, soutenu par une activité patiente et chaude à la fois, les rouages compliqués de la constitution britannique. Il disséqua le colosse afin de bien voir où était son cœur. Il essaya chacun de ses muscles, compara les mille artères qui lui portent la vie, reconnut les endroits faibles, mesura les plaies déjà saignantes qui s’ouvraient çà et là sur son corps, et se fit, par la seule énergie de sa volonté, puissamment expert en ces choses de haute politique qui éblouissent souvent l’intelligence exercée des hommes d’état les plus habiles.

Et pourtant il garda le silence. Aucun pamphlet ne tomba de sa plume. — Que voulait-il donc faire de sa science ?

Lui qui connaissait désormais si parfaitement les parties vulnérables, il ne fut même pas tenté de frapper, et pourtant la voix de son père mourant résonnait encore à son oreille, et, dans la solitude de ses nuits, ces mots occupaient sa veille comme ses rêves : — Guerre à l’Angleterre !

En ce temps, on eût pu le voir bien souvent errer, pensif et la tête inclinée, par les allées tortueuses de Saint-James-Park. Les ladies s’arrêtaient pour regarder ce jeune homme à la beauté presque mythologique, dont la démarche lente et gracieuse contrastait singulièrement avec le pas raide et la tournure guindée des élégants habitués de la promenade. Elles admiraient les délicates richesses de sa carnation, ses traits fins et auxquels on eût pu reprocher une douceur presque féminine, si l’arc aquilin de ses fiers sourcils n’eût donné à sa physionomie un caractère tout particulier de virilité hautaine.

Nul ne savait son nom. — À Londres, pays du positivisme, les femmes poussent néanmoins fort loin la manie de l’étrange et du mystérieux. Ce bel inconnu, triste, solitaire, et portant sans cesse un vêtement complet de deuil, excita bientôt un intérêt romanesque. Plus d’une noble dame le suivit souvent de l’œil tandis qu’il se perdait dans les sinuosités des allées, et l’on vit parfois, du fond d’un somptueux équipage, quelque blanche coiffure s’incliner doucement, quelque brillante prunelle jeter ses feux alanguis par cette mignarde et provocante ouverture que laissent entre elles deux paupières savamment rapprochées, et dont les longs cils se ferment à demi.

Mais Fergus passait, sans voir et toujours seul avec lui-même, au milieu de cette brillante foule ; objet de l’attention de tous, il ne remarquait personne.

Car les gentlemen eux-mêmes daignaient, du haut de leur cravate, s’occuper aussi un peu du jeune Irlandais. On l’avait vu fréquemment appuyé contre la grille, s’absorber dans ses pensées et jeter sur le royal palais de Saint-James de longs, d’inexplicables regards. — Pourquoi ce jeune homme habillé de noir, que nul ne connaissait, qui ne connaissait personne, regardait-il ainsi le palais de Saint-James ?

Tirer à cible sur le roi, sur les ministres, est à Londres une fantaisie si commune aux maniaques, que la portion saine et raisonneuse des gentlemen habitués du Park ne pouvait penser autre chose, sinon que l’étranger vêtu de noir, — circonstance évidemment aggravante, — guettait l’instant favorable pour essayer son adresse sur S. M. le roi George.

Ces gentlemen étaient en deçà du vrai. Ce n’était point un homme, si haut placé qu’il pût être, ce n’était point S. M. le roi George que le jeune inconnu prétendait mettre à mort…

Fergus, du reste, ne leur donnait point plus d’attention qu’aux ladies. Sa réflexion était si profonde, l’intensité de son travail d’esprit était si grande, que Ses yeux perdaient presque la faculté de voir.

Une fois pourtant, il fut tiré brusquement de son incessante préoccupation. C’était dans le Parc-Vert. Au détour d’une allée, un cri perçant vint frapper l’oreille de Fergus, Ce cri, c’était une voix bien connue et autrefois bien chère qui le proférait. Il se détourna vivement. — Un équipage armorié rasait silencieusement le sable de l’allée ; à la portière une gracieuse tête se penchait, qui souriait, émue.

Fergus pâlit et fut prêt à défaillir. Puis un orageux mouvement de colère ramena violemment le sang à ses joues. Il prit son élan pour courir sur la trace de l’équipage, car il avait reconnu Betsy dans cette femme luxueusement parée, et, auprès d’elle, devait être assis son ravisseur.

Mais il ne fit qu’un pas et reprit froidement sa route en, sens contraire. L’instinctif besoin de vengeance qui l’avait poussé d’abord vers le séducteur de Betsy s’éteignit dans la réflexion. Son rôle était autre que de châtier vulgairement un outrage en forçant l’insulteur à payer de sa personne. Et il était déjà si avant dans ce rôle, qu’en descendant au fond de son cœur il n’y trouva plus de haine contre l’homme qui avait enlevé sa sœur ; de haine personnelle, bien entendu. Cette injure se fondait avec ses autres griefs. Le coupable devenait une inséparable fraction de l’ennemi qu’il s’était fait et que lui avait désigné son père.

Une idée peut être extravagante en somme, et se raisonner admirablement dans ses détails. D’autre part, il n’y a point d’idée extravagante absolument parlant, ailleurs que dans le rayon des sciences mathématiques. Le succès met en tout de la logique. On a vu des rois, dit le populaire adage, épouser des bergères. Sixte-Quint fit un pauvre métier avant de monter sur le trône papal, et le grand empereur des Français naquit si loin de la pourpre, que l’espoir d’imiter son glorieux exemple passerait par tous pays pour une bonne et belle extravagance. Nous pensons que, à part la quadrature du cercle et l’alchimie, rien n’est proprement extravagant sous le soleil.

Ceci posé, chacun garde licence de prendre en pitié Fergus O’Breane et son habit noir.

Assurément, suivant toute apparence, l’œuvre à laquelle il s’attaquait était tout à fait hors de proportion avec ses forces, mais quelle proportion y a-t-il entre le grand chêne gisant, déraciné, sur le sol, et le microscopique insecte dont la dent rongeuse a patiemment miné la base du colosse ?

Fergus voulait, il espérait aussi, puisque toute volonté suppose espoir, mais il ne voyait point les choses à travers le prisme des jeunes illusions. L’obstacle à soulever lui apparaissait tel qu’il était, pesant, inébranlable et scellé au sol par de profondes racines. S’il persistait en face d’un tel obstacle, c’est qu’il avait une grande opinion de lui-même, jointe à un grand courage.

Mais il ne se pressait point, et sa patience même était un menaçant présage.

Pour ceux qui savent ainsi attendre, en effet, les événements se groupent et poussent au but par des voies détournées. Reculer, pour eux, c’est avancer souvent ; c’est du moins prendre champ pour s’élancer mieux et faire un plus large bond.

La vie nouvelle de Fergus n’eût offert à l’œil perçant des plus fins observateurs aucun symptôme politique. Rien de sa pensée, extravagante ou non, ne transpira au dehors. Son existence s’écoula, pareille à celle de tous les jeunes gens de son âge qui vivent de leur travail ; elle arriva comme toutes les autres à une phase amoureuse et devint un roman. — Seulement, ce roman fut le premier chapitre d’une sérieuse histoire.

Il y avait un an que Fergus O’Breane était orphelin. Il allait chaque semaine prier, vers le soir, à la chapelle catholique de Belton, où son père et sa mère avaient reçu les dernières bénédictions de l’Église. Fergus était fervent chrétien. Il trouvait d’ailleurs de la consolation et du charme à remplir strictement les devoirs pieux dont la communion romaine recommande l’exercice à ses adeptes, au milieu de cette cité protestante, où les schismes se multiplient à l’infini, et où le culte, dans toutes ces sectes affublées de noms bizarres ou grotesques, affecte uniformément les sèches allures d’une raideur puérile ou glacée.

Fergus n’avait jamais aimé. Rien en lui ne pouvait faire soupçonner encore cet élément sensuel, inflammable à l’excès, cet entraînement soudain, atteignant du premier jet les limites extrêmes de la passion la plus exaltée, cette sensibilité exquise, mais oublieuse, cette délicatesse de cœur unie à l’inconstance, qui devait faire de lui un homme dangereux entre tous, et qui devait joncher sa route dans la vie de plus de victimes que n’en fit jamais don Juan.

Jusque alors ses mœurs avaient été austères comme sa pensée. Enfant jusqu’à la mort de son père, il avait donné depuis lors toutes ses heures à la tâche qu’il s’était imposée. Or, à mesure qu’il étudiait pour agir, sa haine changeait de nature et devenait raisonnée, d’instinctive qu’elle était. Il ne voulait plus se venger seulement pour obéir à son père : l’étude lui avait révélé les innombrables griefs de l’Irlande, et sa querelle grandissait jusqu’à se faire nationale.

Il n’y avait nulle place pour l’amour au milieu de ses graves préoccupations. Fergus oubliait les vagues aspirations qui avaient embelli ses rêveries durant les derniers mois de la vie de son père. Le malheur et la vengeance étouffaient chez lui en son germe la fièvre vive de l’adolescent qui va s’éveiller homme, et il n’était pas de taille encore à mener de front les choses du cœur et de la tête.

Un soir de printemps, au moment où, sortant de la chapelle de Belton, il tournait l’angle de Shorts-Gardens, un cabriolet de forme antique, traîné par un fort cheval de labour, vint se heurter violemment contre le trottoir et perdit une de ses roues. Le cheval, effrayé, s’arrêta, un instant, puis s’élança de nouveau.

Un cri de femme partit du cabriolet à demi renversé.

Fergus n’avait point attendu cet appel. Son premier mouvement l’avait porté à la tête du cheval, dont l’élan s’arrêta brusquement sous l’effort de sa main robuste.

Car Fergus, qui ne connaissait pas plus ses forces que son cœur, avait, sous sa grâce élégante, la puissance d’un athlète.

À l’instant où le cheval pliait les jarrets et rougissait le mors de son écume sanglante, un homme sauta sur le trottoir et tendit ses deux bras à l’intérieur du cabriolet.

Ne vous effrayez pas, Mary, dit-il avec émotion. — Venez, venez vite, chère sœur, car cet enfant ne pourra long-temps contenir le cheval.

Celle qu’on appelait Mary ne répondit point. — Le cheval, cependant, comme s’il eût compris le dédain que son maître faisait de l’enfant qui le retenait, redressa les jarrets, et tâcha de bondir en avant. Mais la main de Fergus semblait être de fer, et l’animal dompté courba la tête et demeura immobile.

En même temps, la porte de la maison formant l’angle de Shorts-Gardens s’ouvrit, et un groom s’empressa de venir prendre la place de Fergus.

Celui-ci se rajusta paisiblement et reprit sa route.

— Sur ma foi ! mon jeune monsieur, s’écria le maître du cabriolet, — voilà qui n’est pas agir comme il faut !… Vous voyez bien que je suis embarrassé par ma pauvre petite Mary, qui a perdu connaissance, je crois, la chère enfant, et que je ne puis courir après vous pour vous remercier… Vous lui avez peut-être sauvé la vie, après tout, et je voudrais…

— Monsieur, je vous tiens quitte de vos remerciements, répondit de loin Fergus.

— Oh ! oh ! en est-il ainsi ?… Eh bien, vous autres Anglais, vous êtes faits comme cela, je n’ai rien à dire de plus… seulement j’aurais voulu serrer la main de l’homme qui a sauvé Mary… voilà tout.

Il y avait dans ces paroles deux choses qui allèrent droit au cœur de Fergus. D’abord, une franchise cordiale à laquelle il était bien difficile de résister, en second lieu, un fort accent écossais. Fergus n’eût point voulu toucher la main d’un Anglais.

Il revint sur ses pas, et sourit pour la première fois depuis la mort de son père, en voyant le maître du cabriolet ouvrir ses deux bras et en se sentant embrasser avec chaleur.

— Pardon, gentleman, pardon ! reprit l’Écossais ; — mais vous êtes un brave cœur et j’aime tant ma petite Mary !… Maintenant que je vous tiens, je veux mourir si nous nous séparons sans boire ensemble un verre de vin de France à la santé de qui bon vous semblera. Aidez-moi, je vous prie, à tirer de là ma petite sœur.

L’Écossais avait soulevé le tablier du cabriolet et ramené vers soi une forme de jeune fille, affaissée contre l’une des parois de la voiture. Fergus ne pouvait, en conscience, refuser de l’aider un peu. Ce fut en soutenant pour moitié les pas chancelants de Mary qui avait repris ses sens, mais ne pouvait marcher encore, qu’il entra pour la première fois sous un toit étranger depuis la mort de son père.

La jeune fille fut déposée sur un sopha, dans le parloir. L’Écossais la baisa tendrement au front et se tourna vers Fergus dont il serra la main.

— Monsieur, dit-il, nous autres bons garçons du Teviot-Dale, nous ne faisons pas souvent de longues phrases. Je suis le fils du fermier de Leed, entre Annan et Lochmaben ; j’ai nom Angus Mac-Farlane  ; touchez là, et si aujourd’hui, demain au plus tard, vous avez besoin d’un ami…

— Monsieur, interrompit Fergus, dont la réserve ne tombait pas ainsi du premier coup, — ce que j’ai fait ne me paraît point mériter.....

— Oh ! oh ! s’écria Mac-Farlane, les compliments ne signifient rien, monsieur… Et puis vous ne connaissez pas Toby..... Toby, c’est mon cheval… Je ne savais personne, voyez-vous, qui fût capable d’arrêter ainsi ce diable de Toby en pleine course… Duncan ! apportez du vin et des verres… et faites descendre Mac-Nab..... Non, non, monsieur, il ne faut pas croire que vous ayez fait là une chose facile ! moi qui ne suis pas une femmelette, je ne voudrais pas jurer de faire plier comme vous les jarrets de Toby !

Angus Mac-Farlane ne ressemblait guère alors au portrait que nous avons fait de lui dans le cours de cette histoire. C’était un beau garçon d’une trentaine d’années, au visage hardi, franc et joyeux. À de rares intervalles, un nuage passager qui venait assombrir son front sans motif était sans doute un symptôme précurseur de cette fièvre de la tête qui exalte et emplit de cruelles visions les cervelles écossaises, mais c’était un symptôme lointain et qui pouvait avoir une signification tout autre. À coup sûr, en ce temps de tranquillité modeste, nul médecin, si clairvoyant qu’il fût, n’aurait pu deviner la bizarre maladie qui menaçait déjà les facultés d’Angus Mac-Farlane.

Il avait appelé Mac-Nab, son beau-frère, qui habitait Londres avec lui depuis quelques semaines, afin de faire honneur à son hôte. M. Mac-Nab avait épousé la sœur d’Angus. Nous savons de la propre bouche de Stephen, son fils, les détails de sa fin tragique, dans cette même chambre de la maison de Randal Grahame, où la malheureuse Harriet Perceval devait être plus tard enlevée. M. Mac-Nab pouvait avoir le même âge que son beau-frère. C’était un homme d’aspect intelligent et distingué, mais froid. Ses manières faisaient contraste avec les façons abandonnées et le joyeux sans-gêne d’Angus. L’opinion générale lui donnait, parmi beaucoup d’autres mérites, une haute franchise et une entière loyauté, mais cette franchise était peu communicative et ne se jetait point à la tête du premier venu. Il remplissait les fonctions d’avocat-plaidant (barrister) près les cours de justice de Glasgow.

Quant à Mary Mac-Farlane, pour peu que le lecteur se souvienne de certain portrait suspendu entre deux fenêtres dans cette pièce d’Irish-House que nous connaissons sous le nom de « la chambre du laird, » portrait représentant une jeune fille habillée suivant la mode de l’époque de nos dernières guerres contre Napoléon, nous n’aurons besoin d’aucune description nouvelle. Mary était en effet l’original de ce portrait, merveilleusement ressemblant ; seulement Mary, était encore plus jolie, plus douce, plus souriante que son portrait. Elle allait avoir seize ans.

Fergus était là depuis un quart d’heure et ne l’avait point remarquée encore. M. Mac-Nab venait d’entrer, et sur le récit d’Angus, il avait adressé au jeune étranger de courtoises actions de grâce. Tout semblait être fini ; la froideur polie de Mac-Nab contrebalançait la chaude cordialité de Mac-Farlane, et Fergus, repris de son idée fixe, avait hâte de mettre fin à cette inutile distraction.

Il allait prendre congé, après avoir complaisamment fait raison au toast d’Angus, qui n’en avait pas voulu démordre, lorsque Mary quitta le sofa où son frère l’avait déposée et s’avança vers le centre de la chambre. Fergus s’arrêta, comme si une invisible main l’eût cloué au parquet. Mary prit un verre sur le plateau et y versa quelques gouttes de vin.

— Il faut me faire raison à moi aussi, dit-elle doucement ; — je bois à la santé de ceux que vous aimez.

Fergus devint pâle et fût tombé à la renverse si Mac-Farlane ne l’eût soutenu par derrière.

— Madame !… madame ! murmura-t-il d’une voix que sa douleur soudainement réveillée rendait tremblante ; — ceux que j’aimais sont morts… et je n’aimerai plus… c’est-à-dire… je ne sais..... peut-être… Je bois à vous, madame !

Il avait saisi sur le plateau un verre qu’il vida d’un trait avec une précipitation pleine de trouble. Le sang était revenu à sa joue. Ses yeux se baissaient comme si un poids de plomb eût pesé sur sa paupière. Sa respiration haletait.

M. Mac-Nab fronça le sourcil. Mary devint toute rose et demeura, les yeux baissés aussi, en face de Fergus.

Mac-Farlane éclata de rire.

— Bien ! bien ! dit-il ; — je n’ai jamais vu un garçon aussi beau que vous, monsieur O’Breane… Tudieu ! Mac-Nab, j’aurais voulu que vous le vissiez courber la tête de Toby comme si c’eût été un poney des Highlands… J’espère, monsieur O’Breane, que nous aurons le plaisir de nous revoir.

Fergus leva les yeux sur Mary, répondit un oui à peine intelligible et se retira précipitamment.

Bien souvent, depuis un an, ses nuits se passaient sans que le sommeil vînt clore le travail continuel de son esprit. Cette nuit encore, il ne dormit point, mais ce ne furent pas ses pensées ordinaires qui présidèrent à son insomnie.

Fergus aimait. — Un instant, un seul, il voulut se raidir contre ce sentiment inconnu qui envahissait à la fois son cœur et sa tête. Mais il ne lui était pas donné, si fort qu’il fût contre toutes autres atteintes, de combattre l’amour. Ce premier mouvement de résistance fut l’instinctive protestation de sa haine un instant oubliée. Puis la vengeance se tut ; la lutte prit fin et Fergus se plongea tout entier, avec un abandon complet, avec une allégresse folle, dans cette première extase d’amour.

Cette nuit fut comme une révélation de sa vie à venir, vie partagée entre d’herculéens labeurs et de sensuelles délices. Il apprit tout d’un coup ces rêveries passionnées, cette fougue de désirs, cette victorieuse volonté de posséder qui devaient mettre tant de molles jouissances aux intermèdes de ses batailles. Un seul regard avait allumé ses sens et son cœur. Entre l’homme de cette nuit et l’homme de la veille il y avait désormais un abîme.

Et pourtant, parmi ses aspirations enflammées, combien ce premier amour était poétique et pur ! Fergus se donnait tout entier, sans réserve, sans arrière-pensée. Jamais tendresse de page n’eut de plus infinies délicatesses. C’était un servage, c’était un culte. Mais Fergus devait aimer ainsi toujours. Son cœur, inconstant par nature, était à l’épreuve de ces satiétés desséchantes qui sont le propre de l’inconstance. Il devait rester jeune tout en vivant vite et beaucoup ; il devait impunément dépenser les trésors de son opulente organisation. Il était au moral ce que serait un prodigue jetant l’or sans cesse en des profusions folles, et ne pouvant point parvenir à ruiner son inépuisable héritage.

Oh ! ce fut une belle nuit, et Fergus s’en souvint. Si pleine de passions profondes et vraies dans leur passagère durée, que pût être désormais sa vie, cet amour était le premier amour. Sa trace devait rester au cœur, comme s’imprègne aux pores d’un vase neuf l’indélébile parfum de la première liqueur versée. Car le cœur a beau changer, sa mémoire n’a point d’inconstances. Pour mille tendresses on n’a qu’un souvenir, autour duquel les autres voltigent et passent, effacés à demi, pâles, inaperçus…

Fergus passa douze heures avec son délicieux rêve.

Le lendemain, dès le matin, Angus Mac-Farlane vint le visiter. — Il y a comme cela des sympathies. Mac-Farlane eût été l’ami de Fergus malgré Fergus.

Mais ce dernier n’avait garde de repousser l’amitié précieuse du frère de Mary. Entre eux, grâce à ce lien puissant, l’intimité marcha vite. L’amour alla le même train. Mary, naïve et simple enfant, ne pouvait résister long-temps à ce beau Fergus qui avait en quelque sorte, infuse, la science de la séduction. Elle aima comme elle était aimée, sans réserve.

Seulement elle devait aimer plus long-temps.

La maison de Mac-Farlane devint bientôt celle de Fergus. Fergus apprit tous les secrets du loyal Écossais et les motifs de sa présence à Londres. Parmi ses secrets, à lui, Fergus ne confia que son amour.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Mac-Nab gardait toujours, vis-à-vis d’O’Breane, sa politesse cérémonieuse et froide ; mais Mac-Nab, après tout, n’était pas le maître de la maison.

À part Fergus, il n’y avait qu’un seul étranger qui fût admis à voir fréquemment miss Mac-Farlane. C’était un jeune nobleman nommé Godfrey de Lancester, qui attendait la mort de son vieux père pour devenir comte de White-Manor.


VIII


DUEL ANGLAIS.


Angus Mac-Farlane et son beau-frère Mac-Nab étaient à Londres pour soutenir un de ces inextricables procès que l’obscurité proverbiale des lois anglaises soulève sans cesse, et qu’une cour de justice juge tant bien que mal, à l’aide de poids multiples et fort divers, parmi lesquels il faut compter d’abord l’équité, puis le hasard, puis les faveurs et les recommandations.

Assurément, nous n’avons en aucune façon la pensée d’accuser de vénalité la justice anglaise, néanmoins il faut bien reconnaître qu’à Londres l’argent gagne presque tous les procès. Que cet argent ne passe pas immédiatement dans la poche des magistrats, c’est ce qu’on ne peut nier, mais ceci importe peu en définitive. Le mal, c’est qu’un homme pauvre et dépourvu de protecteur ne puisse faire valoir les droits les plus évidents. Il est de notoriété publique qu’un certain nombre de livres sterling habilement dépensées peut prolonger à Londres un débat judiciaire au delà de la durée commune de la vie humaine. Le droit est ici la moindre chose. Qui s’en occupe ? La forme trône, sous l’espèce d’un magistrat mal coiffé, et préside à toutes contestations. Le fond devient détail et s’absorbe dans un luxe de formalités bizarres dont la moindre épuisera la bourse creuse d’un plaideur nécessiteux.

Et puis, chose incroyable, absurde, révoltante, les jugements et arrêts prennent force de loi. Tout magistrat procède par voie réglementaire. Notre jurisprudence n’est pas seulement, comme partout ailleurs, un répertoire vénérable où le juge puise des inspirations et des conseils, un guide respecté, dont les décisions pèsent un grand poids dans la balance, mais peuvent à la rigueur être discutées, modifiées, rejetées. Notre jurisprudence est un recueil de lois particulières, parfaitement obligatoires dans leurs innombrables contradictions. Le pour et le contre y sont impérieusement ordonnés et défendus. Tout s’y trouve, l’incontestable comme l’extravagant, et parmi ce dédale, la conscience du juge flotte, irrésolue, tandis que son esprit indécis rumine un arrêt qui deviendra loi à son tour et augmentera d’autant l’indigeste amas de notre tohu-bohu légal.

Il y a bien long-temps que d’éminents esprits caressent l’idée de nettoyer un jour ces étables d’Augias. Lord Brougham a fait entendre souvent sur ce sujet d’éloquentes et pressantes paroles, mais nous voulons gager que la fin du monde arrivera avant que notre fameux code national soit constitué.

À la moindre tentative, il y aurait émeute d’avocats, de sollicitors, d’attorneys, d’huissiers, de greffiers, de massiers. Les robes noires et les perruques poudrées descendraient sur la place publique, et la corporation estimable des clercs d’avoués mettrait le feu aux quatre coins de Londres.

Il s’agissait, dans le procès d’Angus Mac-Farlane, ou plutôt de son père, le fermier de Leed, d’une vaste étendue de terrains contestée par l’un des juges de paix du comté de Dumfries. Ceci était une circonstance mauvaise : un juge de paix !

M. Mac-Farlane, dont la famille avait toujours possédé ces terres, qui composaient à peu près toute sa fortune, n’avait garde cependant de céder sans combattre. Le juge de paix était riche et bien appuyé ; Angus et Mac-Nab furent envoyés à Londres, afin de suivre activement les intérêts de la famille.

Angus ne voyait qu’une chose à faire : se présenter devant le juge et déduire ses prétentions ; mais Mac-Nab, avocat et rompu aux tortueux procédés de la chicane écossaise (car nous devons dire que, sous le rapport des ténèbres, des pièges et de la mauvaise foi, les lawyers de Londres le cèdent encore à ceux de Glasgow et d’Édimbourg), Mac-Nab voulut se précautionner d’un appui et engager la lutte d’une manière plus égale. D’anciennes relations de famille lui ouvrirent la maison du vieux comte de White-Manor, lequel était un digne seigneur. Mac-Nab lui fit toucher au doigt la justice de sa cause, et le comte prit l’affaire sous sa haute protection.

C’était bien le moins qu’on acceptât en échange l’honneur d’être visité de temps à autre par le fils aîné de Sa Seigneurie.

Godfrey de Lancester se présentait ainsi sous les auspices de M. Mac-Nab. Angus ne le voyait point d’un bon œil, et Mary éprouvait pour lui une sorte d’instinctive aversion.

L’honorable Godfrey avait alors de trente à trente-cinq ans. Sa figure, assez belle, mais rougie par l’habitude des liqueurs fortes autant que par l’effet d’un tempérament sanguin à l’excès, offrait les caractères distinctifs du type saxon, reproduit avec une énergie presque brutale. L’égoïsme se lisait en grosses lettres sur ses traits écarlates, et la violence perçait sous l’enveloppe compassée que le flegme britannique met uniformément autour de toutes les physionomies.

Angus pensait que l’Honorable Godfrey était amoureux de sa sœur Mary. Mac-Nab prétendait le contraire.

Fergus, lui, avait les sympathies d’Angus et l’amour de Mary.

Les choses ne pouvaient demeurer long-temps ainsi sans qu’on parlât de mariage. Mac-Nab, dès qu’il eut connaissance des prétentions du jeune Irlandais, s’y opposa de tout son pouvoir, mais Mary jeta en pleurant ses deux jolis bras autour du cou de son frère, qui jura que le mariage se ferait.

Fergus et Mary furent fiancés.

Il y avait, entre Fergus et l’Honorable Godfrey de Lancester une antipathie naturelle, qui se traduisait de la part du premier en dédaigneux silence et, du côté du nobleman, par de provocants regards et des mouvements de haine à peine dissimulés. Ils se rencontraient fort souvent dans la maison d’Angus, mais O’Breane avait pris l’habitude de céder la place et se retirait aussitôt qu’apparaissait l’héritier du lord. Par ce moyen, un éclat avait été jusque alors évité.

Le lendemain du jour où le mariage avait été résolu, la famille Mac-Farlane devait partir pour l’Écosse où l’appelait momentanément la conduite du procès ; Fergus était seul dans le parloir où il attendait Mac-Farlane. Avant que ce dernier fût arrivé, on introduisit l’Honorable Godfrey de Lancester, dont le visage en désordre annonçait une violente colère toute prête à éclater. Fergus, suivant sa coutume, prit son chapeau et se dirigea vers la porte en silence.

— Dieu mee damne ! murmura brutalement Godfrey, ce rustre a du moins le bon esprit de prendre la porte de lui-même.

Fergus s’arrêta et regarda en face M. de Lancester, qui se jeta sur le divan et croisa ses jambes avec une nonchalance affectée.

— Je pense que c’est de moi que vous parlez, monsieur ? dit Fergus.

— Cela pourrait, pardieu ! bien être, jeune homme, répliqua Godfrey. Fergus rougit, mais ne perdit point son calme.

— Monsieur, reprit-il, à la manière dont commence cet entretien, il me semble que mieux vaudrait le continuer au dehors…

Godfrey haussa les épaules et ne bougea pas.

— Car je suppose, poursuivit Fergus, et j’espère qu’il y a autre chose que de la lâcheté derrière votre insolence.

— Allez ! dit Lancester qui se leva en souriant. Je vous suis.

Fergus passa le premier et M. de Lancester le suivit en effet en boutonnant prestement les revers de son habit.

Comme ils entraient dans la rue, Fergus voulut prendre la parole.

— Plus loin ! dit M. de Lancester, qui tourna l’angle de Shorts-Gardens et entra dans Belton-Street.

Fergus le suivit à son tour. — Godfrey quitta le trottoir et vint se poser au milieu de la rue. C’était à cette époque encore un homme très robuste, et la posture qu’il prit, bien connue dans Londres où le pugilat est une science populaire aussi bien qu’aristocratique, fit ressortir davantage les vigoureuses proportions de son torse.

Il n’y avait dans la rue que de rares passants, affairés, qui foulaient le trottoir les mains dans leurs poches et l’œil fixé droit devant eux, comme il convient à des gens versés dans l’art de marcher en public et qui ne veulent point recevoir vingt coups de coude par minute.

— Allons, monsieur, dit Godfrey d’un ton provoquant, — s’il vous plaît de continuer ici notre entretien, je suis à vos ordres.

— Il me plaît, monsieur, répliqua Fergus en s’avançant, de vous demander compte de votre brutale insolence.

— Soit, jeune homme. Je vais vous rendre mes comptes… et je serai bien trompé, pardieu ! si vous vous avisez de m’en demander jamais d’autres… Procédons par ordre : d’abord, vous aimez miss Mac-Farlane, et cela ne me convient pas… Ensuite, je crois que miss Mac-Farlane vous aime… Enfin, on m’a dit que vous alliez l’épouser.

— C’est vrai, répondit Fergus.

— Non pas !… Avant cela, jeune homme, je vous briserai les côtes.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria O’Breane dont la tête s’échauffait, — ma patience se lasse et je vais vous en faire repentir…

Il ne put achever, parce qu’un coup de poing du nobleman l’atteignit en pleine poitrine et le jeta violemment à la renverse.

L’Honorable Godfrey de Lancester était le meilleur élève du fameux Holmes, de Covent-Garden, qui tint pendant près d’un quart de siècle le sceptre du ring à Londres, et dont le portrait en pied se voit encore dans tous les public-houses où s’assemblent les boxeurs.

Godfrey se remit en garde aussitôt et sourit avec satisfaction.

Les passants s’arrêtèrent des deux côtés de la rue, sur le trottoir. Un boxing dans la boue est une bonne fortune qui devient rare et dont les cokneys apprécient de plus en plus le charme. — Ici, le début promettait.

Fergus se releva, étourdi, furieux. Sans calculer son attaque et sans prendre plus de précaution que la première fois, il s’élança de nouveau. — Le bras de Godfrey, ramené à la hauteur de l’œil, se déploya. — Une seconde fois Fergus roula sur le pavé, où il demeura quelques secondes, immobile et comme anéanti.

Il va sans dire que personne ne bougea pour lui porter aide. — Quelques laconiques dialogues couraient seulement dans l’assistance qui augmentait sur le trottoir et envahissait déjà la rue.

— Bonjour, monsieur Hobson… Comment va ?… Voici un jeune gaillard qu’on est en train d’assommer… Comment est votre lady ?

— Monsieur Sinclair, je vous salue… Le coup était bon… Le jeune homme a dû voir du feu… Votre lady se porte bien ?

— Ce qui est sûr, c’est qu’il en a assez, je crois… Voyez, il ne bouge plus.

Quelques mains applaudirent. — Le coup était bon. — Godfrey, athlète émérite, en frappant un homme tout à fait étranger à l’art du pugilat, abusait assurément de son avantage et faisait aussi positivement acte de lâcheté qu’un soldat armé de toutes pièces qui se servirait de son épée contre un ennemi désarmé, mais, à Londres, nous ne saurions trop le répéter, on ne raisonné point ainsi. Le sens de la générosité y fait défaut à tous. Être le plus fort, voilà l’honneur ; être le plus riche, voilà la gloire.

C’est au point qu’on serait fort embarrassé pour découvrir l’endroit précis où commencent les susceptibilités de nos gentlemen. — À la Chambre basse, un député traite son collègue de roquet et lui dit que Robert Peel le fait marcher à coups de fouet. Le collègue trouve cela tout simple et riposte au préopinant en le traitant de caniche et en l’accusant d’avoir léché la botte de John Russell. — Et la Chambre de rire !

En un mot, les instincts chevaleresques nous sont presque aussi étrangers qu’aux Américains eux-mêmes.

Le coup était bon, qu’importait le reste ? — Godfrey ne mettait point son talon sur la poitrine du vaincu, n’était-ce pas assez de grandeur d’âme ?

Cependant M. Hobson et M. Sinclair se trompaient. Fergus n’en avait pas assez. Après quelques secondes d’immobilité, il se releva. Son visage était livide, et, au milieu de cette pâleur, ses yeux rayonnaient un feu sombre.

Il ne se rua point comme naguère à la rencontre de son adversaire ; il le mesura un instant du regard et s’avança vers lui à pas lents, les bras pendants, le corps et le visage complètement découverts.

Un frémissement de curiosité courut dans l’assistance. Chacun s’arrangea pour voir mieux et ne rien perdre du dénouement, car il était évident pour tous que l’athlète allait pouvoir choisir une partie vulnérable. — Il y avait à espérer mort d’homme.

Le regard de Godfrey devint en effet attentif, et se darda, perçant, sur le point où la poitrine cède et se creuse en rejoignant l’estomac.

Fergus avançait toujours. — Godfrey visa et frappa de toute sa force. L’un de ses poings attaqua la poitrine de Fergus, qui rendit un son creux, effrayant à entendre, l’autre toucha la naissance du front, et fit jaillir en gerbes de minces filets de sang.

À la stupéfaction générale, Fergus ne tomba point sous ce double coup. Il ne chancela point ; il ne recula point. Le choc s’émoussa sur sa chair comme s’il eût rencontré l’airain d’une colonne. — L’assemblée, dont l’avide intérêt était porté au comble, laissa échapper un sourd murmure en le voyant debout toujours et droit et ferme, avec une étoile sanglante au milieu de son front pâle.

Godfrey lui-même s’attendait si bien à le terrasser encore, sinon à le tuer du coup, qu’il ne mit point sa prestesse ordinaire à ramener ses poings à la parade. Dans sa certitude du triomphe, il oublia la règle principale, le fondement de l’art. Quand il reconnut son erreur, il n’était plus temps de réparer la faute commise. Les deux mains de Fergus, — deux tenailles d’acier, — se refermaient sur ses bras qu’elles broyaient.

Le nobleman pâlit à son tour, car l’haleine de Fergus lui brûlait le visage, car les yeux de Fergus, ardents et sombres, fascinaient ses yeux déjà troubles et emplis de terreur. Il voulut dégager ses bras. Impossible ! La pression des doigts de Fergus, égale, continue, patiente, lassait ses efforts impuissants, et avait la ténacité de ces anneaux de fer rivés aux poignets des condamnés.

Il se vit perdu. — La foule faisait silence. — On n’entendait que la voix de quelques hommes de police, qui, empêchés par la cohue, tâchaient de percer la barrière humaine formée autour des combattants, et menaçaient en vain de leur baguette plombée.

Fergus semblait grandir dans sa colère. Sa belle taille se redressait avec une fierté terrible en face de son adversaire dompté. Ses traits doux et charmants avaient pris une sauvage et implacable puissance…

Il ramena les bras de Godfrey en arrière et les lâcha tout à coup pour jeter les siens autour des reins du nobleman terrifié, qui se sentit perdre plante. — L’assistance vit les traits de M. de Lancester se contracter horriblement, et entendit un sourd craquement d’os broyés. — Fergus alors lâcha prise, et Godfrey s’affaissa, inerte, sur le sol.

— Il est mort ! il est mort ! cria-t-on de toutes parts.

Et la foula s’ébranla, non point encore pour secourir, mais pour toucher après avoir vu.

Ce mouvement livra passage aux hommes de police, qui, suivant la coutume de tous les gens de police de toutes les contrées de l’univers, parurent sur le lieu du désastre lorsqu’on n’avait plus besoin d’eux.

Lancester gisait immobile. — Quant à Fergus, qu’une indomptable volonté avait seule soutenu dans le dernier acte de ce drame, il s’appuyait au bronze d’un réverbère, épuisé, râlant, près de défaillir.

On le conduisit devant le magistrat, tandis que M. de Lancester était placé sur un brancard qui le ramena dans Portland-Place, chez son père, le lord de White-Manor.

Ceci s’était passé en plein soleil, devant mille témoins.

Un mois après, Fergus O’Breane comparaissait devant le grand jury de la cour des sessions, comme accusé de tentative d’assassinat avec préméditation et guet-apens contre la personne de l’Honorable Godfrey de Lancester, héritier présomptif de la pairie de White-Manor.

Fergus était prisonnier depuis lors, parce qu’il n’avait point pu fournir caution.

C’est assurément une belle et noble prérogative du citoyen anglais que l’habeas corpus.

Notre loi vient ici en aide à l’accusé innocent, et lui épargne ces longues détentions préventives, ces mois, ces années de captivité que la justice de plusieurs pays du continent, et notamment la justice française, inflige sur un soupçon et comme à l’aveugle. Nous sommes ici évidemment en avance sur le chemin de la civilisation, et notre corps de droit, si confus qu’il puisse être, se montre exempt du moins de cette honteuse et flagrante contradiction du code français, qui, tout en proclamant bien haut que tout prévenu est réputé innocent avant sa condamnation, commence par le jeter en prison, sauf à l’acquitter ensuite.

Mais pourquoi faut-il que chez nous l’argent soit la condition expresse et fatale de l’exercice de tout droit ? Cet habeas corpus, tant et si justement vanté, profite au riche et laisse le pauvre dans les fers.

Le pauvre qui tâche chaque jour, péniblement et par un travail sans trêve, à gagner son repas du soir, a-t-il donc des fonds en réserve pour le cas où le hasard, l’erreur, la perfidie feraient peser sur sa tête une accusation ? N’est-ce point moquerie que de lui demander alors, à lui qui a faim et qui couche sur la cendre, une caution personnelle ?

Certes, il faut une garantie à la justice. Mais l’argent est-il donc l’unique, l’éternelle garantie ? Le malheur appellera-t-il donc toujours d’autres malheurs, et ne se lassera-t-on point de tracer autour de l’indigent un cercle vicieux de soupçons et d’impossibilités ?…

Godfrey de White-Manor avait été bien près de succomber aux suites de la terrible étreinte de Fergus. Durant la première semaine, les médecins avaient eu peu d’espoir de le sauver ; mais il avait pris le dessus et entrait en convalescence. Godfrey appartenait à une famille puissante et il était altéré de vengeance. Autour de son lit de malade un conciliabule se forma : des gens de loi se relayèrent à son chevet ; on s’entendit ; on combina les faits ; on ourdit une trame à laquelle Fergus, seul, malade lui-même dans sa prison, et se croyant fort de son innocence, ne devait point échapper.

Fergus subit dans sa prison un luxe d’interrogatoires, et il dut voir dès l’abord qu’on ne l’accusait pas seulement d’avoir été acteur dans une rixe, accompagnée de violences. Il était jeune ; il mit sa foi dans l’équité de ses juges et répondit suivant la vérité.

C’eût été pour lui une consolation bien grande que d’avoir des nouvelles de Mary et d’Angus. Mais il ne s’étonna point trop de leur silence. La famille de Mac-Farlane devait être en Écosse, et sans doute Mary et Angus ignoraient son malheur.

Il écrivit à Lochmaben ; il ne reçut point de réponse.

Dans la solitude de sa prison, ses vastes plans de vengeance, un instant mis à l’écart, revinrent solliciter son esprit. La première fois qu’il tourna de ce côté les regards de son intelligence, il eut un accès de découragement profond, car depuis plusieurs mois il avait marché en arriéré plutôt qu’en avant, et son projet lui apparaissait maintenant comme un rêve insensé.

Ce fut l’affaire d’une nuit. — Fergus était un de ces esprits hardis qui coulent en bronze leurs imaginations, et changent en combinaisons méditées froidement, étudiées profondément, le premier jet, téméraire et fou, de leur pensée. Son projet avait déjà des racines assez fortes en lui pour que chacune de ses faces, passagèrement oubliée, revînt se présenter à son tour et subir l’examen. À mesure qu’il divisait et comptait ainsi les foudres composant le faisceau mis en réserve quelques mois auparavant, son enthousiasme lui était rendu. Il revoyait les défauts de l’armure britannique ; il retrouvait ses chances d’attaque et de victoire. L’avenir s’ouvrait pour lui de nouveau, et du fond de son humide cellule, sur le grabat misérable où s’étendaient ses membres malades, il poussa, plein d’ardeur et d’espoir, son cri de bataille :

— Guerre à l’Angleterre !

Hélas ! quel néant d’un côté ; de l’autre quelle colossale puissance !

Fergus n’avait même pas la liberté pour croiser sa frêle épée contre la massue du géant. Ses mains, faibles qu’elles étaient, avaient en outre des chaînes, et le colosse ennemi allait l’écraser dans sa marche, l’écraser sans le voir et sans connaître la guerre déclarée, comme le paysan cheminant la nuit écrase du pied, à l’aveugle, le scorpion dont la mortelle piqûre le menace.

Lorsque Fergus comparut devant le grand jury assemblé dans Old-Bailey, il n’y eut qu’une voix sur son affaire. Il fut renvoyé devant la cour.

Ce premier coup le surprit douloureusement ; mais ceci n’était, après tout, qu’un préliminaire. Il avait été si brutalement attaqué ; le cas de légitime défense était si manifeste, et tant de témoins avaient assisté à la querelle, qu’une condamnation lui semblait impossible.

Fergus, tout armé qu’il était contre l’Angleterre, ne connaissait pas encore tous les torts à redresser, toutes les hontes à purger. Rien n’est impossible à Londres, en fait de condamnation. Nos annales judiciaires sont les plus riches du monde entier en erreurs inexcusables et en sanglantes iniquités. Nous avons d’une part le tortueux dédale de nos lois, de l’autre le faux témoignage, organisé sur une échelle inconnue partout ailleurs. Lord Holland n’a-t-il pas dit, à l’occasion d’un procès célèbre, qu’entre le tribunal de Ponce Pilate et la cour d’assises il choisirait le juge qui condamna Jésus-Christ ?

Godfrey de Lancester et ses conseillers étaient mieux instruits que Fergus. Ils savaient que les cellars de Long-Lane et d’Aldergate-Street sont habités par une population famélique et misérable, dont l’unique industrie est le faux témoignage, et qui tient le parjure à des prix fort modiques, depuis un pot de gin jusqu’à huit ou dix shellings. Toutes leurs mesures étaient prises. À l’audience, un bataillon serré d’hommes achetés vint déposer que Fergus avait attaqué le fils du lord traîtreusement et à main armée. Fergus croyait rêver. Il s’agitait sur son banc et criait : — Mensonge ! Mais les témoins se succédaient sans relâche et déposaient tous dans les mêmes termes.

— Mensonge ! mensonge ! répétait machinalement Fergus.

L’huissier criait silence et l’attorney du roi avait peine à contenir l’indignation soulevée en lui par l’effronterie des dénégations de l’accusé.

Quant aux gentlemen jurés, ils tuaient le temps de leur mieux, et combinaient le menu de leur repas du soir.

Un dernier témoignage vint porter à l’accusé le coup de grâce.

L’homme qui l’apporta était une sorte de mendiant, âgé d’une vingtaine d’années, et dont toute la personne présentait le plus repoussant aspect. Ses cheveux rudes et touffus à l’excès rejoignaient presque ses sourcils, dont les poils hérissés cachaient un œil cauteleux et méchant. Tous les penchants ignobles et mauvais se lisaient sur cette physionomie dont un sourire hypocrite et bonhomme complétait l’ensemble, faux jusqu’à la perfidie, bas jusqu’à l’abjection.

Il s’avança vers le tribunal d’un pas saccadé, inégal et dont chaque enjambée disloquait tous ses membres. Arrivé devant la barre, il salua le juge, les assesseurs, l’alderman, les jurés, le greffier, l’attorney du roi, les avocats, l’auditoire et le constable qui l’avait amené.

— Oh ! Vos Honneurs, dit-il avant qu’on l’interrogeât, — mes bons lords, je jure sur l’évangile et sur tout, que je sais la vérité… Dieu ait pitié de moi à l’article de la mort ! Je vais dire toute la vérité… Vos Honneurs m’ont condamné hier à la déportation pour une pauvre douzaine de foulards qu’on a trouvée dans ma poche… Mais je ne me plains pas, mes bons lords !… La vie est durement chère à Londres, et je trouverai peut-être là-bas, comme on dit, de l’autre côté de l’eau, à gagner honnêtement mon pauvre pain… Oh ! oui ! je n’ai point d’intérêt à tromper la justice, et je connais bien Fergus O’Breane, le scélérat !…

Fergus voulut répliquer. L’huissier cria silence.

— C’est cela, dit le témoin, faites-le taire, le brigand !… Oh ! Vos Honneurs, est-il possible d’avoir l’âme assez noire pour assassiner le fils d’un lord ! d’un lord qui a des millions de livres sterling !… Je le connais, allez ! Il demeurait dans Saint-Gilles avec son brigand de père !…

— Misérable ! s’écria Fergus d’une voix tonnante.

— Faites-le taire ! reprit le témoin, ou il va mentir comme un mécréant qu’il est… Il demeurait dans Saint-Gilles avec sa mère et sa sœur, — une mendiante dont lord Fitz-Allan, — que Dieu bénisse Sa Seigneurie ! — a fait une belle dame avec des diamants et des cachemires…

Fergus laissa échapper un sourd gémissement.

— Et bien souvent, poursuivit le témoin, sachant que j’étais un pauvre homme, il m’a proposé plein mon chapeau de couronnes si je voulais donner un coup de couteau au fils du lord.

— Sur mon salut ! s’écria Fergus, je n’ai jamais parlé à ce malheureux !

— Silence ! dit l’huissier.

— Oh ! que si, Vos Honneurs, reprit encore le témoin, qui tâcha d’appeler sur son laid visage une expression de candeur ; le brigand m’a parlé, aussi vrai que mon nom est Bob Lantern… et c’est le nom d’un pauvre bon garçon, mes chers lords ! Il y a bien long-temps qu’il guettait le moment de faire son coup et plus d’un honnête compagnon a passé pour moins que cela par les mains de Jack Ketch (le bourreau) j’en jure sur la Bible et surtout, mes lords !

Bob Lantern s’en alla s’asseoir et cligna de l’œil en regardant l’avocat de Godfrey. Celui-ci lui fit un signe de tête protecteur. — Le jury déclara Fergus coupable à l’unanimité, et l’arrêt qui le condamna à la déportation fut regardé comme un acte de clémence ; car, manifestement, il méritait d’être pendu.

Fergus sortit de l’audience, en proie à une sorte de torpeur. Il ne mesura point la portée du coup, tant la surprise engourdissait ses facultés. De retour dans sa prison, une fièvre violente s’empara de lui. Il perdit le sentiment de son malheur.

Quand il s’éveilla de ce long sommeil de son intelligence, plusieurs semaines le séparaient déjà du jour de sa condamnation. Il était en rade de Weymouth, sur le hulk (ponton) le Cumberland, prison flottante destinée aux déportés sur le point d’être embarqués pour l’Australie.


IX


LES PONTONS.


Fergus O’Breane était étendu sur une couchette étroite et inclinée dans une galerie basse d’étage et toute pleine de lits semblables au sien. De distance en distance s’échelonnaient des sentinelles, en costume de matelots, qui portaient le coutelas nu à la main.

Le lit de Fergus était placé près d’un sabord, mais il tournait le dos à la lumière et ne pouvait, en ce premier instant lucide, avoir aucune idée du lieu où il se trouvait.

La première figure qu’il aperçut à son chevet le fit douter de la réalité de tout ce qu’il voyait. Cette figure était celle de l’odieux mendiant dont le faux témoignage avait déterminé sa condamnation. Fergus cacha son visage entre ses mains pour chasser cette apparition de triste augure, et fit appel à ses souvenirs. Mais ses souvenirs se mêlaient confusément, et une brume épaisse emplissait sa mémoire. Il avait la vague conscience d’un malheur et n’eût point su définir l’espèce ou l’étendue de ce malheur.

— Je ne sais… je ne sais ! murmura-t-il avec fatigue. Peut-être ai-je perdu la raison…

— Oh ! que non pas, mon joli jeune monsieur, répondit la voix de Bob, qui fit tressaillir le malade sous sa grosse couverture de laine grise ; — vous avez seulement eu une petite fièvre de rien, avec quelque chose comme un peu de délire pendant un mois à six semaines… voilà tout.

Fergus rouvrit les yeux et ne put retenir un mouvement de dégoût en voyant le crasseux visage de Bob Lantern sourire à quelques pouces du sien.

Bob avait déjà dans ce temps des dispositions à devenir philosophe. Il vit le mouvement, comprit, et ne se fâcha point.

— Je conçois ça, reprit-il, mon joli garçon, je conçois ça. Ma figure vous donne mal aux nerfs à cause de l’histoire de Old-Court…

— Old-Court ! répéta machinalement Fergus.

Puis, sa mémoire s’éclairant tout à coup, il poursuivit avec une soudaine violence :

— C’est toi, misérable !… Je me souviens !

Il essaya de se jeter hors de son lit ; mais Bob, qui s’était levé fort tranquillement, le contint sans grand’peine.

— Là, là ! dit-il, mon joli monsieur, je conçois ça… Mais tenez-vous en repos… Voilà quinze jours que je suis votre garde-malade, et Dieu sait si j’observe comme il faut les ordonnances du jeune docteur Moore, l’aide-chirurgien du ponton…

— Nous sommes donc sur un ponton ! s’écria Fergus.

Sur le plus beau ponton de la rade… le Cumberland… qui fut démâté à La Hogue… Ah ! Mr Moore connaît l’histoire du Cumberland !… et c’est un jeune gaillard qui ira loin ! je vous disais, mon joli garçon, que pour mes peines et soins j’ai bien mérité le pardon d’une pauvre plaisanterie… Bien, bien, mister O’Breane ! Je sais que vous allez vous récrier… Mais écoutez donc ! La vie est si durement chère ! Le fils du lord m’avait fait donner une livre…

— Et c’est pour une livre, malheureux ! …

— Je tâchai bien d’avoir davantage, mais Gilbert Paterson est un matois compère… D’ailleurs, je ne mentais pas tout à fait. J’ai bien connu dans Saint-Gilles M. Chrétien O’Breane, le digne homme… et mistress O’Breane, la sainte dame !… et la petite demoiselle… et vous aussi, mon joli garçon… Tout cela m’a souvent fait l’aumône lorsque je jouais l’épileptique sur le pavé de Bainbridge-Street… Ah ! ah ! je parie que vous vous souvenez de l’épileptique ? c’est un fameux métier, voyez-vous, monsieur O’Breane.

Bob interrompit brusquement et reprit d’un air piteux.

— Mais on a durement froid, l’hiver, dans les ruisseaux de Saint-Gilles, après tout, et c’est bien le moins qu’on y gagne son pauvre pain.

Fergus était bien faible. Sa récente colère avait suffi à le briser. Il n’écoutait plus guère, et les paroles de Bob Lantern arrivaient à son oreille comme un murmure indistinct et confus. Celui-ci s’en aperçut et prit son bras qu’il serra pour éveiller son attention.

— Mon joli monsieur, poursuivit-il, écoutez-moi bien. Quand un service ne me coûte rien à rendre, j’oblige volontiers mon prochain… et d’ailleurs avec vous je me suis payé d’avance, comme vous pourrez le voir lorsque vous aurez la force de compter votre bourse… Voici ce dont il s’agit. Vous êtes ici sur le Cumberland à deux lieues de la côte, et sous peu de jours vous serez embarqué sur le bay-ship[6]. — Une fois là, pas moyen d’en sortir… mais, tant que nous restons en rade, il y a de la ressource… M’écoutez-vous ?

Fergus fit un signe de tête affirmatif.

On entendit au même instant un bruit de pas et de voix à travers le plancher supérieur.

— Les voilà qui reviennent ! continua Bob. Ma faction est finie et je n’ai que le temps de vous faire la leçon… Vos camarades de chambre ont envie de revoir le pays et craignent le mal de mer… Ils font un trou là, derrière votre couchette… Vous les gênerez si vous n’êtes pas avec eux, et quand on les gêne…

Bob termina sa phrase au moyen d’une pantomime éminemment expressive.

— Pour éviter tout désagrément de ce genre, reprit-il, le meilleur moyen est de passer pour un initié… ce n’est pas difficile… nous ne nous connaissons pas les uns les autres… Dès qu’on verra que votre tête est revenue, on vous dira… souvenez-vous bien de ceci… Gentleman of the Night !… histoire de savoir si vous êtes des bons… Répondez sans hésiter : Son of the Family, et dormez sur les deux oreilles.

Une échelle qui communiquait de l’entrepont au pont se prit en ce moment à osciller sous le poids de nombreux condamnés qui commencèrent à descendre par l’écoutille.

Les gardes, qui, en l’absence des condamnés, s’étaient réunis et causaient, reprirent précipitamment leurs postes. Celui qui se plaça le plus près du lit de Fergus était un énorme garçon, énorme en longueur du moins, dont les bras et les jambes sortaient, osseux et maigres, de ses vêtements notablement trop courts. Ce grand garçon avait une fort honnête figure et portait sur tous ses traits l’apparence d’un complet repos d’esprit.

La nuit tombait. Les condamnés, après une prière en commun, lue par une manière de ministre qui éteignit sa pipe pour la circonstance, plièrent soigneusement leurs vestes et se mirent au lit. Quelques minutes après, le capitaine suivi d’un officier et d’un chirurgien, vint faire sa ronde.

Le chirurgien était M. Moore, jeune physician de grande espérance. Tel nous l’avons vu après vingt ans écoulés, tel il était alors. Seulement son front se couvrait d’un abondante chevelure, ce qui donnait de l’ampleur à la partie supérieure de sa tête et lui ôtait pour un peu cette face « en poire » étroite en haut, large aux mâchoires, qui dépara plus tard si énergiquement la régularité intelligente de ses traits.

La ronde s’arrêta devant la couchette de Fergus et M. Moore lui tâta le pouls.

— N’a-t-il point parlé ? demanda-t-il à Bob.

— S’il n’a point parlé, Votre Honneur ? répondit celui-ci d’un air innocent ; — il a parlé de toutes sortes de choses, oh ! oui… de jolies filles et de bonnes pommes de terre avec de l’ale…

— Le délire… murmura le capitaine.

Moore fit signe au grand garçon vêtu d’habits trop courts de s’approcher ; celui-ci prit incontinent une pose militaire, et s’avança en tirant son jarret étique, et en mesurant mathématiquement son pas.

— Avez-vous entendu parler cet homme ? lui demanda Moore.

— Cet homme, tonnerre du ciel ! répondit le bon Paddy O’Chrane qui était alors dans toute la fleur de sa jeunesse ; — je n’écoute pas, ou que la foudre me brûle ! ce que peuvent dire ces brigands, les pauvres diables.

— Cet homme a dû parler raisonnablement, reprit Moore. La crise de ce matin l’a sauvé.

— Tant mieux ! dit le capitaine. Cela fera un de plus.

Il faut savoir que la loi anglaise, qui laisse mourir de faim les ouvriers honnêtes, a des entrailles de mère pour les criminels. Un chirurgien serait bien mal venu à réclamer une prime quelconque pour avoir sauvé un tisserand de soie de Spitael-Fields ou un lighterman des docks de Londres ; mais s’il s’agit d’un voleur émérite, condamné à la déportation, la chose devient bien différente. Il y a prime pour le docteur et prime pour le commandant du ponton.

Ceci nous explique la joyeuse exclamation du capitaine.

L’officier qui accompagnait le commandant avait jusque alors éprouvé, à l’aide d’un maillet, les parois du ponton entre chaque couchette. On aurait pu remarquer que M. Moore se plaça dès l’abord à la tête du lit de Fergus et y demeura tout le temps de la visite, masquant ainsi la portion de paroi située entre le lit du malade et celui de son voisin de droite.

La ronde s’éloigna et l’officier ne toucha point le bois du ponton à cet endroit, soit par courtoisie pour le docteur, soit parce que l’état de Fergus ne permettait guère de penser à une tentative d’évasion de sa part.

On entendit le maillet retentir périodiquement, puis la ronde remonta sur le pont.

Bob avait gagné sa propre couchette, après avoir reçu les cordiales malédictions du matelot Paddy. Un infirmier vint apporter à Fergus un breuvage ordonné par M. Moore. Quand il fut parti, le silence s’établit dans l’entrepont.

Cela dura une demi-heure environ. — Le vaste dortoir était éclairé par quelques lampes suspendues à l’étage supérieur et dont la lueur insuffisante laissait tous les objets dans un tremblant demi-jour.

Les gardes, au nombre de quatre, se promenaient lentement dans la circonscription livrée à leur surveillance.

Fergus ne dormait pas ; mais la potion qu’il venait de boire engourdissait jusqu’à un certain point son esprit et son corps. Il reposait, tout en conservant la conscience de ce qui se passait autour de lui. — Au bout d’une vingtaine de minutes, il entendit un imperceptible bruissement de fers sous les couvertures du lit de son voisin de droite, lequel était un homme vigoureux et de mine résolue, comme Fergus avait pu le remarquer lors de l’arrivée des condamnés dans l’entrepont. Ce bruit n’avait rien d’extraordinaire en un lieu où plus de cinquante captifs dormaient avec leurs fers aux pieds et aux mains ; cependant il frappa une autre oreille que celle de Fergus, car le long matelot Paddy s’écria avec humeur :

— Jack, fils de Satan, triste rebut de Newgate, mon ami, que je sois damné si vous n’êtes pas le plus bruyant coquin que je connaisse… Et je connais bien des coquins, Jack, Dieu me punisse !… Écoutez-moi, drôle abject, éternelle damnation ! — que diable ! — Si vous ne finissez pas, il y aura pour vous vingt-cinq coups d’étrivières… ni plus ni moins, Jack, ou que je sois pendu comme vous le serez quelque jour, mon camarade !

Paddy O’Chrane avait prononcé ces paroles à voix haute. Pendant qu’il parlait, le bruit de fers augmentait loin de se ralentir. C’était au point qu’on aurait pu croire que la harangue du maigre gardien n’avait d’autre objet que de couvrir ce même bruit.

Il appuya ses derniers mots d’un geste qui pouvait bien être une menace, mais qui eut pour résultat de faire tomber sur le lit de Jack un objet qui scintilla aux lueurs intermittentes des lampes. Jack saisit prestement cet objet et se laissa glisser sur le plancher. — Ses fers restèrent sous sa couverture.

Il s’avança en rampant jusqu’à la couchette de Fergus. Paddy avait repris sa paisible promenade.

Fergus ne bougeait pas. Pendant une heure environ, à dater de ce moment, il entendit derrière lui, à quelques pouces seulement de son oreille, le grincement sourd d’une scie maniée avec d’infinies précautions. Au bout de ce temps, le sifflet du contre-maître retentit sur le pont supérieur. Jack regagna vivement son lit et se coula sous ses draps. L’objet brillant qui avait frappé déjà les regards de Fergus scintilla de nouveau sur la laine grise de la couverture. Le mince et long bras du gardien se tendit et l’objet disparut.

Au même instant, quatre matelots descendirent par l’écoutille. Ils venaient relever les sentinelles.

— Tom, mon camarade, tempêtes ! dit Paddy O’Chrane à son successeur, — je vous recommande ce dangereux coquin, cornes du diable ! de Jack Oliver, nous serons damnés, Tom !… S’il bouge, souvenez-vous que je lui ai promis vingt-cinq coups d’étrivières… Et là-dessus, bon quart, Tom, que Satan nous brûle !

Le lendemain, les choses se passèrent exactement de même. Le jeune docteur Moore servit encore d’écran à la paroi du ponton située à droite du lit de Fergus, durant la visite du capitaine, et le maillet de l’officier fit partout son devoir, excepté là. Bob Lantern, qui remplissait à bord le rôle d’infirmier, emploi fort convenable à son caractère miséricordieux, fut sans doute retenu auprès d’un malade plus pressé, car il ne parut point au chevet de Fergus.

Quand la nuit fut venue, le matelot de garde placé au poste occupé la veille par Paddy O’Chrane se montra aussi peu clairvoyant que ce dernier, car le voisin de gauche de Fergus put exécuter une manœuvre exactement semblable à celle de Jack Oliver. Il passa en rampant sous la couchette d’O’Breane qui feignait de dormir profondément, et pendant plus d’une heure le grincement sourd de la scie se fit entendre à quelques pouces de son oreille.

Cela dura plusieurs semaines. — Fergus se remettait rapidement. Les soins ne lui manquaient pas. Sa nourriture était bonne et saine ; on le laissait prendre l’air sur le pont tant qu’il voulait.

Fergus, ne l’oublions pas, était une tête d’homme dans ce troupeau humain. Il représentait une prime. C’était la prime qu’on soignait, qu’on choyait, qu’on laissait humer le bon air sur le pont.

Bob-Lantern ne se montrait plus guère, parce qu’il était retenu dans la seconde batterie, où les malades affluaient. Fergus n’avait garde de regretter son absence, car la vue de ce patelin et incurable pendard agaçait ses nerfs irritables et lui enlevait le repos dont sa convalescence avait un si grand besoin.

Toutes les nuits, à tour de rôle, Jack et le voisin de gauche, qui avait nom Randal Grahame, se relayaient sous les yeux du gardien pour avancer d’autant le percement de la paroi du ponton. Ce Randal Grahame était un personnage assez remarquable et tranchait énergiquement au milieu de cette armée de scélérats stupides ou infâmes, qui encombrait le ponton depuis la cale jusqu’à la batterie haute. C’était un homme de trente ans, portant sur son visage allongé outre mesure cette pâleur particulière aux gens dont les cheveux sont roux. Ses yeux bleus, à fleur de tête, recevaient en plein la lumière et n’avaient pour abri que l’arcade frontale, peu développée et plantée seulement, sur la ligne du sourcil, de poils rares et incolores. Le bas de sa figure, au contraire, malgré le règlement du bord qui veut que chaque prisonnier soit rasé tous les jours, disparaissait presque sous une moisson barbue, sans cesse coupée et sans cesse renaissante, dont les tiges avaient la dureté du chiendent. Ses traits étaient du reste aquilins et purement dessinés. Il y avait de l’intelligence et surtout de la volonté dans la courbe de son front, autour duquel se bouclaient ses cheveux d’un rouge d’acajou, et l’ensemble de sa physionomie ne manquait pas d’une certaine distinction. Randal était un montagnard d’Écosse. Il avait été condamné à quinze ans de déportation par la cour de Glasgow pour vol à main armée sur un grand chemin.

Fergus avait remarqué ce condamné en une circonstance fort commune sur les pontons, à bord du bay-ship et même dans la Nouvelle-Galles du Sud : nous voulons parler de la peine du fouet ou des étrivières, infligée aux pensionnaires de S. M. qui se montrent récalcitrants. Randal s’était rendu coupable de quelque faute contre la discipline, et l’un des midshipmen lui avait signé un bon au porteur de cinquante coups de lanière.

D’ordinaire, lorsque cette punition est infligée, le patient remplit l’air de ses cris et se débat sous le fouet en des convulsions désespérées. Randal, lui, se coucha sur le ventre, comme c’est la coutume, et tendit ses reins nus à l’exécuteur.

L’exécuteur était un lascar à mine sauvage dont le bras musculeux semblait une étude de bronze.

Il frappa. Chaque coup laissait une trace bleuâtre sur la peau de Randal, qui ne bougeait pas. Le sang coula bientôt. Au cinquantième coup, que le lascar sangla en poussant un soupir de fatigue, les reins de Randal ne présentaient plus qu’une large plaie.

Il se releva, prit la lanière dans les mains du lascar et l’examina durant quelques secondes attentivement. Son visage gardait un calme extraordinaire et n’avait point perdu cette pâleur transparente et sous laquelle se montre un fugitif reflet, couleur de brique, teint d’une extrême délicatesse, que rougit la moindre émotion, et dont Van Dyck a laissé une immortelle et frappante reproduction dans son portrait peint par lui-même.

À cette occasion, le long matelot Paddy O’Chrane prit le diable à témoin, — le diable et ses cornes, — qu’il disait la vérité en mettant Randal Grahame à la première place parmi les scélérats les plus endurcis.

Et il avait connu, ajoutait-il, — misères ! — des scélérats bien endurcis.

Quoi qu’il en soit, Randal remit tranquillement la lanière sanglante au lascar, demanda de l’eau et se lava lui-même.

Depuis ce jour, Fergus avait pris une sorte de sympathie pour cet homme dont l’énergie avait soutenu si victorieusement une épreuve où les plus courageux faiblissent. Néanmoins, cette sympathie était tacite aussi bien qu’irraisonnée. Fergus et Randal ne s’étaient jamais parlé.

Un soir, c’était Paddy O’Chrane qui était de faction et c’était au tour de Jack Oliver de travailler. Jack se mit en besogne comme d’habitude dès que le long matelot lui eut jeté l’instrument d’acier que Fergus avait vu scintiller sur les couvertures la première nuit de sa convalescence. Mais Jack ne travailla pas long-temps ce soir-là. Au bout d’une demi-heure à peine, le bruit sourd de la scie cessa tout à coup.

— Paddy ! Randal ! Roberts ! cria Jack dans un moment de joie folle, le trou est fait.

— C’est bon ! répondit Randal avec indifférence ; — laisse-moi dormir.

— Jack, misérable coquin ! s’écria Paddy O’Chrane qui déchargea un énorme coup du plat de son coutelas sur la couchette vide d’Oliver ; ne peux-tu dormir comme un chrétien, que Dieu me damne ! sans rêver tout haut et bavarder, — je me donne au diable ! — comme un demi-cent de commères ?

— Il a parlé d’un trou… dit l’un des gardiens d’un air soupçonneux.

Paddy déchargea un second coup sur le lit où Jack aurait dû être.

— Satan nous brûle ! Peter Bridgewell, il a parlé de trou, triste sot, mon ami, je pense que vous pouvez avoir raison.

— Peut-être ont-ils percé… voulut interrompre le gardien.

— Peut-être, comme vous dites, Bridgewell, je souhaite que le démon nous étrangle !… Mais si vous faisiez attention à vous, Peter, tonnerre du ciel ! vous verriez que Tom Bence vous a volé votre mouchoir dans votre poche, pendant que vous me regardiez avec des yeux d’oison étonné, — que je sois pendu et vous aussi !

Jack profita du mouvement que fit Bridgewell en cherchant son mouchoir, pour se couler prestement sous ses couvertures.

Le lendemain, à l’heure de la promenade sur le pont, l’œil le plus exercé n’eût pu saisir aucun signe d’agitation parmi les condamnés. Cependant l’évasion était résolue et fixée à la nuit suivante. Bob Lantern, qui ne s’était point montré de la semaine, reparut tout à coup ce jour-là.

— Oh ! mon joli monsieur, dit-il à Fergus, que vous voilà redevenu vaillant ! M. Moore est un habile homme.

Il fit mine de s’éloigner, mais, saisissant un moment où personne ne l’observait, il s’approcha de Fergus et lui glissa rapidement ces paroles :

— C’est pour cette nuit… Si on ne vous tue pas, vous vous sauverez, et on ne vous tuera pas si vous donnez le mot d’ordre.

Se sauver ! revoir l’Angleterre, Mary ! se trouver à la fois en face de ses amours et de l’adversaire que cherchait son implacable haine !… Fergus voulut interroger Bob, mais Bob était une anguille qu’on ne saisissait point aisément. Fergus l’aperçut deux ou trois fois sur le pont, souriant aux uns, tournant autour de la poche des autres, et ne put jamais réussir à le joindre.

Il alla s’asseoir contre les bastingages et tourna son regard vers la côte, dont les profils bleuâtres se détachaient sur le gris mat du ciel britannique. — Depuis quinze jours, toutes ses idées étaient revenues, idées de tendresse et de vengeance. Ces deux préoccupations se combattaient en lui et lassaient son esprit faible encore. Il aimait Mary, autant qu’un homme ardent et jeune et vierge de tout attachement peut aimer une femme. L’inconstance de son caractère ne pouvait influencer l’entraînement de cette première passion, puisqu’il ignorait lui-même encore cette inconstance. Il se croyait lié pour la vie et mettait tous ses espoirs de bonheur en Mary. L’idée qu’on pût devenir froid et oublier après avoir aimé si chaudement lui eût semblé alors mensonge ou folie.

Mais sa haine était bien forte aussi ; sa haine demeurait entière, inébranlable, parmi les suaves rêveries de son amour. Ses récents malheurs et l’injustice de cette société brutalement inique, dont l’arrêt le rejetait, meurtri, malgré son innocence, dans les rangs des plus éhontés scélérats, ajoutait des motifs personnels à sa passion de vengeance, et, plus que jamais, du fond de son cœur, s’élevait, menaçant, le cri de Chrétien O’Breane à l’agonie : — Guerre à l’Angleterre !

Toutes ces pensées roulaient confusément dans son cerveau, tandis qu’il regardait la côte. Il ne s’apercevait pas qu’un groupe de déportés s’était insensiblement formé autour de lui et le séparait complètement des sentinelles échelonnées sur le pont.

Ceux qui le serraient de plus près étaient Randal Grahame et Jack Oliver ; celui-ci cachait sous sa chemise un couteau de table aiguisé.

— Voilà un beau garçon qui n’est pas bavard, dit de loin Tom Bence ; — Jack, mon ami, tâche donc devoir un peu de quelle couleur sont ses paroles.

Fergus leva les yeux et tressaillit en se voyant ainsi cerné. Son premier mouvement fut de chercher une issue, mais Randal lui tenait déjà les deux bras par derrière. — Il se souvint alors de la dernière recommandation de Bob et eut comme une vague idée de ces paroles prononcées à son chevet par le mendiant le jour où il s’était éveillé de son délire, mais ces paroles lui échappaient d’autant mieux qu’il tâchait davantage à les ressaisir.

Jack Oliver se planta devant lui.

— Si tu bouges, tu es mort, dit-il, en posant la pointe de son couteau sur le cœur de Fergus ; — si tu cries, je te tue !… Voyons si tu sais parler en bon anglais, gentleman of the Night ?

Fergus hésita, bien que cette demande rafraîchît ses souvenirs et lui mît sa réponse, comme on dit vulgairement, sur le bout de la langue.

— Allons, Jack ! dit Tom Bence.

Oliver fronça le sourcil, mais, à ce moment même, Fergus se sentit serrer le bras par derrière, et la voix de Randal murmura quelques mots à son oreille.

And son of the Family ! répondit-il aussitôt.

Oliver remit prestement son couteau sous sa chemise.

— Tiens ! tiens ! dit Tom Bence ; — tout est pour le mieux, car on aurait eu de la peine à le faire disparaître comme il faut… Mais du diable si je n’ai pas cru…

— Il y a tout de même des choses durement étonnantes ! fit observer Bob en exécutant une heureuse tentative de soustraction dans la poche de Tom Bence, d’où il retira le mouchoir de Peter Bridgewell.

— Séparez-vous, Dieu nous punisse, rebuts de Newgate ! cria de loin le matelot O’Chrane ; — je veux être pendu, comme vous le serez tous jusqu’au dernier quelque jour, si les étrivières ne jouent pas avant ce soir !

Les déportés se dispersèrent. Randal seul demeura appuyé contre le plat-bord, auprès de Fergus. Celui-ci voulut le remercier ; car c’était Randal qui lui avait soufflé la réponse au mot d’ordre.

Mais à peine O’Breane eut-il ouvert la bouche, que l’Écossais lui jeta un regard d’indifférence glacée et tourna le dos pour s’éloigner lentement.

La nuit venue, la ronde eut lieu comme à l’ordinaire, et Fergus remarqua que les gardiens étaient cette fois tous les quatre de ceux qui se relayaient d’habitude devant sa couchette et jetaient la scie soit à Oliver, soit à Grahame.

Dès que la ronde fut partie, il se passa une scène fort extraordinaire. Quatre déportés quittèrent leurs lits et s’approchèrent des gardiens qui tirèrent eux-mêmes de leurs poches de fortes cordes à l’aide desquelles ils se laissèrent lier solidement.

— Tonnerre du ciel ! murmurait, pendant qu’on le garrotait, le maigre et digne matelot Paddy, — je veux être pendu, et, Satan me brûle ! j’en prends le chemin, tempête ! — si la Famille ne nous doit pas de bonnes rentes pour un si beau coup !… Serre plus fort, Jack, fangeux coquin, mon brave compagnon !… Et maintenant, détalez, vile séquelle ! Il y a un canot qui vous attend à la bouée… Bon voyage, Dieu, nous damne tous !… et que le diable vous emporte !

Les quatre gardiens se roulèrent en tous sens sur le plancher, sans doute pour mettre de la poussière à leur uniforme et faire croire à une lutte désespérée, puis l’évasion commença.

On retira la partie sciée de la paroi du ponton avec des précautions infinies. Trente condamnés étaient déjà à la mer qu’aucun bruit révélateur ne s’était fait encore. Il ne restait plus dans l’entrepont qu’une dizaine d’hommes, malades ou ne sachant point nager, Randal et Fergus.

— Allons ! mille misères ! dit O’Chrane, dépêchez-vous ! les cordes m’entrent dans la chair !

Fergus mit sa tête dans l’ouverture. — Randal l’arrêta par derrière.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.

Fergus, étonné de cette question, demeura sans réponse.

— Vous allez chercher, reprit lentement Randal, ce que vous aimez et que vous haïssez… Je sais votre histoire, votre amour qui est celui de tout le monde, vos espoirs de haine, qui sont ceux d’un grand homme ou d’un fou.

— Et comment le savez-vous ? dit Fergus qui ne connaissait nul confident de sa pensée.

— Vous aviez déjà le délire à Newgate, répondit Randal et j’étais votre compagnon de cachot… Écoutez-moi… Mary Mac-Farlane, votre maîtresse, est la femme de l’Honorable Godfrey de Lancester…

Fergus s’appuya, tremblant, à sa couchette.

— Dites-vous vrai ? murmura-t-il.

— Je dis vrai… Je suis du pays de Mac-Farlane et je connais le noble Angus tout aussi bien que vous… Voilà pour votre amour. — Quant à votre haine, il faut des monceaux d’or pour combattre l’Angleterre, et à Londres, où vous devrez vous cacher, c’est la misère qui vous attend !

— Dépêchez-vous, coquins stupides ! cria Paddy.

Fergus fit encore un mouvement pour s’élancer à la mer. Randal l’arrêta une seconde fois.

— N’allez-vous donc point vous sauver vous-même ? demanda Fergus.

— Non. Il me faut de l’or, à moi aussi… J’ai ma haine qui ressemble à la vôtre comme la raison peut ressembler à la démence… Je hais Londres. Autrefois, nous autres highlanders, nous étions des hommes vaillants, aux proportions héroïques et terribles… Londres a fait de nous des animaux curieux dont les enfants regardent les jambes nues et le plaid bariolé… Je veux être l’homme le plus riche de Londres… C’est là une vengeance.

— Et où pensez-vous trouvez cette opulence ?

— Là où fourmillent les hommes résolus, désespérés, avides…

Fergus baissa la tête et devint pensif.

— Par le trou de l’enfer ! s’écria O’Chrane ; — voilà bien les deux plus imbéciles scélérats que je connaisse… À l’eau ! tonnerre du ciel ! à l’eau, Satan et ses cornes ! à l’eau !

Fergus se tourna vers Randal et le regarda fixement.

— Y a-t-il beaucoup de ces hommes dont vous parlez à Botany-Bay ? demanda-t-il.

— Beaucoup… des hommes intrépides, patients, intelligents, indomptables… Des hommes qui peuvent assassiner, mais ne savent point trahir un serment… Des hommes qui, disciplinés et conduits par une haute pensée, renverseraient un empire…

Fergus jeta un dernier regard vers la côte d’Angleterre où quelques lumières brillaient dans le lointain, et ferma l’ouverture qui avait donné passage à ses compagnons.

Randal et lui s’étendirent sur leurs couchettes.


X


BOTANY-BAY.


Le bay-ship le Van-Diemen, portant à son bord cargaison complète de déportés à destination du port de Sidney, parmi lesquels se trouvaient Fergus O’Breane et Randal Grahame, manœuvrait à la hauteur des îles du cap Vert.

Le capitaine du ponton le Cumberland, de Weymouth, n’avait point eu beaucoup de primes à toucher pour les déportés confiés à ses soins. En revanche, Paddy O’Chrane et ses trois compagnons avaient encaissé force coups de lanières, suivant la méthode appliquée encore aujourd’hui envers les libres sujets de Sa Majesté. La punition s’était bornée là, parce que Paddy, faisant usage de son éloquence ordinaire, avait prouvé clair comme le jour que son énergie seule avait empêché Fergus, Randal et ceux qui ne savaient point nager, de se jeter à l’eau.

Quant au jeune docteur Moore, la Famille avait compensé pour lui et au delà, les libéralités philanthropiques du gouvernement.

C’est un véritable paradis flottant qu’un bay-ship bon voilier, portant nombreuse compagnie. Ici le capitaine et le chirurgien ont une prime pour chaque condamné rendu, sans avaries, aux établissements de l’Australie. En conséquence, ces deux fonctionnaires rivalisent de soins et de tendresses envers les criminels confiés à leur sollicitude. Vous diriez deux excellents pères veillant jour et nuit au bien-être d’une nombreuse famille.

Un de nos recueils périodiques qui compte des hommes éminents dans toutes les spécialités parmi ses rédacteurs, le London Magazine donnait, il y a quelques années, des détails d’un intérêt réel sur ces traversées de condamnés. Rien ne leur manque en vérité, ou plutôt ils ont tout à profusion. L’état, qui leur fait ces loisirs, n’y va pas de main morte. Ce que chacun d’eux dévore en un seul repas suffirait à deux ouvriers robustes et pourvus d’un appétit normal. « Le dimanche, dit la revue précitée, on leur sert à dîner une livre de roastbeef et une livre de plumpudding ; le lundi, égale quantité de porc au milieu d’une purée de pois… Le vendredi, du bœuf, du riz et du plumpudding… À la nuit tombante, on verse à chacun d’eux une demi-pinte de vin de Porto… »

Que d’honnêtes gens, bon Dieu ! voudraient avoir un pareil ordinaire !

Le vin de Porto surtout ne mêle-t-il pas une douce dose d’agréable à l’utile, représenté par le bœuf rôti et la purée de pois ?

Certes, les citoyens d’un pays assez opulent pour convier ses malfaiteurs à de tels festins doivent mener une royale vie, car comment penser que le gouvernement songe à gorger des criminels avant de venir en aide à l’innocence indigente ?

Évidemment ce serait là un éloquent appel au crime…

Et les choses vont ainsi pourtant, absolument ainsi. C’est le même pays qui entasse les provisions de toute sorte dans la cale des bay-ships et qui laisse périr cinquante mille malheureux dans les caves de Saint-Gilles. Les hommes qui se régalent de plumpudding sur la route de Botany-Bay et ceux qui meurent de faim faute de trouver dans les ordures de Londres assez de pelures de pommes de terre sont Anglais les uns et les autres. Seulement les premiers ont l’estimable avantage d’avoir commis un crime.

Il y a une chose surprenante, invraisemblable, miraculeuse, c’est qu’il se puisse trouver encore en Angleterre un homme pauvre et honnête à la fois.

Car il s’en trouve encore çà et là. — Mais la logique finit toujours par vaincre tôt ou tard. Cette exception anormale prendra fin, et il nous faudra, un jour venant, percer des meurtrières à nos maisons pour nous défendre contre les candidats à la déportation.

Fergus O’Breane reprenait rapidement ses forces. Une fois la maladie domptée, sa jeune et riche nature réagit et sembla vouloir effacer la trace de ce temps d’arrêt en se développant plus vite et mieux. Fergus sentait chaque jour en lui-même une vigueur nouvelle ; il sentait en même temps son intelligence grandir et sa volonté se rasseoir.

Comme en pleine mer les actions des condamnés sont contrôlées seulement eu égard à la sûreté du navire, il en résulte une liberté presque complète. Fergus et Randal purent donc aisément se rapprocher et nouer entre eux des rapports de tous les jours. Il y avait certes une large distance de Fergus à Randal, qui était en définitive un voleur de grand chemin. Mais Fergus avait découvert sous son esprit inculte et comme dépourvu de la science du bien et du mal, une sorte de hauteur native mêlée à un jugement droit et profondément perspicace. L’Écossais avait en outre une hardiesse de pensée, qui, jointe à la fermeté Spartiate que nous lui connaissons, pouvait, en quelque position qu’il se trouvât placé, le sortir des rangs vulgaires et porter sa tête au dessus de la foule.

Randal, comme on dit vulgairement, n’avait point jusque alors trouvé son maître. Tout obstacle avait plié sous la sauvage énergie de sa volonté. Lorsqu’il se rapprocha de Fergus, ce fut par un vague sentiment de pitié. Fergus était beau, et l’on sait quel prestige a la beauté pour les enfants de la nature. De plus, dans les cachots de Newgate, Randal avait reçu les involontaires confidences de sa fièvre, confidences sans portée précise, puisque le plan de Fergus n’était ni arrêté ni conçu, mais par cela même confidences plus étranges et faites davantage pour frapper l’esprit amant du merveilleux d’un montagnard d’Écosse. Lui aussi, d’ailleurs, avait son idée fixe, qui, sauf l’étendue, ressemblait pour un peu à la pensée de Fergus.

Comme nous l’avons vu, dans leur premier entretien, Randal tint le haut bout. Il était l’homme qui conseillait et venait de rendre un service.

Quiconque lui eût demandé, après un mois écoulé depuis lors, pourquoi les rôles avaient changé, pourquoi Fergus avait pris sur lui un entier empire, pourquoi, lui, plus âgé, plus expérient, plus fort, soumettait son esprit à celui de son jeune compagnon, l’aurait à coup sûr trouvé sans réponse. Peut-être ne s’en, apercevait-il point. Toujours est-il que le fait n’était pas contestable. Non seulement la supériorité n’était plus de son côté, mais l’égalité se rompait chaque jour davantage et, au bout d’un mois, si Randal eût interrogé sa conscience, il y aurait découvert les sentiments d’un serviteur subjugué, dévoué jusqu’à être enchaîné moralement à la destinée d’un ami de quelques jours, qui, par une série de transitions imperceptibles, mais rapides dans leurs successions incessantes, était devenu son maître.

Randal, après Mary Mac-Farlane, fut le premier qui subit ce charme occulte et irrésistible. Les autres suivirent. Quiconque approcha Fergus O’Breane et n’eut point pour le haïr de ces motifs auxquels avant tout, les hommes obéissent : l’amour, l’ambition, la vengeance, fut attiré, séduit, subjugué. — Quiconque le prit en haine fut vaincu et brisé. Hommes et femmes s’élancèrent vers lui d’une ardeur égale. Il fut Dieu pour les unes, roi pour les autres, et de même que l’amour qu’on ressentait pour lui arrivait au délire, de même l’amitié qu’il inspirait s’alliait inévitablement au respect.

Il est un travers commun à tous les vastes esprits contre lequel Fergus eût échoué peut-être dès l’abord. Ceux qui rêvent de grandes choses ne peuvent s’aviser que de grands moyens ; or, les grands moyens sont souvent hors de portée tout autant que le but. Randal se trouva sur le chemin de Fergus pour lui sauver cet écueil. Il mit son sens pratique parmi les fulminantes théories de ce terrible poète qui rêvait la chute d’un empire comme on rêve un drame ou une tragédie, sans penser qu’ici-bas il faut à toute œuvre un point de départ, et que le symbolique fils de Dédale, Icare, n’eût pas même pu essayer ses ailes de cire s’il ne fût monté au sommet d’une haute tour.

Randal Grahame servit en quelque sorte de repoussoir au pénétrant mais trop audacieux génie de Fergus. Il lui montra les problèmes, ce qui fut une occasion de les résoudre.

Et, dès ce temps, comme toujours depuis, Fergus se servit de l’instrument que la destinée mettait entre ses mains. Il l’aima. Mais il ne l’éleva point à la dignité de confident. Chaque problème résolu resta en lui. Randal, ignorant et devant ignorer toujours le plan de la grande bataille, ne connut que les détails suggérés par lui-même, quelques projets d’escarmouche où il devait faire le coup de fusil en tirailleur.

La traversée fut longue. Durant les heures de promenade sur le pont, Fergus fut initié à la constitution de la Grande Famille londonienne, qui, à part ses cent mille adhérents, se rattache de manière ou d’autre par des liens étroits ou larges tous les outlaws des Trois-Royaumes.

Randal et lui parlèrent aussi de Mary bien souvent, de Mary et d’Angus pour lequel O’Breane se sentait un attachement de frère. Mary avait été enlevée à la ferme de Leed, en Écosse, par l’Honorable Godfrey de Lancester qui l’avait épousée à Gretna-Green.

La perte de Mary était pour Fergus une cruelle souffrance, mais les labeurs de son intelligence lui sauvaient le désespoir. — Quant à l’héritier de White-Manor, Fergus, à proprement parler, n’éprouvait point pour lui de haine, pas plus qu’il n’éprouvait de haine pour le séducteur de Betsy.

On eût dit que sa faculté de haïr était complètement absorbée ailleurs et ne pouvait plus être affectée par ces aversions particulières d’homme à homme qui se taisaient devant le cri implacable et puissant poussé contre l’Angleterre elle-même.

Après une traversée de cinq mois, durant laquelle on n’avait relâché qu’une seule fois sur la côte du Brésil, le bay-ship arriva en vue de Sidney. Dès ce moment, Fergus et Randal avaient arrêté un projet d’évasion, dont l’exécution, indéfiniment remise, devait avoir d’importants résultats.

Le canon de Sidney avait annoncé l’entrée en rade du Van-Diémen, et le pavillon d’arrivée était hissé à la pointe de South-Head. La péniche du pilote royal accosta bientôt après le navire et le conduisit jusqu’au milieu du port. Là, plusieurs formalités s’accomplirent, à la suite desquelles le maître du port prit dans son canot le capitaine et le chirurgien pour les conduire à la maison du gouvernement.

Le capitaine était à peine parti que cent barques quittèrent le bord à force de rames et entourèrent le Van-Diémen en un clin d’œil.

Sur ces barques, joyeusement pavoisées, on riait, on chantait, on criait. C’était une immense clameur de bien-venue.

On voyait sur ces barques des hommes, des femmes, des enfants. Tout cela était gras et frais, tout cela regorgeait de santé. Un sourire béat embellissait uniformément toutes les physionomies. Cette population respirait la plénitude du bien-être matériel.

Aux temps du paganisme, il y avait comme cela, disent les poètes, un petit coin du globe où le malheur était inconnu. Ce lieu fortuné avait nom l’Arcadie. Il était habité par des bergers candides et des bergères roses, innocents, les uns et les autres, autant et plus que leurs brebis. L’enfance y était sainte, l’âge viril paresseux, mais irréprochable ; la vieillesse, ornée de barbes blanches, s’y couronnait philosophiquement de pampres et buvait du verjus dans des coupes de pierre, comme il convient à des pasteurs de grand âge, élevés dans la crainte de Bacchus. Tout avait, en un mot, dans cette molle et douce Arcadie des temps mythologiques, un enfantin parfum d’innocence et de naïveté. Volontiers croirions-nous que les loups n’y avaient point de dents.

Cette Arcadie mourut un beau jour, empoisonnée par sa propre fadeur. Flûtes à trois trous, pipeaux enrubannés, bergères joufflues, houlettes fleuries, tout cela descendit à la fois dans la tombe.

Nous autres qui sommes des chrétiens, mieux que cela, des chrétiens réformés, nous ayons ressuscité l’Arcadie. Seulement, comme les mœurs ont changé, nos bergers mangent d’énormes tranches de bœuf, au lieu de sucer le sucre liquide du lotus ; au lieu de boire du lait, ils s’enivrent de rack.

Notre Arcadie, nous en faisons serment, ne se mourra jamais de fadeur. Bergers et bergères y possèdent un parfum très suffisamment relevé. Ce n’est plus l’innocence, candide jusqu’à la niaiserie, c’est le crime obèse, prospère, qui se repose et s’engourdit dans l’abondance ; c’est Newgate, transformé tout à coup en paradis terrestre.

Le but est atteint, nous le pensons. Les mauvais instincts se taisent dans cette absence complète de besoins. Celui qui volait pour manger, qui assassinait pour vivre, ne vole plus et n’assassine plus.

Mais n’est-ce pas chose étrange et honteuse ? Si la société, qui est forte, doit user parfois de clémence envers le crime, est-ce à dire qu’il faille descendre jusqu’à la faiblesse ? N’a-t-elle pas l’air, en agissant ainsi, de capituler avec qui l’attaque, elle dont l’oreille se ferme toujours au malheureux dont la seule arme est la prière ? Quoi ! vous que la misère entoure et presse de toutes parts, vous dont les palais s’élèvent littéralement du sein de la fange, vous possédez au loin un lieu de refuge aussi vaste qu’opulent, un Chanaan dont la surface envelopperait dix fois l’Angleterre, un paradis où toute cette tourbe agonisante dont le râle inquiète votre sommeil retrouverait aisément la force et la vie, et vous ne signez pas un seul passeport pour cette terre promise sans qu’on vous y force le pistolet sous la gorge ! Vous repoussez ceux qui implorent, vous cédez à ceux qui menacent ! Sous prétexte de punir, vous récompensez ; et pour mériter vos bienfaits, il faut obtenir de vos cours de justice un certificat de massacre et de pillage ! Ah ! c’est de l’égoïsme sans doute, mais de l’égoïsme stupide encore plus qu’infâme, de l’égoïsme qui passe par la lâcheté pour atteindre la démence !

Qu’arrive-t-il ? — Nous ne parlons plus de la misère affreuse qui vous assiège et que vous traitez à la manière des sauvages de la Louisiane, qui guérissent leurs malades à coups de tomahawk, de cette misère envahissante qui monte, qui monte sans cesse et vous étouffera quelque jour ; nous parlons seulement des loisirs abondants et faciles prodigués à nos criminels. — Qu’arrive-t-il ? Les condamnés sont de deux sortes : les uns font le mal par nécessité, les autres par goût. Le crime a ses pontifes, et la vocation, cette bizarre conseillère, entraîne là comme ailleurs. Sur les premiers, votre action est entière. Vous les gorgez ; ils vous oublient : tant qu’ils trouveront leur portion assez forte, avec eux, vous aurez la paix. Leur but est atteint. Ils vous demandent la bourse ou la vie, vous leur donnez la bourse, ils vous laisseront la vie.

Mais les autres, les fanatiques du mal, ces cœurs artistement pervers qui se plaisent uniquement en des trames diaboliques et nuisent pour nuire, comme un avare amasse pour amasser, pensez-vous les réduire ? Ne savez-vous pas que, déportés une fois, ils reviennent. Par où ? qu’importe ? ils reviennent, voilà le fait. Ils tombent des nuages, ils sortent de terre. Ils reviennent, en un mot, plus forts, plus hardis, plus prudents, plus savants dans le crime. Botany-Bay est une université comme Oxford, et Dieu sait que les bacheliers de l’une sont plus retors que les docteurs de l’autre. Ils reviennent, et, vous ne l’ignorez pas, la déportation en a fait des démons véritables que nulle barrière n’arrête, que nulle force ne peut saisir, et qui vont augmenter ce ténébreux sénat des malfaiteurs de Londres qui rendrait, hélas ! pour la vigueur d’esprit, la justesse et la pénétration du coup d’œil, cinquante points en cent à votre immobile pairie ?

D’où il suit que la paix achetée, la capitulation subie, le black-mail payé ne désarment que les moins dangereux parmi vos ennemis.

L’arrivée du bay-ship est toujours un moment de fête pour la colonie. Les anciens complices se reconnaissent et se saluent. On se rappelle mutuellement ses hauts faits, on parle du bon temps.

Mais il y avait une autre raison, une raison spéciale pour que le Van-Diémen fût accueilli à merveille. Ce navire, en effet, portait, outre les condamnés, une cargaison entière de femmes que les premières maisons de Sidney et de Paramatta avaient commandées à leurs correspondant de Londres[7]. Chacun était pressé de voir ces nouvelles venues, et les matelots avaient grand’peine à empêcher les curieux de faire irruption sur le pont.

Le débarquement s’opéra quelques jours après seulement, parce que la coutume est que le surintendant des travaux publics vienne à bord quand les condamnés sont déjà restaurés par des vivres frais et habillés de neuf, pour choisir ceux d’entre eux qui doivent être employés par le gouvernement. Les déportés, aussitôt qu’ils eurent pris terre, se rangèrent en bataille et subirent l’inspection du gouverneur.

Ce gouverneur, gentleman estimable, qui, entrant à pleines voiles dans la pensée de ses maîtres, avait puissamment contribué à faire de Sidney un véritable lieu de plaisance, adressa des félicitations au capitaine, des compliments au docteur et une touchante allocution à ses nouveaux administrés. Cela fait, les industriels australiens s’approchèrent et firent leur choix, s’engageant à répondre pour tout condamné employé à leur service. Ceux des arrivants qui ne trouvèrent point de caution furent conduits en prison.

Les industriels dont nous avons parlé étaient, bien entendu, des libérés admis aux droits civiques de la Nouvelle-Galles du Sud, après expiration de leur peine, ou même avant, par rescrit du gouverneur ; — ou bien encore de simples condamnés, légitimés par un mariage contracté dans la colonie.

N’est-ce point un diagnostic certain et positif de la renaissance de l’âge d’or que cette extrême faveur accordée à des mariages qui se fabriquent Dieu sait comme et se rompent avec la même facilité ? Voici d’un côté un incorrigible coquin, de l’autre une créature ayant bu toutes les hontes. Tous deux sont aux fers. Ils se marient ensemble ; ce seul fait les libère. Le coquin devient un honnête gentleman, la créature passe à l’état de lady respectable, et c’est avec considération que les soldats du gouvernement les relèvent, lorsque le rack les couche maritalement dans quelque ruisseau de Sidney.

Fergus et Randal, n’ayant point trouvé de caution à Sidney, furent dirigés tous les deux sur Paramatta.

La vie des condamnés à la Nouvelle-Galles du Sud est heureuse et uniforme. Randal et Fergus, placés chez le même maître, continuèrent à jeter les fondements de leur œuvre. Au bout de six mois, le plan, suffisamment mûri, dut recevoir un commencement d’exécution : Randal se maria.

Il y avait à Paramatta une fileuse[8] du nom de Maudlin Wolf, dont la vie était tout un roman. On pensait qu’elle était d’origine française, et son acte de condamnation la désignait en effet sous le nom de Madeleine Le Loup, dite la contessa Cantacouzène. À Londres, où elle avait élu sa résidence dès sa première jeunesse, elle avait été long-temps la lionne. Sa beauté n’avait jamais dû être très grande, mais les dandies d’un certain âge gardaient encore un galant souvenir des grâces infinies de sa personne, et soutenaient que depuis la contessa il n’y avait point eu à Londres d’aventurière parfaite en tous points. Elle était bien faite et de tournure charmante, quoique sa taille fût beaucoup au dessous de la moyenne, et possédait, paraîtrait-il, au degré suprême, la science d’attirer à soi les cœurs les plus froids et de délier les cordons des bourses les plus solidement nouées.

Durant plusieurs saisons, elle éblouit Londres de son faste, et ruina plusieurs banquiers, enragés à jeter l’argent d’autrui par les fenêtres. Puis, au beau milieu de ses triomphes, impliquée dans la fameuse affaire des diamants de la duchesse de Devonshire, elle fut convaincue de recel et jetée sur un ponton.

Ce fut une perte pour la Famille, car Maudlin Wolf, ou la contessa Cantacouzène, était bien la plus adroite femme qu’on pût voir, et le résultat des services qu’elle avait rendus en livrant à l’occasion la caisse de ses opulents protecteurs ne se peut point calculer.

On ne se corrige pas facilement d’une paresse contractée parmi les molles douceurs d’un luxe effréné. À la Nouvelle-Galles du Sud, Maudlin expia cruellement sa prospérité passée. Si faible en effet que soit la tâche imposée à tout condamné, cette tâche devenait trop lourde pour les doigts délicats de la comtesse Cantacouzène. Durant les premiers temps de son séjour à Sidney, elle dépensa, pour se soustraire au travail, toutes les finesses de cette diplomatie féminine qui avait assuré son empire à Londres. Elle était jeune et jolie alors, le charme opéra. Quelque gros libéré la couvrit de sa protection intéressée.

Mais il y avait bien long-temps que Maudlin était dans la colonie. Les grâces de sa petite personne, grâces mignardes, gentilles, provocantes, mais qui avaient besoin pour plaire de s’allier à la jeunesse en toute sa fleur, diminuèrent insensiblement, puis disparurent. Maudlin comtesse eût encore dominé par l’adresse recherchée de son esprit, mais à Sidney cette monnaie n’a point cours.

On envoya Maudlin à Paramatta. Premier exil, première chute.

Là il fallut travailler. Maudlin essaya, puis elle s’enfuit. — On la dirigea sur George’s-River. Nouvelle révolte et nouvel exil.

Windsor ! noble nom dont l’harmonie royale réveille sans doute un souvenir au cœur des criminels les plus endurcis ! — La pauvre Maudlin devait descendre plus d’un degré encore de l’échelle de la misère. Windsor était en ce temps l’établissement le plus éloigné de Sidney, le plus triste et le moins habitable, mais, comme Maudlin y montrait encore des sentiments de révolte, on lui mit un collier de fer au cou et on la descendit dans les mines de Coal-River.

Elle resta un an dans les mines. Lorsque sa peine fut terminée, ses compagnes ne la reconnurent point : son visage avait pris d’innombrables rides ; sa taille était courbée : elle était vieille.

Cependant, son cœur restait jeune, et son esprit remuant, inquiet, actif outre mesure, gardait toute sa vivacité. Elle travailla pour ne point retourner aux mines ; mais il y avait au dedans d’elle une rancune profonde contre ses persécuteurs. Elle s’ingénia, elle se remua, usant de l’astuce singulière qui faisait le fond de son esprit ; elle parvint à susciter au gouvernement nombre de tracasseries.

À l’époque où Fergus et Randal arrivèrent à Sidney, Maudlin Wolf était un personnage avec lequel il fallait compter. Elle était liée avec tous les mécontents, avait la confiance des plus dangereux membres de la Famille déportés, et entretenait des relations occultes avec cette partie indisciplinée de la colonie, qui sera éternellement en guerre contre l’autorité.

On se disait cela ; on affirmait que Maudlin connaissait parfaitement la retraite de Smith-le-Méthodiste, qui avait tiré un coup de pistolet sur le gouverneur ; on prétendait qu’elle avait plus d’une fois passé les barrières et pris le chemin des Montagnes-Bleues pour porter des avis au tueur de bœufs sauvages Waterfield, lequel ruinait tous les bouchers de la colonie en massacrant des troupeaux entiers et vendait la viande à si bas prix, que les ouvriers, repus, ne voulaient plus travailler. Le gouvernement recueillait ces bruits : mais Maudlin était insaisissable.

Ce fut Maudlin Wolf qu’épousa Randal Grahame, — pour être libre d’abord, — et ensuite pour s’aboucher par son entremise avec Smith, Waterfield et quelques autres aventuriers audacieux dont il lui était important de s’assurer le concours.


XI


LE ROI LEAR ET LA REINE MAB.


Il y avait six hommes réunis autour d’un grand feu qui tenait le centre d’une étroite clairière, située au milieu d’un bois, formé d’arbres rares et au grêle feuillage. La nuit était sombre et sans lune. L’œil, en suivant la fumeuse spirale qui s’élançait du foyer, n’apercevait, sur le fond noir des ténèbres, que troncs hauts et sveltes, rougis d’un côté par l’éclat de la flamme, et couronnés à leurs cimes d’un bouquet de feuilles étiolées.

Devant la flamme, sur deux fourches fichées en terre, un troisième bâton, placé horizontalement, soutenait un énorme quartier de kanguroo de la grande espèce, lequel, rôti à demi, envoyait à la ronde les appétissantes effluves de son fumet savoureux.

Dans l’ombre, apparaissait vaguement, lorsqu’un souffle d’air faisait la flamme plus vive, le profil écrasé d’une hutte recouverte de branchages, aux parois de laquelle s’appuyaient deux ou trois de ces fusils aux canons noirs, veinés de sombres rubans d’acier, dont la fabrication anglaise avait seule alors le secret.

Les six hommes étaient rangés en demi-cercle. C’étaient d’abord Randal Grahame et Fergus O’Breane, portant chacun autour de leur veste de déportés une ceinture chargée de pistolets.

Après eux venait un jeune homme à mine posée, sérieuse, presque ascétique, qui tournait d’une main la broche improvisée où rôtissait le quartier de kanguroo, et de l’autre caressait la reliure, rendue luisante par un long et fréquent usage, d’une petite bible ornée de fermoirs de métal. On l’appelait le major, ou Smith-le-Méthodiste. Sous ce dernier nom, il avait été condamné, pour vol dans une église, à quinze ans de déportation.

L’homme qui s’asseyait sur l’herbe auprès du dévot méthodiste, avait une belle figure, entourée d’une barbe épaisse, ce qui indiquait suffisamment son métier de sauvage, car la barbe est proscrite à Botany-Bay aussi sévèrement qu’à Londres, et vous n’y trouveriez pas un seul scélérat honorablement établi, qui n’eût le menton pelé avec un très grand soin. En ce pays bienheureux, où deux douzaines de vols et trois ou quatre assassinats suffisent à peine à donner aux gens un relief convenable, la barbe est déclarée shoking. De fait, la barbe prête un aspect farouche, et les doux gentlemen de Botany-Bay n’ont pas besoin de cela.

Le sauvage, non rasé, voisin de M. Smith, se nommait Waterfield, et avait quitté Sidney pour faire la guerre à ces myriades de bœufs, issus, dit-on, de trois animaux de cette espèce, apportés, en 1790, par le premier gouverneur des possessions d’Australie, et qui, depuis cette époque, ont foisonné outre mesure. Ce Waterfield était grand, jeune et fort. Il poursuivait, depuis un an, son étrange commerce, malgré le gouverneur et les bouchers de la colonie. Ces derniers gentlemen avaient mis tout simplement sa tête à prix.

Le cinquième personnage était presque un vieillard. Sa physionomie, pensive et légèrement moqueuse, avait quelques rapports avec celle que les lithographes prêtent au diplomate français M. le prince de Talleyrand-Périgord. C’était la même pénétration de regard sous le voile prudent d’une paupière demi-fermée, la même finesse dans le jeu des lignes de la bouche, et presque le même cachet de distinction aristocratique. Nous devons dire tout de suite que le vieux Ned Braynes, plus connu sous le nom du roi Lear, n’avait nullement la prétention de pousser plus loin la ressemblance avec l’illustre ambassadeur.

C’était un coquin hardi, réfléchi, patient, infatigable. Ce nom de roi Lear, qu’il a rendu célèbre dans le calendrier de Newgate, lui venait de son ancien métier[9] d’acteur. Les hommes de la Famille prononcent encore ce nom avec respect, et Noll Brye, le porte-clés, se gratte souvent l’oreille en songeant aux bons tours de mister Ned Braynes.

Le sixième et dernier enfin, était un nègre chauve, appelé, pour ce motif, Absalon. Absalon avait un nez horriblement écrasé, des yeux blancs et noirs, d’énormes pommettes et quatre livres de lèvres.

Quand M. Smith oubliait de tourner la broche, Absalon le suppléait.

Ceci avait lieu dans la forêt maigre et clairsemée d’Eagle-River, à cinq ou six milles sud-est de Paramatta, et à seize milles environ du port de Sidney.

Nos six personnages semblaient être impatients et inquiets. Oh attendait évidemment quelqu’un, et il n’y avait guère que le nègre Absalon qui portât une entière attention à la cuisson du kanguroo.

— Savez-vous, monsieur Grahame dit tout à coup le tueur de bœufs, que je gagne cent guinées par mois dans la colonie ?

— Jusqu’à ce que la colonie vous fasse pendre, Paulus ; je sais cela, répondit Randal.

— Quant à moi, reprit M. Smith, je ne puis affirmer que je fasse ici de brillantes affaires, depuis que le démon m’a poussé à décharger mes pistolets sur le gouverneur… Mais il s’agit de savoir si, dans cette affaire, notre conduite sera exempte de péché ? …

— Ouvrez votre Bible, major, répliqua Randal, et vous verrez que les fils d’Israël ne déméritèrent point le nom de peuple de Dieu en dépouillant les Philistins.

— C’est vrai ! murmura Smith ; mes scrupules vont souvent trop loin, monsieur Grahame.

— Major, vous êtes un saint, dit le roi Lear. Chacun sait cela, et ce fut pour ne point trop vous éloigner de l’autel que vous commîtes ce vol dans une église… Maintenant, Randal, mon ami, je trouve que votre femme tarde bien à venir !… La marée n’attend personne, et nous avons seize milles à faire cette nuit.

— Sans doute, sans doute, répondit Randal, mais par la même raison, Maudlin, la pauvre femme, avait seize milles aussi à faire pour venir nous joindre.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel on n’entendit que le murmure de la brise des nuits dans le feuillage, et le bruit tout particulier que fait l’opossum en se balançant au bout de sa longue queue, roulée autour d’une branche, pour communiquer à son corps un mouvement de fronde et franchir d’un saut l’espace qui sépare les arbres.

Absalon continuait de surveiller le rôt.

— Ah ça ! reprit Ned Braynes, je vous connais depuis long-temps, ami Randal, et j’ai confiance en vous. Quant à Waterfield, c’est un solide garçon, et personne ne peut nier que le major soit un bon chrétien. Nous voilà cinq honnêtes compagnons, le cœur sur la main ; car Absalon, prince du sang royal de Congo, n’est point déplacé auprès de gentilshommes de notre importance. Mais quel est le sixième, je vous prie ?

Ceci allait directement à l’adresse de Fergus, qui n’avait point pris la parole encore.

— Le sixième est notre chef, roi Lear, répondit gaîment Randal.

Les quatre déportés considérèrent alors Fergus avec attention et défiance. Absalon lui-même écarquilla l’éblouissant émail de son œil pour le considérer mieux.

Fergus rougit. Son émotion était de la honte. Fergus se sentait monter au cœur un dégoût profond en voyant de près les hommes dont il lui fallait se faire des auxiliaires. Fergus, qui avait rêvé de royales batailles, perdait presque courage à la pensée de prendre pour soldats des assassins et des voleurs.

Cela devait être ainsi. Un sophiste se fût dit tout de suite que les compagnons du fondateur de Rome étaient aussi des voleurs et des assassins ; que les soldats de Spartacus étaient des esclaves souillés de tous les crimes. Mais Fergus n’était point un sophiste. Il sentait, et cette première revue de son étrange armée le rabaissait à ses propres yeux au rang d’un bandit vulgaire.

Mais son idée fixe avait déjà deux ans d’âge, et ce n’était pas une minute de dégoût qui pouvait le faire fléchir. Il se raidit bientôt et sa volonté se redressa indomptable et forte comme toujours.

Les quatre condamnés avaient remarqué son émotion, et chacun d’eux était à cent lieues d’en deviner les motifs.

— Ah ! ah ! dit le roi Lear. Ce beau garçon veut être notre chef !

— Quels sont ses droits ? ajouta Waterfield avec un farouche mouvement d’envie.

— J’aurais cru, fit observer Smith en saluant Fergus comme eût pu faire un vrai gentleman, — que nous eussions été consultés pour le choix de notre chef. C’est là une chose, je pense, qu’il nous est permis de discuter.

— Edward Braynes, Paulus Waterfield, et vous major ou mister Smith, dit Randal en se levant, nous traitons une affaire sérieuse. Je vous connais tous et je connais ce gentilhomme. Sur ma parole, le meilleur d’entre nous ne lui va pas à la cheville : voilà mon opinion.

— Comment !… voulut s’écrier Waterfield.

— Je ne parle pas de vous, Paulus, interrompit froidement Randal ; — vous n’êtes pas le meilleur… Vous valez beaucoup, c’est vrai, car vous êtes fort et ne craignez ni Dieu ni diable ; mais voici Smith qui est fort aussi, qui ne craint rien non plus et qui a en outre l’avantage d’être le plus adroit hypocrite qui soit au monde..... et pourtant, je placerais avant Smith, notre joyeux roi Lear, qui tourne les gens à son gré, qui devine tout et n’est jamais en peine.

— Je te vois venir, Randal ! interrompit à son tour Edward Braynes en riant ; — nonobstant ce pompeux éloge, tu vas nous dire que tu me préfères ton protégé ?…

— Vous n’y êtes pas, roi Lear !… vous oubliez Absalon, qui n’a pas son pareil pour rôtir un quartier de kanguroo et bien d’autres choses… Je vous préfère Absalon… je me préfère à Absalon… et je déclare que je suis un enfant auprès de Fergus O’Breane.

— Momeries que tout cela ! gronda Paulus, mécontent de la dernière place qui lui était assignée.

— Nul ne vous défend, Waterfield, répliqua Randal, de continuer votre commerce durant les douze années qui vous restent à faire.

— C’est comme cela ? s’écria le tueur de bœufs en rougissant de colère ; — et si je vous dénonçais, moi !

— Laissez, dit Fergus en passant devant Randal qui s’apprêtait à répliquer. — Que faut-il faire à cet homme pour lui prouver que je vaux mieux que lui ?

Le tueur de bœufs sauta sur ses pieds en écumant de rage.

— Il faut me montrer que ton sang est plus rouge que le mien, mendiant d’Irlande ! s’écria-t-il. Par le nom du diable ! crois-tu que je ne sache écorcher que les bœufs ?…

Il avait violemment tiré de sa gaîne le long couteau qui lui servait à dépecer le produit de ses chasses, et s’était jeté sur Fergus avec la rapidité de la pensée. En vain Randal voulut parer cette attaque perfide et soudaine. Le temps lui manqua, et les deux adversaires roulèrent ensemble sur le sol. On les vit un instant se débattre confusément dans l’ombre. Puis l’un d’eux se releva.

C’était Fergus O’Breane. Il tenait le couteau de Paulus.

Cette lutte avait été si subite et si rapide que les assistants, stupéfaits, demeuraient, sauf Randal Grabame, à la place qu’ils occupaient naguère, immobiles et muets. Le nègre avait discontinué sa tâche et ouvrait de grands yeux étonnés.

Ni lui ni les autres ne s’attendaient assurément à voir Fergus se relever le premier. Le visage du jeune Irlandais, animé par l’effort qu’il venait de faire, avait pris cette expression d’irrésistible puissance qui rayonna souvent autour de son front aux heures de danger suprême, comme une auréole surhumaine. Sa riche taille s’était tout à coup redressée ; son œil flamboyait et jetait d’orgueilleux éclairs.

Les cinq déportés crurent que c’en était fait de Paulus Waterfield, et ne songèrent même pas à le secourir, tant ils se sentirent en cet instant dominés par la fière supériorité de Fergus ; mais celui-ci, au lieu de frapper, laissa tomber le couteau et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Tu vois bien, dit-il avec calme, que je vaux mieux que toi.

Waterfield se releva, meurtri, ramassa son arme, et sembla comparer mentalement l’élégante délicatesse des formes de Fergus avec ses membres à lui et son torse d’athlète.

— C’est vrai, dit-il avec une rudesse où se mêlaient à doses égales la franchise et le dépit ; — du diable si je sais comment cette main blanche au bout d’un bras de femme a pu broyer ma main et me faire lâcher prise. Mais cela est, n’en parlons plus… Il y a autre chose, ajouta-t-il en adoucissant sa voix : gentleman, vous avez épargné ma vie ; j’y tiens peu ; c’est égal, à l’occasion, vous pouvez compter sur Paulus Waterfield.

À peine ces dernières paroles étaient-elles prononcées qu’un éclat de rire aigu, malin, et que n’aurait su produire le gosier d’aucun des six déportés, retentit presque au milieu d’eux et les fit tressaillir. En même temps, une forme humaine d’une extrême petitesse et d’apparence réellement fantastique se glissa entre Smith et le nègre, et vint s’accroupir auprès du foyer.

— La reine Mab ! s’écria Edward Braynes.

— Maudlin ! dirent les autres, subitement rappelés au motif de leur réunion.

Maudlin s’était placée de l’autre côté du foyer, de manière à faire face à l’assemblée. Ses longs cheveux noirs, dénoués par la rapidité d’une course forcée, tombaient épars autour d’elle jusqu’à terre. Ses rides disparaissaient à la clarté vacillante du foyer dont les rouges reflets mettaient de vives couleurs à ses joues. La trace des souffrances et des années s’effaçait en ce moment sur son visage redevenu jeune. C’était une sorte de fugitif retour de son charme si puissant jadis parmi les joies de Londres et rompu dans la froide tombe de Coal-River. Elle retrouvait là pour quelques minutes, sans le savoir, dans ce fantastique demi-jour, l’attrait oublié de son pétillant regard et de son sourire de fée.

— Bravo ! dit-elle en riant toujours ; — bravo, Paulus ! à la place du gentleman, mon ami, je vous aurais abattu comme un bœuf enragé que vous êtes !… Bonsoir, mon vieux roi Lear ; bonsoir, major la Bible ; bonsoir fils chevelu de David, honnête et digne Absalon ; bonsoir, Randal, mon cher mari… Vous voulez des nouvelles ? c’est bien ; mais je suis essoufflée et il m’est impossible de prononcer un seul mot.

Après cet exorde, prononcé d’un ton railleur et avec une volubilité qui démentait positivement ses dernières paroles, Maudlin Wolf ouvrit une boîte de ferblanc suspendue à un cordon passé en bandoulière autour de sa taille, et versa sur ses genoux, dans le creux de sa robe, une petite mesure d’avoine qu’elle bluta soigneusement.

— Voyons, Maudlin, soyez raisonnable, dit Randal. Qu’avez-vous à nous apprendre ?

— Il y a des petits cailloux dans cette avoine, mon mari, répondit gravement Maudlin. Le marchand qui me l’a vendue est un voleur.

— Un misérable voleur, reine Mab, appuya Ned Braynes ; — mais ne nous direz-vous point ?…

— Ne sommes-nous pas tous des voleurs ici, roi Lear ?… Je vous dirai tout ce que vous voudrez si vous me laissez respirer… Baby !

Elle prononça ce nom doucement et l’accompagna d’un coup de sifflet. Aussitôt après on entendit un bruit dans le fourré. Les lianes qui pendaient à la voûte des grands arbres et venaient s’entrelacer près du sol, s’écartèrent pour livrer passage à une charmante petite jument à peine plus grosse qu’un chevreuil, qui bondit sur le gazon, vint fourrer sa gracieuse tête entre les genoux de Maudlin, et se mit à manger l’avoine préparée.

Les déportés connaissaient trop l’humeur de Maudlin, que le vieux Braynes, amateur éclairé de Shakspeare, avait surnommée la reine Mab, moins encore à cause de sa petite taille, que par allusion à son fantasque caractère, pour la presser davantage de s’expliquer. Ils prirent patience.

Maudlin attendit que Baby eût mangé sa portion d’avoine jusqu’au dernier grain.

— Couche-toi là, ma gazelle, dit-elle ensuite ; tu as fait quinze milles ce soir et tu en feras peut-être quinze autres…

— C’est donc pour cette nuit ? interrompit vivement Randal.

— Mon mari, vous êtes bien pressé, répliqua Maudlin. Il me semble que tout à l’heure vous étiez plus occupés de vous entr’égorger comme des bêtes sauvages que de délibérer en hommes raisonnables sur des affaires de vie ou de mort… Tenez, votre viande est cuite. Mangez, croyez-moi… Qui sait si vous mangerez désormais du kanguroo en votre vie ?

Le nègre chauve, avide de mettre à profit ce conseil, débrocha lestement le rôt et l’étendit devant lui sur un lit de feuilles. Smith déposa sa Bible pour planter son couteau dans la partie la plus tendre du filet de l’animal : il quitta l’esprit pour la chair. Les autres l’imitèrent.

Pendant qu’ils prenaient leur repas, Maudlin s’arrangea commodément sur l’herbe et trouva convenable d’expliquer enfin sa mission.

Elle le fit en termes clairs et précis, n’oubliant rien, mettant tout à sa place, et prouvant qu’il eût été difficile de faire choix d’un messager plus intelligent.

— Bravo, Maudlin ! bravo, reine Mab ! s’écria Ned Braynes, quand elle eut fini. On ne peut annoncer plus gaillardement une mauvaise nouvelle.

— Que le diable emporte ce croiseur ! dit Paulus.

— C’est une affaire manquée, murmura Randal, et il ne nous reste plus qu’à regagner Sidney.

Maudlin avait fixé son regard perçant sur Fergus, qui semblait rêver profondément.

— Le gentleman n’a pas parlé, dit-elle.

Cette question indirecte fit tressaillir Fergus.

— Voulez-vous m’obéir ? demanda-t-il brusquement.

— Oui ! répondit Randal.

Les autres hésitèrent. — Maudlin fronça le sourcil et frappa du pied en trépignant d’impatience.

— Pour ce qui est de moi, dit enfin le tueur de bœufs, je n’y ai point de répugnance ; car vous avez bon cœur et bon bras.

— Je vous obéirai, dit Smith à son tour, si vous nous expliquez…

— Je n’expliquerai rien.

— À la garde de Dieu ! s’écria Ned Braynes ; — je suis des vôtres, et je vous jure foi et hommage pour moi et pour le digne Absalon.

— Je ferai comme les autres murmura Smith.

Ils se levèrent et Fergus reprit :

— Messieurs, je vous ordonne de monter à cheval. Il faut que nous soyons sur la côte avant la fin de la nuit.

Six chevaux étaient préparés et attendaient à peu de distance de la hutte du tueur de bœufs ; car l’expédition avait été combinée long-temps à l’avance, et c’était seulement l’obstacle imprévu annoncé par Maudlin qui avait amené de l’hésitation.

Quelques minutes après, tout le monde était en selle, Maudlin comme les autres. On partit au galop.

La nuit régnait encore lorsqu’ils arrivèrent en vue de la mer. Seulement une ligne moins sombre blanchissait à l’orient, détachant au loin en noir les hautes silhouettes des montagnes. L’aube ne pouvait tarder à paraître.

L’endroit du rivage où s’arrêta la cavalcade était complétement désert. Les chevaux furent attachés aux derniers arbres et la petite troupe gagna le bord de l’eau.

— Le signal ! dit Fergus.

Waterfield emboucha une corne de bœuf et sonna trois notes rauques et régulièrement espacées que les échos de l’intérieur se renvoyèrent l’un à l’autre, et qui s’en allèrent mourir au loin dans les bois.

Au même instant une lueur éclatante brilla au large, allumant çà et là les crêtes diamantées des vagues. Ce fut l’affaire d’une seconde. À peine allumée, la lueur s’éteignit.

Les six déportés se couchèrent sur le rivage et attendirent.


XII


VINGT QUINTAUX DE CHAIR HUMAINE.


Il y avait dans le port de Sidney un bay-ship en partance pour l’Angleterre. Les six déportés que nous avons vus rassemblés dans les bois d’Eagle-River avaient fait dessein de s’en emparer.

Maudlin, dépêchée à Sidney pour savoir si les conjurés de cette ville avaient pu se procurer une barque et des armes, avait rapporté deux nouvelles au lieu d’une. La barque était prête et armée, mais il y avait en rade un croiseur de Sa Majesté.

Un croiseur qui s’était approché des côtes pour recruter son équipage, décimé par les corsaires français qui nous firent une guerre si cruelle durant les dernières années de l’empire. C’était la corvette la Cérés de dix-huit canons. Elle venait faire la presse des libérés.

Comme nous l’avons dit, les renseignements donnés par Maudlin étaient précis. En ce qui concernait la corvette la Cérés, voici quels ils étaient.

Le lieutenant Naper, qui la commandait, avait, comme cela se pratique en pareil cas sur toutes les côtes de la Nouvelle-Galles méridionale, envoyé demander au gouverneur un certain nombre de condamnés ayant fini leur temps et disposés à passer en Angleterre. Sur le refus du gouverneur, refus prévu à l’avance, — car nous ne saurions trop le répéter, la loi, en cette bienheureuse terre d’exil, est infiniment plus protectrice que dans la mère-patrie. Chez nous, il est permis d’appréhender au corps tout citoyen propre au service maritime ; là-bas, notre marine doit y regarder à deux fois avant de mettre la main sur un voleur : d’où il suit naturellement que le crime est non seulement un bénéfice clair et net, mais encore une condition d’inviolabilité. Quiconque aime le doux far niente et n’éprouve aucune vocation pour la glorieuse vie du matelot-malgré-lui, doit naître lord ou se faire bandit. Le premier moyen n’est pas à la portée de tout le monde ; on commence à sentir les avantages du second, et chaque trimestre Old-Court est forcé d’ouvrir une ou deux sessions extraordinaires. — Sur le refus du gouverneur, disions-nous, le lieutenant Naper s’arrangea comme il put. Deux de ses officiers débarquèrent à Sidney et s’abouchèrent avec le surintendant des travaux publics, qui avait la réputation d’être un homme spécial pour le racolage. Le surintendant reçut une bonne somme d’abord ; c’est là le principe de toute cordiale entente ; puis il promit trente matelots déterminés.

Le mode d’enrôlement devait être le plus simple du monde. Cinq ou six affidés du surintendant seraient employés dans la soirée à faire boire les futurs matelots qu’on voiturerait, ivres-morts, jusque sur la grève, à un demi-mille de Sidney, dans un endroit convenu. Trois notes sonnées sur la trompe serviraient de signal à la corvette qui mettrait incontinent sa chaloupe à la mer. Le reste irait tout seul et les trente bandits s’éveilleraient le lendemain, déchus et réduits à l’état de marins de Sa Majesté.

C’était une trahison ! Forcer, par surprise, des coquins émérites à jouer le rôle d’hommes vaillants et honnêtes !… Mais Londres est loin de Botany-Bay et la plus tendre mère est impuissante à prévoir tous les dangers qui menacent ses enfants chéris.

Depuis le départ d’Eagle-River, Fergus O’Breane était silencieux et pensif, au milieu de ses compagnons qui s’entretenaient au contraire gaîment de temps à autre. À une lieue du rivage, il avait interrogé Maudlin à part durant quelques minutes.

En arrivant, comme nous l’avons rapporté, le tueur de bœufs avait donné le signal. La lumière aperçue au large venait de la Cérès.

— À quelle distance du rivage est mouillée la corvette ? demanda Fergus.

— Trois ou quatre milles, monsieur, répondit Maudlin.

— Et le bay-ship ?

— Il est dans le port, amarré au môle.

— De façon que, dit le roi Lear, si nous nous emparons du bay-ship, nous serons coulés par la corvette.

M. Smith poussa un profond soupir.

— Du diable ! grommela Paulus Waterfield, — moi, voyez-vous, je n’ai pas confiance dans l’affaire.

— Et nos gens, demanda encore Fergus à Maudlin ; — où sont-ils ?

— À cinq cents pas d’ici, sous la pointe de Cow-Hill.

— Nous avons une demi-heure devant nous… êtes-vous bien sûre, Maudlin, que ce soit ici le lieu précis du rendez-vous ?

— Parfaitement sûre, monsieur… et, puisqu’ils ont répondu au signal, c’est que le surintendant n’a pu tenir sa promesse.

Fergus réfléchit un instant.

— Messieurs, dit-il ensuite, le bay-ship est un pauvre bâtiment. Entre lui et la corvette il n’y a point à hésiter.

Waterfield éclata de rire ; Smith baissa la tête ; le nègre Absalon roula ses gros yeux et le roi Lear fit un geste de surprise. — Maudlin, elle, battit des mains en criant bravo.

— Expliquez-vous, O’Breane, dit Randal d’un air inquiet.

— Et réfléchissez, ajouta le vieux Ned Braynes, que nous ne sommes pas des chevaliers errants.

— Le livre a dit : « Tu ne céderas point au démon de l’orgueil, » murmura Smith.

— Et le livre ne dit-il point aussi, s’écria Waterfield : — Quand cinq braves garçons ont affaire à un fou, ils le plantent là et retournent chez eux ?

— Mon avis est que nous devons prendre la corvette la Cérés, répliqua froidement Fergus, — au lieu de nous embarrasser de ce bay-ship obèse où nous serions toujours à la merci du premier venu… Randal, je vous prie, allez à Cow-Hill, et ramenez sur-le-champ nos hommes.

Randal obéit sans répondre.

— Moi, je retourne à mes bœufs, dit Waterfield en se levant.

— Retournez à vos bœufs, monsieur… Une fois sur la corvette, nous avons dix-huit canons et la mer est à nous.

— On a vu de ces damnables pirates qui devenaient riches à millions de livres ! soupira M. Smith qui avait l’eau à la bouche : — mais c’est un métier bien criminel.

Waterfield se rassit et devint attentif.

— On peut se faire tuer pour des millions de livres, reprit le roi Lear après un silence ; — mais il faut des chances. Or, il me semble que tout est contre nous… La corvette doit être servie par deux cent cinquante hommes d’équipage ; elle en demande trente, donc il lui en reste deux cent vingt.

— Si elle était vide, répartit Fergus, je n’en voudrais pas, car nous serions incapables de la manœuvrer…

— Vous avez donc des intelligences à bord ?

— J’ai des intelligences à bord, répliqua Fergus sans hésiter.

Le vieux Ned le regarda en dessous.

— C’est possible après tout, murmura-t-il enfin ; — et puis, je suis bien vieux pour devenir riche autrement qu’au métier de pirate… Je vous suivrai où vous irez, monsieur O’Breane.

La bande blanche qui tranchait à l’horizon commençait à se teindre en rose, mais les objets ne s’éclairaient point encore.

La barque où se trouvaient les conjurés arriva bientôt, sous la conduite de Randal Grahame. Ils étaient au nombre de vingt-huit.

— Le roi Lear est un homme prudent, dit le tueur de bœufs ; — je veux bien être de l’affaire, mais…

— Il ne me plaît pas, interrompit sévèrement Fergus, de discuter avec vous. Point de mais… Ceux qui sont avec moi doivent obéir, voilà tout.

— Bien, bien, monsieur, gronda Paulus déconcerté du peu de prix qu’on attachait à son aide. — Je ne suis pas homme à me dédire, voyez-vous, et puisque j’ai tant fait que de venir jusqu’ici, je vous obéirai.

Les vingt-huit conjurés sautèrent sur la grève. C’étaient, pour le plus grand nombre, des hommes grands, vigoureux et d’apparence déterminée. Il y avait parmi eux de simples condamnés ; mais la plupart étaient de ces indomptables et hardis scélérats qu’un premier châtiment n’arrête point, et qu’on tâche en vain d’enfouir dans les froides mines de Coal-River. Ils sont enchaînés, reclus, gardés ; ils vivent à deux cents pieds sous terre ; mais vienne une révolte, une tentative désespérée, vous les voyez surgir comme autant de démons. Ils assomment leurs gardiens avec les débris de leurs fers ; ils opèrent des miracles de force, de patience et de courage, et il est juste de dire que le plus vil coquin d’entre eux dépense en sa vie plus d’adresse et d’audace qu’il n’en faudrait pour faire une demi-douzaine de héros.

Le vieux Ned, Paulus et Smith-le-Méthodiste se mêlèrent à eux aussitôt. La nuit était fort noire encore, et pourtant on se reconnut de part et d’autre en un clin d’œil.

— Bonjour, Tom ! bonjour, Samuel ! bonjour, Toby, mes garçons ! s’écria le roi Lear. À la bonne heure, pardieu ! voici d’honnêtes compagnons !

Fergus avait pris à part Randal Grahame.

— Vous connaissez ces hommes ? dit-il.

— Presque tous, répondit Grahame ; mais du diable si je comprends votre fantaisie.

— Peut-on compter sur eux ?

— C’est selon… si le tour leur plaît…

— Répondez, Randal ! interrompit Fergus avec gravité. Nous jouons ici notre va-tout sur une seule chance… Sont-ils braves ?

— Pour cela, oui… braves comme des diables, O’Breane… et obéissants à proportion.

— Faites-les ranger en cercle, dit Fergus. Le temps presse… Il me semble entendre déjà le bruit des rames.

Randal obéit, et Fergus se trouva bientôt au milieu des vingt-huit bandits.

— Gentlemen, dit-il, vous avez cinq minutes environ pour réfléchir. Voici ce dont il est question. La chaloupe du navire de guerre à l’ancre dans la rade sera ici dans un demi-quart d’heure. Elle vient chercher trente hommes qu’on doit lui livrer en ce lieu même, trente hommes abrutis par l’ivresse, qu’on embarquera comme des sacs de laine ou des futailles… Vous n’êtes que vingt-huit, mais ce nègre que voici et M. Waterfield compléteront le nombre… Voulez-vous passer ainsi à bord de la corvette ?

— Diable d’idée ! grommela le tueur de bœufs.

— Pourquoi faire ? demandèrent deux ou trois autres voix.

— Ah ! ah ! dit le roi Lear, je comprends ; c’est joli !

— Pour éviter les fatigues de l’abordage, répondit Fergus ; pour arriver d’une fois et sans coup férir jusque sur le pont d’un joli navire, dont alors les dix-huit canons vous tourneront le dos.

Waterfield se frappa le front.

— Sur ma foi ! s’écria-t-il, je crois que je comprends, moi aussi… Allons, mes braves ! trois hurrahs pour notre commandant ! Voilà un coup qui en vaut la peine !

Fergus arrêta de son mieux l’enthousiasme subit du tueur de bœufs, lequel n’avait plus besoin d’être stimulé. Quelques paroles achevèrent d’expliquer son plan, dont l’audace avait de quoi séduire ses étranges soldats. Le roi Lear y donna son approbation complète, et M. Smith insinua qu’une fois sur la corvette on pourrait se réconcilier avec le ciel en portant le flambeau de la vérité dans les contrées sauvages.

Ceci ne souleva point de discussion.

Sur l’ordre de Fergus, les vingt-huit nouveau-venus, Waterfield et le nègre Absalon s’étendirent sur le sable, en désordre, après avoir caché leurs armes sous leurs habits.

Fergus, Randal, le roi Lear et Smith cachèrent également leurs armes, mais demeurèrent debout. Maudlin était assise sur un fragment de roc.

On entendait maintenant parfaitement le bruit des avirons de la chaloupe qui n’était qu’à une centaine de brasses.

— Ne bronchez pas ! dit Fergus à voix basse ; — il y va de notre vie à tous ! Ici, dans la chaloupe, sur le navire, vous êtes ivres-morts, vous dormez…

— Chacun de nous, interrompit le tueur de bœufs, a eu l’occasion de jouer ce rôle plus d’une fois au naturel… Soyez tranquille, commandant !

— Ho ! cria-t-on de la chaloupe.

— Holà ! riposta le roi Lear.

— Qui êtes-vous ?

— Dieu me damne ! qui êtes-vous vous-même ?

— Midshipman de la corvette la Cérès.

— Nous sommes, nous, reprit le vieux Ned, quatre bons Anglais et la reine Mab, ma femme, tous de la maison de Mr Cunning, le surintendant, qui offre ses compliments au lieutenant Naper.

— Et après ?

— Et lui envoie ce que vous savez bien, monsieur le midshipman.

La chaloupe était seulement à quelques brasses de la côte. Un dernier et vigoureux coup d’aviron la fit aborder. Peu d’instants après, un canot prit terre à son tour. Le midshipman, un maître et cinq ou six matelots sautèrent sur la grève.

— Nous ne vous attendions plus cette nuit, dit le jeune officier.

— Nous sommes en retard, c’est vrai, répliqua Ned, qui, vu son âge, remplissait le rôle d’homme de confiance de l’intendant ; — mais ces braves enfants portent bien le rack, voyez-vous, midshipman : il a fallu six heures d’horloge pour les mettre dans cet état.

— Combien y en a-t-il ?

— Une vingtaine de quintaux, monsieur, en supposant que chacun d’eux pèse cent cinquante livres.

— Ah ! seigneur ! sont-ils ivres ! s’écria en ce moment avec admiration le maître qui venait de les examiner de près ; — Mister Jones, ajouta-t-il en s’adressant au midshipman, ce sont de beaux gaillards, ma foi !

Le jeune officier prit un air d’importance.

— M. Cunning, dit-il, n’aurait pas osé tromper un officier du roi… Embarque !

Le maître prit aussitôt Waterfield par les épaules, tandis que deux matelots saisissaient chacun l’une de ses jambes.

— Un ! compta le midshipman.

Waterfield tomba lourdement au fond de la chaloupe.

— À boire ! balbutia-t-il d’une voix embarrassée.

Les matelots éclatèrent de rire.

— Deux ! — trois ! — quatre ! — cinq ! comptait le midshipman, à mesure qu’un des déportés tombait, jeté au fond de la chaloupe comme un ballot de marchandise ; — dépêchez, Sam, mon garçon, le jour va venir… Six, — sept — huit…

— Ils ont mis de tout, dit le maître ; — jusqu’à un moricaud !

Absalon gronda quelques paroles indistinctes, et tomba au fond de la barque.

— Neuf, — dix, — onze, reprit le midshipman, — douze… Monsieur, je pense que vous allez nous suivre à bord. Le lieutenant Naper sera enchanté de vous voir.

— Sans doute, monsieur, sans doute, répondit Ned ; — le lieutenant est bien aimable, et vous êtes un jeune officier bien élevé… Je vous suivrai avec mes trois camarades et ma femme qui a envie de voir un bâtiment du roi.

— Diable ! murmura Sam ; — les quatre drôles, encore passe ; mais que ferons-nous de la dame ?

Le midshipman lui imposa vivement silence, et reprit son compte : le compte y était.

— Sam, dit-il, donnez la main à la dame… Messieurs, montez, je vous prie… Ce sera un voyage de plus, Sam, voilà tout, ajouta-t-il, en s’adressant au maître ; — nous garderons les quatre coquins, et nous renverrons la dame.

Ce midshipman était un bel enfant de quinze à seize ans, rose et blond, de fort bonne famille et pourvu d’une excellente éducation. Mais on oublie dans nos écoles d’enseigner à nos jeunes marins que la perfidie ne constitue point d’habilité et salit la bravoure. En somme, on a peut-être raison, et pendant qu’on leur enseignerait cet axiome banal, ils manqueraient d’apprendre la démonstration d’un théorème du plus haut intérêt. Déjà, on reproche à nos officiers d’être moins savants que ceux de France ; que serait-ce, bon Dieu ! si l’on s’avisait de leur faire des cours de morale ?

Car être instruit signifie savoir l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie rectiligne, curviligne, transcendante, etc., etc., et non point connaître les principes les plus élémentaires de l’honnêteté. On ne relève pas le point, voyez-vous, avec des maximes de sagesse, et nos marins ne sont pas des quakers.

Ils sont impertinents, ils ont l’humeur brutale ; il font la traite des blancs sous prétexte de philanthropie et protègent sous le même prétexte un affreux commerce de poison ; ils insultent ceux qui sont faibles, bien qu’ils ne reculent point à l’occasion devant les forts ; ils sont enfin, hélas ! ce que nous sommes…

Sam donna la main à Maudlin Wolf, qui s’embarqua dans le second canot, où étaient déjà les quatre prétendus serviteurs de l’intendant. Les deux embarcations prirent aussitôt le large.

Le midshipman, durant tout le voyage, examina ses quatre hôtes avec curiosité. Fergus surtout sembla fixer son attention.

— Ce beau garçon, lui seul, vaut les trente brutes de la chaloupe, dit-il tout bas à maître Sam ; — décidément, le roi a besoin de lui.

— Grand besoin, monsieur Jones, répondit le maître en riant, et il suffira de la vieille dame, — la reine Mab, comme ils l’appellent, — pour porter à M. Cunning les compliments du lieutenant.

L’aube se faisait. La corvette se montrait, dessinant vaguement sur le ciel rose les traits noirs et déliés de ses agrès. On voyait sa mâture inclinée se balancer avec mollesse et lenteur. Sa carène se confondait avec le sombre azur de la mer, où l’aurore, indécise et voilée, ne mettait point encore de reflets.

Tout était à bord calme et silence, et ce fut seulement lorsque les deux embarcations entrèrent dans les eaux de la corvette, qu’une voix descendit de la hune et prononça le qui vive.

L’instant d’après on bordait les palans. Les vingt quintaux de chair humain furent successivement hissés sur le pont, où ils demeurèrent étendus, inertes, et incapables, en apparence, de faire un mouvement. — Puis ce fut le tour des quatre envoyés de M. Cunning, que suivit immédiatement la reine Mab. L’ascension de cette dernière fut le prétexte de force gorges-chaudes de la part des marins de la Cérès. Quand l’Anglais plaisante, on sait cela dans tous les coins du monde, il ne ressemble pas mal à cet ours en belle humeur qui assomme ses amis à coups de pavé, sous prétexte de les débarrasser d’un moucheron qu’ils ont sur la joue. Or, nos matelots enchérissent sur l’ours encore et sont les plus redoutables farceurs de l’univers. La petite femme se balança long-temps, lancée d’une poulie à l’autre et s’éleva enfin tout d’un coup, lancée comme une balle, et demi-morte de frayeur.

Le second du bord, vieux loup court, trapu, à l’aspect dur et repoussant, montra sa tête à la grande écoutille.

— Est-ce fait ? demanda-t-il.

— Oui, lieutenant, répondit le midshipman.

Le second monta tout à fait sur le pont et se fit apporter une lanterne pour passer l’inspection des nouveau-venus. Tout en inspectant, il donnait çà et là quelque grand coup de pied aux prétendus ivrognes et leur promettait sous serment qu’ils ne boiraient que de l’eau tout le temps de la croisière.

— Et qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en désignant Fergus et ses compagnons.

— Ça, répondit le roi Lear, ce sont des gens à qui vous devez cent livres.

— Bien, bien ! grommela le second ; — Pourquoi nous avoir amené ces drôles, monsieur Jones ?

Le midshipman, au lieu de répondre, s’approcha de lui et murmura quelques mots à son oreille.

— Ah ! ah !… fit le second ; — eh ! eh !… Ah ! diable !… Allez chercher le commandant, monsieur Jones.

Il y avait sur le pont une quarantaine de matelots occupés diversement et la plupart sans armes. Le jour grandissait à vue d’œil. Le vieux Ned toucha le bras de Fergus.

— Eh bien ? dit-il.

Fergus ne répondit pas. — Il était pâle. Un léger tremblement agitait sa lèvre.

— Eh bien, dit à son tour Randal, attendrez-vous que tout le monde soit sur le pont !

Fergus ne répondit point encore. Quelque chose d’étrange se passait en lui. Était-ce de la crainte ? Non. Mais César dut hésiter sans doute avant de franchir le Rubicon.

Fergus avait un poids sur le cœur. Lui, si ardent tout à l’heure, se sentait engourdi et glacé. Une serre d’airain étreignait sa conscience. — Le signal à donner était la mort d’un homme ; Fergus hésitait.

Fergus hésitait ; non point parce que, en ce suprême instant, son entreprise lui apparaissait plus gigantesque et plus folle qu’aux jours où, dans le silence, il en mesurait de loin les chances et les dangers ; non point parce que, après ce premier combat inégal et téméraire, il lui faudrait engager d’autres luttes plus inégales, plus téméraires encore. Ceci était un point arrêté en lui-même. Les dangers, il les connaissait ; les obstacles, il les avait comptés et son œil perçant n’était point de ceux que peut tromper la distance. Il se présentait au combat, armé d’un ferme et inflexible vouloir. Pour lui, point de surprise possible. — Ce n’était point devant le Rubicon que Fergus hésitait.

Mais il fallait attaquer un homme par surprise ; tuer avant d’avoir provoqué. Son bras devenait de plomb. — Sa nature était ainsi faite. On expliquerait à contre-sens son hésitation en disant : C’était le premier pas, et le premier pas coûte… Fergus, caractère immuable, était alors ce qu’il fut plus tard. Son esprit pouvait grandir, non point son cœur. Quinze ans de luttes sans merci ne devaient point flétrir cette fleur de délicatesse, cet héroïque honneur qui entrait, alliage étrange et adultère, dans ses actions les plus condamnables…

Randal, qui ne pouvait assurément comprendre ce scrupule, lui serra violemment le bras.

— O’Breane, avez-vous peur ? demanda-t-il.

— Non, répondit Fergus en cherchant enfin sous ses habits la crosse d’un pistolet, — j’ai honte.

En ce moment, les officiers de la corvette montèrent en masse par l’écoutille, et se dirigèrent vers le groupe formé par Fergus et ses trois compagnons.

— Mettez ces hommes à fond de cale, dit le lieutenant Naper après les avoir examinés ; — nos étrivières en feront d’excellents matelots.

Le sang revint aussitôt aux joues de Fergus qui se redressa et arma son pistolet. Il allait avoir à combattre et non plus à égorger.

— N’avancez pas, sur votre vie ! dit-il au second qui se dirigeait vers lui pour exécuter l’ordre de Naper.

Le jour, incertain encore, ne permit point au second de voir que Fergus était armé. Il continua de marcher sur lui, le sabre levé.

— Ah ! s’écria Fergus avec un enthousiaste éclat de joie et comme si ses compagnons eussent pu comprendre sa pensée ; — ils ont toujours assez de perfidie et de lâcheté en réserve pour motiver l’attaque et faire regretter la pitié… À vous et à moi, Anglais !

Le second de la corvette la Cérès tomba, le front fracassé par une balle.

Mais il avait vu le geste de Fergus et avait eu le temps de frapper. Une ligne longue et profonde se dessina en rouge sur le front d’O’Breane, courant du sourcil à la naissance des cheveux, et son visage fut inondé de sang.

Un cri formidable répondit à la détonation du pistolet. C’était le signal. Les vingt quintaux de chair humaine bondirent et se ruèrent comme des tigres sur l’équipage. Ce fut un élan furibond, irrésistible, contagieux. Le sang coula de toutes parts, et dès que le sang eut coulé, ces gens qu’on avait cru ivres d’alcool s’enivrèrent des chaudes vapeurs du carnage, de leurs propres clameurs, des détonations répétées de leurs armes, de l’épais parfum de la poudre, de tout ce qui est fièvre, rage, transport dans la mêlée.

On ne distinguait plus rien sur le pont. Le jour naissant reculait devant la fumée. Tout se confondait en un mouvement désordonné, incessant, au dessus duquel planait un concert d’imprécations confuses.

Il y avait là, certes, un vent de mort et de colère. Les plus froids saillaient hors de leur réserve. Smith tuait, tuait, tuait et chantait des psaumes ; le roi Lear se battait comme un diable en déclamant des lambeaux de Shakspeare, et le nègre, dont les yeux flamboyaient comme les prunelles d’un chacal, se glissait, égorgeait, puis jetait par dessus le fracas de la bataille le tonnant cri de guerre de sa race.

Maudlin Wolf, subissant l’entraînement commun, s’agitait à la place où on l’avait déposée, gesticulait, prise à la fois d’épouvante et de belliqueux élans. Tout son petit corps tremblait ; elle riait d’émotion et se tenait à quatre pour ne point s’élancer dans la mêlée. Enfin la fièvre l’emporta : elle saisit un couteau oublié auprès d’elle, sautilla dans le sang, en poussant des cris aigus, brandit un instant son arme trop lourde, et disparut derrière le nuage de fumée qui entourait les combattants.


XIII


JURONS ASSORTIS.


En comptant les officiers, le nombre des marins anglais attaqués sur le pont de la corvette la Cérès était double à peu près de celui des assaillants ; mais la moitié d’entre eux, pour le moins, était sans armes. Cependant, la première surprise passée, ils se défendirent vigoureusement.

Le lieutenant Naper, qui était monté dans l’intention de commander l’appareillage, avait à la main son speaking-trumpet[10] ; il s’élança dès l’abord vers la grande écoutille et jeta dans les batteries le cri de : — Tout le monde sur le pont !

Mais ce cri lui-même donna l’éveil aux assaillants qui étaient en ce moment les plus forts. Profitant de leur premier élan, ils rompirent la ligne des marins du roi et parvinrent à fermer les écoutilles.

Dès lors tout espoir de secours était enlevé aux Anglais, qui firent retraite et se formèrent sur le gaillard d’avant, au pied du mât de misaine.

— Rendez-vous ! cria Fergus, dont la valeur calme et brillante contrastait grandement avec la frénésie de ses compagnons.

Les Anglais répondirent par des injures. Fergus cria : — En avant ! et s’élança le premier. La mêlée recommença, mais non plus bruyante comme la première fois. Les deux troupes avaient épuisé leurs munitions. On se battait maintenant corps à corps et en silence. Le seul bruit qui se fît entendre encore sur le pont étaient le grincement de l’acier contre l’acier et la voix aiguë de Maudlin Wolf qui, fatiguée et hors d’haleine, excitait sans cesse les combattants.

L’avantage restait aux assaillants. — Bientôt le lieutenant Naper tomba, blessé à mort par Fergus.

Ce qui restait d’Anglais mit aussitôt bas les armes.

On vit alors quelque chose d’étrange et de grotesque, la farce ridicule après le drame lugubre. Un matelot anglais, qui n’avait pu se joindre à temps au gros de ses compagnons, et s’en trouvait séparé par la ligne des vainqueurs, courait le long du plat-bord avec une extrême vitesse, à laquelle aidait la longueur réellement inusitée de ses jambes, minces outre mesure et sans courbe aucune à l’endroit du mollet. Le nègre chauve Absalon lui appuyait une chasse très active, courant pour le moins aussi vite que lui et le menaçant du coutelas qui avait dépecé le kanguroo. Ce n’était pas tout. Maudlin Wolf, piétinant dans le sang qui couvrait le pont, courait les cheveux au vent, excitant le nègre de la voix et du geste, et ne figurant pas mal le rôle que jouerait dans une chasse à courre un malheureux roquet qui ne pourrait suivre le galop des chevaux.

Ces trois personnages étaient si occupés, l’un à fuir, les autres à le poursuivre, qu’ils ne s’aperçurent en aucune façon de la cessation des hostilités. Ils couraient, ils couraient, le nègre brandissant son couteau, la reine Mab jappant et le matelot exécutant une foule de passes habiles pour éviter ses acharnés persécuteurs.

Et, tout en fuyant, le matelot disait d’une voix grave, entrecoupée pourtant par la perte périodique de son souffle :

— Je suis des vôtres, Dieu me damne ! nègre stupide, honnête garçon que vous devez être. Je… je suis, triple blasphème ! un homme de la Famille, madame, virago maudite !… Écoutez, moricaud, Satan et sa queue !… Et du diable si je devrais parler de Satan, car je crois que vous êtes Satan en personne, mon digne camarade !… Je fais serment, trou de l’enfer ! de ne plus jurer par Satan… écoutez !

— Courage, Absalon ! courage ! criait Maudlin épuisée.

— Tonnerre du ciel ! reprenait le matelot qui sentait le nègre sur ses talons ; — je vous dis que je suis un homme de la Famille, misère et damnation éternelle !… Moricaud, animal sans raison, mon camarade, n’écoutez pas cette furie maudite, qui est sans doute une excellente dame dans ses bons moments… Oh !… oh !… Dieu me punisse !… je n’en puis plus… oh ! oh !

— Nous le tenons ! nous le tenons ! dit Maudlin.

Le matelot fit encore quelques pas et tomba tout de son long en murmurant dévotement :

— Je recommande mon âme à Dieu, trou de l’enfer !… car je suis un homme mort, que je sois damné sans miséricorde !

Le nègre, lancé à fond de train, vint heurter du pied les longues jambes du matelot et tomba quelques pas plus loin. Maudlin se laissa choir à l’endroit où elle était en criant victoire.

Par bonheur pour l’honnête Paddy O’Chrane, il était tombé tout près de Randal Grahame qui le reconnut sur le champ à l’invocation pieuse qu’il lançait en mourant vers le ciel. Randal le protégea contre le nègre qui s’était relevé furieux et n’en voulait point démordre.

Paddy haletait et enfilait des myriades de blasphèmes inouïs d’une voix plaintive et défaillante.

— Merci, monsieur… Du diable si votre nom me revient ! dit-il ensuite en adressant à Randal un regard de cordiale reconnaissance ; — il y avait tant de coquins sur le Cumberland, triple misère !… Mais je me souviens très bien d’avoir vu là votre figure blême, éternelle damnation ! vos yeux sans sourcils, que le diable nous emporte !… Qu’il emporte surtout au fin fond de l’enfer ce nègre à tête rase et cette mégère de deux pieds et demi !… et vos cheveux couleur d’acajou, monsieur. Je me souviens de tout cela, Dieu me foudroie !

Randal était retourné aux côtés de Fergus.

— Oh ! oh ! murmura Paddy, en reconnaissant ce dernier ; — voilà celui qui était malade, ou que je sois enterré tout vif entre le moricaud et la petite furie !… L’autre était son voisin de gauche, griffes de Satan !… un déterminé coquin, que j’ai vu recevoir cinquante coups de corde sans broncher… Mille misères ! les voilà qui foulent aux pieds le pavillon d’Angleterre ! Ah ! les scélérats éhontés, — ce sont de dignes cœurs !

Fergus venait en effet de couper la drisse qui suspendait le pavillon à la corne d’artimon et les couleurs d’Angleterre étaient tombées à ses pieds. Sa physionomie, à cette heure du premier triomphe, était calme et recueillie. L’éclair de ses espoirs intimes rayonnait autour de son front, resplendissant de jeunesse et de beauté.

Il mit le pied sur l’écusson écartelé du royaume-uni, jeta au loin, dans le vide, un implacable regard de défi et murmura des paroles qui n’arrivèrent point aux oreilles de ses compagnons.

Puis, tranchant à l’aide de son poignard le troisième quartier des armes d’Angleterre, où la harpe d’or de l’Irlande se dresse sur champ d’azur, il le serra dans son sein et trempa le reste dans le sang, jusqu’à teindre en rouge le drapeau tout entier.

Cela fait, il hissa lui-même à la corne cet étendard nouveau au milieu des hurrahs frénétiques des vainqueurs.

Il faisait grand jour, et le pont, couvert de cadavres, étalait ses horreurs aux vifs rayons du soleil levant. Les déportés, presque tous blessés, n’avaient perdu qu’un seul des leurs, et compensaient cette mort unique par l’acquisition heureuse du long matelot Paddy O’Chrane, lequel avait salué le drapeau rouge d’un juron à compartiments, si artistement combiné, que Paulus Waterfied lui avait incontinent broyé la main, en signe de sympathie.

Environ trente matelots anglais étaient garrotés sur le gaillard d’avant.

Cependant la situation des vainqueurs n’avait rien de bien rassurant. Ils étaient maîtres du poste, mais sous leurs pieds, dans les batteries, cent-cinquante hommes restaient, cent-cinquante ennemis frais, dispos et supérieurement armés.

Évidemment la besogne n’était que commencée.

Fergus appela tous ses hommes autour du grand mât, et il se tint là une sorte de conseil. Les avis furent unanimes sur un point, savoir qu’il fallait s’emparer de la corvette. Comment ? ici les orateurs furent beaucoup moins explicites. Paulus dit qu’il n’y avait qu’à ouvrir l’écoutille et à faire son devoir ; Smith récita un texte du livre de Job, et Randal proposa de menacer les gens de la cale de saborder le navire à l’extérieur.

— Et ils vous menaceront, répliqua le vieux Ned, de mettre le feu à la soute aux poudres !… Nous sommes à deux de jeu, voyez-vous… Mais notre capitaine, — il s’inclina devant Fergus, — prétendait, si j’ai bonne mémoire, avoir des intelligences sur la Cérès.

— C’est vrai, dit Waterfield.

Fergus rougit, mais le conseil n’eut pas le temps de s’en apercevoir.

— Tonnerre du ciel ! s’écria Paddy, le digne gentleman avait raison, ou que Dieu nous punisse ! de prétendre cela, vils coquins que vous êtes, ou plutôt, tempêtes ! honorables et bons compagnons… car vous êtes de bons compagnons, je pense, sauf le nègre sans laine et la petite virago… m’est-il permis de parler ?

Fergus fit un signe d’affirmation.

— Eh bien ! trou de l’enfer ! voici le fait, reprit le long matelot en gesticulant avec lenteur et à contre-sens ; — je suis Paddy O’Chrane, il faut que vous le sachiez, dussé-je être étranglé par la femelle de Satan… et j’ai manqué de l’être, feu éternel !… Paddy O’Chrane de Tipperary en Irlande, de l’autre côté du canal, je le jure sur ma part du paradis, cornes du diable !… J’aurais pu m’enrôler facilement dans les horse-guards, vu ma taille, tempêtes ! qui est de six pieds passés sans semelles ; soyez tous réprouvés et moi de même !… Mais j’ai mieux aimé vivre en chrétien, triple blasphème ! que de m’engraisser du bœuf du roi comme un fainéant…

— Où veut en venir ce drôle ? grommela le roi Lear.

— Drôle vous-même, vieux Ned, peste incorrigible ! continua Paddy imperturbablement ; — je vous connais bien, excellent vieillard… je vous ai donné, il y a trois ans, vingt-cinq coups d’étrivières sur le pont du Cumberland, Dieu puisse-t-il nous damner ! qui est en rade de Veymouth, tempêtes ! et d’où l’on m’a fait monter sur cette corvette d’enfer, Satan et ses griffes ! où je viens de l’échapper belle, un millier de damnations !

— Mon ami, ne pouvez-vous faire trêve à vos blasphèmes, demanda doucement Smith. — Le livre a dit…

— Quel livre, mort de mes os !… J’ai demandé la permission de parler, je pense…

— Approchez ! interrompit Fergus.

Le cercle s’ouvrit et le matelot fut introduit au centre de l’assemblée. Cet honneur le flatta évidemment, car il redressa sa longue taille et se campa sur la hanche d’un air à la fois vaniteux et ingénu qui allait merveilleusement à son honnête physionomie.

— Tâchez de répondre brièvement, lui dit Fergus : y a-t-il sur ce navire d’autres matelots que vous, enrôlés de force ?

— Quant à répondre brièvement, tonnerre du ciel ! commença Paddy, — je suppose…

Fergus frappa du pied. Paddy O’Chrane tourna les yeux vers lui et perdit comme par enchantement sa prolixe assurance.

— Oh ! gentleman, balbutia-t-il, je répondrai de mon mieux à Votre Honneur… Tempêtes ! je n’ai jamais vu de regard pareil… Il y a sur la corvette, quatre hommes, pressés comme moi sur le Cumberland… Ce n’est pas grand’chose… mais j’en connais bien une cinquantaine qui danseraient une gigue du meilleur de leur cœur autour de votre drapeau rouge… Et, tenez, ajouta-t-il vivement en se tournant vers l’avant où étaient garrottés les Anglais ; — il n’y a pas besoin de chercher bien loin pour en trouver quelqu’un… Tenez ! que Dieu nous damne tous… à l’exception de Votre Honneur !… voici Sam, le maître d’équipage, que je vous recommande comme le plus incurable de tous les mécréants, le bon garçon ! et Gibby aussi, misères !… et encore Blunt-le-Manchot, un cent de sorcières !… attendez !

Paddy arracha vivement des mains du tueur de bœufs étonné la hache qui lui avait servi dans le combat et marcha vers la grande écoutille à longues enjambées. Chemin faisant, il ramassa le porte-voix du malheureux lieutenant Naper.

Les déportés crurent qu’il allait ouvrir l’écoutille et s’élancèrent pour le prévenir ; mais Fergus les retint.

— Laissez-le faire, dit-il.

Il avait déjà pris sur chacun assez d’empire pour que cet ordre fût exécuté sans murmures.

— Oui, oui, Lucifer et sa marmite ! laissez-moi faire, répéta Paddy qui donna un coup de hache bien appliqué sur le coin du grand panneau ; — vous allez voir !

Il asséna un second coup, puis un troisième. La cornière de l’épais madrier vola en éclats et ouvrit un trou large comme les deux mains. — Paddy mit dans ce trou le pavillon de son porte-voix et s’agenouilla pour manœuvrer plus à l’aise.

— Je vais leur parler raison, Votre Honneur, à tous ces gentlemen, dit-il en clignant de l’œil : — le diable peut nous rôtir !

Il emboucha le porte-voix et cria de toute sa force :

— Nous sommes tous massacrés jusqu’au dernier ici dessus, que je monte sur l’échafaud !… Ces coquins enragés, — d’honnêtes seigneurs, Dieu nous damne ! — que diable ! — sont maîtres du pont depuis le guindeau jusqu’à l’habitacle… Tempêtes ! comment vouliez-vous résister à deux cents brigands dont le plus petit a la tête au dessus de moi ?

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton d’épouvante à la fois si emphatique et si naturel que le roi Lear applaudit d’instinct, tandis que les autres éclataient de rire.

Paddy ôta sa bouche du porte-voix. — Un peu de silence ! grommela-t-il avec mauvaise humeur ; — si vous n’êtes pas aussi grand que moi, tonnerre du ciel ! vous êtes plus gros, que nous ayons tous affaire au bourreau !… En tout ras, le conte vaut quelque chose, et je pense qu’on me fera second maître, pour le moins.

— Je m’en rends caution ! s’écria le vieux Ned.

Paddy emboucha de nouveau son porte-voix :

— Les deux cents bandits parlent de mettre le feu au bâtiment si vous ne vous rendez pas tout de suite, écoutez bien cela, par le nom de Belzebuth !… Et ils le feraient comme ils le disent, car ce sont de braves gentlemen, incapables de mentir… Prenez le porte-voix de combat que j’ai fourbi moi-même avant-hier… Il est dans la cabine du lieutenant Naper… Pauvre lieutenant ! triple blasphème ! il a la tête fendue jusqu’au menton, que le diable l’emporte !… Prenez le porte-voix, ouvrez un sabord et criez : Quartier, Dieu nous damne !

Paddy se tut. Presque aussitôt après, un sabord s’ouvrit et le porte-voix résonna.

— Sont-ce des Français qui sont à bord ? demandait-on d’en bas.

— Du diable ! répliqua Paddy : — fi donc !… ce sont des forbans comme vous et moi, Satan et ses griffes !… Deux cents beaux garçons, misères ! qui sont affreux, à faire envie au démon… Puisse-t-il nous griller tous tant que nous sommes !

— Nous promet-on la vie sauve ? dit la voix du sabord.

— Si vous vous dépêchez, damnation ! — damnation pour les autres et pour moi, que diable ! on vous traitera en amis… sinon tempêtes !…

— Nous nous rendons ; ouvrez l’écoutille, dit la voix.

Paddy voulut se relever. Fergus l’arrêta.

Bien qu’il fût naturel de penser que les pauvres diables bloqués dans les batteries, sans chefs pour les encourager à la défense, et se croyant d’ailleurs en face d’une force supérieure et victorieuse, ne demandaient pas mieux qu’à se rendre tout de bon, néanmoins le petit nombre réel des assaillants nécessitait une extrême prudence.

— Annoncez-leur, dit Fergus, que vingt mousquets sont braqués sur l’ouverture de l’écoutille ; qu’ils aient à se présenter sans armes et deux à deux. Ajoutez qu’au moindre signe de résistance des grenades seront lancées dans la batterie.

Paddy répéta docilement cet ordre, en le ponctuant à l’aide d’un choix très heureux de ses blasphèmes favoris.

Les déportés, le coutelas à la main, se rangèrent en silence autour de l’écoutille qui fut ouverte, et se tinrent à portée sans cependant s’approcher assez près de l’ouverture pour que les marins pussent voir d’en bas leur petit nombre et le genre de leurs armes.

Les deux premiers Anglais parurent à l’écoutille et furent liés en un clin d’œil.

— À deux autres ! cria Paddy dans son porte-voix.

Deux autres marins vinrent à l’appel et subirent le même traitement.

Ces hommes arrivaient terrifiés à l’ouverture. Ils étaient accueillis par le mot : silence ! et ils n’avaient garde de désobéir en voyant sur leur poitrine la lame affilée d’un couteau. Pas un seul d’entre eux ne cria.

Lorsque les derniers couples furent garrottés comme les autres, il se trouva sur le pont de la corvette la Cérès cent quatre-vingts marins anglais gardés par une trentaine de proscrits dont la plupart étaient la veille les valets de quelque scélérat réhabilité par son gain, bien ou mal acquis.

C’était quelque chose d’étrange que de voir la figure piteuse et désappointée de ces hommes, vaincus par une ruse grossière et d’une simplicité presque puérile. Ils comptaient avec dépit leurs vainqueurs, cherchaient en vain ces mousquets, ces terribles grenades, et maudissaient le bon Paddy O’Chrane de tout leur cœur.

Ils avaient tort. En tout ceci, le long matelot, bien qu’il fût fort éloigné d’avoir les formes charnues et rondelettes que les peintres de tous les pays sont convenus de donner aux anges, parce que les anges sont des créatures immatérielles, avait joué le rôle de ces célestes messagers de miséricorde. Grâce à lui, le sang déjà séché de la première mêlée ne s’était point couvert d’une nouvelle couche plus épaisse ; il avait clos le carnage et sauvé la vie à bien des sujets du roi ; il méritait une couronne civique.

Car le choc eût été meurtrier, ardent, terrible, entre la troupe de Fergus et les Anglais pourchassés dans leur retraite. Fergus aurait vaincu ; il devait vaincre en des luttes plus inégales encore. — Mais combien serait-il resté d’hommes vivants après la bataille sur le pont de la corvette la Cérès ? — Et combien de cadavres ?

Certes, ce matelot long de six pieds montrait une ambition fort courte en taxant lui-même ses services à un modeste emploi de second maître. Mais tel était le caractère de l’excellent et vertueux Paddy O’Chrane. Toute sa vie, faute de se faire valoir, il devait rester dans une position secondaire, et végéter dans la médiocrité, bien qu’il marchât dans une voie où les richesses abondent…

Fergus, lui, pendant toute la dernière partie de cette scène, s’était tenu à l’écart. Son ardeur était tombée. Le rôle qu’il eût pu jouer n’était plus à sa taille. Lorsque les prisonniers furent tous rangés le long des bastingages, il fit le tour du navire et vint se placer au pied du grand mât.

— Nous ne sommes plus d’aucun pays, dit-il en étendant le doigt vers le rouge pavillon dont la brise développait les plis humides encore et alourdis : — ce drapeau est le signal de la guerre contre tous… Nous combattrons pour de l’or, parce que l’or vous donnera des jouissances à vous, — à moi des armes pour une autre bataille… Je promets à quiconque restera près de moi de le faire riche ou mort… riche du bien de ceux qui croiseront notre route… Anglais, y a-t-il parmi vous quelqu’un qui veuille partager notre fortune ?

Il se fit un frémissement dans le rang des prisonniers.

— Oui, tempête ! il y en a, voulut commencer Paddy ; je veut être cuit à petit feu si ces avides coquins…

— Silence ! interrompit Fergus ; — déliez les cordes qui retiennent les jambes de ces hommes.

On obéit. Les prisonniers se levèrent, empêchés seulement désormais par leurs mains liées derrière le dos.

— Choisissez, reprit Fergus, entre une vie libre sous un chef de votre choix et l’abrutissant esclavage sous lequel vous fléchissiez hier ; choisissez entre la fortune et l’indigence… Que ceux qui veulent suivre notre sort fassent un pas en avant.

Il y eut un instant d’hésitation. — Sam, le maître d’équipage, s’ébranla le premier. D’autres le suivirent. Au bout d’une minute, la troupe des prisonniers était partagée par moitié.

— Préparez la chaloupe et le canot, dit Fergus.

Soixante à quatre-vingts matelots y furent entassés avec un nombre suffisant de rameurs. Cela se fit rapidement et en silence. Ceux qui s’éloignaient avaient hâte d’en finir ; ceux qui restaient ne pouvaient vaincre un premier mouvement de honte.

La chaloupe et le canot firent aussitôt force de rames vers la pointe de Cow-Hill.

Lorsque les deux embarcations revinrent, il n’y avait plus de captifs à bord de la Cérès. Toutes les mains étaient libres et travaillaient. Maître Sam, l’ancien maître, tenait le porte-voix et commandait, en vieux marin, les manœuvres de l’appareillage.

Le soleil était encore bien bas sur l’horizon lorsque la corvette, couvrant ses vergues de toile, s’inclina gracieusement au souffle de la brise de terre. Les marins débarqués avaient eu le temps de gagner Sidney et d’y porter l’étrange nouvelle. Une foule immense se pressait sur les quais.

Au moment où la Cérès, sentant le vent, tournait en sens divers sa proue effilée, comme une rapide cavale des steppes du nord, qui, indécise de la direction à prendre, ouvre ses naseaux fumants à droite, à gauche, en avant, pour s’élancer bientôt et dévorer l’espace, l’équipage entier, sauf les canonniers, se réunit au pied du mât d’artimon.

Les gens de Sidney purent distinguer parfaitement un homme d’une riche taille qui saluait, en agitant son chapeau, le pavillon rouge déployé à la brise. — Tous les marins se découvrirent à leur tour. — Des flocons de fumée coururent autour des flancs balancés de la corvette.

L’écho mourant d’un triple hurrah vint alors jusqu’aux oreilles des gens de Sidney et fut suivi d’une bruyante salve d’artillerie.

Le soir, de la hauteur de South-Head, on apercevait à l’horizon un point blanchâtre semblable à un flocon d’écume. — Ce pouvait être l’aile de neige d’un goéland ou d’un oiseau-frégate.

Les soldats du poste de South-Head disaient que c’était la corvette la Cérès.


XIV


SUR LA MER.


Depuis un an, il y avait dans la mer des Indes un mystérieux navire que nul croiseur n’avait pu approcher d’assez près pour le reconnaître. Il voguait sous tous pavillons. Tantôt on voyait au loin flotter à sa corne le lin sans tache du drapeau des rois de France, qui venaient de recouvrer, dans la personne de Louis de Bourbon, le légitime héritage de leurs aïeux ; tantôt le royal-yacht montrait les seize pointes de ses doubles croix rouge et blanche, tranchant sur le canton d’azur du grand pavillon d’Angleterre : d’autres fois c’étaient les trois couleurs hollandaises, le double écusson accolé d’Espagne, ou les étoiles d’argent des États-Unis d’Amérique, semées sur leur champ azuré.

Un petit brick de l’Île-de-France, qui s’était trouvé dans ses eaux durant un ouragan, avait lu, à son couronnement de poupe, sous les sculptures d’un écusson effacé, le nom de la Sournoise.

Ce petit brick était le seul qui pût donner un renseignement pareil. Peut-être d’autres avaient-ils approché de plus près la Sournoise, — mais ceux-là n’étaient pas revenus au port.

La Sournoise avait une honnête et fière allure de croiseur. Sa coque élégante arrondissait gracieusement sa proue et ne présentait point ce museau des écumeurs de mer, fluet, pointu, allongé outre mesure ; sa mâture haute, symétrique, élancée, n’avait point pourtant l’élévation exagérée que donnent ordinairement à leur gréement les pirates, dont toute la force est dans la vitesse de leur marche.

On ne sut d’abord que penser. — Les Français prenaient la corvette la Sournoise pour un Anglais ; les Anglais pensaient qu’elle sortait d’un port de France. Les autres nations conjecturaient à l’avenant.

Puis un soupçon vint à la fois à tout le monde : la Sournoise était un forban.

Il y avait du vrai dans cette opinion, beaucoup de vrai. La Sournoise était un forban en effet, mais c’était aussi un navire de guerre, un beau croiseur, le plus charmant navire peut-être qui fût sorti jamais des chantiers de S. M. britannique.

C’était la corvette la Cérès, déguisée, grimée, si l’on peut parler ainsi, à laquelle ses nouveaux propriétaires avaient mis un masque et donné un nom de leur choix.

Il y avait environ dix-huit mois que Fergus O’Breane avait quitté, vainqueur, la rade de Sidney. Depuis lors, il avait mené constamment une vie de travaux et d’aventures. Cette faculté latente de séduction, nous dirions presque d’enchantement, que déjà nous avons signalée en lui, n’avait point tardé longtemps à agir sur l’équipage hétérogène de la corvette conquise. Au bout de quelques mois, il exerçait à son bord une sorte de pouvoir divin et au dessus de tout contrôle. — Il y avait pourtant là d’indomptables natures : le tueur de bœufs Paulus Waterfield, Smith, dont le caractère froid et nuancé d’hypocrisie, n’en était pas moins énergique, le roi Lear enfin, vieux soldat blanchi dans une guerre sans fin contre la société, menant le crime gaîment, sceptique, beau diseur, et conservant quelque chose de la vive effronterie des coulisses, malgré tout le sang qui pesait sur sa conscience.

Quant à Randal Grahame, depuis longtemps déjà il était à Fergus.

Mais, à part ces hardis scélérats, venus de Sidney, il y avait à bord de la Sournoise des marins, et l’on sait que les gens de mer n’accordent leur confiance, ceci absolument et sans exception, qu’à des marins valant mieux et sachant plus qu’eux-mêmes. L’homme, pour eux, n’est grand et respectable que s’il sait commander une manœuvre difficile et tenir comme il faut le porte-voix durant une tempête. Ils ne sortent pas de là. La lisse de leur navire trace autour d’eux un cercle fatal, au delà duquel rien n’existe, hormis des choses ridicules à leur point de vue, inutiles ou méprisables.

Or, Fergus n’était pas marin.

Quant à la manœuvre, il restait, sur son propre navire, en dehors de la hiérarchie active, et ne reprenait la première place qu’aux heures de combat.

C’était là une condition anormale, inouïe et singulièrement défavorable. Pour un matelot, le moindre maître d’équipage, sachant passablement la routine de son métier, est fort au dessus d’un homme de génie incapable de faire une épissure ou de chanter au cabestan : qu’on juge ce que doit être cet homme de génie pour un maître d’équipage.

Nonobstant cela, matelots, maîtres et officiers improvisés se ployèrent complètement à la volonté de Fergus. Ce fut alors, il est vrai, à contre-cœur et de mauvaise grâce ; mais peu à peu le dévoûment se mit de la partie. Puis, comme les marins n’ont point coutume de faire les choses à demi, ce fut de la part de tous une affection respectueuse et sans bornes.

Paddy O’Chrane, passé second maître en récompense de sa belle conduite le jour du combat en rade de Sidney, exprimait à sa manière l’admiration de l’équipage, autant que ce sentiment pouvait être exprimé.

— Voyez-vous, Absalon, misérable chauve, disait-il au nègre devenu son collègue et son ami ; — vous pouvez le répéter à qui bon vous semblera, je renie Dieu !… Son Honneur n’est pas un matelot, Absalon, que diable !… mais, pelé que vous êtes, je m’entends, soyons damnés tous les deux !

D’autres mois s’écoulèrent. — La Sournoise, désormais signalée au commerce et aux croiseurs, vit les obstacles redoubler autour d’elle, et ne dut bien souvent son salut qu’au sang-froid de maître Sam et à la rapidité incomparable de sa marche.

Il nous faudrait la plume d’or de Smollett ou le pinceau du grand romancier américain Fenimore Cooper pour retracer la vie de combats, de périls, de pillage qu’on menait à bord de la corvette la Sournoise ; mais, nous fût-il donné de porter l’un ou l’autre des noms illustres que nous venons de citer, nous devrions nous abstenir, sous peine de voir notre titre accusé de mensonge. La nécessité qui nous a entraîné loin de Londres, notre centre, ne suffirait point à excuser une complaisante peinture de la vie d’un pirate, et pour avoir le droit de rester plus long-temps à bord de la Sournoise, il nous faudrait l’amarrer sous London-Bridge, ce qui présenterait de sérieuses difficultés.

Nous nous bornerons, en conséquence, à certains faits qu’il est important de signaler pour l’intelligence de notre histoire.

Fergus O’Breane ne s’était pas fait pirate pour être pirate. Il avait autre chose en tête qu’un pillage plus ou moins abondant, et chacune de ses actions, durant les quatre années qu’il courut les mers, fut une pierre ajoutée au gigantesque édifice dont il s’était constitué l’architecte.

Il va sans dire d’abord que ses attaques s’adressaient constamment de préférence aux navires anglais. La Sournoise pilla, coula ou fit sauter plus de bâtiments de la Compagnie des Indes, à elle seule, que tous les corsaires français ensemble.

Ce n’était là qu’un détail, moins qu’un détail, un hors-d’œuvre, car, si la Compagnie des Indes devait être attaquée dans le plan de Fergus, c’était par d’autres moyens plus efficaces encore, et qui saperaient par sa base l’existence de cette mercantile puissance, l’un des plus solides appuis de l’Angleterre.

Fergus mit à profit ses croisières dans l’océan Indien pour visiter tout le littoral. Laissant à Randal Grahame le commandement de la corvette, il passait souvent à bord d’une prise, et faisait de longues excursions dans le golfe du Bengale, dans les mers de la Chine ou de l’Arabie. — Il avait les papiers de bord, et se faisait aisément reconnaître, soit pour un capitaine marchand, soit pour un négociant faisant le commerce par lui-même.

De cette façon, il inspecta l’un après l’autre et patiemment tous les comptoirs de la Compagnie, et pénétra même dans l’intérieur des terres chaque fois qu’un établissement important y appelait son examen. Ses études préliminaires lui avaient fait soupçonner de nombreux germes de dissolution, il les toucha au doigt, et put ajouter une batterie nouvelle à son plan de bataille.

En Chine, il vit ce qu’on soupçonnait à peine alors en Europe, d’innombrables vaisseaux de la Compagnie, chargés d’opium, jeter des cargaisons entières de ce poison sur les côtes. Il sut que cet odieux trafic ne rapportait pas moins de quatre millions sterling (cent millions) à l’Angleterre. — C’était là encore une arme à tourner contre l’ennemi.

Aux embouchures de l’Indus, enfin, il constata une sourde fermentation parmi les peuplades asservies, et devina quelle explosion produirait l’approche de la moindre étincelle dans ces contrées où des centaines de petits princes, brutalement dépossédés, se cachaient ou rongeaient leur frein au service des vainqueurs.

Puis il regagnait la Sournoise, afin de ne point perdre, par de trop longues absences, l’empire qu’il exerçait sur ces hommes énergiques et désormais dévoués dont il comptait faire des instruments de sa colère.

Car sa colère avait grandi, loin de s’apaiser, et grandissait sans cesse. Partout, sur son chemin, il rencontrait l’Angleterre, avide, envahissante, perfide, abusant de sa force et cherchant de l’or dans le sang ou dans la sueur des peuples.

Partout ! — pas un pouce de rivages sur ces mers immenses où le nom anglais ne fût connu, redouté, abhorré ! — Partout le commerce de la Grande-Bretagne était venu, appuyé de canons, imposer ses transactions déloyales.

Il semblait que cette partie du globe, ayant démérité du ciel, eût été livrée à la main rapace de l’insatiable Angleterre. Partout cette main avait laissé son empreinte : de la misère, des larmes, des ruines !

Fergus contemplait avec joie ces ravages innombrables, ces griefs inouïs que Dieu seul pourra compter et punir. Chez lui, l’allégresse étouffait la pitié, car il se réjouissait à voir sa haine si puissamment justifiée, à sentir le tressaillement muet de cinquante millions de cœurs opprimés répondre au cri de sa vengeance.

En quittant les mers de l’Inde, il ne fit que changer de théâtre, pour retrouver, à des intervalles plus éloignés, les mêmes haines comprimées encore, mais prêtes à éclater. — Au Cap, les boers hollandais ; en Amérique, les deux Canada tout entiers, gémissant sous une horrible oppression, et poussant déjà ces cris de détresse qui devaient trouver bientôt un efficace et noble écho au fond d’un cœur français.

Fergus s’aboucha avec les boers, parmi lesquels il recruta ses équipages, et passa plus d’un mois dans les deux Canada.

Ce fut en se rendant du Cap en Amérique qu’il toucha Sainte-Hélène.

On sait avec quelle ombrageuse rigueur les agents britanniques gardaient ce roc aride qui devait être le tombeau du plus glorieux souverain de notre âge. Hudson-Lowe, que les Français maudissent si bruyamment, n’était que le docile instrument de ses maîtres, et ce n’était pas sur un valet payé pour mal faire qu’eussent dû tomber les bavardes philippiques des poètes et orateurs du continent. Hudson-Lowe était le bras, à Londres ordonnait la tête, — à Londres, d’où descendit naguère le noble yacht portant notre auguste souveraine qui allait recevoir sur la terre de France d’officielles protestations d’amour et de respect.

Il y avait avec notre reine des ministres du roi George, des ministres de 1816.

Et les cendres de l’empereur Napoléon dormaient depuis deux ans sous le dôme des Invalides.

Les peuples n’ont-ils plus de mémoire ? ou les journaux de France mentaient-ils lorsqu’ils nous apportaient les pompeux détails du triomphe posthume décerné à leur empereur ?…

À Sainte-Hélène les Français, surtout en ces premières années, obtenaient bien difficilement la permission de rendre visite au captif impérial ; mais il n’en était pas de même des Anglais. Fergus fut admis sous le nom d’un capitaine de vaisseau de la Compagnie dont il avait capturé le bâtiment.

Les rameurs de Fergus l’attendaient sous le môle. Il était parti le matin pour Longwood ; le soleil était près de se coucher lorsqu’il revint. Pendant qu’il regagnait le navire à l’ancre dans la baie, son visage respirait un enthousiasme grave, et son œil gardait encore l’expression recueillie d’un austère et religieux respect.

Fergus avait passé quatre heures avec le vaincu de Waterloo, avec ce demi-dieu, dont la taille prend déjà pour nous les colossales proportions des héros antiques ; il avait vu ce géant, dompté par la Providence et non point par les hommes, ce grand monarque, précipité de si haut et précipité si bas que le plus médiocre des capitaines européens, Arthur Wellesley, duc de Wellington, pouvait se faire peindre à cette heure en Achille et donner à Hector terrassé, dans son orgueil grotesquement stupide, les traits du captif de Sainte-Hélène !

Fergus avait puisé durant quatre heures aux trésors de l’intelligence la plus vaste, la plus lumineuse, la plus hardie qui ait peut-être jamais ébloui le monde.

Il revenait plein encore de cette parole imposante et magnifique dans l’emphase de son laconisme ; il revenait, restauré d’une force nouvelle ; il revenait, grandi à ses propres yeux, et calme, et affermi dans son dessein. — Que s’était-il passé entre l’obscur pirate et l’homme qui s’asseyait la veille sur le premier trône de l’univers ?…

Aux questions empressées de son compagnon, Fergus répondait : — Je l’ai vu…

Par une matinée brumeuse des derniers jours de novembre, un beau brick de commerce, engagé dans le canal Saint-Georges, doubla la pointe nord de l’île de Man, et mit le cap sur l’Écosse. Le vent et la marée le poussaient rapidement vers le Solvay, et le soleil montrait encore son disque rougi bien au dessus de l’horizon, lorsque les ancres du brick allèrent chercher un point d’assise au fond de l’eau, presque en face de Dumfries.

Les matelots se rangèrent sur le pont et mirent chapeau bas, pour faire place à deux hommes qui venaient de monter par l’écoutille.

L’un de ces hommes était Fergus, l’autre Randal Grahame.

La chaloupe était à la mer et les attendait. Ils descendirent tous les deux, et aussitôt six rameurs, commandés par Paddy O’Chrane, firent force d’avirons vers la côte.

La chaloupe toucha terre. Fergus et Randal sautèrent sur la grève, à une demi-lieue au delà de Dumfries.

— Au revoir ! dit Fergus aux matelots ; — nous nous retrouverons.

Paddy ouvrit la bouche, mais aucun des jurons qu’il tenait en réserve pour les grandes circonstances ne lui parut propre à peindre son attendrissement, c’est pourquoi il se contenta de soulever son chapeau en murmurant :

— Monsieur… Satan et sa femme !… que Dieu vous bénisse, soyons tous damnés !

Fergus fit un geste de la main. Paddy replaça son chapeau. La chaloupe s’éloigna.

Nos deux voyageurs s’engagèrent alors dans les terres. Ils étaient vêtus simplement et portaient leurs manteaux sur le bras. Pendant une heure environ ils marchèrent en silence, guidés par la connaissance parfaite que Randal semblait avoir du pays.

Après avoir suivi les mille sinuosités d’un petit sentier qui montait tortueusement de la grève au sommet d’une falaise escarpée, ils arrivèrent à un plateau nu, couvert seulement çà et là d’une végétation étique et brûlée par les vents du large. De cette hauteur, l’œil s’élançait à une distance énorme, dominant au loin la pleine mer à l’occident, et au sud, de l’autre côté du golfe, les côtes dentelées du comte de Cumberland.

La brise s’était levée, et l’on voyait le brouillard, chassé par un vent d’ouest, courir vers la partie la plus étroite de l’entonnoir du Solway.

Fergus et Randal s’arrêtèrent.

À perte de vue, du côté de l’Irlande, le brick de commerce qui les avait amenés montrait ses hautes voiles rougies par les rayons obliques du couchant.

Fergus passa la main sur son front. Son regard se teignit de mélancolie.

— Encore un peu nous ne le verrons plus, dit-il ; — la toile est tombée sur le premier acte de notre drame… Quel sera le second ? … Je crois le savoir, mais Dieu tout seul le sait… Voilà quatre ans que je travaille, Randal.

— Et depuis deux ans déjà, Fergus, vous êtes assez riche pour mener la vie d’un prince, répliqua Grahame ; — assurément, à votre place, je prendrais du bon temps… j’irais à Londres… j’écraserais de mon luxe cet impertinent Godfrey de Lancester…

— J’avais oublié Godfrey de LanGester, dit Fergus.

— Oui… vous êtes comme cela, reprit Randal ; — je sais de vos secrets tout juste ce que vous avez voulu m’en dire et parfois, comme aujourd’hui, je découvre par hasard un tout petit coin du mystère de votre cœur… Je ne me plains pas. Peut-être votre secret tout entier serait-il trop lourd à porter… je sais votre but… du moins, le but que vous vous proposiez il y a quatre ans.

— Il a pu changer, interrompit Fergus.

— Tant mieux !… mais gardez tout cela pour vous, O’Breane, et usez de moi comme si vous n’aviez rien à m’apprendre.

— Merci, dit Fergus avec distraction.

Il regardait les côtes d’Angleterre, et son œil s’allumait insensiblement, jusqu’à devenir bientôt brûlant de haine et de menace.

— J’y viendrai !… murmura-t-il ; — je mettrai quelque jour le pied sur ton sol maudit !… mais pas avant de l’avoir entourée d’ennemis et de pièges… J’ouvrirai patiemment la tranchée avant de donner l’assaut… mais que c’est long, mon Dieu ! et qu’il me tarde !…

Randal le considérait avec une curieuse attention. — Le visage de l’Écossais, dont le bas était maintenant caché par une barbe épaisse d’un rouge plus clair et à la fois plus ardent que ses cheveux, avait une expression mal-aisée à définir. La lumière arrivant sans obstacle à sa prunelle bleue que ne protégeait point l’ombrage ordinaire des sourcils, y mettait un rayonnement particulier d’audace et de franchise ; mais, sous cette hardiesse, il y avait en ce moment de doute une sorte d’hésitation involontaire, naïvement indécise, entre la sollicitude paternelle d’un vieux serviteur pour son jeune maître et le respect d’un soldat pour son chef.

— La route est longue, dit-il enfin en secouant sa préoccupation pour reprendre l’insouciance naturelle à son caractère ; — nous avons sept ou huit milles à faire pour arriver à Sainte-Marie de Crewe. Si vous m’en croyez, nous nous mettrons en marche.

Fergus tourna incontinent le dos à la mer et le voyage continua.

Le pays présentait cet aspect pittoresque et demi-sauvage des campagnes de l’Écosse. Le jour baissait rapidement, allongeant démesurément les ombres et donnant au paysage une physionomie de plus en plus sombre. Randal semblait se reconnaître parfaitement au milieu des mille routes qui se croisaient à chaque pas, Fergus le suivait, perdu dans ses pensées.

— Mais est-il possible, dit brusquement ce dernier, que personne ne connaisse l’existence de ces souterrains ?

— Des peuples ont vécu mille ans avant de découvrir la mine d’or qui gisait sous leurs pieds, répondit Randal. — De mon temps, je puis vous affirmer que ces caves immenses étaient inconnues et si, au lieu d’aller dans les montagnes, j’étais resté caché là, les juges de Glasgow n’auraient point eu la peine de m’envoyer sur les pontons… Elles ont deux issues qui défieraient l’œil du plus malin. La première donne dans le salon d’apparat du château de Crewe… un noble édifice, ma foi, mais qui tombe en ruines et que vous pourrez acheter pour une misère… La seconde s’ouvre ou plutôt se ferme dans la propre maison qu’habitait mon père et qu’il habite peut-être encore. Cette seconde issue est masquée par un pan de muraille tournant autour d’une poutre qui lui sert de gonds… À voir ce vieux mur, Fergus, les constables réunis des Trois-Royaumes déclareraient que nul passage n’a pu exister là depuis des siècles… Les antiquaires d’Édimbourg, — je vous dis la pure vérité, — font remonter cette construction au temps d’Alfred-le-Grand.

— Et ces souterrains sont vastes ?

— Mon père s’y est perdu dix fois en les parcourant pour y chercher les trésors des abbés de Sainte-Marie… C’est grand comme Saint-James-Park.

— Mais votre père, Randal, ne peut-il avoir révélé leur existence ?

— Je vous dis que mon père y cherchait un trésor.

La nuit était tout à fait noire. Nos voyageurs laissèrent sur leur droite la ville d’Annan, dont les lumières brillaient au loin à travers les branches dépouillées des arbres, et, quittant les sentiers où ils avaient marché jusque alors, ils s’engagèrent dans une route plus large et un peu mieux tracée, qui servait de grand chemin entre Carlisle et Glasgow. Nos lecteurs connaissent cette route pour y avoir suivi la chaise de poste de Frank Perceval conduite par Saunie l’aboyeur, la nuit où se passèrent ces événements étranges et terribles qui amenèrent la mort de la mal heureuse Harriet.

Randal s’arrêta précisément à l’endroit où la chaise de poste de Frank se heurta contre un tronc d’arbre posé en travers du chemin.

— C’est ici, dit-il. La maison de mon père est de l’autre côté du bois.

Deux minutes après le bois était traversé et ils apercevaient les lumières de la maison de Randal. À leur approche, un chien aboya fortement.

— Oh ! oh ! murmura l’Écossais, notre vieux Bill est mort, je pense ; ce n’est pas la voix de Bill.

Sa voix tremblait légèrement tandis qu’il parlait ainsi. Quelques pas seulement le séparaient de la maison ; il les franchit d’un saut et mit sa main sur le loquet de la porte.

— La porte est fermée en dedans, dit-il. Mon père ne fermait jamais notre porte !…

Il frappa. Une fenêtre s’ouvrit.

— Le vieux Randal Grahame ? demanda l’Écossais d’une voix pleine d’émotion.

— Voilà deux ans qu’il est mort, répondit-on.

La fenêtre se referma, Randal baissa la tête.

— J’aurais voulu le faire riche sur ses vieux jours, murmura-t-il ; mais le voilà mort et un étranger habite notre maison… Ah ! je suis seul au monde, Fergus, et plus à vous que jamais.

Fergus lui serra la main en prononçant quelques paroles de consolation.

— Oui, oui, mister O’Breane, reprit Randal, nous devons tous mourir mais j’aurais mieux fait de rester auprès de lui… Ah !… Et c’est Mac-Nab qui a notre maison !… Je l’ai bien reconnu… On dit que c’est un honnête homme, celui-là… Sa fenêtre s’est fermée pourtant sans qu’il ait offert un gîte aux voyageurs.

— Êtes-vous bien sûr que ce soit M. Mac-Nab ? demanda Fergus.

— J’en suis sûr… et j’en serai plus sûr tout à l’heure, car il faut que je passe la nuit dans la maison de mon père et que je dise un bout de prière dans la chambre où il est mort… car il est mort ! ajouta-t-il, d’une voix où il y avait des sanglots contenus. Oui, oui… vous avez entendu cet homme ?… Il est mort il y a deux ans… Allons, Fergus, en marche ! je vais vous conduire à la ferme de Leed, puisque vous voulez voir Mac-Farlane ; — et puis je reviendrai ici, où mon père… Et je n’aurai pas besoin, voyez-vous, de demander l’hospitalité à ce Mac-Nab !

Il tourna la maison et se prit à marcher à grands pas dans un taillis parsemé de ruines. Fergus le suivit. Au bout de dix minutes, ils longèrent la muraille d’un parc au milieu duquel s’élevait un vaste édifice que Fergus conjectura être le château de Crewe. Puis ils redescendirent le versant de la colline et arrivèrent à la ferme de Leed.

Randal la montra du doigt à Fergus et s’enfuit en courant.

La porte de la ferme était ouverte. Fergus entra. Dans la salle commune, autour d’une table servie, une jeune femme et deux charmantes petites filles prenaient leur repas du soir. Sous le manteau de la cheminée se tenait un homme, la tête cachée entre ses deux mains. Au bruit que fit Fergus en entrant, cet homme se redressa et montra un visage pâli au milieu duquel se mouvaient deux yeux éteints et comme égarés.

Fergus s’avança vers la jeune femme, tandis que les deux petits anges rougissaient et souriaient dans leur effroi enfantin, et demanda M. Angus Mac-Farlane.

L’homme qui était sous le manteau de la cheminée se leva. Fergus ne se souvint point de l’avoir jamais vu.


XV


UNE RESSEMBLANCE.


La jeune femme à qui Fergus O’Breane s’était adressé en entrant dans la ferme de Leed était belle, mais portait sur son visage triste et doux des traces de souffrance. Quant aux deux enfants qui se tenaient à ses côtés, jamais têtes plus angéliques ne tombèrent du gracieux et naïf pinceau de Greuze. L’aînée avait trois ans, l’autre deux ans à peine. Elles souriaient et mettaient leurs jolies joues roses dans le sein de leur mère, épandant comme un suave rayon de joie parmi le lugubre aspect de cette maison où semblait régner le deuil.

La jeune femme répondit à la question de Fergus en désignant son mari, qui se tenait à l’écart sous le manteau de la cheminée.

Fergus le considéra long-temps avec attention.

— Y a-t-il donc une autre personne qui porte le nom d’Angus Mac-Farlane ? demanda-t-il.

La jeune femme baissa les yeux avec un pénible sourire. Son mari s’avança lentement vers Fergus.

— Il n’y a qu’un seul homme pour porter le nom que vous venez de prononcer, monsieur, dit-il d’une voix sombre, — et c’est un de trop !… Ceux qui l’ont vu aux jours de son bonheur se retrouvent avec lui face à face et le méconnaissent… C’est qu’il a bien souffert !… Mac-Farlane, lui, reconnaît encore le visage de ses amis, mais il ne sait plus leur nom… Comment vous appelez-vous ?

— Quoi, murmura Fergus dans son irrésistible étonnement, vous seriez Angus Mac-Farlane ?… Mais, en effet… quoique vous soyez bien changé…

— Comment vous appelez-vous ? répéta le fermier.

Fergus prononça son nom.

Les traits flétris d’Angus Mac-Farlane s’animèrent d’une sorte de joie.

— Soyez le bien-venu, O’Breane, dit-il en lui tendant la main ; — femme, embrassez votre frère et le mien… enfants, fêtez l’ami de votre père !… Il faut nous réjouir !… il faut nous réjouir !…

Mistress Mac-Farlane prit ses deux petites filles par la main et les amena devant Fergus.

— Clary, et vous, Anna, dit-elle doucement, baisez l’ami de votre père.

Clary tendit son front en rougissant ; Anna sourit et s’enfuit.

— Réjouissons-nous ! répéta le fermier ; — Amy ! n’y a-t-il plus de vin de France dans les caves de Leed !… apportez du vin de France !… Que Duncan aille chercher mon frère Mac-Nab !… Il faut nous réjouir.

Le ton d’Angus contrastait si étrangement avec ces joyeuses paroles, qu’une larme se balança aux paupières d’Amy, tandis qu’elle répondait :

— Vous aurez du vin de France, Mac-Farlane, et je vais envoyer Duncan chercher notre frère Mac-Nab.

Fergus l’arrêta d’un geste.

— Angus, dit-il, vous savez que M. Mac-Nab ne m’aime pas.

— C’est vrai… Pourquoi cela ?

— Parce qu’il protégeait Godfrey de Lancester autrefois.

— White-Manor ! s’écria le fermier qui chancela et tomba sur le siège qu’il venait de quitter, comme s’il eût reçu un coup dans la poitrine ; — pourquoi me parle-t-on de White-Manor ?… Sortez, Amy ! Emmenez les enfants !… Ah ! Fergus O’Breane, je suis aise de vous voir. Nous allons causer de White-Manor.

Mistress Mac-Farlane se dirigea vers la porte avec Anna et Clary. Avant de s’éloigner de Fergus, elle lui dit à voix basse et avec un geste suppliant :

— Il s’est passé de douloureux événements, monsieur… et Dieu a mis un voile sur l’esprit de Mac-Farlane… Ménagez-le, je vous en prie !

Elle sortit. Fergus s’approcha du foyer et s’assit auprès de Mac-Farlane.

Angus, durant ces quatre années, avait vieilli de quinze ans. Son front s’était ridé. Sa franche et loyale physionomie avait revêtu une expression de sombre amertume, et les mèches bouclées qui s’échappaient de son bonnet de tartan se mélangeaient presque également de cheveux blonds et de ces fils funestes qui ont le brillant et la dureté du cristal.

Fergus le contempla un instant avec tristesse et compassion. Angus et lui s’étaient aimés autrefois d’instinct et comme on devient amoureux d’une femme. Ce sont ces amitiés-là qui restent et qui, oubliées, renaissent toujours fortes et vives, parce qu’elles ont leur source ailleurs que dans l’estime, ailleurs que dans la convenance mutuelle des caractères et des sentiments, toutes choses raisonnées et par conséquent périssables, parce qu’elles ont leur source exclusivement dans le cœur.

Or, le cœur ne change jamais lorsque les sens ou l’intérêt, ou l’ambition, ces conseillers mauvais et perfides, ne lui soufflent pas l’inconstance.

Et O’Breane, ainsi que Mac-Farlane, étaient au dessus de l’intérêt. Quant à l’ambition, Angus ne la connaissait point ; Fergus avait une passion autre et plus forte.

— Je croyais vous retrouver heureux, Mac-Farlane, dit le nouveau venu après un silence.

— Je suis heureux de vous revoir, frère Fergus, répondit le fermier qui semblait avoir repris un peu de calme ; — je pleurai des larmes de colère, il y a quatre ans maintenant de cela, lorsque j’appris votre malheur… Fergus ! mon noble frère Fergus accusé d’assassinat, — condamné pour assassinat ! car je ne sus votre accusation qu’avec le verdict du jury… Et ce fut la faute de Mac-Nab, qui ne vous aimait pas… Embrassons-nous, O’Breane, et dites-moi que vous m’aimez comme autrefois.

— Je suis toujours votre frère, Mac-Farlane… et, dans le projet qui occupe ma vie, vous avez votre place et votre rôle… et vous êtes en ce monde le seul homme à qui je montrerai le fond de mon cœur.

Angus passa la main sur son front.

— Des projets ! murmura-t-il, — je n’en ai point ; mais j’épouserai les vôtres, mon frère… Oh ! que vous êtes jeune et beau, Fergus !… Mary vous aimait bien…

— Je n’osais vous parler de Mary, murmura O’Breane.

— Versez du vin ! s’écria le fermier ; — où est le vin de France ?… Tendez votre verre, ami, et buvez !

Il s’était levé et avait mis un flacon débouché dans la main de Fergus. Celui-ci trempa ses lèvres dans le verre ; Angus l’acheva d’un trait et reprit :

— J’irai bientôt, moi aussi, à Botany-Bay.

— Pourquoi ? demanda Fergus étonné.

— Parce que je tuerai le comte de White-Manor… Je ne sais où il se cache maintenant… je ne puis l’atteindre… Mais il reviendra, Fergus… J’avais tort de dire que je n’ai pas de projets : j’ai un projet.

O’Breane garda le silence.

— Versez du vin ! reprit encore Angus ; — nous sommes ici pour nous réjouir, par la mémoire de mon père !… Ah ! Fergus, mon père vivait au temps où nous étions à Londres… et ma sœur était heureuse.

— Je vous prie, Mac-Farlane, dit Fergus, apprenez-moi tout ce qui touche la pauvre Mary… Je devine un malheur.

— Devinez dix malheurs, O’Breane !… Le bien de la famille nous a été enlevé par un procès inique… Mon père est mort… ma sœur… Combien de larmes, une femme peut verser avant de mourir !

— Mary n’est-elle pas comtesse de White-Manor ?

— Je le tuerai ! prononça Angus avec une explosion de haine, comme si ce nom eût eu le pouvoir de tendre soudainement en lui toutes les fibres de la vengeance et de la colère ; — oui… Mary est comtesse de White-Manor… elle l’était du moins…

— Est-elle donc morte ? s’écria Fergus.

— Elle a un enfant, mon frère ; elle ne peut pas mourir.

— Mais, au nom de Dieu ! qu’y a-t-il alors ?

— Buvez, Fergus ! dit Mac-Farlane avec un rire convulsif et amer ; — je le tuerai… Mac-Nab avait agi pour le mieux, je pense. Il croyait faire le bonheur de la pauvre Mary… oui, oui, mon frère, Mary s’est appelée la comtesse de White-Manor, parce que Mac-Nab voulait qu’elle fût riche et heureuse… buvez, O’Breane : il faut que nous fêtions votre retour… Je ne sais si elle est riche, mais je sais bien qu’elle est malheureuse… Pauvre Mary !… voilà huit mois maintenant que je reçus une lettre d’elle… vous la lirez, O’Breane… moi, je ne puis plus la lire… je n’ai jamais rien aimé en ce monde autant que j’aimais Mary, mon frère, et c’est pour cela que je voulais la voir votre femme… Ah ! c’eût été un jour heureux que le jour de votre mariage !

Angus se leva et ouvrit une armoire où il prit un portefeuille. Parmi les papiers qui s’y trouvaient, il en choisit un amolli et froissé par de fréquents contacts. Il le déplia d’une main tremblante.

— L’aimez-vous encore, mon frère ? demanda-t-il brusquement.

— Je l’aimerai toujours, répondit Fergus.

Fergus ne mentait point et ne se trompait pas. Durant les quatre années qui venaient de s’écouler, l’amour, dont la part devait être désormais si grande dans son existence, avait sommeillé en lui. C’est à peine si, çà et là, il avait noué en passant quelqu’une de ces passagères intrigues, romans d’un jour dont l’oubli déchire les pages parcourues, et qui ne laissent point de trace au cœur. Il n’y avait donc en lui aucun souvenir autre que celui de Mary. — Plus tard, les souvenirs devaient abonder ; son cœur, donné sans réserve, repris sans remords, allait glisser mollement sur la pente fleurie de l’inconstance, laissant derrière soi les larmes, mais regardant en avant toujours et ne voyant là que des sourires. Son âme et ses sens allaient faire excès de délices, comme pour compenser les puissants labeurs et les fatigues fécondes de son esprit. Il allait aimer partout, aimer beaucoup quoique vite, dompter sans efforts les résistances les plus fières, être heureux (dans le sens vulgaire du mot) assez pour remplir une longue page des seuls noms de ses maîtresses, et pousser si loin ses sensuelles débauches de cœur que tout autre cœur que le sien en fût resté mort, usé, pétrifié, blasé. Mais son cœur, à lui, parmi ces excès de bonheur, après ces folles gageures d’ardeurs prodiguées, d’amours jetées en largesses à toutes femmes dignes et indignes, devait rester neuf et fort, et tout plein de jeunes élans, — et ne point perdre, aux mille frottements d’une vie d’aventures, les délicatesses exquises de sa faculté de sentir.

Pour les hommes ainsi faits, le passé, rappelé aux heures de rêverie, a des joies incomparables et des voluptés que le plaisir présent ne sait point égaler. Leur mémoire est le ciel des musulmans. Là, dans la nuageuse atmosphère des extases, passent et sourient tour à tour les femmes autrefois aimées. Qu’elles sont belles ! combien sont doux et charmants les mots qu’elles murmurent à l’oreille ! que de fierté dans ce maintien ! que d’abandon naïf dans cette pose !… Oh ! celle-ci sourit comme on ne vit jamais sourire ! Cette autre baisse les yeux, mais est-ce assez du voile de ses longs cils pour cacher la passion qui brûle et languit dans sa noire prunelle ? Tout est beau, tout est ravissement et délices, tout, jusqu’à cette perle balancée, — une larme, hélas ! — qui se suspend aux paupières de la vierge vaincue…

Fergus ne se trompait point, en ce sens que, parmi ses souvenirs, évoqués souvent, celui de Mary devait être toujours le premier, le plus aimé, le plus pur, — le seul pur, peut-être.

Mac-Farlane revint vers le foyer.

— Elle vous aimait bien ! dit-il ; — mais pourquoi parler de cela ?… Voici sa lettre… sa dernière lettre… Depuis, je suis allé à Londres pour la chercher ; je ne l’ai point trouvée.

Fergus prit la lettre qu’on lui présentait. — En plusieurs endroits les caractères étaient à demi effacés par des larmes. Étaient-ce des larmes d’Angus ou de la comtesse de White-Manor ?

Voici ce que disait cette lettre :


« Mon cher frère,

» Quand j’ai appris par votre dernier message que votre intention était de venir à Londres pour me consoler, pour me protéger, mon cœur s’est élancé vers vous avec reconnaissance et tendresse. Oh ! vous m’aimez, vous, Angus, et vous êtes tout seul ici-bas pour m’aimer. Je pense que je retrouverais un peu de joie à vivre près de vous, à vous voir bien souvent, à sentir autour de moi les murs chéris de la maison de notre père…

» Mais il m’est défendu d’espérer ce bonheur, mon frère.

» Le soir même de la réception de votre lettre, j’ai quitté la maison que j’habitais depuis trois mois. Je l’ai fait pour éviter votre présence. J’ai besoin de force, et si je vous voyais je deviendrais faible.

» Mon bon frère, je vous aime, vous le savez bien ; pardonnez-moi si je vous fuis.

» Je suis sous le coup d’une menace affreuse et terrible… Ma pauvre enfant, Mac-Farlane, mon enfant bien-aimée ! si vous saviez !… »


— Où en êtes-vous, O’Breane ? demanda Angus en ce moment. — Vous souvenez-vous combien elle était gaie autrefois ?… J’ai son sourire devant les yeux… Cela fait bien du mal !…

Il allongea ses deux mains sur ses genoux et demeura l’œil fixe, la tête penchée sur son épaule.

Fergus poursuivit sa lecture.


« Si vous saviez, mon frère !… Vous êtes hardi et généreux ; vous voudriez me défendre, attaquer ces hommes qui me font si malheureuse… Angus, je vous connais, vous le voudriez… et ce serait un horrible malheur.

» J’aime mieux souffrir. Je suis heureuse de souffrir. L’idée qu’on tenterait de finir mon supplice me remplit d’angoisses… Ne vous fâchez pas contre moi, mon frère ; si je m’éloigne de vous, c’est pour ma fille.

» La vengeance de milord a été bien cruelle !… Vous savez qu’après la scène honteuse de Smith-Fields il m’a pris ma fille. — Mais vous ne savez pas tout, Angus. Hélas ! c’est là un malheur qui ne se devine point.

» Ma fille, ma pauvre enfant chérie est entre les mains d’un scélérat sans foi ni cœur, qui l’élève loin du monde, d’un scélérat, choisi peut-être pour jeter dans son âme d’ange des germes de honte et de corruption… »


— Pauvre Mary ! dit Fergus.

— Où en êtes-vous, O’Breane ?…

— Il faut partir, frère !… à tout prix, il le faut !…

— Je sais où vous en êtes ! murmura Angus en baissant la tête ; — lisez encore…


« … Ma fille est prisonnière, et son geôlier est un monstre d’avarice et de cynisme, qui raille impitoyablement mes larmes et lève sur moi un impôt périodique pour ne point frapper mon enfant… Moi, je reste à Londres, toujours à la charge de cet homme bienfaisant qui eut pitié de moi lorsque j’avais la corde au cou sur le marché de Smith-Fields… Mon frère, qui me connaît, n’aura point à ce sujet de pensées mauvaises.

» Je reste à Londres parce que je suis plus près de ma fille, parce qu’il me semble que je veille sur elle… Je ne la vois point, hélas ! cet homme prend mon or et me refuse impitoyablement la grâce d’embrasser mon enfant, ne fût-ce que durant son sommeil.

» Il obéit à milord, mon mari…

» Je me cache, parce qu’il ne faut pas qu’un œil ami surprenne ma profonde détresse. Nul ne pourrait me voir, et vous moins que tout autre, mon noble Angus, sans essayer de me secourir et de me venger.

» Me venger !… Oh ! savez-vous, Angus ! cet homme me l’a dit… et il le ferait, mon Dieu !… À la moindre tentative, il la tuerait… »


En écrivant ce dernier mot, qui était presque illisible, la main de la comtesse de White-Manor avait tremblé violemment.

— Mais ce sont là des craintes folles ! s’écria Fergus. Quel que soit cet homme et si profonde que puisse être sa perversité, pourquoi tuerait-il un enfant ?… D’ailleurs, on peut agir avec prudence… le prévenir…

— J’ai écrit tout cela, mon frère, et il y a six mois que Mary a dû recevoir ma lettre… Elle ne m’a pas répondu : ses craintes ont été plus fortes que la raison.

Il y avait encore deux ou trois lignes. Fergus continua.


« Et puis, disait la pauvre femme, j’ai un espoir, un bien doux espoir, Mac-Farlane… Cet homme a mis auprès de ma fille un muet et une malheureuse créature, dont le cœur n’est point méchant… Un jour, peut-être, je parviendrai à la gagner, et alors il me sera permis d’entrer dans la chambre de Suky, de l’embrasser, de la serrer dans mes bras… Oh ! que de bonheur, que de bonheur, mon frère ! elle me sourira, croyant faire un doux rêve… N’est-ce pas que cet espoir suffit à excuser ma fuite ?… n’est-ce pas que je serai alors la plus heureuse des mères ?… »


Fergus ferma la lettre. Il y avait sur son noble visage une double expression de pitié tendre et de profonde indignation. Il leva les yeux sur Angus qui avait gardé la même posture, et qui, suivant d’instinct la lecture de ces lignes connues, avait deux grosses larmes sur la joue.

— Il faut la sauver, dit Fergus.

Mac-Farlane secoua la tête. Ses larmes se séchèrent et son front se rida.

— Il faut la venger ! répondit-il.

Puis il ajouta en laissant éclater sa voix :

— Cet homme qui la martyrise et qui tue son enfant, je sais son nom qu’elle ne veut point me dire… C’est White-Manor… White-Manor, par lui-même ou par un de ses suppôts… Buvez, O’Breane ! buvez, mon frère ! vous ne savez pas tout encore…

— En effet, dit Fergus, certains mots dans la lettre de notre malheureuse sœur n’ont point de signification pour moi… Elle parle de la scène honteuse de Smith-Fields…

Angus était plus pâle qu’un mort.

— Vous voyez bien que ma main tremble trop pour verser le vin, murmura-t-il en essayant de sourire. — À boire, mon frère ; j’ai soif… Ah ! ah ! vous voulez savoir ce qui se passa dans Smith-Fields ?… Écoutez donc, par le nom de mon père ! mais avant, regardez le couteau qui doit tuer tôt ou tard Godfrey de Lancester.

Il ficha violemment dans le chêne épais de la table son dirk écossais, dont la lame vibra long-temps et rendit une plainte.

— Écoutez ! reprit Angus : — Il y a trois ans… deux ans et demi, les journaux racontèrent une évasion hardie, exécutée au dépôt de Botany-Bay… Votre nom était parmi ceux des fugitifs. — Ma sœur devint enceinte.

Deux mois après, les journaux encore annoncèrent que les évadés de Botany-Bay étaient à Londres depuis long-temps. Pour la seconde fois votre nom se trouvait dans leurs colonnes.

Un bruit courut ; quelques uns l’attribuèrent à Brian de Lancester, le frère de Godfrey, qui est tout jeune, mais qui, déjà, fait à son aîné une guerre sans merci. Ceux-là se trompaient : je connais l’Honorable Brian, qui est un noble et généreux cœur… Toujours est-il que ce bruit rappelait vos fiançailles avec ma sœur, vos anciennes amours, et disait… Fergus, mon frère, sur votre honneur, combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour en Angleterre ?

— Douze heures, répondit Fergus.

— Ne voyez pas dans mes paroles, frère, poursuivit Angus avec hauteur, l’expression d’un soupçon indigne… Mary Mac-Farlane peut être malheureuse, et ne peut pas être coupable… Ce bruit disait que vous l’aviez revue.

Et sa grossesse avançait… et White-Manor, le misérable, ouvrait avidement l’oreille à toutes ces calomnies… Il se repentait sans doute, lui, le pair opulent, d’avoir donné son nom à une pauvre fille…

Voici ce qui arriva. Mary mit au jour un enfant. White-Manor se fit apporter le berceau dans son appartement et le considéra longtemps en silence. Puis on le vit parcourir à grands pas sa chambre en murmurant des paroles de menace. Il trouvait que l’enfant vous ressemblait O’Breane.

— À moi ! s’écria Fergus étonné.

— À vous… Mary vous avait tant aimé !… Quoi qu’il en soit de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, les soupçons de Godfrey de Lancester en acquirent une force terrible… Ceci se passait à White-Manor, dans le Northumberland, tout près d’ici… Mais il y avait bien long-temps que Godfrey nous avait éloignés, Mac-Nab et moi ; nous n’avions plus la permission de visiter notre sœur… Ah ! Fergus, Mac-Nab est un honnête cœur, bien qu’il ait contre vous des préventions condamnables ! Il s’est souvent repenti d’avoir prêté les mains à ce mariage… Mais que disais-je ? Quand je parle de tout cela ma pauvre tête se trouble et il fait nuit dans mon cerveau.

— La ressemblance… dit Fergus.

— Oui, oui, interrompit Mac-Farlane ; je me souviens… La ressemblance ! Mac-Nab et moi, nous n’avions donc aucune idée de ce qui se passait à White-Manor… Godfrey ne mit pas le pied dans la chambre de sa femme tant qu’elle garda le lit… Il ne revit point l’enfant et défendit qu’on le montrât à sa mère.

Au bout de quinze jours, Mary fit ses relevailles. Pauvre sœur ! Elle avait demandé bien des fois avec larmes son enfant, et ne le voyant point venir, elle le croyait mort, sans doute… Mieux eût valu que l’enfant fût mort, en effet, O’Breane.

Ce jour, Godfrey de Lancester se rendit chez sa femme. Il était suivi de son âme damnée, un vil coquin du nom de Gilbert Paterson, qui portait un berceau entre ses bras. Mary faillit tomber à la renverse, tant elle ressentit de joie. Elle riait, elle pleurait et baisait les mains de Godfrey de Lancester.

Puis elle s’élança vers le berceau et voulut soulever le voile dont il était couvert pour dévorer de baisers cette frêle créature qui allait être désormais sa passion, son amour, sa vie. Godfrey la saisit brutalement par le bras et la força de s’arrêter. Gilbert mit le berceau sur une table, au milieu de la chambre.

— Madame, lui dit White-Manor en arrachant le voile du berceau, — cet enfant, qui est le vôtre, n’est pas à moi.

Mary le regarda, stupéfaite.

— Cet enfant est le fruit d’un crime, poursuivit Godfrey, que prenait un de ses accès de rage insensée ; — voyez, voyez, madame ! et osez dire qu’il ne lui ressemble pas.

— À qui ? demanda notre pauvre sœur.

— À mon assassin, madame, à l’homme que vous avez aimé, — à Fergus O’Breane.

— À Fergus ! répéta Mary dont le front s’éclaira de joie.

Ce fut sa condamnation. — Godfrey, en apercevant ce mouvement involontaire, qu’il compta pour un aveu, devint blême de rage, et, dans sa fureur folle, leva la main comme pour écraser l’enfant.

— Milord ! oh ! milord ! s’écria Mary en tombant sur ses genoux, épouvantée ; — ne tuez pas votre enfant !

Godfrey se retint et se prit à sourire.

— Mon enfant ! dit-il avec amertume ; — je crois que je serais devenu bon si Dieu m’eût donné un enfant !…

Il dit cela, Fergus, le damnable hypocrite !…

Ma sœur voulut protester de son innocence, car elle venait seulement de comprendre ce dont elle était accusée, mais Godfrey lui ferma la bouche par un grossier sarcasme et reprit :

— Regardez bien cet enfant que vous appelez le mien, milady ; regardez-le bien longtemps et de tous vos yeux, car vous le voyez en ce moment pour la dernière fois !

Mary joignit les mains, brisée par ces cruelles paroles.

L’enfant était une charmante petite fille qui souriait doucement. Mary n’avait jamais vu de plus beau, de plus angélique visage… Ah ! Fergus ! c’est qu’il doit sembler angélique et beau, l’enfant qu’une jeune mère voit pour la première fois, l’enfant dont on va la séparer pour jamais.

Elle pleura, elle pria, elle se traîna aux pieds de White-Manor.

Celui-ci ne bougeait pas. Il semblait trouver un barbare plaisir à prolonger cette scène déchirante.

Enfin, lorsqu’il fut ivre de sanglots, il fit un geste. Gilbert emporta l’enfant.

Mary était sans mouvement sur le plancher. White-Manor la somma rudement de se relever. Elle se releva. Il la poussa devant lui de marche en marche jusque sur le perron du château.

Ici se trouvait encore Gilbert Paterson, qui avait à la main une corde de chanvre. Sous le perron, tous les domestiques et tenanciers de White-Manor étaient réunis. Au portail de la cour, il y avait une chaise attelée.

Godfrey prit la corde des mains de Paterson, et…

Angus s’arrêta tout à coup et se leva en disant :

— Oh ! je le tuerai, je le tuerai, Fergus ! par la sainte mémoire de ma mère !…

Il tremblait et haletait. Les mots tombaient avec peine à travers ses dents serrées.

— Et que fit-il ? demanda Fergus, qui tremblait aussi et dont le front se couvrait de sueur.

— Ah ! s’écria Mac-Farlane avec un gémissement étouffé ; — ces Anglais sont lâches et n’ont point de pitié, mon frère… Mary était là, pâle et sans force… Il pesa sur sa main et la fit se mettre à genoux sur la pierre du perron. — Puis il passa la corde de chanvre autour de son cou en disant à haute voix :

— Qui d’entre vous veut acheter cette femme ?


XVI


VENDRE SA FEMME.


Angus Mac-Farlane jeta ces derniers mots avec une explosion de douleur et de colère. O’Breane s’était levé. Son beau visage rendait d’une autre façon les mêmes sentiments que celui du fermier.

— Je ne le haïssais plus, dit-il, le courroux que je lui gardais s’était perdu dans une colère trop profonde et trop vaste pour ne point absorber tout autre ressentiment… Mais, pour vous, Angus, pour la pauvre Mary, je vois bien que je suis vulnérable encore… Où dont est-il, cet homme ?

Angus prit la main d’O’Breane et la pressa entre les siennes.

— Merci, mon frère, répondit-il.

Puis il ajouta d’un ton de sarcasme amer et désespéré :

— Vous me demandez où il est ?… Vous avez donc oublié les mœurs de nos lords, depuis quatre ans que vous avez quitté l’Angleterre ?… Quand ils ont brisé de ce côté du détroit la vie de quelque créature sans défense, ils passent la mer et vont triompher à l’étranger. La cruauté n’a-t-elle pas aussi sa monotonie ? Leurs Seigneuries se blasent et prennent le spleen… Leurs Seigneuries partent pour la France qui rit et se moque à les voir passer ; pour l’Italie, qui prend leurs guinées en échange de vieilles pierres et de toiles poudreuses… Que sais-je, White-Manor est à Naples ou à Paris, ou à Vienne..... Le chercher serait inutile : je l’attends !

Mary vous avait aimé. Peut-être se souvenait-elle. C’était là un crime sans pardon. Pour le punir, Godfrey de Lancester, exhumant une lâche et barbare coutume dont l’Angleterre seule, parmi tous les peuples du monde, pouvait, dans sa brutalité nationale, concevoir l’ignominieuse idée, Godfrey de Lancester mettait sa femme, lady de White-Manor, — aux enchères, comme une pièce de bétail… Il y avait espoir qu’on en parlerait long-temps au Crockford’s club… C’était une plaisanterie aimable, une eccentricity qui tuait une femme. — En peut-on trouver de meilleures ?

Lorsqu’il prononça ces mots : — Qui d’entre vous veut acheter cette femme ? les valets et tenanciers firent silence. Mary était adorée de tous.

White-Manor répéta sa question avec colère.

— Elle est belle, ajouta-t-il, et je la donne pour trois shellings !

Nul ne répondit encore. — Mary, toujours agenouillée, avait les mains jointes et les yeux baissés. — Godfrey frappa du pied avec fureur.

— Faites place ! s’écria-t-il : — je vais la conduire à un autre marché.

Il tira la corde. Mary se leva. Les tenanciers se rangèrent eu haie, des deux côtés de la cour, mornes et silencieux. Godfrey, tenant notre sœur en laisse, traversa la foule et monta dans sa chaise.

Deux jours après, on déjeunait somptueusement dans Portland-Place à la maison des comtes de White-Manor. L’assemblée était nombreuse. Vers deux heures après-midi, Godfrey se leva ivre et fit venir Mary.

Mary avait une robe de toile blanche et la corde au cou.

Et parmi tous ces noblemen qui garnissaient la table de White-Manor, il n’y eut pas un homme pour briser son verre sur le visage infâme de Godfrey de Lancester. — Pas un seul, Fergus ! Ils laissèrent un misérable, ivre de sang et de rage, mettre la main lâchement sur une femme belle, jeune et sainte…

Godfrey prit la corde et descendit sur le trottoir. — Il traversa les rues de Londres, depuis Portland-Place jusqu’au marché aux moutons de Smith-Fields, — quatre milles d’Écosse ! — comme il avait traversé la foule de ses valets consternés, dans la cour de White-Manor, tenant sa femme en laisse, sa femme qui pleurait et se mourait…

On s’assemblait sur leur passage. C’était un curieux spectacle ; — mais parmi les cinquante mille Anglais qui les coudoyèrent, sur la route, il ne se trouva pas un homme pour crier infamie ! et lapider le lâche avec les pavés du chemin !

Londres est fait ainsi : nobles et peuple.

— Nobles et peuple ! interrompit Fergus avec une énergie d’indignation qu’Angus attribua tout entière à l’impression de son récit ; — Londres et l’Angleterre !

— Lorsqu’ils arrivèrent dans Smith-Fields, reprit Mac-Farlane, il y avait foule autour des barrières. C’était un vendredi, jour de marché des bêtes à cornes et des moutons. Godfrey fit entrer Mary dans l’un des parcs à brebis, qui se trouvait vide, et cria par trois fois :

— Cette femme est à vendre !… à vendre pour trois shillings !

Les marchands de bestiaux avaient pitié ; car Mary, notre sœur, était bien belle, et des ruisseaux de larmes coulaient sur sa joue pâlie.

Enfin, une voix grave et vibrante perça la foule et fit tressaillir le cœur de Mary dans sa poitrine.

— Laissez-moi passer ! disait cette voix ; — je vais acheter pour trois shellings milady comtesse de White-Manor.

Un murmure courut par le marché de Smith-Fields, car nul ne savait jusque-là les nobles noms des acteurs de cette scène infâme. — Godfrey devint pourpre. Le son de cette voix l’avait frappé comme un soufflet sur la joue, il sembla chercher au loin avec crainte et colère celui qui avait parlé.

Ce dernier ne tarda pas à paraître, se faisant jour vigoureusement à travers les rangs des assistants. Il était vêtu du grossier costume des marchands de bestiaux. À son aspect, Godfrey perdit contenance et fit un mouvement comme pour s’esquiver. — Mary ne m’a jamais dit dans ses lettres le nom de cet homme : mais, lorsque je suis allé à Londres, la rumeur publique m’a appris ce nom.

C’était le jeune Brian de Lancester, frère du comte.

Je le crus du moins et je le crois encore, bien que l’Honorable Brian n’ait jamais répondu à mes actions de grâces que par de froides et positives dénégations.

Quoi qu’il en soit, le prétendu marchand de bestiaux, que ce fût ou non Brian de Lancester, entra dans le parc où se tenait Godfrey et lui arracha des mains la corde qui retenait Mary. Celle-ci, à bout de forces, venait de perdre connaissance. Le marchand la saisit et la souleva d’une seule main. De l’autre, il fouilla dans sa poche, d’où il retira une pleine poignée de grosses pièces de cuivre qu’il jeta au visage de Godfrey en disant :

— Voici votre paiement, milord !

Un immense hurrah emplit la place de Smith-Fields.

Godfrey demeura pétrifié. Le choc des lourdes pièces d’un penny avait laissé sur sa joue pâle et sur son front des taches violâtres ; — car le marchand était un homme, Fergus. Sa main avait frappé rudement, comme eût pu faire la nôtre…

Fergus, dominé par l’intérêt puissant qu’il portait à ce récit, respira longuement.

— Que Dieu le bénisse, Mac-Fariane, dit-il, quel qu’il soit… Et si c’est vraiment le cadet de Lancester, je fais serment de lui payer notre dette quelque jour… Mais que devint Mary après cela ?

— Après cela, répondit Angus, la foule s’ouvrit pour laisser passer le marchand et son fardeau ; puis elle se referma, entourant White-Manor, dont le visage meurtri se contractait dans les convulsions d’une rage impuissante. Des huées s’élevaient de toutes parts ; l’élan était donné, et lorsque les hommes de police arrivèrent sur le lieu de la scène, ce fut pour emporter le noble lord, couvert d’outrages et de boue, en proie à une furieuse attaque de son mal…

— Mais Mary, Mary ! dit Fergus.

— Mary fut mise dans une voiture par le prétendu marchand de bestiaux… Depuis, j’ai su par des lettres tous les détails de cette histoire… Je lui ai fait passer de l’argent souvent, mais voilà huit mois que j’ignore sa retraite, et d’après son dernier message, elle est forcée de payer le misérable qu’on a fait geôlier de son enfant… Qui fournit à ses besoins ?… Elle m’a parlé parfois d’une main généreuse et amie… Mais Brian de Lancester n’est pas riche…

— Mais, interrompit Fergus, si Brian, son beau-frère, a ses secrets et la protège, pourquoi ne lui vient-il pas en aide par rapport à sa fille ?

— Parce qu’il ignore comme nous cette partie de son histoire, répondit Angus. Si c’est Brian, — et c’est lui, bien qu’il ait refusé de me faire l’aveu de ses bienfaits, — si c’est Brian, elle sait combien il est fougueux et hardi ; elle craint par dessus tout la menace du geôlier de sa fille… Pauvre sœur ! Ne la voyez-vous pas d’ici, Fergus !… Chaque fois qu’une idée de lutte ou de délivrance lui vient à l’esprit, elle la chasse avec épouvante et se répète ce mot que sa main tremblante a eu tant de peine à tracer : — Il la tuerait !

Il se fit un long silence entre les deux interlocuteurs. Fergus semblait méditer. Mac-Farlane, les coudes appuyés sur la table, le front à deux pouces de son dirk, fiché dans la planche de chêne, suivait le cours d’une sombre rêverie. Ce fut lui qui reprit le premier la parole :

— Allons, allons ! dit-il avec un éclat de joie forcée, buvez, mon frère Fergus ! Nous sommes ici pour fêter votre bien-venue, pardieu !… Il y a des gens plus malheureux que nous !… J’ai une bonne femme qui m’aime et deux jolis petits anges qui sourient à mon réveil… Ah ! si la pauvre Mary était là !… Mais au diable la tristesse, O’Breane ! mes yeux ont pleuré ce soir comme des yeux de vieille femme !… Je bois à votre santé.

Fergus lui prit la main au lieu de répondre au toast et le regarda fixement.

— Il y a quatre ans que je travaille seul, dit-il avec lenteur, quatre ans que je donne tous mes instants à la même pensée, sans jamais verser dans un cœur ami le trop plein des doutes qui m’assaillent et des espérances qui me brûlent… Pendant ces quatre ans, j’ai compté sur vous, Mac-Farlane, qui êtes le seul homme auquel j’aie donné place en mon cœur… Je me suis dit, pour prendre courage : un jour viendra où la solitude de mes laborieuses méditations s’animera, un jour où ma pensée sortira hors de moi pour trouver un écho dans l’esprit de mon frère… Un jour viendra où nous serons deux pour soutenir le fardeau qui pèse sur moi tout seul… J’aurai un confident, un autre moi-même…

Fergus s’interrompit et ajouta tristement :

— J’ai nourri cet espoir pendant quatre ans !

— Et vous avez bien fait, O’Breane, s’écria Angus, car, pour vous, je suis prêt à tout.

Fergus secoua la tête et baissa les yeux.

— J’ai mal fait ! dit-il à voix basse, car, au lieu de l’homme fort sur lequel je comptais, je retrouve un cœur courbé, flétri, sans courage…

Mac-Farlane recula d’un pas et leva sur lui un regard stupéfait.

— Ai-je bien entendu ! murmura-t-il ; — c’est au moment où je vous dis les malheurs dont fut accablée notre maison, que vous me reprochez ma souffrance !… Ah ! Fergus ! Fergus !… Vous m’aviez laissé jeune et robuste ; vous revoyez mon front ridé, mon œil éteint, mes cheveux blanchis avant l’âge..... C’est que j’ai bien souffert, mon frère O’Breane !… Mais, oh ! ce sera le comble de l’amertume si vous, vous que j’ai tant aimé, vous me trouvez à ce point dégradé par le malheur, que je sois désormais indigne de vous comprendre et de vous servir !

Mac-Farlane prononça ces dernières paroles à voix basse et d’un ton de douloureux reproche. Fergus fut ému jusqu’au fond de l’âme, mais il n’en laissa rien paraître.

— Les cheveux peuvent blanchir avant l’âge, prononça-t-il froidement, — le front se rider, le regard s’éteindre, mais le cœur d’un homme ne doit point, si cruelle que soit l’épreuve, se courber sous le sort ou s’engourdir.

— Et qui vous a dit que mon cœur ait fléchi, Fergus O’Breane ? demanda l’Écossais en redressant brusquement sa haute taille.

Fergus arracha le poignard fiché dans le chêne de la table et l’y reposa à plat d’un air de mépris..

— Si quelqu’un, autre que vous, me l’eût dit, Mac-Farlane, répliqua-t-il, j’aurais contraint cet autre, mon genou sur la poitrine, à confesser qu’il en avait menti… Mais que penser d’un homme qui tire son poignard et proclame qu’il n’y a plus pour lui d’autre but dans la vie que de tuer ? d’un homme qui consent à livrer son sang à la loi pour le sang d’un misérable sans âme et sans foi ?… Par le nom de Dieu, frère Angus, votre bras est robuste assez encore, mais le cœur…

— O’Breane ! O’Breane ! interrompit l’Écossais d’une voix que la colère rendait tremblante déjà ; — n’ajoutez pas un mot !… Si bien engourdi que soit mon cœur, il ne sait pas encore entendre patiemment des paroles d’outrage !…

— Bien cela, frère Angus ! s’écria O’Breane en ressaisissant le bras que Mac-Farlane venait de lui arracher brusquement ; — voyez ! y a-t-il encore des rides à votre front ? votre œil n’a-t-il pas repris son fier regard d’autrefois ?… Voyez, mon frère.

Il avait entraîné Angus devant la glace suspendue au dessus de la table à ouvrage d’Amy Mac-Farlane.

Angus se prit à sourire involontairement. O’Breane poursuivit avec sévérité.

— Les rides ont disparu… l’œil s’est rallumé… mais le cœur ?…

— Il faut que je tue cet homme, O’Breane, dit Angus ; — il le faut !

Fergus lâcha aussitôt le bras de l’Écossais et se dirigea vers le foyer, auprès duquel il avait déposé sa casquette de voyage et son manteau.

— Adieu donc, mon frère, dit-il ; — mes heures sont comptées, et je n’ai pas le temps de m’arrêter ici davantage.

Angus demeura un instant comme atterré, puis il se jeta, les bras ouverts, entre la porte et Fergus.

— O’Breane ! s’écria-t-il en sanglotant comme un enfant ; — mon frère, ayez pitié de moi !… Il faut bien que je venge ma pauvre sœur !… notre sœur Mary, que vous aimez comme moi… Ne me quittez pas ainsi… Oh ! ce serait une heure de malédiction, Fergus, que celle où vous fuiriez irrité le toit de Mac-Farlane… Restez, restez, au nom de Dieu !

— Je ne suis pas irrité, mon frère, répondit Fergus avec calme ; — la douleur n’est pas de la colère.

— Mais ne pouvez-vous me laisser le droit de venger cet outrage, au récit duquel je vous ai vu frémir tout à l’heure ?… sauf cette tâche, qui est sacrée, je suis à vous, Fergus, tout à vous !

— Frère, dit O’Breane d’un ton solennel, avec moi toute réserve est de trop, si légitime qu’elle puisse être… Ne vous ai-je pas dit que, depuis quatre années, j’attendais l’heure où je vous parle ?… Et pourtant, depuis quatre années, je suis entouré d’hommes résolus jusqu’à la témérité, intelligents, dévoués jusqu’à l’abnégation… À chacun d’eux, je n’ai confié de mon secret que la portion nécessaire à l’exécution de mes ordres. Pour tous, l’ensemble de mes plans est resté un mystère. Je vous attendais. Entre tous, je vous avais choisi. Je vous gardais chèrement votre moitié de travaux et de périls… Maintenant, je vais chercher ailleurs, car à celui qui partagera ma tâche il faut un cœur libre et une tête froide. Celui-là devra faire comme moi, se donner tout entier à la lutte engagée et jeter loin de soi avec dédain ses rancunes d’homme à homme, et le poignard des vulgaires vengeances…

Et moi aussi, je me venge, Mac-Farlane ! et moi aussi, je veux me venger !

Angus tressaillit à ce mot qui flattait sa passion, et ouvrit avidement l’oreille.

— Je venge ma sœur déshonorée, reprit Fergus, de cette voix éclatante et royale qui courbait toutes volontés sous la sienne ; — je venge mon père assassiné ! Je venge ma mère… ma sainte mère, qui, en fermant les yeux, me laissa seul pour pleurer tout ce que j’avais aimé et respecté… Mary comptera au nombre des victimes dont le cri éveille mon cœur sans cesse et ne lui laisse point de repos… Mary sera vengée comme ma sœur, comme mon père, comme ma mère, et vengée du même coup, car leur bourreau fut le sien…

— Godfrey de Lancesler ! s’écria Mac-Farlane, étonné.

Fergus sourit avec hauteur.

— Godfrey de Lancester n’est qu’un homme, dit-il ; — pourquoi arracherais-je le poignard de votre main, s’il s’agissait de Godfrey de Lancester ?

— Et de qui donc s’agit-il ? demanda Angus, dont l’étonnement atteignait son comble.

— Écoutez-moi, mon frère, répliqua O’Breane ; la réponse à votre question est justement mon secret, et ce secret n’est point de ceux qu’on puisse donner en garde à d’autres qu’à un complice.

— Complice !… répéta Angus, c’est donc un crime ?

— Mon secret, poursuivit Fergus, porte en soi trop de périls pour y joindre sans motifs les dangers d’une vendette écossaise. L’homme à qui je le livrerai n’aura point comme vous un poignard, destiné à la poitrine d’un pair d’Angleterre. Il vivra en paix avec la loi ; il sera, s’il se peut, l’organe même de la loi, qui est une arme aussi, une arme et un masque.

— Je ne vous comprends pas, murmura Angus, qui semblait violemment combattu.

— Et comme c’était en vous, en vous seul, mon frère, continua encore Fergus, que je croyais trouver cet homme, je renfermerai en moi mon secret, au risque de briser mon cœur, trop étroit pour le contenir ; — dussé-je plier sous le faix, je poursuivrai seul ma tâche commencée, regrettant de m’être bercé long-temps d’un fol espoir et d’avoir compté sur une aide qui devait m’être refusée… Adieu !

Mac-Farlane s’attacha aux vêtements de Fergus.

— Un mot ! un seul mot ! dit-il ; — Mary sera-t-elle vengée ?

— Vengée… et sauvée peut-être, répondit Fergus.

— Je vous crois, O’Breane, prononça lentement l’Écossais en tirant son poignard qu’il jeta loin de lui ; — voici devant vous le complice que vous cherchez… S’agit-il d’un crime ?… Avec vous, il me plaît d’être coupable…


XVII


CE QUE FERGUS O’BREANE AVAIT DANS LA TÊTE ET DANS LE CŒUR.


Fergus tendit la main à Mac-Farlane, et s’éloigna aussitôt du seuil, qu’il avait été sur le point de franchir.

— Merci, mon frère, dit-il, merci du fond du cœur !… Vous allez tout savoir, maintenant… mon histoire, mes travaux, — mon crime, — qui est le meurtre d’un empire et le salut de la moitié du monde… Quand j’aurai parlé, vous me connaîtrez comme je me connais moi-même.

Ils s’assirent tous deux auprès du foyer presque éteint…

Fergus raconta la chute de sa famille, ruinée par les exactions éhontées des Anglais ; il raconta la venue à Londres de son père, l’enlèvement de sa sœur Betsy, et cette scène funèbre de la pauvre maison de Saint-Gilles, où il était resté seul en face de deux cadavres.

Mac-Farlane l’aimait trop pour n’être pas vivement impressionné par ce récit auquel l’éloquence passionnée de Fergus prêtait une singulière puissance d’intérêt. Mac-Farlane, d’ailleurs, y reconnaissait sa propre histoire, assombrie encore et faite plus lugubre.

Lorsque Fergus, après avoir rappelé les dernières paroles de son père mourant, s’arrêta pour se recueillir et reprendre haleine, Angus se frappa le front comme si une lumière soudaine eût traversé son esprit.

— Vous voulez tuer le roi ! dit-il.

— Le roi n’est qu’un homme, répliqua Fergus, — et Chrétien O’Breane a dit : Guerre à l’Angleterre !

— L’Angleterre ! répéta l’Écossais ; — je veux bien mourir avec vous, Fergus.

— Mais moi, je ne veux pas mourir ! s’écria ce dernier, dont le front se dressait, rayonnant, dans la demi-obscurité de la vaste salle ; je veux vaincre ! pensez-vous donc que s’il se fût agi de choisir une victime, je serais venu vers vous, Angus ?… Vous vous hâtez trop de comparer ma faiblesse à la force de mon adversaire. Il y a cinq ans que Chrétien 0’Breane est mort. Pendant ces cinq ans, j’ai amassé des armes, et je ne suis plus l’enfant que vous rencontrâtes un soir auprès de la chapelle de Belton… J’ai sur mer quatre navires, et, de l’autre côté de l’Océan, des agents actifs, infatigables, qui sapent déjà par leur base plusieurs des arcs-boutants de la puissance anglaise… C’est peu que tout cela ! direz-vous… Mac-Farlane, vous vous hâtez trop encore, puisqu’il me reste l’avenir… s’il vous plaît de comparer, comparez ce que j’ai tiré du néant à ce que je tirerai de mes ressources actuelles… suivez par la pensée les termes de cette progression gigantesque, dont la raison est mon inébranlable volonté. — Voyez ! au premier échelon, tout en bas, tout en bas, vous trouvez un enfant faible et pauvre… quelques pas plus loin, l’enfant s’est fait homme et il est fort… quelques pas encore, l’homme a courbé tout un faisceau d’énergiques volontés sous la sienne ; il a des millions dans ses coffres ; il a dans la tête la science complète de ce qu’il hait et peut désormais frapper à coup sûr…

L’homme en est là. — Demain, par un travail occulte, sa pensée rayonnera et trouvera un accès dans la politique européenne… L’homme se transformera ; pour approcher les têtes couronnées, il deviendra grand seigneur… Le grand seigneur amassera en un seul monceau toutes les haines vivaces et légitimes, tous les griefs sanglants suscités par l’avidité insatiable, par l’ambition perfide, par la lâche tyrannie de son ennemi… sa voix, écoutée, prêchera sourdement une immense croisade…

Puis le grand seigneur jettera son or et son velours, il redeviendra un instant l’Irlandais Fergus, afin de trouver le chemin du cœur de l’Irlande. Il la reverra, sa pauvre Irlande ; ses trésors seront employés à soulager d’indicibles détresses, et sa main toujours ouverte pour donner, étendra un doigt quelque jour vers l’orient, et montrera au loin Londres, d’où descend sur sa malheureuse Érin le torrent de toutes ses souffrances.

Et alors, il répétera le cri de son père à l’agonie : — Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Fergus prononça ces derniers mots avec un vibrant éclat de voix. Mac-Farlane se leva sans le vouloir, comme s’il eût obéi à un ordre d’en haut : ses yeux brillaient, sa face flétrie rajeunissait au feu d’une ardeur enthousiaste.

— Mon frère Fergus, dit-il, tout frémissant de zèle, — mon esprit n’est point de taille à embrasser l’ensemble de vos plans, et sa vue n’est pas assez perçante pour saisir les détails de votre grande idée… Mais mon cœur devine ce que mon esprit ne comprend pas et j’ai foi en vous, espoir et foi… Ah ! je ne vous connaissais pas, O’Breane… Vous vous étiez caché de moi… Et que suis-je en effet pour mériter tout seul votre confiance ?… Je vous dis merci du fond de l’âme… Voilà tout : j’étais à vous déjà tout entier.

Fergus avait la tête penchée et semblait se perdre dans l’une de ces méditations qui prenaient si souvent possession de son esprit. Mac-Farlane le mesurait de l’œil, comme s’il eût voulu découvrir l’invisible principe de domination qui émanait de toute sa personne, et pliait à sa loi les résistances les plus obstinées.

— Votre haine n’est pas à moi, reprit-il après un silence. Je n’aurais point su la concevoir, et c’est à peine si je puis apprécier les contentements d’une vengeance si au dessus des vengeances humaines… Votre ennemi est puissant ; les empires rivaux n’osent point lui faire la guerre, et mon jugement se confond à voir les audacieux préliminaires de votre grande bataille… Mais j’épouse votre haine et crois à votre victoire… Dieu a mis en vous sa force, mon frère, et vous m’apparaissez, doué de la vaillance surnaturelle des merveilleux héros de nos poèmes écossais… Parlez, parlez encore ! je vous admire et je vous aime…

— Les empires tombent, dit Fergus, dont l’esprit suivait la pente de ses réflexions ; — les peuples ne meurent point. La main de Dieu seul peut mettre un lac fétide sur le tombeau d’une cité coupable… La vieille Angleterre disparaîtra ; la jeune Angleterre, — l’Irlande ! — étendra son sceptre sur Londres régénéré… Nos îles, à la glorieuse histoire, n’apparaîtront plus sur la carte du globe comme une tache de boue empoisonnée, qui s’étend, qui s’étend sans cesse, souillant le monde entier de sa contagieuse corruption… Là où fut Sodome, il y aura un peuple sain, clément dans sa victoire, parce qu’il s’y sentira fort… Le souffle de sa justice dispersera comme une poussière vile l’épaisse couche d’abus sans nom, de vénalités sordides et de solennelles iniquités où se vautrent à la face du ciel les suppôts de la Thémis anglaise… La liberté des cultes remplacera le monopole avide et honteux de cette Église protestante dont les apôtres millionnaires sont tombés au dessous du dédain, et l’Irlande catholique, ouvrant à tous les saints les portes du temple, choisira un jour de beau soleil pour brûler sur l’échafaud d’Old-Bailey ces odieux registres où le prélat anglican tient, en partie double, les états de ses féodales redevances… Il n’y aura plus d’Écossais, d’Irlandais et d’Anglais ; il y aura des frères, libres sous un roi…

— Mais ce n’est pas de la vengeance ! murmura Mac-Farlane, dont l’attention se suspendait aux calmes peintures de cette heureuse utopie.

— C’est de la vengeance, répondit Fergus, dont le regard s’anima davantage, — moins le bandeau que la colère a coutume de mettre sur ses yeux !

Il s’interrompit et son front se plissa tout à coup.

— D’ailleurs, reprit-il avec tristesse, nous n’en sommes pas là encore, et la vengeance, la vengeance comme vous l’entendez, Angus, aura le pas sur tout le reste. Avant d’édifier, il nous faudra détruire ; il nous faudra déblayer le sol avant de poser, triomphants, la pierre angulaire des fondations nouvelles… Et qui sait si nous verrons le fruit de notre œuvre ?… La vie est courte ; notre tâche est lourde !… mon rêve a dépassé le but…

Nous en sommes à détruire. — Je vous ai dit vaguement quelles sont mes ressources actuelles. À part mes richesses déjà grandes, mes quatre navires, dont l’un est de force à soutenir un combat sérieux, me permettent d’entretenir des relations déjà nouées avec tout ce qui touche aux possessions d’outremer, et de miner ainsi une à une les sources dispersées où le colosse puise ses principaux éléments d’existence… Un jour viendra où, au grand étonnement de l’Europe, le pacifique empereur de la Chine fermera ses ports aux cargaisons empoisonnées dont la Compagnie des Indes inonde les provinces du Céleste empire… Et la Compagnie chancellera sous ce coup, Mac-Farlane, car elle gagne cent millions chaque année à empoisonner systématiquement tout un peuple. — Puis ce seront les princes dépouillés de l’Indostan qui demanderont, les armes à la main, la justice longtemps refusée. Ces princes auront des fusils d’Europe, des officiers d’Europe ; je leur en fournirai… Au Cap, aux deux Canada, aux États-Unis, partout mes agents sèment pour récolter plus tard… Peut-être attendrons-nous long-temps, — dix ans, quinze ans !… que sais-je ! Mais la moisson viendra… En attendant, nous travaillerons, car notre tâche est à peine entamée… Moi, je ferai en Europe ce que j’ai fait par delà l’Océan, et il me faudra tout d’abord conquérir un nom et des titres, — un vrai nom et de vrais titres, mon frère, car il ne me plaît pas de risquer mon précieux enjeu sur les chances périlleuses qui entourent la vie d’un chevalier d’aventures… J’ai pu être présenté, il y a six mois, à S. M. don Juan de Bragance, empereur du Brésil. Ce prince tourne ses yeux vers l’Europe, et médite, je le sais, de rentrer dans l’héritage de ses pères… J’irai d’abord à sa cour ; je reviendrai avec lui en Portugal ; je le servirai ; il me donnera la grandesse… Ceci n’est point une éventualité, Mac-Farlane, il faut que cela soit.

Angus fit un grave signe d’assentiment. Sa rude et simple nature s’inclinait, si complètement subjuguée, devant l’intelligence supérieure d’O’Breane qu’il en était déjà venu à perdre l’idée de l’impossible, et à considérer la volonté de Fergus à l’égal de la destinée.

Celui-ci se leva, pris de cette sorte de fièvre qui saisit à coup sûr l’homme dont la tête fermente au choc de grandes pensées, que cet homme soit James Watt, Cromwell ou Milton, qu’il invente une merveille de mécanique, qu’il médite la chute d’un trône ou qu’il rêve un chef-d’œuvre poétique, — fièvre féconde que tremblait la sibylle vaincue sur son trépied, mal sublime, dont l’atteinte, inconnue au vulgaire, est le privilège du génie.

Fergus se mit à marcher à grands pas, essuyant parfois son front brûlant, où perlaient et se séchaient aussitôt quelques gouttelettes de sueur. Le mouvement de sa marche rejetait un peu en arrière l’opulente couronne de cheveux noirs bouclés qui entourait son noble visage. Sa taille se redressait dans ses admirables et gracieuses proportions. — C’était bien là l’homme fait pour impressionner jusqu’à l’idolâtrie le cœur demi-sauvage du fermier écossais. Vigueur, audace, beauté incomparable et presque divine se trouvaient réunies en lui, et brillaient en ce moment du feu de l’inspiration, cette fière auréole qui sait embellir jusqu’à la laideur.

Le foyer était éteint. La lampe épandait par la vaste salle sa lumière inégale et insuffisante, éclairant çà et là les murs nus, le plafond enfumé, les formes gothiques et surannées des meubles séculaires, dont les sculptures anguleuses se projetaient en noir sur l’enduit blanc des murailles. — Angus était assis sous le manteau de la cheminée, en face du siège vide de Fergus. Il suivait ce dernier du regard, et son regard exprimait une sorte de superstitieux respect, lorsque le visage d’O’Breane, sortant par hasard et tout à coup de l’ombre, recevait les rayons plus vifs de la lampe et montrait, dans ces ténèbres soudainement illuminées, l’éclat réellement extraordinaire de sa souveraine beauté.

Et, tout en marchant, Fergus poursuivait le tableau de ses travaux à venir. Son plan, dont au premier aspect la gigantesque étendue cachait les détails, se déroulait précis, clair, logique, dans chacune de ses parties, autant qu’audacieux et vaste dans son ensemble.

Sa voix pénétrante et grave, qui semblait être l’organe de la persuasion, s’animait et montait jusqu’à l’enthousiasme.

— Partout ! s’écria-t-il, enfin, partout mon cri de guerre doit trouver un écho ! Le monde entier sera mon allié !… Est-il en Europe un coin de terre où le nom anglais ne soit abhorré ?… Est-il un pays faible ou fort qui n’ait eu à souffrir de la perfide ambition de l’Angleterre … On pardonne au conquérant glorieux le sang versé par son héroïque épée ; mais le marchand cupide qui se bat pour mieux vendre, et qui, ses produits à la main, demande à tous la bourse ou la vie !… mais le trafiquant insatiable qui cimente avec du sang les fondements de ses comptoirs !… Il n’y a pour celui-là ni pardon ni prestige !… J’irai ! En Portugal, je trouverai l’oppression commerciale organisée dès le règne de Jean IV et la colère accumulée depuis des siècles ; — en Espagne, Gibraltar et la trahison de Saint-Domingue ; — en Prusse, où l’Anglais n’a guère occasion de piller de l’or, il a volé de la gloire ; j’y trouverai la rancune de cet effronté larcin d’honneur qui a mis sur la tête de Wellington les lauriers de Blücher ; — en Russie… ah ! Mac-Farlane, il y a des rivalités entre corsaires… je compte sur la Russie ; — en Autriche, nous aurons pour nous les vieilles haines, mal recouvertes par un faux semblant d’entente diplomatique ; — Dans les Pays-Bas, des haines toutes neuves additionnées avec d’anciennes colères : Saint-James intrigue sourdement et ronge peu à peu les liens qui retiennent la Belgique à la Hollande, afin de pourvoir quelque prince nécessiteux de Saxe-Cobourg ; — en France, enfin, quel que soit le drapeau, une aversion instinctive et trop justifiée : la France révolutionnaire pense à Sainte-Hélène, la France royaliste se souvient de Quiberon !…

Partout un sentiment unique, universel ! — Le jour où le nom anglais périra sera un jour de fête pour toutes les nations du globe.

Mais le monde est bien vieux. Nous ne sommes plus au temps où quelque pèlerin isolé soulevait les populations sur son passage, où la justice, soutenue par l’éloquence, créait d’innombrables armées… L’Irlande a jeté dès long-temps un long cri de détresse, l’Irlande souffre encore et l’univers dort en paix. — Je n’espérerais point, mon frère, s’il me fallait arracher hors du fourreau l’épée de l’Europe engourdie. J’espère, parce que l’Europe joue un rôle tout passif dans mon plan de bataille. Elle ne frappera point, mais elle tuera, — car c’est tuer aussi que de fermer à double tour la porte de son logis lorsqu’on entend crier au meurtre dans la rue…

Il en sera ainsi, mon frère, ajouta Fergus en s’arrêtant brusquement devant Mac-Farlane, qui baissa involontairement les yeux sous son regard de feu ; — quelque chose me dit que Dieu est avec nous…

Fergus se tut. Mac-Farlane, saisi par le côté merveilleux de cette œuvre inouïe, admirait de bonne foi et aurait pris en grande pitié dans ce moment quiconque aurait douté du succès.

— Oui, oui, Dieu est avec vous, mon frère, murmura-t-il après un silence et d’un ton de craintif respect ; — je le souhaite et je le crois… Mais quelle part avez-vous pu garder au pauvre Mac-Farlane dans ces dangers où le fer ne sort point du fourreau ? Je suis bien malhabile aux combats qui ne se mènent point par la force du bras… Ne vous souveniez-vous plus de ce que je suis, lorsque votre bon cœur a eu la pensée de me choisir pour confident ?… Ne saviez-vous plus, — il faut bien vous dire cela, Fergus, — que ma tête est faible et que l’esprit de vertige s’assoit parfois dans ma cervelle troublée !…

— Je savais que le cœur de mon frère Angus est loyal, répondit O’Breane, — autant que sa bouche est discrète.

— Et ne faut-il pour servir vos projets qu’une bouche discrète et un cœur loyal ?

Fergus hésita un instant.

— Un cœur loyal, dévoué, prêt à tout, répondit-il enfin.

— Mon frère, dit Mac-Farlane en posant sa main sur sa poitrine, — enseignez-moi donc ce que je dois faire.

Le premier mouvement d’O’Breane à cette réponse qui lui donnait, pour ainsi dire, sans réserve l’homme qu’il aimait, fut de la reconnaissance et de la joie. — Puis un nuage passa sur son front et il regarda Angus d’un air indécis.

Angus eut un triste sourire.

— De loin votre amitié vous a trompé, mon frère, murmura-t-il ; — de près vous voyez mieux et vous ne savez plus trouver ce à quoi je suis bon…

— Ce n’est pas cela, Mac-Farlane ! interrompit Fergus qui tâcha, mais en vain, de rejeter loin de soi une préoccupation évidemment pénible ; — c’est que votre question m’a fait descendre en moi-même et perdre de vue les lignes fières et brillantes du tableau que je vous traçais tout à l’heure… Hélas ! mon frère, ce tableau a son revers… Tout être faible, en face d’un puissant adversaire, l’attaque autrement que de front… Vaincre, voilà le but : heureux le champion robuste qui a le choix des armes !… Nous qui sommes faibles, nous combattrons dans l’ombre et nos moyens pour la plupart sont de ceux que l’honneur humain réprouve… Hier, j’étais un pirate ; demain, que serai-je ?… J’hésite, mon frère, parce que je vous aime. Si vous étiez comme moi, seul au monde et sans famille, je n’hésiterais pas.

Angus fronça le sourcil.

— Vous m’avez demandé un cœur dévoué, prêt à tout, dit-il ; je vous ai donné ce cœur. Pourquoi revenir sur ce qui est fait ?

O’Breane lui prit la main et la serra fortement.

— Je n’hésite plus, mon frère, prononçai-il avec lenteur et solennité ; — à votre tour, je souhaite que vous n’hésitiez point… Écoutez-moi. — Quand j’aurai suscité partout des ennemis à l’Angleterre, il faudra que je pénètre au cœur même de sa puissance et que, de ma main, je frappe le premier coup… Il me faut pour cela des intelligences à Londres ; j’en aurai ; mais il me faut aussi l’appui d’une vaste et coupable association, dont vous ignorez l’existence, et qui, dirigée par moi, deviendra une arme empoisonnée… Cette association, nommée la Grande Famille, rayonne de Londres sur les Trois-Royaumes et se compose, dit-on, de plus de cent mille affiliés.

Ce sont des voleurs Mac-Farlane, des assassins, des faussaires. Vous aurez à devenir membre de cette association.

Angus tressaillit, — mais il répondit froidement :

— Je le ferai, mon frère.

— Ce n’est pas tout… Pour des raisons que vous connaîtrez plus tard, il m’importe que vous deveniez maître du château de Crewe…

— Je suis pauvre, interrompit le fermier.

— Je suis riche, dit O’Breane ; — il m’importe en outre que le maître de Crewe soit un homme considérable dans le pays, à l’abri de tout soupçon, par sa position même… un magistrat…

— Ceci ne dépend point de moi, mon frère.

— La Grande Famille y pourvoira.

Angus était pâle et tenait les yeux baissés.

— Magistrat ! murmura-t-il ; — les magistrats font un serment… et mon père était un saint homme !…

— Faut-il vous rendre votre parole, Mac-Farlane ?

— Je serai brigand et magistrat, mon frère… Le vieux Mac-Farlane est mort. Il ne me verra pas.

— Songez-y, reprit Fergus, comme s’il eût voulu ôter à Angus tout prétexte de se dédire plus tard ; — vous acceptez une position à la fois périlleuse et méprisable selon le monde ; — vous serez hors la loi et vous serez l’organe de la loi… Et ici, et là, dévoué, prêt à tout !…

Angus passa sa main sur son front baigné de sueur.

— Avez-vous vu mes filles, Fergus ? demanda-t-il avec égarement : — elles seront bien belles et je les veux bien pures… Anna et Clary ! mes deux chers amours ! mais elles ne sauront point que leur père est un criminel, n’est-ce pas ?

— Peut-être !… murmura Fergus qui devint pâle à son tour. — Frère, oh ! frère !… ma destinée me pousse !… Pardon si je vous ai tenté !… Refusez, refusez !

— Ma destinée à moi est de suivre la vôtre, dit stoïquement Mac-Farlane. — Vous êtes un loyal cœur, Fergus, et vous me montrez du doigt l’abîme… Si je ferme les yeux, c’est de ma propre volonté !… Je serai dévoué, je serai prêt à tout.

Fergus courba le front, comme s’il eût regretté sa victoire.

En ce moment où leur père signait un pacte redoutable, Anna et Clary dormaient dans le commun berceau. Leur mère, maladive et frêle créature, les regardait avec un sourire heureux et mélancolique à la fois. Son teint, d’une blancheur diaphane, prenait au dessous des paupières ce reflet bleuâtre, signe funeste dont la consomption marque à l’avance ses nombreuses victimes, sous le ciel âpre de l’Écosse.

Amy Mac-Farlane se sentait mourir lentement. Elle regardait ces deux beaux petits anges, son espoir, son orgueil de mère, comme on regarde le trésor qui vous échappe…

Mais elle se résignait, pieuse et douce, à la volonté de Dieu. Elle espérait, non plus pour elles, pour ses filles, qui seraient belles, bonnes, heureuses.

Et, ce soir, on aurait pu l’entendre murmurer, tandis qu’une larme traversait son sourire :

— Angus veillera sur elles…


XVIII


QUINZE ANS.


La soirée s’avançait. Il y avait plus de trois heures que Mac-Farlane et Fergus étaient ensemble. Fergus avait perdu les enthousiastes élans qui exaltaient son courage chaque fois que son esprit, franchissant les années d’épreuves ténébreuses et d’infimes préliminaires qui le séparaient du but, arrivait, par la pensée, aux heures de la lutte réelle et se voyait, puissance contre puissance, lui d’un côté, l’Angleterre de l’autre. Il était pris de ce dégoût amer et profond dont la pénétrante atteinte effleurait sa volonté sans pouvoir l’amollir, lorsqu’il se retrouvait face à face avec la honte des moyens à employer.

Et ici l’amertume de son dégoût était doublée, parce qu’il voyait là, près de lui, Angus, son ami, son frère, jeté brusquement hors de la voie commune, et livré aux chances d’une vie de dangers et de crimes.

Car Fergus ne se dissimulait rien. Il donnait aux choses leur nom véritable, et ne cherchait point dans des faux-fuyants de conscience un simulacre d’absolution. Il était franc avec lui-même, et choisissait un refuge plus volontiers dans sa fierté que dans d’hypocrites accommodements.

Sa fierté lui montrait le but pour excuse, le but et la force disproportionnée de l’ennemi qui en défendait l’approche.

Mais Angus, pourquoi faire peser sur Angus une part du fardeau fatal ?…

O’Breane se disait cela ; mais il est dans la nature de l’homme que domine impérieusement une idée, de tenir outre mesure au néophyte conquis à sa religion. Et puis Angus avait, lui aussi, sa volonté qui, pour être suggérée, n’en gardait pas moins sa force. Il s’était prononcé ; sa superbe d’Écossais eût préféré mille fois la mort à la honte d’un dédit.

De telle sorte que ni pour l’un ni pour l’autre il n’y avait plus à rebrousser chemin.

Pour sentir son enthousiasme refroidi, Fergus, habitué d’ailleurs, durant ses cinq années de travaux solitaires, à de bien autres fluctuations, ne perdait rien de son obstinée persistance. Sa volonté dominait en lui toujours, inébranlable et forte, soit que l’ardeur de ses conceptions l’emportât au delà des bornes de la réalité présente, soit qu’il retombât, froissé, mais non vaincu, de toute la hauteur de ses espoirs.

Il fit effort sur lui-même et continua de dérouler devant Mac-Farlane ce que celui-ci devait indispensablement savoir de son plan d’action. Il fut convenu entre eux que les serviteurs même de Fergus ignoreraient le degré de confiance où il avait admis Mac-Farlane.

Il était environ minuit lorsqu’ils se séparèrent. Angus se retira dans l’intérieur de la ferme, laissant O’Breane dans la salle commune où un lit avait été dressé.

Mac-Farlane avait un poids sur le cœur. Dès qu’il fut hors de la présence de Fergus, son cerveau, faible et déjà sujet à ces sombres folies que les Écossais nomment la « seconde vue » et qui passent pour des avertissements prophétiques, s’emplit tout à coup de funèbres visions. L’empire exercé sur lui par Fergus présent, subit une sorte de réaction mystérieuse. Il vit l’avenir en noir, et O’Breane dominer, comme un mauvais génie, cet horizon de malheurs.

Sa vie était avant ce jour triste et emplie par une pensée de vengeance, mais la vengeance est chose sainte pour le campagnard écossais, et toute chose sainte, qu’elle le soit en réalité ou par erreur, porte en soi encouragement et soutien. Maintenant, on le lançait brusquement sur une pente nouvelle, inconnue. On lui montrait ça et là sur la route à suivre, le mensonge, le crime, la honte, — et on lui disait : va !

Et la bouche qui prononçait ce mot fatal avait des accents devant qui tombaient toutes résistances. C’était une bouche aimée et à la fois souveraine, d’où s’écoulaient des paroles qui avaient le charme de la prière et la puissance du commandement.

Mais une fois hors du rayon où s’exerçait le prestige, Angus se révolta et s’irrita. Toutes ces vastes combinaisons dont les mille replis s’étaient montrés un instant à lui, éclairés par la lucide éloquence d’O’Breane, lui échappèrent de nouveau et plus complètement. Il ne vit plus rien que ténèbres ; son esprit superstitieux s’effraya et se cabra.

Et pourtant, il n’avait point la pensée de revenir en arrière. Semblable à ces enfants dont la fougue obstinée se raidit, soutenue par l’orgueil, contre l’évidence de la raison, il donnait cours à sa vaine colère, et c’était tout. Il se fût indigné contre quiconque lui eût offert de rompre le pacte conclu, — contre Fergus lui-même.

Angus était un de ces hommes faibles en qui le vulgaire voit à coup sûr des hommes forts. Son énergie indisciplinée n’avait point d’assises ; sa volonté vacillait ; son courage était celui du sanglier forcé dans sa bauge. Mais son état ordinaire, qui était une sorte de fièvre sourde et sombre, avait toutes les apparences de ce feu mystérieux qui consume certaines âmes, trop à l’étroit dans le corps qui les recèle.

C’était un cœur loyal et généreux. Il y avait au fond de sa nature une gaîté rustique que le malheur comprimait de son poids écrasant, mais il y avait aussi un vague amour du lugubre et du merveilleux, mal endémique des campagnes d’Écosse et qu’ignorent les obèses fermiers de l’Angleterre, — mal étrange qui dans l’ordre intellectuel produit également les strophes larmoyantes du sépulcral Young, les rêveries quasi-sublimes d’Ossian et les pages ravissantes où sir Walter Scott projette ses inimitables fantasmagories, — et qui dans l’ordre moral enfante d’épileptiques enthousiastes, des fous à foison et des sorciers de village.

Pourquoi Fergus avait-il choisi un tel homme, entre tous, pour être son confident unique et privilégié ?

La sympathie… Il faut que le lecteur nous pardonne de n’avoir point à lui donner de meilleure raison. Nous avons fouillé, pour répondre à cette question, toute métaphysique, Loke et Bacon, Stewart, Hume et Berkeley, Kant et Leibnitz ; nous avons même ouvert avec précaution les in-octavos éclectiques de M. Cousin. Peine inutile. Loke et Bacon, Stewart et Hume, Leibnitz et Kant n’ont pas écrit une seule ligne sur cet intéressant sujet. Quant au professeur français…

Mais notre qualité d’Anglais nous oblige ici à une excessive réserve. Nous devons éviter tout ce qui pourrait ressembler à de la prévention nationale, bien qu’une revue de Paris à qui son grand âge, ses infirmités, ses malheurs et l’opération douloureuse qu’elle vient de subir, donnent un caractère hargneux, bien excusable dans sa position, nous ait fait l’honneur, — dit-on, — d’élever sa voix chevrottante pour anathématiser notre ouvrage.

La sympathie, disions-nous. — Fergus aimait Mac-Farlane.

Celui-ci, en sortant de la chambre commune, prit le chemin de son appartement ; mais, avant de s’y retirer, il entra, suivant son habitude, dans la chambrette où reposaient ses filles. Amy Mac-Farlane y était encore. Elle s’était endormie, la tête appuyée sur le rebord du berceau, et le bruit pénible à entendre de sa respiration oppressée couvrait le souffle égal et tranquille des deux enfants, qui sommeillaient joue contre joue, confondant, au creux de l’oreiller, les blonds anneaux de leurs chevelures et leurs sourires jumeaux.

Angus toucha d’un même baiser les deux petites bouches unies ; puis il étendit le bras pour éveiller Amy. Mais son regard tomba sur le visage de la jeune femme, éclairé vivement par la lampe posée auprès d’elle. Amy dormait un sommeil de fièvre. Un point ardent tachait la pâleur de sa joue, et la sueur de ses tempes affaissait les mèches amollies de ses cheveux.

Ce n’est pas en Écosse qu’on peut ignorer le fatal enseignement de ces symptômes.

Le bras d’Angus resta suspendu. Un frisson poignant lui traversa le cœur. — Bien des fois, peut-être, il avait observé la figure de sa femme durant son sommeil ; bien des fois il avait entendu son souffle haletant, vu la nuance menaçante de ses pommettes et la froide sueur de ses tempes. Il avait éprouvé, sans doute alors, un mouvement de crainte et de tristesse. — Cette nuit, ce fut de l’épouvante et du désespoir.

Il reporta son regard désolé sur les petites filles endormies, et un gémissement sourd s’échappa de sa poitrine.

Puis il sentit en lui quelque chose d’étrange et qu’il prit pour de la folie. Ce fut un élan de haine furieuse contre Fergus O’Breane.

— Je ne pouvais pas me donner ! murmura-t-il ; — je ne m’appartiens pas… Amy me dira en mourant… car je vais rester seul… Amy, ma pauvre femme, me dira : — Je te les confie ; elles n’ont que toi : tu seras leur père et leur mère… Et que lui répondrai-je, moi ? Car on ne ment pas à ceux qui vont mourir !

Il pressa son front entre ses mains, puis il fit un pas pour s’élancer vers la salle où il avait laissé Fergus. Mais il ne fit qu’un pas.

— Mon frère m’a dit le danger, reprit-il ; mon frère ne m’a rien caché. C’est de mon plein gré que je suis à lui… Amy ne mourra pas… J’ai le temps… Un homme ne reprend pas sa parole.

Fergus, pendant cela, resté seul dans la salle d’entrée, s’était donné à ses réflexions habituelles. La fatigue du voyage appela le sommeil, qui le surprit au milieu de sa méditation.

Les heures passèrent. — Son repos fut si profond qu’il ne céda point au bruit que fit la porte extérieure, fermée seulement au loquet, suivant les vieux us écossais, en tournant sur ses gros gonds rouillés.

Un homme entra. La nuit touchait à sa fin. Le nouvel arrivant, qui grelottait de froid, commença par vider d’un seul trait le reste du flacon de vin de France entamé par Angus. Cela fait, il ralluma le feu éteint et s’établit sous le manteau de la cheminée.

Lorsque Fergus s’éveilla, le jour était déjà clair. Il se trouva en face d’un grand feu auprès duquel Randal Grahame fumait paisiblement un cigare rapporté de Cuba en directe ligne.

— M. Mac-Nab vous a-t-il donc refusé l’hospitalité ? demanda Fergus étonné.

— M. Mac-Nab est un avocat prudent, répondit Grahame ; — je le crois capable de refuser tout ce qu’il n’est pas contraint d’accorder. Mais il ne m’a rien refusé, O’Breane, parce que je ne lui ai rien demandé.

— Je pensais que vous comptiez ?…

— Oui, oui… dire une prière dans la chambre du vieux Grahame qui est mort ; — Randal ôta son bonnet ; — c’est une chose faite et c’était une chose due… Mais du diable si j’avais besoin pour cela de la permission de Mac-Nab ou de personne ! je sais d’autres chemins pour entrer dans la maison de mon père que la porte ou la fenêtre, O’Breane… J’ai bonne mémoire… j’avais passé dix ans dans la montagne avant de paraître devant les assises de Glasgow, ce qui fait quinze années depuis que j’ai quitté la maison et ses alentours, mais j’ai retrouvé ma route comme si je l’avais faite hier.

— Tant mieux, dit Fergus. Vous retrouverez également ce souterrain.

— Également, c’est le mot, interrompit Randal ; — j’ai fait d’une pierre deux coups, O’Breane, et au lieu de prendre ma route à travers champs, je l’ai abrégée en passant par le souterrain de Sainte-Marie.

— Et qu’y avez-vous vu ? demanda virement Fergus.

— Ah ! ah ! commandant ! s’écria Randal ; c’est comme un fait exprès. Il semblerait que le diable nous prépare les voies… Tout y est ! de belles salles voûtées pour nos ouvriers, un dortoir à cinquante pieds sous terre, et jusqu’à un courant d’eau, le torrent de Blackflood, pour tourner la roue d’un moulin à papier !… Sur ma foi ! nos bank-notes sont à demi-fabriquées, et je voudrais parier que nous ferions l’Écosse entière, et l’Angleterre, et l’Irlande, avant de trouver un endroit pareil !

— Et les issues ? dit Fergus.

— Ceci est une autre affaire, répondit Randal en secouant la tête ; — mais j’aurai plus tôt fait de vous raconter mon voyage… En vous quittant, je suis entré dans la cabane d’un vieux camarade de mon père, Evan de Leed, dont le fils Duncan était valet de Mac-Farlane, au temps où Mac-Farlane avait des valets… car il paraît qu’Angus est pauvre comme Job à cette heure… Duncan m’a donné un verre d’ale sans me reconnaître ; moi, je lui ai emprunté, sans l’en prévenir, une lanterne et un briquet. Le parc de Crewe a des murs en ruines ; le château ne vaut guère mieux que les murs du parc : on y entre comme chez soi. Je suis arrivé dans le grand salon avant d’avoir trouvé une porte fermée… C’est un château à refaire. Quelque dix à quinze mille livres sterling… un détail. — Dans le salon, je n’ai pas eu de peine à reconnaître le bouton de la porte masquée qui donne sur l’escalier des souterrains, mais j’ai eu de la peine à le faire jouer. Tudieu ! j’ai lieu de croire que depuis quinze ans personne n’a pris ce chemin pour se rendre à notre maison… Le bouton a cédé, pourtant ; j’ai allumé ma lanterne et je suis descendu… Quant aux galeries souterraines, je vous ai tout dit. Elles sont de taille à loger une armée, et nous pourrons y fabriquer jusqu’au papier de nos bank-notes… Mais il y fait froid, O’Breane, s’interrompit Randal en approchant son siège du foyer par un mouvement involontaire ; — je suis revenu ici perclus… Dans le souterrain, je me suis orienté à l’aide de mes souvenirs, ravivés par le bruit lointain du torrent de Blackflood, et j’ai mis enfin le pied sur la première marche de l’escalier qui conduit à la maison de Randal.

De ce côté, notre secret n’est pas si bien gardé, O’Breane.

J’ai trouvé ouvert le pan de muraille qui masque l’entrée en dehors, et je n’ai point eu la peine de le faire virer sur son axe massif.

J’ai poussé une porte. — J’étais dans la chambre où je voulais dire une prière pour le repos éternel du vieux Grahame. Mais celle chambre était habitée. — Mac-Nab y dormait dans le propre lit de mon père. Dans une petite couchette, un enfant sommeillait. — Un bel enfant, sur ma foi ! frais comme une rose et l’air hardi… Mais on en fera un avocat, — un médecin, un procureur : les honnêtes gens font des métiers pitoyables !… ceci nous importe peu.

Ce qui est plus important, c’est que, suivant toutes probabilités, Mac-Nab connaît le souterrain…

— Ne peut-on l’éloigner ? dit Fergus.

— J’ai pensé à autre chose… J’avais sur moi mon couteau… Mais j’avais vu tant de fois mon vieux père endormi sur ce lit… Et puis j’étais venu pour faire une prière. Je me suis mis à genoux.

Au demeurant, Mac-Nab n’a pas pour habitude, je pense, de se promener dans les souterrains, et, s’il lui prend envie de nous espionner, il y a le trou de Blackflood qui, tout en faisant tourner notre moulin, pourra nous débarrasser sans bruit d’un témoin trop curieux.

— Cherchez un autre moyen, Grahame, répliqua Fergus : Mac-Nab est le frère d’un homme que j’aime.

— Nous chercherons… Reste le château… D’un jour à l’autre, quelque lord, amateur des histoires de l’auteur de Wawerley, s’engouera de sa situation pittoresque et l’achètera… c’est immanquable… D’un autre côté, je ne puis devenir propriétaire dans ce pays où le hasard pourrait me faire reconnaître. Il faudrait trouver un homme…

— Cet homme est trouvé, répondit O’Breane.

— Ah !… fit Randal en souriant ; — il paraît que vous aussi vous avez travaillé dette nuit ?…

Un mois après cet entretien, Angus Mac-Farlane achetait, au grand étonnement de toute la contrée, le château de Crewe et ses dépendances.

Cet achat n’épuisa point ses finances, paraîtrait-il, car il fit à l’antique manoir des réparations considérables et y transporta le domicile de sa famille, laissant la ferme de Leed à Duncan, son ancien serviteur.

D’où lui venait cette subite opulence ? — En tous cas, elle n’avait point amené le bonheur avec soi. Angus, que les paysans du voisinage s’habituèrent à appeler « le laird, » devenait de plus en plus sombre et taciturne. Il s’éloigna de son frère Mac-Nab.

Le lecteur sait maintenant, sans que nous ayons besoin d’entrer dans des explications nouvelles, ce qu’étaient ces faux moines rassemblés pour une orgie dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, cette nuit où la malheureuse Harriet Perceval fut enlevée ; il sait également d’où venait au caissier de la maison carrée, au coin de Cornhill, dans Finch-Lane, cette profusion de billets de banque qui poussa Tom Turnbull et ses compagnons à donner l’assaut au bureau du paisible M. Smith.

Les souterrains de Sainte-Marie devinrent en effet une fabrique de fausses bank-notes et en même temps un lieu de réunion et d’asile pour les membres les plus considérables de la Famille, que les circonstances forçaient à s’exiler de Londres. Ce fut comme le Purgatoire des lords de la Nuit.

Les choses néanmoins n’allèrent point ainsi tout de suite. Il fallut plusieurs années pour en arriver là, et Randal seul, durant cet intervalle, eut, en son propre nom, des relations avec la Famille de Londres. Fergus voulait, non pas se présenter, mais s’imposer à cette mystérieuse puissance. C’était en grand seigneur qu’il voulait aborder les négociations, et son humble nom d’O’Breane lui semblait un obstacle à la réalisation de ses projets de dictature, parce qu’il y avait dans l’association des hommes haut placés suivant le monde, des magistrats, des officiers de l’armée britannique et jusqu’à des lords.

Ce fut donc seulement lorsqu’il eut conquis, comme nous allons le voir, un nom noble et un titre sonore qu’il entra en communication directe avec la Famille.

Parmi les lords de la Nuit, le jeune docteur Moore, qui commençait à bâtir sa réputation de grand médecin, en même temps qu’il entrait plus avant dans les ténébreuses machinations de la Famille, aurait seul pu le reconnaître. Mais il avait vu Fergus malade et couvert de l’uniforme des déportés à bord du ponton le Cumberland, et ses souvenirs à ce sujet ne pouvaient être bien précis.

Il ne le reconnut point. — Ce nom d’O’Breane passa pour un sobriquet. Fergus prit rapidement une telle influence sur les principaux membres de l’association, qu’on le choisit pour chef suprême.

Dès ce temps-là, Angus Mac-Farlane était juge de paix du comté, de sorte que les souterrains de Sainte-Marie se trouvaient être bien gardés.

Pendant les années qui suivirent le retour de Fergus en Europe, il mena une vie double. Tantôt l’un de ses navires le transportait à quelque cour étrangère, où il suivait patiemment le fil de ses négociations et tissait un coin de la trame où devait se prendre l’Angleterre ; tantôt il reparaissait tout à coup en Écosse où la terreur publique lui attribuait, sous le nom de Fergus-le-Rouge, des exploits de brigandage extraordinaires. La terreur publique se trompait. Fergus avait à faire autre chose que de se battre sur les grands chemins. On lui mettait sur la conscience les hauts faits de ses lieutenants, et Randal Grahame, l’ancien bandit, ne contribua pas peu à grossir la renommée d’O’Breane.

Le premier voyage de Fergus le conduisit au Brésil. C’était vers l’année 1820, et S. M. l’empereur était sur le point de partir pour le Portugal. Fergus s’était ménagé de longue main dans cette cour, sous un nom commercialement respectable, de hautes relations, au premier rang desquelles était Léopoldine, archiduchesse d’Autriche, impératrice du Brésil. Fergus avait la science infuse des nobles façons, et les marchands anglais fraient avec les princes. — L’impératrice le couvrit de son auguste protection, et les langues méchantes de la cour eurent occasion de faire remarquer que Fergus était le plus beau cavalier qu’on eût vu jamais au Brésil.

Ce fut peut-être à cause de cela, mais ce fut aussi à cause des services réels qu’il rendit à Jean IV, que ce prince, l’éleva par une rapide succession de faveurs, au plus haut rang de la noblesse.

En 1822, un an après la restauration de la maison de Bragance, Fergus O’Breane, l’orphelin de Saint-Gilles, était grand de Portugal de première classe, grand-croix de l’ordre du Christ et marquis de Rio-Santo dans Paraïba.

Fergus était en outre substitué par rescrit royal aux nom et titre d’une famille éteinte, les Alarcaon, de Coïmbre.

De sorte que, quand nous avons entendu annoncer, dans les fiers salon du West-End, don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, ce n’était point là le nom d’un aventurier vulgaire, anobli par la grâce de sa fraude et se pavanant sous un titre dérobé ; c’était un grand seigneur de légitime fabrique, un marquis de par accolade royale, un haut personnage, sur la poitrine duquel brillaient, acquises et méritées, les décorations européennes les plus enviables et les moins prodiguées.

En quittant le Portugal, Fergus revint en Écosse. — Ce fut à ce voyage qu’eut lieu le meurtre de Mac-Nab.

Mac-Nab avait employé toute son influence d’honnête homme et de beau-frère pour pénétrer le secret d’Angus Mac-Farlane et le détourner d’une voie qu’il soupçonnait d’être périlleuse et déloyale. Angus avait résisté.

Au bout de plusieurs années et justement pendant le séjour en Écosse du nouveau marquis de Rio-Santo, Mac-Nab découvrit par hasard une partie des mystères du souterrain de Sainte-Marie. Il en avertit Angus. Celui-ci refusa d’agir et se renferma dans le silence, disant seulement à Mac-Nab : — Prenez garde !

Mac-Nab était un homme courageux ; il écrivit aux autorités voisines. — La nuit suivante, Fergus O’Breane en personne s’introduisit dans la chambre de Mac-Nab, escorté de Bob Lantern, qui était l’un des ouvriers de Randal. — Nous savons par quel chemin ils parvinrent tous deux jusqu’au lit du père de Stephen. — Derrière eux, des hommes de la Famille étaient venus qui firent pivoter le pan de muraille et assujettirent les forts crampons de fer qui servaient de serrure à cette porte titanesque.

Les souvenirs de Stephen, du reste, étaient assez précis pour que nous n’ayons pas besoin de raconter une seconde fois la scène. Seulement, une prévention bien naturelle le portait à charger les détails du meurtre qui ne fut point un assassinat, mais bien un véritable duel, — autant qu’on peut appeler ainsi une lutte où l’un des deux adversaires est mis en demeure de se défendre et n’a point la faculté de refuser le combat.

Or, il y avait, à part la dénonciation récente de Mac-Nab, plus d’une cause de duel entre lui et Fergus. Nous ne prétendons point excuser ce dernier, mais n’était-ce pas Mac-Nab qui avait introduit Godfrey de Lancester chez Mac-Farlane ? N’était-ce pas Mac-Nab qui était la cause première, bien qu’indirecte, de la déportation de Fergus et du malheureux mariage de la pauvre Mary ?

Mac-Nab avait tellement la conscience de ces griefs, qu’il se sentit perdu au seul aspect de Fergus O’Breane. Il accepta le combat comme une chance suprême. Les armes étaient en sa faveur. C’était le dirk, au maniement duquel les Écossais sont proverbialement habiles.

Au premier choc il tomba, en effet, comme nous l’a dit Stephen. — Mais O’Breane lui donna le temps de se relever. Une seconde fois il fut terrassé et Fergus le remit en garde sans blessures.

Ce ne fut qu’au troisième assaut qu’il reçut le coup mortel.

Ce meurtre et la mort d’Amy Mac-Farlane, qui arriva peu de temps après, aggravèrent l’humeur sombre du laird et le jetèrent dans un état voisin de la démence. Ses superstitieuses idées prirent sur lui un empire absolu. Il se complut dans les lugubres extases de la seconde vue, et sentit grandir en lui un désir irraisonné de vengeance contre O’Breane, meurtrier de son frère, contre O’Breane qu’il appelait le bourreau de sa femme.

Car la pauvre Amy avait été bien malheureuse durant les dernières années de sa vie. Sa pénétration de femme avait vite découvert qu’un secret pesait lourdement sur la conscience de son mari ; puis elle avait deviné, deviné à peu près, — assez pour trembler et gémir amèrement sur l’avenir réservé à ses deux filles qui croissaient, toujours plus jolies, auprès de son lit de douleur.

Et Angus accusait O’Breane de ces inquiétudes suprêmes de la pauvre mère.

Mais il l’accusait seulement lorsqu’il était seul et trop loin pour subir cet empire absolu qu’exerçait sur lui Fergus. Lorsqu’il le revoyait, sa haine s’enfuyait, honteuse, et il se la reprochait comme une trahison. — C’était une lutte étrange et permanente qui se livrait en lui entre un fougueux instinct de vengeance et une tendresse dévouée, mêlée d’admiration et de respect.

Fergus, lui, poursuivait ardemment son œuvre. La Russie, l’Autriche, l’Espagne, la France le virent passer tour à tour, occupé d’une pensée unique qu’il cachait sous le brillant manteau de don Juan. — Les femmes l’admiraient comme un dieu, et lui s’endormait si souvent aux pieds des femmes, que nul n’aurait pu croire à l’existence d’une pensée haute, patiente, implacable derrière ce front couronné de baisers, comme se couronnait de roses, sur le lit incliné des festins, le front parfumé des prêtres de la Mollesse antique.

D’autres fois, il passait la mer et parcourait les rudes campagnes de l’Irlande. Son cœur se soulevait à la vue des indescriptibles misères de cette malheureuse contrée. Il allait, prêchant la croisade, par lui ou par ses agents. — Daniel O’Connell l’écoutait un jour et admirait la hauteur de ses vues, tout en réprouvant, par la nature même de son esprit, patient plutôt que hardi, et passionné pour les luttes légales que rendent possibles les ténèbres de la législation anglaise, tout en réprouvant, disons-nous, la forme factieuse de sa pensée, au fond de laquelle il voyait avec effroi la guerre civile.

Quinze années s’écoulèrent dans ces labeurs divers et de tous les jours.

Au bout de quinze ans, la tranchée était mûre pour l’assaut. Les établissement de l’Inde, travaillés sourdement, chancelaient sur leur base sapée ; la Chine mettait à mort les marchands d’opium ; les deux Canada se soulevaient à l’envi et répondaient à l’appel de Papineau ; le Cap s’effrayait aux menaces des boërs hollandais sous les armes ; les Antilles souffraient et tournaient leurs regards vers la France ; le Sindhy enfin poussait son cri de guerre, auquel devait répondre le cri de mort de douze mille soldats anglais.

Les États-Unis, d’un autre côté, parlaient haut et présentaient, dans les plis de leur robe républicaine, la paix ou la guerre avec une provocante indifférence.

D’un autre côté encore l’Europe, — la France exceptée, — pour cause, — menaçait, se plaignait, demandait la révision des traités de commerce machiavéliques qui ouvrent tous les marchés du monde, sans compensation, aux produits surabondants de l’industrie anglaise.

À l’intérieur enfin, un orage terrible grondait en Irlande ; le pays de Galles refusait l’impôt, préludant ainsi à l’étrange guerre que firent plus tard au fisc les filles de Rebecca ; le chartisme, cette plaie terrible, était constitué, et, jusque aux portes de Londres la population inquiète des tisserands de soie de Spitael-Fields, poussait, dans d’innombrables meetings, des cris de haine contre la métropole.

Fergus se dirigea vers Londres. — L’instant était venu de frapper le colosse au cœur.

Et lorsqu’il entra dans la capitale de l’empire britannique, il n’y eut point assez de fêtes pour le bien recevoir. Il n’eut qu’à se montrer, le brillant lord, pour gagner tous les amours, toutes les admirations, pour devenir l’idole de la gigantesque cité…

Mais le vieil Homère, dans sa divine sagesse, ne nous montre-t-il pas les sujets de Priam prosternés autour du cheval de bois dont les flancs perfides recelaient la ruine d’Ilion ?


XIX


LE FANTÔME.


Nous savons désormais quel était M. le marquis de Rio-Santo, ce qu’il avait fait et sur quels moyens il comptait pour lutter, lui tout seul, contre l’Angleterre. Nous sommes par conséquent à même de déterminer ce qui, dans son projet, était fou et sage. Sur cette question, nous jugeons parfaitement superflu d’émettre notre opinion personnelle.

Il nous reste à dire, avant de reprendre, où nous l’avons laissé, le fil rompu des événements, que Mac-Farlane et Fergus firent tous leurs efforts pour trouver à Londres la comtesse de White-Manor et son enfant. Ces efforts devaient être inutiles. Mary était introuvable et ne donnait point de ses nouvelles. Fergus et Mac-Farlane continuaient leurs recherches sans espoir de succès, lorsqu’un jour, deux ans avant l’époque où commence notre drame, Mary revint d’elle-même en Écosse.

Sa fille était morte. Rien ne la retenait plus à Londres.

Angus l’interrogea, mais Mary, qui était bien changée de corps et d’esprit, ne répondit qu’une seule chose à ses questions :

— Ma fille est morte !

Quant à l’homme qui l’avait recueillie et soutenus, elle ne voulut point s’expliquer, et lorsque Mac-Farlane lui demanda enfin pourquoi elle avait choisi un étranger pour appui :

— C’est qu’il me laissait mon secret, répliqua-t-elle. Sa réserve généreuse était la sûreté de mon enfant… Mais ma fille est morte… à quatorze ans !… Son geôlier me l’a dit !

— N’a-t-il pu vous tromper ? hasarda Angus.

— Lui ?… c’est un homme bien cruel et qui n’a point de pitié ! Mais il n’y a point d’homme assez cruel pour dire à une mère : — Ta fille est morte ! quand ce n’est pas la vérité.

Mary ne voulut voir personne, Fergus moins que tout autre. Elle se confina dans une pièce écartée du château de Crewe et passa ses jours à pleurer et à prier.

Quand Mac-Farlane, son frère, était pris des accès de son mal, Mary le soignait avec dévoûment et douceur ; elle seule pouvait le dompter dans ces moments funestes, car Mac-Farlane avait conservé pour elle une tendresse sans bornes.

Personne ne savait dans le pays la présence de Mary au château de Crewe ; elle était arrivée une nuit et n’avait plus repassé le seuil du vieux manoir, si ce n’est par quelque soirée bien sombre et pour diriger sa promenade solitaire vers les ruines désertes de Sainte-Marie. Les paysans des environs fuyaient ce lieu que souillait pour eux le souvenir des moines papistes, et si quelqu’un eût distingué la forme blanche de la comtesse, errant parmi les ruines, il l’aurait prise pour une apparition maudite, et se serait éloigné à toutes jambes en estropiant quelque formule d’exorcisme biblique.

Pour ce qui regarde nos autres personnages, nous n’avons nul besoin de les suivre dans les détails de leur vie passée. Il en est un pourtant qui mériterait une mention spéciale, et le lecteur serait sans doute flatté d’apprendre par quelle succession d’événements romanesques l’honnête Paddy O’Chrane était devenu, de simple matelot, patron du sloop le Hareng, frété par Gween and Gween de Carlisle. Ce serait là une curieuse histoire, pleine d’aperçus nouveaux et d’enseignements psychologiques. Le lecteur y trouverait des jurons inconcevables et un choix de blasphèmes entièrement inédits. Mais des raison sérieuses, et qui doivent rester un mystère jusqu’à la consommation des siècles, nous obligent à ne point faire usage des immenses matériaux péniblement amassés par nous et qui nous eussent mis à même de faire, — mieux que personne au monde, — la biographie complète et raisonnée du bon capitaine.

Cela dit, afin d’éviter tous reproches, nous rentrons dans notre récit.

Pendant qu’avait lieu l’entrevue de Brian de Lancester avec son aîné, le lord de White-Manor, Frank Perceval et Stephen Mac-Nab étaient réunis chez la mère de ce dernier, dans la maison de Cornhill. Tous deux étaient tristes et abattus. Le premier acte d’hostilité tenté par eux contre Rio-Santo avait été suivi d’un résultat si déplorable, que leur courage faiblissait. Depuis lors, en effet, comme nous le savons, Mary Trevor, prise d’un horrible mal, avait un pied dans la tombe.

Tous les jours, Frank allait frapper à la porte de Lady Stewart, et, tous les jours, Diana désolée venait lui dire que la pauvre Mary restait pétrifiée et anticipait sur la mort qui ne pouvait manquer de la frapper bientôt.

Cette maladie de Mary, affreuse en soi, mettait en outre Rio-Santo à l’abri de toutes attaques. Frank Perceval, lié par le serment fait à lady Ophelia, ne pouvait agir que sur Mary, et Mary était incapable de l’entendre.

Stephen, lui, n’avait point fait de serment, mais son impuissance n’en était pas moins réelle. À quels magistrats s’adresser ? Comment accuser le marquis d’avoir enlevé Anna et Clary ? Qui accueillerait cette déclaration dénuée de preuves ? Qui croirait ce fait dont Mac-Nab doutait lui-même ?

Et pourtant il fallait sortir de cette position désastreuse. La trace des deux sœurs ne se trouvait point. Donnor d’Ardagh, le pauvre Irlandais, était à bout de recherches. Il y avait mille raisons de désespérer.

Stephen, sans en donner connaissance à Perceval, s’était rendu plusieurs fois dans Belgrave-Square, et avait tenté de joindre M. le marquis de Rio-Santo, déterminé à employer tous moyens pour lui arracher une explication. Mais ici encore, la route se trouvait barrée dès les premiers pas. La porte d’Irish-House était rigoureusement défendue : Rio-Santo veillait nuit et jour au chevet d’Angus Mac-Farlane.

Les deux amis étaient assis en face l’un de l’autre, auprès de la table de travail de Stephen. La chambre, meublée avec simplicité, présentait cet aspect sévère et quelque peu repoussant des retraites des praticiens de Londres. Ces gentlemen, en effet, étalent dans leurs boudoirs un luxe de débris humains fort attrayant, nous n’en doutons pas, pour des regards scientifiques, mais qui blesse énergiquement la vue des simples mortels. Sur le bureau, deux petits squelettes d’homme et de femme, admirablement modelés en cire, montraient l’effrayante spirale de leur torse à jour, leur crâne à compartiments, et gardaient, suivant la mode, une pose académique d’un fort bel effet. Sur la cheminée, dans des vases de cristal, remplis d’esprit de vin, deux embryons nageaient en regard l’un de l’autre, sans paraître trop enorgueillis des splendeurs de leurs cercueils. À droite, à gauche, partout, des pièces anatomiques pendaient aux murailles. Ici c’était un bras, là une colonne vertébrale, plus loin un tibia, plus loin encore une paire de rotules. Au dessus de la glace qui ornait la cheminée, une mâchoire, manifestement irlandaise, montrait ses longues dents blanches qui semblaient encore affamées.

Stephen était un médecin modeste. Chez un physician à la mode, nous eussions rencontré bien d’autres jolies choses. — Cela s’explique : nos dames raffolent de l’anatomie : on ne pend pas tous les jours, et il faut se distraire.

Frank et Stephen causaient. Leur entretien était morne et entremêlé de longs intervalles de silence. Ils s’aimaient, et leur affection éprouvée comportait un dévoûment mutuel, mais le découragement amène après soi une sorte de marasme au fond duquel est l’apathie, et l’apathie est l’égoïsme. Frank et Stephen, tout en voulant mettre en commun leur peine, tiraient à eux l’entretien, chacun de son côté. Ils jetaient à tour de rôle dans la conversation des paroles qui ne se répondaient point.

— J’ai écrit à Lochmaben, disait Stephen. Je ne sais pourquoi je l’ai fait, Frank, car espérer serait folie…

— C’est un affreux malheur, Mac-Nab, répondait Frank, — qui se fût attendu jamais à cela !

— Et pas un indice… Rien !

— Rien !… pas un mouvement !… à peine un souffle !

Frank avait la tête et le cœur pleins de la pensée de miss Trevor. Stephen songeait à Clary. Ils ne s’entendaient plus.

Mais il recommençaient à s’entendre, et retrouvaient tout l’élan de leur bonne amitié d’enfance, dès que le nom détesté de Rio-Santo, prononcé par hasard, venait secouer leur somnolence. Leurs mains se cherchaient. Ils redevenaient eux-mêmes, et chacun d’eux, parmi sa propre douleur, donnait place à la souffrance de son ami.

La pendule marquait neuf heures moins un quart. — Dans un intervalle de silence, un bruit de pourparlers monta du rez-de-chaussée jusqu’à eux, et Frank crut entendre prononcer son nom.

— N’est-ce pas la voix de Jack ? demanda-t-il.

Stephen s’éveilla en sursaut et prêta l’oreille.

— C’est la voix de Jack, répondit-il. — Puissiez-vous avoir d’heureuses nouvelles, Frank !

Perceval était déjà sur l’escalier d’où il ordonnait au vieux serviteur de monter en toute hâte.

— Bien ! bien ! monsieur, dit en bas la voix aigre-douce de Betty, la servante de mistress Mac-Nab ; — M. Stephen m’avait défendu de laisser monter ; mais, puisque ce n’est plus lui qui commande dans la maison de sa mère, je m’en lave les mains après tout… Montez, l’ami, si vos vieilles jambes sont de cet avis. Allez retrouver ce gentleman, — qui agit sans façon dans le logis d’autrui, ma parole !

Jack s’empressa de profiter de la permission et monta dès que Betty cessa de lui défendre le passage.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? s’écria Perceval avec vivacité.

— Deux lettres, Votre Honneur, répondit le vieux Jack essoufflé.

Frank tendit avidement la main, et Jack, d’autant plus long à inspecter la profondeur de ses poches qu’il se hâtait davantage, finit par trouver les deux missives, dont son maître s’empara sur-le-champ.

Frank ouvrit la première venue et rentra dans la chambre de Stephen, où Jack voulut le suivre, mais, à peine le vieux valet eut-il aperçu les squelettes, imités et véritables qui ornaient ce réduit scientifique, qu’il recula brusquement de plusieurs pas et demeura coi dans un coin du palier.

Frank avait parcouru rapidement les six ou huit lignes que renfermait la première lettre, et son émotion n’avait point diminué.

— Et après, Jack, et après ? dit-il.

La porte s’était refermée d’elle-même, grâce à un système de poids fort répandu à Londres. Jack n’avait garde d’entendre et tremblait dans son coin. Nous pouvons affirmer, pourtant, que Jack, malgré sa tête chauve, eût vaillamment fait sa partie, le dirk à la main, contre un homme. — Mais il s’agissait de squelettes, et Jack avait peur pour deux raisons. D’abord, parce que la dévotion protestante a horreur de l’anatomie, à laquelle des ministres ignorants et bigots attachent une idée de sacrilège, et ensuite parce que Jack était Écossais et, comme tel, enclin à toutes les frayeurs irraisonnées de la superstition. Ces squelettes avaient pour lui une mauvaise odeur de sorcellerie et Mac-Nab prenait tout à coup à ses yeux les proportions d’un nécromancien.

Tandis qu’il était là, tremblant et scandalisé, un incident vint porter son effroi au comble. Quelque chose d’affreux et de sinistre, — qui ressemblait à un être humain, — glissa auprès de lui en râlant sourdement.

C’était un corps long, maigre, efflanqué, surmonté d’une tête hérissée.

Cela passa si près de Jack, qu’il crut sentir sur son visage le souffle d’une haleine ardente, — un souffle diabolique, manifestement, et qui ne pouvait appartenir qu’à un fantôme sorti de l’enfer.

Jack n’eut pas même la force de crier. — Le fantôme glissa et disparut par la porte de la chambre habitée naguère par les deux misses Mac-Farlane.

— Jack ! Jack ! criait pendant cela Frank avec impatience.

Jack, partagé entre le besoin de prononcer la formule de l’exorcisme et celui de répondre à son maître, ne fit ni l’un ni l’autre.

— Où êtes-vous, Jack ! cria encore Perceval en ouvrant la porte, cette fois.

La lumière des lampes qui éclairaient la chambre de Stephen, passant par cette issue, éclairèrent le palier et vinrent frapper d’aplomb sur le blême visage du vieil Écossais. Perceval, trop préoccupé pour remarquer cette pâleur, saisit Jack par le bras et l’attira brusquement vers lui, de sorte que le malheureux valet se trouva au milieu des redoutables objets qui avaient causé sa première frayeur.

Il mit sa main devant ses yeux. Ses dents claquaient comme une paire de castagnettes.

— Eh bien ! lui dit Frank, eh bien !… n’as-tu rien à me rapporter ?

— Oh ! murmura Jack en frissonnant, c’est le diable, Votre Honneur !

Frank frappa du pied avec colère. Jack, pour la première fois de sa vie, ne prit point garde au courroux de son maître et se mit à tourner sur lui-même pour trouver une position où sa vue ne fût pas blessée par les os dépouillés d’une préparation anatomique.

Ceci était difficile, et Jack pouvait tourner long-temps sans arriver à la solution du problème.

Perceval lui saisit le bras de nouveau et le força de demeurer en place.

— Tu as dû voir quelqu’un ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, Votre Honneur, répondit Jack, qui songeait au fantôme ; — j’ai vu…

— Que t’a-t-on dit ?

— Sur mon salut, il ne m’a pas parlé, Votre Honneur !… S’il m’avait parlé, je serais mort sur le coup.

— La lettre est positive pourtant ! s’écria Frank, dont l’esprit, tout entier à une idée fixe, ne voyait dans cette réponse qu’une négation pure et simple.

Et rouvrant le billet avec vivacité, il lut à voix haute :

« Forcée de ne point quitter le chevet de notre chère malade, je n’ai pas le temps, mon cousin, de vous dire sur quoi se fonde la lueur d’espérance que nous venons de concevoir. Néanmoins, je veux que vous soyez heureux de ce qui nous semble de la joie, en comparaison de notre mortel découragement, et je charge le porteur… »

— Ah ! Votre Honneur ! excusez-moi, interrompit Jack, un peu rassuré par l’immobilité prolongée des squelettes ; — je vois bien maintenant qu’il s’agit de Lucy, la femme de chambre de miss Diana Stewart… je pensais…

Jack s’arrêta et tendit l’oreille. Il avait cru saisir, du côté de la porte, un bruit étrange, semblable à un gémissement sourd.

— Écoutez ! écoutez ! murmura-t-il ; s’il allait venir !…

— Cet homme est ivre ! dit Mac-Nab avec impatience.

Jack tourna vers le jeune médecin son honnête et candide visage où se lisait, parmi les symptômes d’une irrésistible frayeur, le courroux excité par l’accusation qui venait de le frapper.

— Non, Votre Honneur, dit-il, je ne suis pas ivre ; — mais cette maison n’est pas bonne pour un chrétien… et je ne suis pas un saint, Voire Honneur, pour être exempt de la crainte du démon.

Frank et Stephcn se regardèrent.

— Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’extraordinaire, reprit ce dernier.

— Jack, mon ami, dit Perce val d’un ton presque suppliant, — remettez-vous, je vous en conjure !… Vous ne savez pas tout ce que me fait souffrir votre lenteur.

Le vieux valet joignit ses deux mains.

— Oh ! Perceval ! oh ! Votre Honneur ! s’écria-t-il : ayez pitié de moi !… Je vais tâcher… Et que m’importe le démon après tout ! ajouta-t-il en quittant son air contrit pour jeter sur les squelettes un regard provocateur ; — je suis un misérable poltron… Écoutez… La femme de chambre de miss Stewart avait grande envie de voir Votre Honneur… Voici ce qu’elle m’a dit en me donnant le billet… La demoiselle a fait un mouvement…

— Un mouvement ! s’écria Stephen.

Frank le contint d’un geste.

— Un mouvement, répéta Jack ; mais si faible, que miss Stewart ne sait trop si ses yeux ont mal vu… Ce qui est sûr, c’est que… Dieu ait pitié de nous ! s’interrompit ici le vieux valet en tombant sur un siège : — le démon est derrière cette porte !

Une seconde plainte, plus déchirante et plus lugubre venait d’arriver aux oreilles de Jack, et cette fois les deux amis l’avaient entendue.

Stephen se leva, mais un profond silence se faisait maintenant.

— Après ! après ? dit Perceval.

— N’avez-vous pas entendu ? murmura Jack dont tous les membres frissonnaient ; — cette voix est-elle la voix d’un homme ?

— Après, te dis-je, malheureux ! s’écria Frank ; — je t’ordonne de parler.

Jack serra convulsivement son front chauve entre ses mains pour rappeler ses idées enfuies, et reprit avec effort.

— Après, Votre Honneur ?… je me souviens… Les yeux de la demoiselle ont changé de direction… Que Dieu me protège !… Quand on a vu ce que j’ai vu ce soir, on doit être bien près de mourir !… Pardonnez-moi, Votre Honneur… Comme le médecin de miss Trévor était absent, on a fait venir un autre docteur, et ce docteur a dit qu’une crise…

Jack n’acheva pas et se laissa choir la face contre terre.

Le cri long, douloureux, sauvage venait de retentir dans la direction de l’escalier.

Frank fit un geste de colère, car rien ne pouvait l’impressionner en ce moment, sinon le retard apporté aux explications de Jack. — Stephen, étonné plus que nous ne saurions dire, avait ouvert la porte de sa chambre.

Il entendit comme un bruit de sanglots étouffés partant de l’appartement d’Anna et de Clary.

Puis une voix pleine de larmes, une voix d’homme, basse, étouffée, se prit à chanter, avec un accent de douleur infinie, une ballade familière aux oreilles écossaises du jeune médecin. — La ballade était ainsi :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.


XX


LE LAIRD.


Le vieux Jack dut s’étonner fort en voyant que le démon savait la ronde du Laird de Killarwan et la chantait en pur écossais. Mais il n’eut pas beaucoup de temps à donner à sa surprise, car Frank et Stephen s’étant précipités dehors, il demeura seul dans la chambre qui n’était plus éclairée que par la lueur du foyer.

Ce fut pour le vieux Jack un moment bien terrible. Il était toujours à genoux, dans la posture où l’avait jeté ce cri formidable poussé de l’autre côté de la porte. Il voulut se lever pour suivre les deux amis, mais, chose faite pour glacer le sang dans les veines, les deux squelettes du bureau, colorés subitement d’une lueur rougeâtre, semblaient se mouvoir en de soudains tressaillements. Les bras, les jambes, appendus aux lambris, avaient une apparence de vie et jetaient leurs ombres plus ou moins loin, soit qu’ils se soulevassent, mus par une puissance au dessus de la nature, soit qu’ils s’affaissassent de nouveau, inertes, contre la muraille.

Jack resta cloué au tapis. Ses yeux, dilatés par la terreur, ne pouvaient point se fermer. Il regardait malgré lui ; il regardait toujours.

Les squelettes rougissaient, blanchissaient et s’agitaient.

Ce n’était plus d’ailleurs les squelettes qu’il voyait, c’étaient d’horribles choses évoquées par sa peur, des visions effrayantes, hideuses, qu’on ne sait point décrire assis en face d’un bureau, à la lumière du soleil, mais devant lesquelles chacun a frissonné, enfant ou homme, au moins une fois en sa vie, par quelque nuit de fièvre ou de solitude.

Jack souffrait jusqu’à se mourir ; son crâne dépouillé fondait en eau ; son pauvre vieux corps tressaillait, secoué par des frémissements pleins d’angoisses.

S’il n’eût pas été affolé déjà par la frayeur lorsque les deux amis quittèrent la chambre, il aurait deviné peut-être que la sombre lueur du foyer donnait seule aux objets de sa crainte cette apparence rougeâtre, et que les soudaines intermittences de la flamme suffisaient à mettre un semblant de vie sur ces ossements inanimés ; mais à présent son esprit, frappé violemment, était incapable de réfléchir.

Il subissait comme réels les effets de cette vulgaire fantasmagorie ; il serait mort sur place, si, comme il arrive d’ordinaire en ces occasions, l’excès même de son épouvante n’eût galvanisé tout à coup sa torpeur.

Au moment, en effet, où la peur atteignait chez lui son plus douloureux paroxysme, l’échafaudage de coke élevé sur la grille du foyer, miné lentement par le progrès de la combustion, s’abîma subitement et lança dans le tuyau de la cheminée une flamme ardente, accompagnée de myriades d’étincelles. Durant une seconde, la chambre entière fut brillamment illuminée. Chaque objet apparut, distinct, et, comme c’est le propre des choses soudainement éclairées de paraître s’approcher de l’œil qui les regarde, voilées à demi par l’ombre, Jack crut voir les squelettes s’élancer vers lui de toutes parts.

Il se leva, éperdu, franchit les escaliers en courant, au risque de se briser le crâne, et ne s’arrêta que sur le seuil de Dudley-House, où il s’assit, épuisé.

Frank, nous l’avons dit, avait suivi Stephen. Tous deux entrèrent, tenant chacun à la main un flambeau, dans la chambre occupée naguère par Anna et Clary Mac-Farlane. Ils aperçurent tout d’abord un homme debout entre les deux lits.

C’était le laird Angus, vêtu à peine et dont la chemise en lambeaux portait des taches de sang qui semblaient avoir été lavées par une immersion récente. Tout en lui était désordre et souffrance. Ses cheveux se hérissaient autour de son front souillé ; sa barbe, au contraire, trempée d’eau, se collait à sa joue ou retombait en mèches lourdes au dessous de son menton. Son visage, portant les traces cicatrisées de sa lutte avec Bob Lantern, avait en outre des marques nouvelles, des contusions et des plaies où le sang n’avait pas eu le temps de sécher. Sa pâleur était extrême et des larmes coulaient lentement de ses yeux dans les creux profonds de ses joues.

À la vue des deux amis, il cessa de chanter, et, montrant alternativement les deux lits vides, il dit en s’adressant à Stephen :

— Toutes deux !…

Angus Mac-Farlane avait en ce moment sa raison. Il avait suffi du choc moral produit par la soudaine apparition de Stephen et de Frank pour dissiper les dernières brumes qui flottaient autour de son intelligence ébranlée. Sa fièvre avait pris fin.

Mac-Nab demeurait interdit et stupéfait. Il croyait reconnaître son oncle, mais il voulait douter. — Perceval n’avait jamais vu Angus Mac-Farlane.

— J’avais confié mes deux filles à ma sœur, dit le laird, après un silence que Perceval avait été plusieurs fois sur le point de rompre pour manifester son étonnement ; — je viens chercher mes deux filles… Faites venir votre mère, Stephen.

Stephen fit signe à Frank de s’éloigner, mais ce dernier ne comprit point ou ne voulut point comprendre. Son regard se fixait obstinément, malgré lui, sur les traits ravagés de cet homme qui se trouvait mêlé, innocent ou coupable, au souvenir de l’attentat odieux commis dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, sur la personne de la malheureuse Harriet. Car Angus venait d’en dire assez pour que Frank ne pût point le méconnaître.

— Dites à votre mère, reprit le laird avec une sorte de calme sévère, qu’il y a plus d’un an que je n’ai embrassé mes deux filles..... Clary doit être bien belle… Anna ressemble toujours à ma pauvre Amy qui est morte, je pense ?… Allez, Stephen Mac-Nab, allez, mon neveu ! — car je ne puis penser que mes deux filles soient enlevées, perdues, comme je le craignais, lorsque je vous vois tranquille et en repos dans la maison de votre mère.

— Ma mère souffre, monsieur, répondit Stephen, et vos reproches la tueraient.

— Ah ! elle souffre ! dit Angus dont la voix se brisa ; — souffre-t-elle autant que moi ?… Les a-t-elle vues dans le bateau ? … Dieu l’a-t-il retenue, enchaînée par la fièvre sur un lit de douleur, au moment où il fallait agir et porter secours ?… Et puis ?…

Angus passa le revers de sa main sur son front ; un éclair de délire brilla de nouveau dans son œil.

— Et puis, poursuivit-il en baissant la tête, — sa conscience lui crie-t-elle jour et nuit comme à moi : ceci est un châtiment de Dieu ?

Stephen se tourna vivement vers Perceval.

— Ami, lui dit-il d’une voix brève et ferme, — vous ne pouvez rester ici. Vos soupçons, si vous en gardez, ne vous donnent pas le droit d’entendre une confession que le délire va souffler à ce vieillard… Quoi qu’il ait fait, — eût-il commis un crime ! — ma maison lui est un inviolable asile.

Une rougeur épaisse monta aux joues de Frank.

— Je vous demande pardon, Stephen, murmura-t-il ; le trouble où m’a jeté cette lettre… et le souvenir de ma pauvre sœur… Mais je ne prétends point surprendre les secrets de votre parent…

Stephen lui serra la main, tandis qu’il se dirigeait vers la porte. Avant de franchir le seuil, Frank s’arrêta et regarda fixement Mac-Nab. L’expression fugitive de trouble qui venait de se manifester sur son visage avait fait place à une tristesse grave et profonde.

— Je vais voir par moi-même, dit-il, si la lueur d’espoir qui me reste a grandi ou s’est déjà évanouie… Croyez-moi, Stephen, le secret de notre vengeance est entre les mains de cet homme… Protégez-le contre tous ; mais, de ses révélations, il me faut la part qui m’appartient, entendez-vous !… Je l’exige.

— Sur mon honneur, vous saurez tout ce qui regarde miss Harriet, répondit Stephen.

Frank sortit, tenant à la main la lettre ouverte de miss Diana Stewart. Quant à la seconde lettre apportée par le vieux Jack, Frank l’avait mise avec distraction dans sa poche et n’y songeait plus. — Cette lettre, écrite la veille par lady Ophelia sous la dictée de M. le marquis de Rio-Santo, donnait rendez-vous à Perceval pour neuf heures, devant le théâtre de Saint-James. — Il était neuf heures et demie.

Frank se jeta dans une voiture de place et se fit conduire à l’hôtel de lady Stewart, afin d’apprendre par lui-même les détails qu’il n’avait pu tirer du vieux Jack.

Stephen, lui, revint vers son oncle qu’il trouva assis au pied du lit d’Anna. Le laird avait les mains croisées sur la couverture ; sa tête s’était courbée. Dans cette position, il tournait le dos à Stephen, mais celui-ci pouvait deviner, à l’affaissement de son attitude, ce qu’il y avait de douleur en son âme et sur son visage.

Stephen n’avait pas attendu l’avertissement de Perceval pour penser que l’heure de la révélation était venue. Mais, en ce moment, son esprit ne se tournait point vers la vengeance, et un mot échappé au laird exaltait, à l’exclusion de tout autre sentiment, son désir de connaître le sort de Clary. Sa haine contre Rio-Santo, haine à la fois instinctive et réfléchie, cédait le pas à l’amour et à l’impatience de savoir. On eût en vain cherché au dedans de lui, à cette heure, le sang-froid dont les signes extérieurs restaient sur son visage. Son cœur battait violemment comme s’il eût voulu s’élancer au dehors.

Néanmoins, il gardait encore assez de sa prudence naturelle pour ne point aborder sans précaution un sujet qui pouvait replonger l’intelligence du laird dans des ténèbres à peine dissipées. Stephen avait eu le temps de constater l’état d’Angus et savait d’ailleurs qu’une émotion d’un genre quelconque, soudainement poussée à l’extrême, pouvait appeler un de ces accès qui, indépendamment même de toute maladie, étendaient comme un voile épais sur l’intelligence de son oncle.

— Mac-Farlane, dit-il, vous êtes seul avec le fils de votre frère.

Angus se tourna lentement vers lui et l’examina durant quelques secondes en silence.

— Vous êtes un homme, mon neveu, murmura-t-il ; — du moins, vous avez la taille d’un homme… Je ne vous avais jamais regardé… Vous ressemblez à votre père… Mais Mac-Nab, je le jure sur sa mémoire, n’aurait pas abandonné deux pauvres filles confiées à ses soins.

— Mon oncle ! mon oncle ! interrompit Stephen, la douleur vous rend bien injuste ! J’aime Anna comme une sœur et Clary plus que moi-même… Mais, au nom du ciel, ne tardez pas davantage, et dites-moi ce qu’elles sont devenues.

— Ce qu’elles sont devenues ! répéta le laird dont le pâle visage se couvrit de rougeur ; — ah ! ce qu’elles sont devenues !… Qu’est devenu votre père, mon neveu ?… Je les ai vues dans le bateau, — toutes deux… et je n’ai pas pu les secourir !

Angus montra l’énorme cicatrice, non encore refermée complètement, que le coup d’aviron de Bob avait laissée à son front.

— Dieu a fait de moi un vieillard avant l’âge, reprit-il ; — mes filles étaient là et je ne n’avais qu’un homme à combattre…

— Quel homme ? interrompit Stephen.

— Je le connais peut-être, répondit le laird ; — car je connais plus d’un assassin, mon neveu… Mais la fièvre a bouleversé ma mémoire… Je me souviens seulement du doux visage de ma pauvre Anna qui dormait la tête renversée sur les planches du bateau, et de la voix de ma belle Clary… car c’est sa voix, mon neveu, qui a détourné mon attention, au moment où j’allais mettre mon dirk dans la poitrine du ravisseur… Je me souviens de cela !

Il se fit un silence. — Stephen désespérait, car, évidemment, le laird ignorait le sort de ses deux filles. Pourtant il les avait vues, et ses indications pouvaient mettre sur la voie, en supposant qu’il pût ou qu’il voulût s’expliquer d’une façon précise. Tandis que Stephen cherchait le moyen d’interroger, sans augmenter le désordre qui régnait dans l’esprit ébranlé de son oncle, celui-ci reprit la parole.

— Je vais retourner chez Fergus, dit-il.

— Fergus ! répéta mentalement Stephen à qui ce nom remit en mémoire le récit de Perceval et l’orgie des souterrains de Crewe.

Le laird continuait pendant cela.

— Fergus est tout-puissant et il m’aime… J’attendrai pour le tuer qu’il m’ait rendu mes filles… si mes filles ne sont pas mortes… car j’ai revu mon Anna ce matin… et les songes ne me montrent jamais que ceux qui sont morts ou ceux qui vont mourir…

— Et où l’avez-vous vue, mon oncle ? demanda Stephen.

— Je ne sais… J’avais vu comme cela mon frère Mac-Nab la nuit de sa mort..... Tenez ! tenez ! tenez ! prononça-t-il par trois fois en dardant son regard égaré dans le vide ; — je vois Fergus… Fergus qui meurt… Ah ! voilà bien des fois déjà que je le vois ainsi !…

Angus s’était levé ; ses traits bouleversés exprimaient une profonde horreur. Stephen voulut lui tâter le pouls et fut repoussé avec rudesse.

La fièvre revenait.

— Taisez-vous, mon neveu, taisez-vous, reprit le laird à voix basse et en s’appuyant au lit d’Anna. — Il ne faut pas que mon frère Fergus sache que je veux le tuer… Il ne me rendrait pas mes deux filles…

— Mais vous savez donc… voulut dire Stephen.

— Taisez-vous ! répéta Angus avec emphase ; — mon frère est généreux et grand. Je me souviens à présent qu’il a passé ses jours et chevet naguère… car c’est dans sa maison, — tout cela me revient, — que j’ai cherché un asile en sortant de la Tamise… la première fois que j’ai manqué périr dans la Tamise… La seconde fois… c’est tout à l’heure… Écoutez, écoutez, mon neveu, pendant que je vois clair encore dans ma tête… les deux pauvres anges ont été, je ne sais comment, il y a huit jours, conduites dans l’hôtellerie du Roi George, Temple-Gardens… Là, je les ai vues jeter comme des balles de laine dans une barque… j’ai sauté par la fenêtre… la Tamise était froide… l’homme qui les enlevait m’a vaincu… Ce matin, je suis retourné à l’hôtellerie du Roi George et j’ai demandé mes enfants… mes deux filles chéries qu’Amy m’avait confiées en mourant, mon neveu… Vous souvenez-vous d’Amy Mac-Farlane, comme elle était sainte et belle !… Ah ! ah ! Gruff et sa femme se sont mis à rire quand j’ai demandé mes enfants… à rire, mon neveu… à rire !… à rire !!

Angus s’était redressé de toute la hauteur de sa taille. Sa prunelle enflammée s’arrondissait dans le cercle de ses paupières distendues convulsivement ; ses poings étaient fermés et ses dents se touchaient en grinçant.

— À rire !!! cria-t-il une dernière fois avec un éclat de voix terrible. Puis se prenant à parler tout bas.

— Nous étions dans la chambre où est le trou, poursuivit-il comme si Stephen eût connu les êtres de l’hôtel du Roi George ; — tous trois… Gruff riait, sa femme riait ; moi, j’avais dans les yeux des larmes qui me brûlaient… J’étais à l’endroit où j’avais trouvé le mouchoir brodé de Clary. Gruff jouait avec son couteau pour me faire peur ; la mégère brandissait le poker (tisonnier) du foyer… Oh ! mon neveu, n’auriez-vous point faitcomme moi ?

— Qu’avez-vous fait, monsieur ? balbutia Stephen.

Le laird écarta sa chemise et découvrit sa poitrine, percée de plusieurs coups de couteau portés d’une main mal assurée ; puis il montra sous ses cheveux, parmi d’anciennes blessures, une blessure toute fraîche. — Et il reprit :

— Ici le couteau, là le poker… Moi, j’ai mis ma main droite dans les cheveux de Gruff, ma main gauche dans les cheveux de sa femme, et j’ai choqué leurs deux têtes l’une contre l’autre, comme cela, mon neveu !…

Il fit un geste qui ne fut que trop compris par Stephen.

— J’étais fort en ce moment, continua-t-il ; oh ! oui… bien fort !… Les têtes ont craqué comme deux calebasses qu’on brise… Voyez-vous cela, mon neveu ?..... L’homme et la femme n’ont pas poussé un seul cri.

Stephen recula de plusieurs pas.

— Les auriez-vous tués ! murmura-t-il.

— Je me suis endormi entre eux deux, mon neveu, dit Angus au lieu de répondre, car j’étais bien las et tout mon corps ne forme qu’une plaie…

— Mais ils n’étaient que blessés, n’est-ce pas ? demanda encore Stephen.

— Voyez ! répartit Angus ; voyez, mon neveu… Peut-on vivre long-temps avec tant de blessures ? Ce disant, il se tâtait le crâne et la poitrine, trouvant partout en effet des cicatrices anciennes ou des plaies récentes. Stephen se rapprocha de lui.

— Je vais vous panser, dit-il.

Angus eut un éclat de gaîté insensée.

— Oh ! oh ! me panser ! s’écria-t-il ; — avez-vous du vin de France, Mac-Nab ?… J’étais autrefois un joyeux buveur !… Qu’importe le sang qu’on perd si celui qui reste est chaud encore !… Ah ! voyez-vous, mon neveu, il me reste assez de sang pour tuer Fergus…

Il s’interrompit et passa sa main sur son front.

— Et plût à Dieu, reprit-il à voix basse, que mon sang se figeât dans mes veines avant que j’eusse le temps de le tuer ! Savez-vous, mon neveu ? la vengeance accomplie est un doux oreiller… J’ai dormi tout le jour… Ce soir, quand je me suis éveillé, la lune entrait par la fenêtre ouverte dans la chambre de l’hôtellerie du Roi George ; la lune éclairait à ma droite le visage blême de maître Gruff, à ma gauche, le front broyé de sa femme.

— Vous les avez donc tués ! dit Stephen.

— Taisez-vous, Mac-Nab… Je ne me suis servi ni de corde, ni de fer… ni de poison, ni de feu… ce n’est pas un meurtre, cela ! Et puis, n’avaient-ils pas ri tous deux, les infâmes, quand je leur parlais de mes pauvres filles, vendues par eux !… C’était à mon tour de rire, — et la lune riait avec moi, mon neveu ! — Ah !… et la lune faisait rire leurs bouches blanches qui ne respiraient plus… J’ai eu peur, parce que j’étais couché entre deux damnés !

Angus frissonnait. — Mac-Nab l’écoutait, irrésistiblement saisi par ce récit étrange, et gardant un vague espoir d’entendre quelque révélation soudaine…

— Car ils sont damnés ! poursuivit le laird, damnés tous deux, et, quelque part dans un coin de la chambre où n’arrivait point la lueur pâle de la lune, je voyais se dilater et rougir la prunelle ardente de Satan…

Moi qui suis à l’enfer, mon neveu, j’ai peur du démon… Je sais qu’il m’attend, et l’œil des songes me le montre bien souvent planant au dessus de ma couche.

J’ai soulevé la trappe par où Clary et Anna furent descendues dans le bateau. Ma tête était en feu..... j’ai vu, — était-ce la fièvre, Mac-Nab ? — J’ai vu les bras des deux cadavres s’allonger et me saisir… Satan a jeté un cri dans l’ombre… et nous sommes tombés tous trois dans le fleuve.

Le fleuve scintillait. La lune y mettait des millions de paillettes qui dansaient autour de mon œil et me rendaient fou. — Je nageais, je nageais, — mais Gruff nageait aussi, et la mégère nageait aussi ; j’étais entre eux ; leurs corps glacés glissaient le long de mon corps… oh !… Et d’autres cadavres encore flottaient parmi les paillettes de la rivière… Il y avait Anna et Clary, qui effleuraient l’eau, vêtues de longs voiles blancs, et se tenaient embrassées… Et Mac-Nab, — ton père, enfant ! — dont le cœur saignait et rougissait l’eau… Et Fergus, mon autre frère, avec ses beaux cheveux noirs autour de son front pâle… et d’autres encore, aussi loin que pouvait s’étendre ma vue… Partout des cadavres aimés, autour desquels jouaient follement des myriades d’étincelles.

Je nageais, je nageais !… J’espérais fuir. Impossible !… Si je fermais les yeux pour ne plus voir, je sentais le bras des morts sur mon bras, le flanc des morts le long de mes flancs… Si je m’arrêtais, ils s’arrêtaient, fixant sur moi leurs orbites où il n’y avait point d’yeux…

La sueur ruisselait sur le front du laird, qui haletait.

— Ce n’était pas la fièvre ! reprit-il d’une voix encore plus basse. — Oh ! non, j’ai vu tout cela, mon neveu… Je souffrais… mais le sang du cœur de Fergus rougissait l’eau tout autour de moi… c’était du sang partout… du sang rouge… une mer de sang.

Pitié ! pitié, Fergus !… pitié mon frère !…

Angus tomba sur ses genoux et tendit ses bras en avant.

— Pitié ! murmura-t-il encore avec horreur et désespoir.

Puis, laissant retomber ses bras le long de son corps, et fixant sur Stephen ses yeux abêtis, il ajouta brusquement :

— Après ?… Voilà ce qui est arrivé, mon neveu… Le démon a mis un crêpe noir sur la lune ; les étincelles et le sang ont disparu à mes regards… je n’ai plus vu que les formes blêmes des morts, enchâssées dans l’eau noire… J’ai voulu nager encore, — mais les damnés se sont rués sur moi… Mes jambes et mes bras sont devenus de pierre sous leur étreinte glacée… Et l’eau s’est refermée au dessus de ma tête.

J’aurais voulu mourir… mais les mariniers de la Tamise m’ont ramené sur le bord… Pourquoi ?… mon neveu, c’est que mon sang doit tuer Fergus…

Mon frère Fergus que j’aime !…

— Et pourquoi voulez-vous tuer votre frère Fergus, Mac-Farlane ? demanda Stephen doucement.

— Pourquoi je veux tuer Fergus ! s’écria le laird, étonné qu’on lui fît une pareille question ; — c’est Mac-Nab qui me demande pourquoi je veux tuer mon frère Fergus ?… La voix des rêves est donc muette pour vous, mon neveu ?… Vous n’avez donc jamais revu votre père à l’heure nocturne des visions ?…

— Expliquez-vous, monsieur ! dit vivement Stephen qui était devenu pâle ; — au nom de Dieu, expliquez-vous !

Angus ne tint compte de cette prière, et, suivant toujours la pente de sa mystique manie, il continua :

— Moi, je le vois toutes les nuits… Il me dit : sang pour sang !… Et je sais bien que je le verrai ainsi jusqu’à ce que j’aie tué Fergus O’Breane.

— O’Breane ! s’écria Stephen en saisissant la main du laird avec violence.

Ce nom était pour lui toute une révélation : son père avait appelé ainsi, la nuit du meurtre, l’homme masqué porteur de deux poignards.

Stephen s’était mis à genoux auprès du laird.

— Et vous savez où il est, n’est-ce pas ? reprit-il avec une ardeur contenue ; — vous me direz où se cache cet O’Breane ?

Angus s’étendit sur le tapis et appuya sa tête contre le lit d’Anna.

— Je suis las, murmura-t-il d’une voix chargée de sommeil.

— Mon oncle !..... Mac-Farlane ! disait Stephen, un mot, par pitié, un seul mot !…

Angus ferma les yeux.

— C’est un cœur généreux et vaillant, dit-il comme en un rêve ; — c’est un esprit grand et lumineux Je me souviens… sa parole entrait dans la nuit de ma pauvre cervelle et réclamait comme un vif rayon de soleil… Je sais tous ses projets… tous ! Il m’appelait son frère, et ouvrait pour moi seul le mystérieux trésor de sa conscience… Ses plans sont vastes comme le monde… Qui a prononcé le nom de Fergus O’Breane ? C’est plus qu’un homme..... c’est presque un Dieu… Maudit soit celui qui l’arrêtera dans sa course !… Écoutez ! la voix des songes parle… Écoutez !… le maudit, ce sera toi, Angus !… Ce sera ton sang… ton sang et ta chair !…


XXI


MAC-NAB.


Stephen profita de l’abattement profond où tomba Angus Mac-Farlane après ses dernières paroles pour laver ses plaies et le panser de son mieux. Le laird avait dit vrai, son corps était littéralement couvert de contusions et de blessures. Les unes provenaient de sa lutte contre Bob Lantern, d’autres plus récentes étaient le résultat de sa fuite d’Irish-House et du chemin périlleux qu’il avait pris pour en sortir. D’autres enfin avaient été reçues dans le combat, sans nul doute long et acharné, qu’il avait engagé dans l’hôtellerie du Roi George contre Gruff et sa femme. Ce dernier combat, qu’il racontait à sa manière et dont sa mémoire troublée ne gardait que le résultat funeste, avait dû présenter de terribles dangers, car il était sans armes, tandis que ses adversaires étaient armés tous les deux, et, avant de broyer l’une contre l’autre, avec la vigueur que donne la manie, les têtes de maître Gruff et de sa femme, il avait soutenu de nombreux et redoutables assauts. — Ceci d’autant plus sûrement que les hôteliers du Roi George étaient puissamment intéressés à se défaire d’un témoin de leur crime.

Lorsque Stephen eut achevé son pansement, il approcha des lèvres d’Angus un flacon de cordial, car sa haine, à demi éclairée, sollicitait ardemment une révélation plus complète, et il voulait rendre au laird la faculté de parler.

Il ne faut pas oublier que Stephen, avant cette entrevue, avait des soupçons que les récentes paroles d’Angus venaient seulement de confirmer, soupçons qui allaient même bien au delà des demi-révélations du laird, puisqu’ils attaquaient la personne de M. le marquis de Rio-Santo.

Stephen recommença son interrogatoire, mais, sachant par expérience qu’une question directe glisserait certainement sur l’intelligence ébranlée de son oncle, et soupçonnant vaguement d’ailleurs des liens mystérieux et inexplicables entre Mac-Farlane et cet homme que poursuivait son idée fixe, il prit une route détournée.

— Mon oncle, dit-il, dès que Angus fut en état de l’entendre, — nous allons désormais unir nos efforts pour retrouver mes deux cousines, et j’espère que nous réussirons.

Le laird secoua la tête.

— Je souffre bien, murmura-t-il ; — mon cœur saigne encore plus que les plaies de ma poitrine et de mon crâne, Mac-Nab… Je les ai vues dans le bateau et je les ai vues en songe… elles sont mortes.

— Elles vivent, Mac-Farlane ! s’écria Stephen en lui prenant les deux mains ; — moi aussi j’ai travaillé pour elles depuis huit jours, et l’accusation que vous portiez contre mon indolence n’était point méritée… J’ai cherché, par moi-même et par d’autres, et si je n’ai point trouvé leur trace, j’ai du moins acquis la preuve…

— Quelle preuve ? interrompit le laird dans un éclair de logique, — Londres est vaste, et qui sait où se peuvent cacher deux cadavres ?

— J’ai cherché, vous dis-je, répliqua Stephen, j’ai cherché avec l’ardeur patiente d’une mère qui a perdu son enfant… Clary ne doit-elle pas être ma femme ?

Angus quitta sa pose somnolente et regarda fixement le jeune médecin.

— Mon neveu, répondit-il, je ne vous connais pas… Clary vous aime-t-elle ?

— Hélas ! monsieur, répartit Stephen, nous n’en sommes pas à discuter les préliminaires du mariage… Clary est une douce et noble fille… son cœur a des secrets que les événements ne m’ont point donné le temps de pénétrer… Mais revenons au triste sujet qui doit occuper notre attention tout entière… Vos deux filles vivent ; quelque chose au dedans de moi me le crie… J’en suis sûr.

Angus jeta ses bras autour du cou de Stephen.

— Merci ! balbutia-t-il les larmes aux yeux ; — merci, mon neveu… Mac-Nab aussi m’a souvent consolé autrefois quand le désespoir alourdissait mon front… Puissiez-vous dire vrai !… et, si vous dites vrai, que Dieu vous fasse heureux de toute la joie qui fut refusée au frère de votre mère !

— Du courage, Mac-Farlane ! du courage ! reprit Stephen empressé de profiter de ce bon mouvement d’émotion ; je sais autre chose encore… je sais qu’il existait entre Clary et un homme puissant un lien mystérieux…

— Un lien mystérieux !… répéta le laird étonné.

— Quelque chose que ni vous ni moi ne saurions comprendre, poursuivit Stephen, — quelque chose de romanesque et d’étrange, qui ne peut jeter l’ombre d’un doute sur la pureté angélique de ma pauvre Clary… Mais cet homme est puissant, vous dis-je, et Clary est bien belle !…

— Et vous pensez que cet homme a enlevé ma fille, mon neveu ? demanda froidement le laird.

— Je le pense, monsieur.

— Et Anna ?

Stephen demeura un instant sans réponse, parce qu’il ne pouvait s’attendre, dans l’état où se trouvait Mac-Farlane, à l’inflexible logique de cette objection.

— Anna… balbutia-t-il enfin.

— Pensez-vous, monsieur, interrompit brusquement le laird, que cet homme les ait enlevées toutes les deux ?

Stephen hésita encore.

— Je le pense, monsieur, répondit-il une seconde fois.

Les sourcils d’Angus se froncèrent.

— Et vous savez le nom de cet homme, monsieur ?

Stephen fit un signe affirmatif.

Le laird, qui s’était levé, recula d’un pas et le couvrit d’un regard de mépris.

— Mac-Nab était un avocat, dit-il, comme en se parlant à lui-même, mais c’était un brave cœur… Comment se fait-il que son fils soit un lâche ?

Et comme Stephen voulait se récrier, il lui ferma la bouche d’un geste.

— Il y avait deux jeunes filles à la garde de votre mère, monsieur, poursuivit-il d’une voix indignée ; — ces deux jeunes filles, dont l’une était votre fiancée, ont été enlevées. Vous savez le nom du ravisseur, et vous voilà tranquille auprès de moi !…

— Mon oncle ! s’écria Stephen, vous ne savez pas !…

— Que puis-je apprendre ?… J’ai beau vous regarder, je ne vois point sur vous de blessure… Vous n’avez pas osé tirer vengeance de l’outrage…

— Monsieur, interrompit Stephen avec autorité, il faut m’écouter au lieu de verser sur moi, à l’aveugle, le mépris et l’insulte… À qui donc fait défaut ce courage banal qui consiste à prendre une épée et à jouer sa vie sur la chance d’un duel ?… Quant au meurtre sans combat, vous l’avez dit, monsieur, mon père était un brave cœur, et je prétends marcher sur ses traces… Croyez-moi, à Londres et contre certains hommes, le fer est une arme impuissante, à laquelle il faut s’adresser seulement en désespoir de cause, et lorsque tous autres moyens ont échoué… J’ai essayé de lutter, mais je suis faible et cet homme est fort… Non, non, sur mon honneur, ce n’est pas le courage qui m’a manqué… mais quelle route prendre ? quel magistrat accueillerait une accusation vague, dénuée de preuves, intentée par un obscur physician contre le grand seigneur le plus opulent des Trois-Royaumes ?… Vous souriez de pitié, Mac-Farlane ; vous pensez toujours que l’épée vaut mieux que les tribunaux… Eh bien ! moi aussi, puisqu’il faut le dire, j’ai songé à l’épée : je suis allé, la colère dans le cœur, frapper aux portes du palais de cet homme. L’entrée m’a été refusée. Je l’ai attendu, assis sur la pierre du seuil, et il n’est point venu. Je lui ai adressé des lettres de défi ; ces lettres sont restées sans réponse.

— C’est donc un prince ? murmura le laird.

— J’aimerais mieux que ce fût un prince, répondit Stephen.

— Mais qui est-ce enfin ? s’écria le laird étonné ; — quel est son nom ?

Mac-Nab, avant de répondre, fixa sur son oncle un regard perçant et scrutateur ; puis, sans le quitter du regard, il prononça le nom du marquis de Rio-Santo.

La face d’Angus devint livide ; ses yeux se baissèrent ; ses lèvres remuèrent convulsivement sans produire aucun son.

Stephen respira longuement. Le coup avait porté. Il savait ce qu’il voulait savoir.

Aussi écouta-t-il avec avidité, mais sans manifester le moindre étonnement, les paroles que le laird laissa échapper dans son trouble.

Il venait de toucher, non point par hasard, mais par suite d’une tactique mise en œuvre de sang-froid, le point où aboutissaient et se reliaient tous ses soupçons. Le voile à demi déchiré qui s’interposait encore entre Rio-Santo et sa haine achevait brusquement de se rompre.

Angus s’était assis, atterré, sur le lit d’Anna. Il répéta deux ou trois fois à voix basse le nom de Rio-Santo, comme s’il eût tâché de faire entrer dans son cerveau une idée toujours rebelle.

Puis il joignit ses mains sur ses genoux et pencha sa tête en avant.

— Cela n’est pas possible ! murmura-t-il ; — Fergus déshonorer les filles de Mac-Farlane !… Pourquoi songer plus long-temps à ce mensonge odieux ?… Je suis armé pour le tuer ; mais je défends qu’on le calomnie… Par le nom de Dieu ! enfant, si tu n’étais le fils de ma sœur, je t’aurais puni déjà d’avoir accusé faussement devant moi Fergus O’Breane !

— Je sais tous les égards que je dois à l’assassin de mon père, dit Stephen avec une amertume froide.

— C’est vrai ! balbutia Angus qui tressaillit comme s’il eût mit le pied sur un serpent.

— Et je vous ai parlé seulement, poursuivit Stephen, de M. le marquis de Rio-Santo.

— C’est vrai, dit encore le laird. — Je vous prie de m’excuser, mon neveu… Mais, répondez-moi, je vous le demande en grâce… Qui vous fait penser que le marquis de Rio-Santo soit le ravisseur de mes filles ?

— Je le sais, voilà tout, répliqua Stephen.

Angus posa un doigt sur son front et parut réfléchir profondément.

— Moi, je vous dis que c’est impossible ! s’écria-t-il au bout de quelques secondes ; — je le connais… je le connais !… Mac-Farlane est le seul homme qu’il aime !

— Mais connaissait-il les filles de Mac-Farlane ? demanda Stephen avec un sourire cruel.

— Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! dit pour la troisième fois Angus, dont les yeux se mouillèrent. — Le tuer, ce n’était rien… mais le haïr !…

— Sur mon honneur, Mac-Farlane, s’écria Stephen s’émouvant enfin ; — vous le haïrez et ne le tuerez pas… C’est moi seul que ce soin regarde.

— Taisez-vous, mon neveu… je le tuerai… La voix des rêves ne peut mentir… Quant à concevoir contre lui de la haine, mon cœur est trop habitué à l’aimer… Il y a vingt ans que je l’aime… et pourtant… Oh ! mes enfants ! mes enfants !…

Angus se couvrit le visage de ses mains.

— Mes filles sont belles, reprit-il tout à coup. — Ah ! sa vie entière est là pour l’accuser… Des femmes… des femmes !… Je vous crois, Stephen, c’est lui !… Ne lui fallut-il pas toujours quelque sourire de vierge pour bercer son insomnie ?… Mes filles sont belles !… Ah ! je le hais, je le hais !

Il se leva et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

— Et puis, je me souviens, à présent, dit-il. Cet homme du bateau était des leurs… Je vois sa figure hideuse… j’ai son nom maudit sur la lèvre… Et Gruff lui-même !… L’hôtel du Roi George était un de leurs repaires… Ma belle Clary !… ma douce Anna !… Stephen ! Stephen ! nous allons nous venger !…

Il fit encore une fois le tour de la chambre, puis il vint s’asseoir en face de Mac-Nab. L’expression de sa physionomie avait complètement changé. Malgré ses blessures, malgré le désordre extrême de sa barbe et de ses cheveux, il régnait sur son visage un calme imposant et terrible à la fois.

— Vous aviez raison, mon neveu, dit-il avec lenteur : — contre M. le marquis de Rio-Santo, le fer est une arme insuffisante et dérisoire… C’était bon lorsque je l’aimais… À présent, il ne s’agit plus d’une vengeance fatale, d’un châtiment commandé… Mon bras frappera, poussé par ma volonté… Écoutez-moi… Les magistrats qui n’eussent point accueilli votre accusation, accueilleront la mienne, je vous le jure ; car la mienne ne sera pas une accusation ordinaire, et fera trembler sur son trône Sa Majesté le roi d’Angleterre… Ah ! je sais d’étranges choses, mon neveu… de belles choses sur ma parole, avec lesquelles on peut tuer un homme comme si l’on avait en main la foudre de Dieu… Avez-vous des amis ?

— J’en ai un, répondit Stephen.

— Que le ciel vous le garde, mon neveu !… Avez-vous des serviteurs  ?

— S’il s’agit d’une expédition, je puis me procurer des hommes sûrs et dévoués.

— Il s’agit d’une expédition, en effet, dit le laird, et il nous faut des hommes dévoués et sûrs.

— Alors, reprit Stephen, suivez-moi, mon oncle. Ces préparatifs ne peuvent se faire dans la maison de ma mère, qui souffre et a besoin de repos.

Ils descendirent ensemble l’escalier, et la vieille Betty s’étonna fort en voyant sortir avec Stephen un personnage à figure étrange et à coup sûr effrayante, auquel elle n’avait point ouvert la porte de la rue, car le laird était entré inaperçu dans la maison de sa sœur, sur les pas du valet de Frank.

Stephen appela un cab. Une demi-heure après l’oncle et le neveu descendaient au seuil de Dudley-House.

Frank venait de rentrer, le cœur joyeux. Il avait vu miss Diana Stewart et avait appris de sa bouche ce que le vieux Jack n’avait pu parvenir à lui expliquer. Mary revivait. Contre toutes les prévisions de la science, le mal mystérieux et terrible dont elle était frappée semblait céder peu à peu. Le docteur Moore ne l’avait point vue depuis deux jours, de sorte qu’elle évitait, comme par miracle, et la catastrophe redoutée, et l’application du remède mortel (le choc galvanique) que ce praticien voulait essayer sur elle.

Angus, Stephen et Frank passèrent la majeure partie de la nuit à tenir conseil.

Le lendemain, une vingtaine d’hommes, parmi lesquels était Donnor d’Ardagh, furent introduits à Dudley-House, où ils reçurent de l’argent et des ordres.

Vers cinq heures du soir, ces mêmes hommes, armés, sous leurs vêtements, vinrent se poster dans Belgrave-Square, divisés par petits groupes, devant la façade d’Irish-House.

Stephen et Perceval, enveloppés dans leurs manteaux, attendaient à l’un des angles de la grille du square.

Angus Mac-Farlane venait de les quitter pour franchir le riche perron de l’hôtel de M. le marquis de Rio-Santo.


XXII


ANNA.


La maison du cavalier Angelo Bembo donnait dans Hyde-Park-Corner. C’était une petite habitation mignonne et qui n’avait certes point pris naissance sous la lourde équerre d’un architecte anglais. On reconnaissait dans sa construction un sentiment d’harmonie et d’art, tout à fait étranger à nos maçons de Londres. — Peut-être était-ce l’œuvre d’un de ces pauvres exilés d’Italie, vaincus au jeu puéril et mélodramatique des conspirations du carbonarisme, expiant par la misère l’innocent plaisir d’avoir juré haine à tous les tyrans, sur un poignard, en compagnie de plusieurs agents de police, dans une cave de Naples ou de Rome, pousses étiolées et chétives d’un tronc jadis vaillant, débris enfin, — mais débris poétiques, beaux par eux-mêmes comme hommes, et beaux encore par le sens exquis de tout ce qui est art et beauté.

Il y avait en effet dans cette petite maison, qui semblait avoir froid et grelotter, la pauvrette, sous la lourde humidité de notre atmosphère, comme un ressouvenir des pures lignes des ville florentines. Elle était elle-même une exilée d’Italie, déplacée parmi les brumes de nos contrées, comme les fils affadis et frivoles de l’Italie conquise sont déplacés parmi notre vie positive et la prose pesante de nos affaires.

Bembo avait choisi cette habitation d’instinct et comme on se rapproche d’un ami retrouvé. C’était un souvenir de sa patrie.

Lorsque Angelo ne passait point ses jours auprès du marquis de Rio-Santo, dans Irish-House, il se retirait dans un petit salon, meublé avec un goût exquis, et dont les croisées donnaient sur une terrasse, dominant les ombrages de Hyde-Park. — Sur la terrasse, dont le dôme en vitrage prêtait quelque force aux pâles rayons du soleil britannique, croissaient de belles fleurs, exilées aussi, et répandant, sous le ciel étranger, les languissantes effluves de leurs parfums amoindris.

Tout autour de la salle pendaient de ces toiles, obscures à l’œil vulgaire, mais resplendissantes de génie et qui gardent, après des siècles écoulés, le lumineux reflet de la pensée du maître. — Bembo avait choisi ces tableaux lui-même. — Un gentleman eût passé devant eux cinquante fois, sans y voir autre chose que des couleurs ternies, entourées d’un cadre doré, si Bembo n’eût établi leur authenticité.

Mais Bembo ayant établi leur authenticité, le même gentleman ne pouvait rassasier son lorgnon de leur vue, et Dieu sait qu’il eût donné mille livres du plus médiocre d’entre ces tableaux.

Car Raphaël mourrait de faim chez nous s’il n’avait point en poche son acte de naissance. En revanche, un peintre d’enseignes à bière, muni du passeport de Raphaël, gagnerait positivement des millions.

Nous sommes des barbares en cravates blanches et en bottes vernies, et la plus sublime comme la plus sincère expression de l’Angleterre artistique est ce touriste qui, dans son admiration éclairée, brisa une des colonne du temple de Diane, afin d’en rapporter un petit morceau à Londres.

On sait du reste qu’en Italie on est obligé de garder à vue les antiques afin d’empêcher John-Bull de leur enlever un doigt ou un orteil pour la décoration de sa cheminée.

Parmi les tableaux qui ornaient les lambris, on remarquait deux admirables portraits, dont l’un représentait Andréa Bembo, sénateur, membre du conseil des Dix et provéditeur de l’archipel au XVIe siècle ; l’autre, coiffé de la barrette écarlate, représentait le cardinal Pietro Bembo, le fameux historien de Venise.

En face des fenêtres, il y avait un lit de jour, autour duquel retombaient abondamment les plis moelleux d’un rideau de soie.

Ce fut là que le cavalier Angelo Bembo conduisit Anna Mac-Farlane, après l’avoir enlevée du lord’s-corner.

Telle n’avait point été d’abord l’intention d’Angelo, qui voulait ramener la jeune fille à sa famille ; mais Anna, brisée de fatigue, n’avait pu supporter sans s’évanouir le choc violent, résultat de sa chute contre le pavé de Belgrave-Lane lorsque le laird, dans sa folie, la prenant pour une funeste apparition, l’avait précipitée loin de lui. Bembo fut obligé de la prendre dans ses bras et de la transporter ainsi dans sa propre demeure. Il ignorait en effet complètement ce qu’était Anna, où elle habitait et quel était le nom de sa famille.

Anna recouvra ses sens au bout de quelques minutes et poussa un long soupir. — Bembo était assis à l’autre bout de la chambre ; Anna, étendue sur le lit de jour, ne pouvait l’apercevoir.

Elle se leva vivement sur son séant et jeta autour d’elle un regard étonné. Ce n’était point la vue des objets nouveaux dont elle était entourée qui causait cette première surprise ; c’était uniquement le fait de se trouver couchée, elle qui passait ses nuits depuis huit jours dans un fauteuil, afin de ne point approcher de ce grand lit à rideaux antiques, dont elle avait une si providentielle frayeur.

Puis l’ameublement de la chambre vint à frapper ses yeux. Elle n’était plus dans cette grande pièce aux vastes fenêtres, dont les hautes boiseries lui avaient semblé si souvent se mouvoir à la lueur douteuse de sa bougie. — Où était-elle ?

Une vague expression d’effroi passa dans son regard. Puis sa bouche, dont la pâleur se teignait peu à peu de nuances plus rosées, s’épanouit en un sourire d’enfant. — Elle se souvenait.

— C’est peut-être mon bon ange ! murmura-t-elle ; — j’avais bien prié hier au soir… c’est Dieu qui l’a envoyé… Que les anges sont beaux, et que leur voix est douce !

Elle appuya sa jolie tête souriante sur sa main. Il n’y avait pas en elle l’ombre d’un sentiment de crainte ou de défiance.

— Je ne rêve pas, reprit-elle en fixant tour à tour ses grands yeux sur les peintures italiennes et sur les draperies des fenêtres ; — je n’ai jamais rien vu de tout cela… Il m’a délivrée. Je voudrais le voir pour lui dire merci…

Bembo, qui écoutait avec ravissement, immobile et retenant son souffle, n’eut garde de répondre à cet appel. — Les traits d’Anna se voilèrent d’un léger nuage.

— Je croyais qu’il n’y avait point d’homme aussi beau que Stephen, dit-elle avec une sorte de regret ; — je me trompais… Stephen est auprès de lui ce que sont les autres auprès de Stephen… Mon Stephen !… qu’il me tarde de le revoir !

À cette conclusion inattendue, Bembo poussa un profond soupir et refoula l’espoir qui envahissait déjà son âme.

La voix d’Anna devenait lente et paresseuse : ses longs cils battaient sa joue, comme si leur poids eût été trop lourd pour sa paupière ; ses yeux perdaient leur éclat et son sourire prenait cette fixité que donne à toute expression de visage l’imminence du sommeil.

Il y avait si long-temps qu’elle n’avait mis sa tête sur un coussin, et ses membres mignons, brisés par la fatigue de huit nuits, avaient tant besoin de repos !

— Je ne dirai pas à Clary que je l’ai pris pour un ange, murmura-t-elle en rougissant légèrement ; — Clary me raillerait… Oh ! je ne le dirai pas non plus à Stephen ! ajouta-t-elle vivement, — Je ne sais… J’ai peur de me retrouver face à face avec lui… Son regard a des feux qui sont doux, mais qui blessent… Stephen ne sait pas regarder ainsi…

Son bras s’affaissa doucement, et sa tête toucha le coussin, tandis qu’elle balbutiait encore :

— Non !… non ! je ne dirai pas que je l’ai pris pour un ange…

Le coussin se creusa, faisant un cadre de velours au pur et blanc ovale du visage de l’enfant endormie.

Bembo attendit quelques minutes. Anna ne parlait plus. — On n’entendait que sa respiration égale et douce.

L’aube commençait à dessiner au dehors le grêle feuillage des plantes exotiques qui croissaient sur la terrasse.

Bembo se leva enfin et traversa la chambre sans bruit.

Il était pâle, mais son front rayonnait une joie recueillie. Il s’arrêta au pied du lit de repos et joignit ses mains avec adoration. — Anna dormait déjà profondément. Sa bouche entr’ouverte montrait deux lignes de pur émail entre lesquelles passait sans bruit le souffle frais de son haleine. Les belles masses de ses cheveux dénoués se confondaient avec le velours des coussins qui repoussait, comme le fond obscur mis à dessein sous un médaillon d’albâtre, les suaves contours de son corps de vierge.

Bembo subissait une sorte d’attraction matérielle dont les effets, lents mais sensibles, le rapprochaient peu à peu de la tête du lit. Sa volonté n’était pour rien dans ce mouvement. Il glissait comme si le tapis eût présenté une pente. — Avant qu’il se fût aperçu de ce déplacement, ses deux mains jointes reposaient sur le velours, tout près de la petite main d’Anna qui, retournée par un de ces bizarres effets de sommeil où le repos complet s’obtient dans des positions gênées et contre nature, offrait sa paume ouverte à demi et semblait attendre une autre main pour la serrer. Et comme cette torsion du poignet, de la part d’une personne debout et éveillée, ne peut s’exécuter que par derrière, le geste d’Anna endormie avait l’air d’un naïf appel de coquette villageoise, faisant un signal d’amour à la dérobée.

Greuze a dû peindre quelque part cette main espiègle, arrondissant ses doigts potelés derrière une fine taille de jeune fille, le sourire aux lèvres et l’œil au guet, tandis qu’une vieille mère tourne ses fuseaux à l’écart, et qu’un amoureux épie l’instant favorable pour déposer dans le creux de la main une lettre attendue ou un rapide baiser.

Bembo se pencha ; sa lèvre effleura ces doigts roses dont le modèle exquis ressortait sur la sombre couverture du lit de repos. — Puis Bembo rougit et son front devint triste. — Il recula d’un pas.

Puis encore, il se mit à genoux comme pour demander pardon.

Le jour grandissait, et jetait sa lumière croissante sur ce groupe charmant de jeunesse et de candeur, charmant d’amour et de beauté.

Bembo inclinait en avant son noble et gracieux visage. Ses yeux, tour à tour brillants ou voilés de tendresse, semblaient rivés au sourire d’Anna.

C’étaient deux créatures choisies, faites pour s’aimer, deux têtes angéliques comme les sait rêver le poète à l’heure d’élite où l’inspiration l’élève jusqu’à oublier la terre et comprendre les choses du ciel.

Bembo était bien heureux et ne rêvait point de joie plus grande. Elle était là, devant lui, à sa garde, et il l’avait sauvée. L’avenir en ce moment n’existait point pour lui, l’avenir non plus que le passé. Sa vie entière était le présent, l’amour suave et calme, la quiétude du bonheur.

Il ne pensait point et ne voulait point penser. Son esprit était un riant chaos, et le souvenir et l’espoir se taisaient pour ne point troubler les doux repos de l’heure présente.

Les heures passaient. — Le soleil de midi vint frapper le vitrage de la terrasse. Les fleurs ouvrirent leurs corolles assoupies et mirent dans l’air leurs pénétrants parfums.

Bembo, lorsqu’il sentit l’odeur des myrtes et des orangers, tressaillit légèrement ; ses traits s’animèrent, ses lèvres eurent un sourire.

Il se leva pour s’étendre dans un vaste fauteuil qui était au pied du lit de jour. Son regard s’était alangui, sa tête se renversait mollement sur le dossier de son siège ; ses narines, voluptueusement distendues, respiraient avec ivresse les parfums que la terrasse envoyait vers lui par chaudes bouffées.

Et il contemplait toujours Anna par la fente paresseuse de ses paupières closes à demi.

Il y avait en lui autre chose maintenant que du bonheur et du repos, il y avait des désirs et de l’espoir. — Ces fleurs et leurs parfums qui parlaient de l’Italie.

Oh ! que d’amour sous ce beau ciel bleu de la Sicile et des Calabres, où l’exil avait conduit son enfance ! que d’amour sur ces rivages dorés de l’Adriatique, la mer fiancée de ses aïeux !… Bembo n’était plus déjà en Angleterre ; il se perdait avec Anna dans les bois d’orangers de Malte-la-Vaillante ; ses yeux éblouis caressaient le marbre des palais de Palerme ou de Venise, et Anna était encore près de lui…

Ce furent de doux rêves, qui durèrent tout le jour, car la jeune fille, engourdie par sa longue fatigue, ne s’éveilla qu’après le coucher du soleil.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, tout était autour d’elle comme avant son sommeil. La lampe allumée brûlait sur une table et Bembo ne se montrait point. — Le souvenir des événements de la matinée lui revint vaguement. Elle se leva, ravivée, et rajusta devant une glace les plis froissés de sa robe.

La glace lui montra Angelo, assis derrière le lit, et immobile.

Elle se retourna vivement et baissa les yeux en rougissant. Puis elle traversa la chambre tout à coup et vint s’asseoir auprès de Bembo.

— Je n’ai pas peur de vous, dit-elle doucement ; je sais que vous êtes bon… Tout le temps que j’ai dormi, je vous ai vu près de moi… C’était bien vous… J’avais beau changer de rêve, vous étiez toujours là.

Elle s’arrêta court et reprit avec une nuance de tristesse :

— Vous m’avez empêché de rêver à Stephen.

Bembo la contemplait avec ravissement et trouble. C’était de son côté que se trouvait la crainte.

— Le jour va sans doute bientôt paraître, poursuivit Anna qui ne savait pas combien de temps avait duré son sommeil ; — y a-t-il loin d’ici Cornhill ?

— Je suis prêt à vous conduire auprès de votre mère, répondit Bembo tristement.

— Je n’ai plus de mère, dit Anna qui perdit son sourire ; — mais ceux qui m’aiment m’attendent… ma sœur… ma pauvre tante… mon cousin Stephen… Partons vite !

— C’est dans Cornhill que vous voulez vous rendre ? demanda Bembo.

— Ne le savez-vous pas ? murmura la jeune fille étonnée.

Bembo rougit et carda le silence.

— Vous m’avez dit, reprit Anna, que vous veniez de la part de mon cousin Stephen ?

— J’ai menti, madame, répondit Bembo dont le regard devint suppliant ; — je ne connais pas votre cousin Stephen.

Anna se leva, mais son joli visage exprima seulement la surprise sans aucun mélange de frayeur.

— Vous ne connaissez pas Stephen ! dit-elle : — mais moi, me connaissez-vous ?

Bembo faisait effort pour garder son sang-froid. — Son rêve était fini.

— Je ne sais pas votre nom, madame, répliqua-t-il.

— Je m’appelle Anna… Vous en souviendrez-vous ?

— Il n’est pas en mon pouvoir de l’oublier ! murmura Bembo qui baissa la tête.

— Et vous, reprit la jeune fille en se rasseyant, — dites-moi votre nom, pour que je l’apprenne à Clary et à Stephen.

— Pas à Stephen, dit Bembo.

Il prononça son nom ; la douce voix d’Anna le répéta à plusieurs reprises.

— Je ne l’oublierai pas ! poursuivit-elle ; — il est beau comme…

Elle s’interrompit brusquement et devint rouge depuis le front jusqu’aux seins. — Puis elle demeura silencieuse. — Bembo souffrait.

Au bout d’une minute, Anna mit sa main dans celle du jeune cavalier.

— Reconduisez-moi chez ma tante, dit-elle, — qu’importe que vous veniez de la part de Stephen ou de la part de Dieu ?

Bembo quitta son siège aussitôt.

— Comme Clary vous aimera ! dit encore Anna, tandis qu’ils traversaient le salon pour gagner la porte ; — Clary et Stephen !… Vous viendrez bien souvent nous voir dans Cornhill, n’est-ce pas ?

Bembo secoua lentement la tête.

— Quoi ! s’écria la jeune fille avec tristesse ; — vous ne voulez donc plus me voir ?… Vous m’avez délivrée, je le vois bien, parce que vous êtes bon, sans me connaître et comme vous auriez fait pour la première venue..... Venez vite, monsieur ; je ne veux pas fatiguer votre bienfaisance.

Pourquoi Anna parlait-elle ainsi ? Quiconque lui eût adressé cette question l’aurait certes fort embarrassée.

Quant à Bembo, il avait résolu de cacher soigneusement ce qui était au fond de son cœur, et le nom de Stephen, souvent prononcé, venait raffermir sans cesse sa volonté chancelante. — À quoi bon trahir son amour ? Anna aimait ailleurs : elle était sans doute fiancée. — Et. d’ailleurs, ce soir, demain au plus tard, Rio-Santo allait venir lui demander sa vie, à lui qui était à Rio-Santo avant d’être à l’amour.

Ces doux motifs de se taire étaient de nature à influencer puissamment son caractère loyal et chevaleresque. — Mais résiste-t-on jamais jusqu’au bout, quelque motif qu’on ait pour résister, lorsqu’on a vingt ans et que l’amour est de la partie ?

Et puis, Bembo, il faut le dire, était là en face d’une tentation de l’espèce la plus irrésistible. Beaucoup faiblissent lorsqu’ils n’ont qu’à se retenir d’attaquer, et Bembo, lui, avait pour ainsi à se défendre. La naïve reconnaissance d’Anna prenait toutes les allures d’un penchant naissant et qui s’ignore. Point n’eût été besoin d’être aussi fat que les cinq sixièmes de nos gentlemen à la mode, pour voir dans l’expression trop vive de cette reconnaissance tout autre chose qu’un pur et simple mouvement de gratitude.

Mais il n’y avait pas un atome de fatuité dans le caractère du cavalier Angelo Bembo.

S’il céda, c’est qu’il aimait passionnément et qu’il était à bout de forces ; c’est que sa froideur de quelques minutes, si péniblement soutenue, avait épuisé son courage, c’est que son cœur s’élançait vers Anna trop énergiquement pour qu’il pût davantage le retenir.

Aux dernières paroles d’Anna, qui étaient un véritable reproche, Bembo s’arrêta et la regarda fixement. — Il fut quelques secondes avant de répondre, laissant voir sur son expressive et mobile physionomie l’effort du combat qu’il se livrait au dedans de lui-même.

— Madame, dit-il enfin, il y a une semaine que je vis avec vous, que je vis par vous. Je vous ai délivrée parce que je vous aime… et, parce que je vous aime, je vous vois aujourd’hui pour la dernière fois.

— Vous m’aimez, Angelo ! répéta miss Mac-Farlane avec son charmant sourire ; je suis heureuse que vous m’aimiez.

— Vous ne me comprenez pas, murmura Bembo.

— C’est vrai, dit Anna ; je comprends qu’on délivre une personne qu’on aime et qu’on voit souffrir… mais pourquoi l’éviter ?

— Pour ne plus l’aimer, répondit Angelo.

La figure d’Anna prit un aspect pensif.

— J’ai peur de vous comprendre maintenant, dit-elle tout bas.

— C’est que vous me comprenez, Anna… Et vous voyez bien qu’il me faut vous quitter.

— Oh ! oui, murmura miss Mac-Farlane dont la tête se pencha sur sa poitrine ; — je ne pourrais pas vous aimer autrement que comme votre sœur… J’aime Stephen… je suis bien sûre de l’aimer.

Elle prononça ces derniers mots d’une voix distraite ; puis elle reprit, comme si elle se fût éveillée tout à coup :

— Je suis bien sûre de l’aimer… j’en suis bien sûre.

Les yeux d’Anna étaient baissés, et il y avait une sorte de doute dans cette affirmation, répétée sans motif.

Bembo avait beau n’être point fat, il savait le monde. — Il eut en ce moment un vague espoir, parce qu’il crut comprendre qu’Anna ne connaissait point le fond de son propre cœur.

Elle lui tendit encore sa main, et répéta d’une voix bien triste :

— Reconduisez-moi dans Cornhill.

Bembo la fit monter en voiture. — De Pimlico jusqu’à Cornhill Anna ne prononça pas une parole ; mais plus d’une fois Bembo crut l’entendre soupirer douloureusement.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de mistress Mac-Nab, Bembo descendit de voiture afin d’offrir sa main. Anna sauta résolument sur le trottoir, puis elle s’arrêta indécise.

— Adieu, madame, dit Bembo.

— Adieu, murmura la jeune fille.

Bembo crut voir une larme briller dans ses yeux à la lueur des réverbères.

Elle hésita encore durant un instant.

— Adieu ! adieu ! répéta-t-elle ensuite précipitamment.

Elle souleva le marteau de la porte et entra sans se retourner.

Bembo était remonté dans la voiture.

Il était alors environ dix heures. — Stephen venait de sortir avec Angus Mac-Farlane pour se rendre chez Frank Perceval, ainsi que nous l’avons dit.

Mistress Mac-Nab était seule. Nous n’essaierons point de peindre la joie de la pauvre dame, mais nous dirons qu’Anna répondit par des larmes aux embrassements de sa tante. — Et pourtant elle ne savait point encore le sort de Clary.

Pensait-elle au beau cavalier Angelo Bembo, qui l’aimait, qui l’avait sauvée et qu’elle ne pouvait plus revoir ?…


XXIII


LE CABINET DU DOCTEUR.


Tyrrel l’Aveugle et le docteur Moore étaient réunis dans le cabinet de ce dernier. Il était dix heures du matin environ.

Moore écrivait à son bureau. Tyrrel prenait le thé auprès de la cheminée.

C’était le lendemain des événements racontés aux précédents chapitres.

— Docteur, dit Tyrrel en achevant sa tasse de thé avec une grimace de dégoût, — je ne puis jamais boire ni manger quelque chose sortant des mains de ce diable de Rowley sans penser à mon heure dernière… C’est un triste chef de cuisine que vous avez là, sur ma parole !… Vous ne m’avez pas dit votre avis sur mon histoire de Brian de Lancester.

— C’est fort adroit, répondit Moore avec distraction ; vous en vouliez à cet étourdi de Lancester ?

— Il y avait de quoi, docteur, il y avait de quoi… Si Brian, — que Dieu le confonde ! — n’était point venu flairer mon coffre-fort dans Goodmans-Fields, Suky n’en serait point tombée amoureuse, partant, elle aurait pris pour amant Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, — d’où il suit que je n’aurais point, essayé de contrefaire, pour cinq mille misérables roubles, la signature de Sa Grâce, — en sorte que je n’aurais point eu occasion d’assommer ce pauvre diable de Roboam, qui n’aurait eu garde de me lier et d’aller chercher le magistrat : conséquence rigoureuse, je n’aurais pas été pendu. — Or, docteur, si charmant que soit votre antidote contre la corde, je vous jure qu’on passe dans Old-Bailey un quart d’heure pitoyable… Outre cela, j’ai une vieille dent, voyez-vous, contre l’honorable fou… C’est lui qui soutenait de ses deniers la comtesse de White-Manor à Londres, et si elle l’avait cru, j’aurais été forcé bien vite de plier bagage… Mais la sotte femme avait si grande frayeur de moi, que jamais Brian ni personne n’a pu tirer d’elle mon nom ou la retraite de sa fille… Je lui avais dis que je tuerais l’enfant…

— Je ne savais pas, interrompit Moore, que Brian eût été l’amant de la femme de son frère.

— Son amant ! s’écria Tyrrel ; — Lancester l’amant de la comtesse ! Ah ! docteur, vous pensez à quelque diablerie, je veux le gager, mais vous ne pensez pas à ce que vous dites… Brian est un fou d’espèce chevaleresque… Il ne parlait jamais à la comtesse qu’avec le ton qu’on prend avec une reine, et…

— Assez ! dit Moore : cela m’est égal.

— À la bonne heure… j’en dis autant pour ma part… Quant aux deux jeunes filles, vous m’avez demandé mon plan : le voici… Nous les expédierons toutes deux de compagnie à notre maison de plaisance de Crewe, avec Maudlin et deux beaux garçons… Dans un an, elles nous reviendront formées, sinon… Il sera toujours temps, docteur.

Moore fit un signe d’affirmation indifférente.

— Ah ça ! reprit Tyrrel, vous ne m’avez pas raconté les détails de votre partie avec M. le marquis de Rio-Santo.

Le front du docteur se plissa tout à coup à cette question.

— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit-il.

— Et qu’avez-vous pu, docteur ?

— Rien !

Moore prononça ce mot d’un ton sec, comme s’il eût voulu éloigner tout d’un coup ce sujet d’entretien. Néanmoins, il y revint de lui-même, et ajouta en haussant les épaules :

— Et après tout, que nous rapporterait la mort de cet homme ?

— Bien ! bien ! murmura Tyrrel, les raisins sont trop verts… Docteur, poursuivit-il à voix haute, mon avis a toujours été qu’on trouverait difficilement un chef aussi avisé que le marquis… Mais vous vouliez occuper son poste, et je conçois cela ; or, ce que vous voulez, j’ai pris l’habitude de le vouloir… Quant à son secret, nous le lui prendrons bien quelque jour.

— Son secret ! répéta Moore dont les yeux brillèrent.

Au moment où Tyrrel ouvrait la bouche pour répondre, le front étroit et luisant de maître Rowley se montra sur le seuil. L’aide empoisonneur avait sous le bras droit son in-quarto favori, et tenait une lettre dans la main gauche.

À son aspect, Tyrrel se boucha précipitamment le nez, ce qui porta l’aide-pharmacien à grommeler entre ses dents avec dédain son éloquente exclamation :

— Tatatata !

Ce soin rempli, Rowley traversa tout doucement l’espace qui le séparait de son maître, et mit devant lui la lettre qu’il tenait à la main.

— Allons, maître, allons ! dit Tyrrel avec impatience.

Rowley comprit parfaitement qu’on l’invitait à porter ailleurs ses parfums de laboratoire ; mais, au lieu de sortir, il tira prestement de sa poche un petit flacon de forme allongée et marcha sur Tyrrel.

Celui-ci, d’instinct, saisit le poker pour se mettre en défense.

— Ta ta ta ta ! fit Rowley en riant de bon cœur, je vous demande pardon, gentleman… Je n’avais pas remarqué que vous interceptiez à l’aide de vos doigts le libre passage de l’air dans le tuyau naturel formé par les cavités de vos narines… ! Ta ta !… ce qui donnait à votre voix, gentleman, un son nasal et enrhumé, symptôme particulier de l’indisposition connue sous le nom de coriza…

Il fit grincer tout à coup le bouchon de verre de sa fiole et l’approcha du nez de Tyrrel, qui éternua bruyamment.

— Dieu vous bénisse ! gentleman ; — si vous aviez été enrhumé du cerveau, cela vous aurait fait grand bien, comme vous voyez…

Moore, en ce moment, froissa la lettre qu’il venait de lire et laissa échapper une sourde exclamation de colère.

— Sortez ! dit-il à Rowley.

Celui-ci fit un grand et humble salut. Puis il se dirigea vers la porte tout doucement, et murmura, sur le seuil, en lançant à Tyrrel une triomphante œillade :

— Tatatata !

— Qu’y a-t-il donc, docteur ? demanda Tyrrel.

— Il y a que la fatalité s’en mêle ! — s’écria Moore avec une véritable rage ; — je ne suis plus rien… pas même un médecin habile, à ce qu’il paraît.

Il rajusta la lettre froissée, qui était de lady Campbell, et lut par saccades rapides :


« Monsieur le docteur,

» Vous partagerez, j’en suis convaincue, la joie que nous ressentons. Depuis deux jours que nous sommes privées de l’honneur de vous voir, il s’est passé d’heureuses choses à Stewart-House. Le mal affreux dont ma nièce était frappée a paru céder hier matin. Aussitôt nous avons mandé, à cause de votre absence, le docteur Hartwell, médecin ordinaire de lady Stewart… »

— Hartwell ! interrompit ici Moore avec un sourire amer ; — un empirique !… un ignorant !… un pédant !…

— Un âne, dit froidement Tyrrel ; — voyons la fin.

Moore était, assurément, un homme de grande pénétration, mais il n’existe point sur la surface entière du globe un médecin que la jalousie ne travaille et n’aveugle. Pour ne point chagriner trop les médecins, nous ajouterons que notre observation s’applique également et rigoureusement aux hommes de loi, aux jolies femmes, aux artistes, aux aéronautes, et par dessus tout à l’irritable et vain troupeau des poètes. Moore était médecin ; il se voyait blessé au vif dans son orgueil de médecin ; le dépit lui mettait un voile sur la vue, et il était incapable de saisir ce qu’il y avait de sarcastique dans l’interruption de Tyrrel.

— Un âne ! répéta-t-il avec toute la bonne foi de la colère ; — vous avez trouvé le mot Ismaïl ; — où en étais-je ?… Cette sotte lettre me met hors de moi, sur ma parole !…

« … Médecin ordinaire de lady Stewart… »

— Cela ne prouve pas en faveur du goût de milady, sur ma foi !…

« … De lady Stevvart… M. Hartwell est arrivé sur-le-champ… »

— Je le crois bien, pardieu !… les gens comme lui sont toujours disponibles !…

« … Sur-le-champ, et a commencé une série d’applications dont le succès a été complet. Notre chère Marie revit ; Dieu a eu pitié de nous, en faisant de M. Hartwell l’instrument de sa miséricorde !… »

— C’est-à-dire, s’écria Moore, que ce misérable Hartwell est venu là juste à point pour profiter des effets de mon traitement… Mais il y a un post-scriptum… Je n’ai pas lu le post-scriptum.

« P. S. Vous comprenez, monsieur le docteur, qu’en ces conjonctures il serait désormais inutile de quitter vos importants travaux pour visiter miss Trevor, qui peut se passer de vos soins. »


Moore déchira la lettre avec fureur.

— Un congé ! s’écria-t-il ; — un congé en forme !… Craignait-elle donc que je retournasse chez elle après cette lettre impertinente ?… Oh ! cela est fait pour moi, Ismaïl !… Une catalepsie parfaitement caractérisée qui se résout d’elle-même et comme une syncope ordinaire !… C’est un hasard diabolique !

— Cette miss Trevor est la fiancée de Rio-Santo ? dit Tyrrel.

— Oui… j’aurais parié dix mille livres qu’elle était perdue ! C’est sa fiancée en effet… Cela fait partie de son grand projet, — de son secret ; — il veut acquérir par ce mariage l’éventualité d’une pairie… Pourquoi ?… c’est ce que nous ignorons.

— C’est ce que nous saurons, docteur, avec de la patience et du temps.

Moore ne répondit point, mais Tyrrel put l’entendre murmurer entre ses dents convulsivement serrées :

— Une catalepsie qui finit comme une migraine !… Hartwell, le misérable ! qui va se vanter partout d’avoir guéri une catalepsie !…

Il se fit dans la chambre voisine un bruit de pas lourds, et la voix grave de notre honnête ami le capitaine Paddy O’Chrane s’éleva, montée à peu de chose près jusqu’au diapason de l’impatience.

— Que Dieu me damne ! disait-elle, tête à perruque obtuse, mon digne monsieur, je vous répète pour la sixième fois : Gentleman of the Night !

— Ta ta ta ta ! répondait le bénin fausset de Rowley.

— Ta ta ta ta ! tempête !… Ta ta ta ta ! trois millions de blasphèmes ! que vaut dire ta ta ta ta, puant coquin que vous êtes, de par Satan, monsieur, et ses cornes, misères ! Soyons pendus tous les deux !… Je vous répète, que l’enfer me brûle ! gentleman of the Night… Laissez-moi passer !

Tyrrel n’eut point de peine à reconnaître cette voix et ce style énergique. Il se levait pour aller à la rencontre du capitaine, lorsqu’un dernier ta ta ta ta, prononcé par Rowley, fut suivi d’un bruit de lutte, parmi lequel s’élevaient çà et là des blasphèmes du choix le plus heureux.

Presque en même temps un violent coup de pied ouvrit à la fois les deux battants de la porte, et Rowley, lancé avec la raideur d’un boulet de canon, vint tomber à plat-ventre au milieu de la chambre, accompagné dans sa chute par le tome Ier des Toxicological Amusements.

Le capitaine Paddy O’Chrane se courba pour ne point heurter son chapeau contre la saillie de la porte et fit gravement son entrée.

— Que signifie tout ce bruit, monsieur ? demanda Moore en fronçant le sourcil.

— Que Dieu nous damne tous, répondit O’Chrane en soulevant son chapeau, j’ai l’honneur de saluer respectueusement Vos Seigneuries… Pour ce qui est du bruit, je ne suis pas homme à faire du bruit, Satan et sa femme, milords !… et je connais plus d’un garçon paisible qui, à ma place, eût brisé ce crâne chauve comme une coque de noix, trou de l’enfer, — que diable !

Rowley demeurait à terre, immobile, aplati, complètement terrifié. Il ne songeait même pas à relever son in-quarto bien-aimé, dont la reliure en parchemin était déplorablement écornée.

Paddy le toisait de cet air tranquille et dépourvu d’orgueil qui va si noblement aux triomphateurs.

Le visage irrité du docteur annonçait l’imminence d’une violente sortie. Ce savant homme était ce matin-là d’une humeur détestable. Tyrrel voulut s’interposer.

— Eh bien, Paddy ?… commença-t-il.

Mais Moore se leva brusquement.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-il ; — allons-nous parlementer avec ce rustre ?… Sortez, monsieur !

Paddy redressa aussitôt sa longue et raide taille, fit un demi-tour et se dirigea vers la porte au pas accéléré en disant :

— Comme il vous plaira, tonnerre du ciel !

— Mais il venait sans doute porteur d’un message, dit Tyrrel en s’élançant vers le capitaine ; asseyez-vous à votre bureau, docteur, et laissez-moi traiter cette affaire… Qui vous amène, Paddy ?

Celui-ci s’arrêta, fit un second demi-tour et jeta vers Moore un rancuneux regard.

— Ce n’est pas, répondit-il avec son merveilleux don de dire à chacun des injures sans perdre un atome de sa bonhomie flegmatique ; — ce n’est pas l’envie de voir le jaune visage de ce respectable lord qui m’amène, ou je veux être damné !.. Quand je serai trop vieux, cornes d’un bouc ! pour gagner mon beefsteak du matin, mon roastbeef du midi, mon pudding de cinq heures et mon cold-without du soir, misères ! je me mettrai entre les mains de Sa Seigneurie, afin qu’elle m’envoie, damnation éternelle ! au plus juste prix dans l’autre monde… C’est son métier, Dieu nous punisse ! je pense.

Moore avait tourné le dos et tâchait de ne point entendre.

— Voyons, capitaine, dit Tyrrel sévèrement, venons au fait, je vous prie.

— Venons au fait, milord… Je veux bien avoir affaire à vous, qui êtes un homme sachant vivre, bien que, — c’est la vérité, feu de l’enfer ! — bien que vous ressembliez trait pour trait à un juif que j’ai vu pendre devant Newgate, — et qui avait la figure d’un triste coquin, milord… Vous ne dites pas, vous, à un gentilhomme de sortir ! vous ne traitez pas de rustre, soyez damnés vous et moi, que diable ! et tout le monde ! — un homme qui a commandé honorablement le sloop le Hareng frété, par…

Tyrrel frappa du pied et prit cet air terrible qui faisait jadis trembler Susannah et Roboam. — Paddy O’Chrane le considéra curieusement.

— Par Gween et Gwenn de Carlisle, milord, acheva-t-il sans se presser ; je crois, tonnerre du ciel ! que Votre Seigneurie éprouve quelque contrariété ?…

Tyrrel croisa ses bras sur sa poitrine et prit un air de résignation.

— En somme, dit-il, vous êtes venu pour quelque chose… Y a-t-il du nouveau dans White-Chapel ?

— Je veux mourir si je le sais, milord, mourir comme un chien, dans le ruisseau !… Quant à être venu pour quelque chose, par la corde qui peut nous serrer le cou quelque jour, si c’est la volonté du diable, — misère ! — vous devinez juste… Je suis venu parce qu’il n’y a personne au Purgatoire… personne d’honnête, s’entend ; car il y a une centaine de démons et autant de furies qui hurlent dans le trou comme des bienheureux… je suis venu, parce qu’il faut que je parle à un lord de la Nuit, ayant des nouvelles de la plus haute importance à communiquer, — que le diable nous emporte ! — et que j’ignore, comme tout le monde, où est la maison de Son Honneur.

Paddy remonta son col de crin, non sans mettre dans ce mouvement toute la dignité qu’il comporte, et tendit son maigre et long jarret revêtu d’un fourreau de couleur chamois.

— Et quelles sont ces nouvelles ? dit Moore sans se retourner.

— Que Dieu nous punisse ! répondit O’Chrane, il serait bien osé à un rustre de ma façon de parler à un personnage vénérable comme est Votre Seigneurie… Milord, ajouta-t-il en s’adressant à Tyrrel, Jédédiah Smith, l’hypocrite coquin, auquel je dois respect comme à mon supérieur, m’envoie vers vous afin que vous sachiez où nous en sommes du trou de Prince’s-Street.

— Et où en sommes-nous ? dit Moore vivement.

Paddy, au lieu de répondre, se baissa tranquillement et saisit par l’épaule le malheureux Rowley, qui se frottait les côtes sur le tapis, en constatant le dommage éprouvé par son in-quarto chéri. Paddy le releva, lui imprima un mouvement de rotation et lui fit passer le seuil du cabinet en un clin d’œil, de telle sorte que Rowley, lorsqu’il s’arrêta, étourdi, au milieu de la chambre voisine, crut voir les quatre murailles tourner autour de lui, et ne put exprimer sa stupéfaction que par son ta ta ta ta, prononcé, il est vrai, d’une façon particulière et faite pour donner à penser à ceux qui l’auraient entendu.

Paddy avait fermé la porte du cabinet.

— Jédédiah Smith, dit-il sans plus de préambules, — vous fait savoir, milords, que la besogne est achevée.

Moore se leva et ne prit point la peine de cacher sa joie.

— Quoi ! s’écria-t-il, la galerie est achevée ?

— Tout à fait achevée ? ajouta Tyrrel en se frottant les mains.

— Oui, milords, et, — cornes de Belzébuth ! — il était temps, je vous le jure sur ma part du paradis, ou sur toute autre chose moins chanceuse, soyons tous damnés !… le pauvre bon garçon de Saunders est à moitié mort à l’heure où je vous parle.

— On l’enterrera, dit Moore.

— Sans doute, charlatan du diable ! grommela Paddy scandalisé : — j’en dis autant de tes pratiques.

L’annonce de l’entier percement de la communication établie entre le magasin de soda-water de Prince’s-Street et les caves de Royal-Exchange était, comme on sait, impatiemment attendue par tous les lords de la Nuit. Il y avait long-temps que les membres influents de la Famille comptaient sur cet immense coup de filet pour emplir jusqu’aux bords la caisse commune. Tyrrel et Moore se firent donner tous les détails nécessaires. — L’Éléphant était parvenu la nuit précédente au niveau des caves, et un coup de pioche donné sans précaution avait jeté en dehors du tunnel une pierre. Le trou produit par la chute de cette pierre communiquait avec l’un des celliers de la Banque.

Comme s’il eût attendu ce moment, Saunders était tombé comme une masse devant le trou, haletant et baigné d’une sueur froide. Paddy, qui aimait l’Éléphant comme un gardien de ménagerie aime le lion ou le tigre qu’il est chargé de nourrir, avait essayé de le relever pour le conduire jusqu’à son lit. Peine inutile : pour soulever Saunders, il eût fallu un cric ou une machine à mâter.

De sorte que le malheureux géant était couché, mourant, sur la terre froide de la galerie.

Tout ce qu’avait pu faire pour lui le charitable Paddy O’Chrane, ç’avait été de mettre à sa portée l’énorme cruche de gin.

Lorsque le capitaine eut fini son rapport, il aligna quatre jurons en guise de paraphe final et se tut.

Tyrrel et Moore se mirent aussitôt à écrire des lettres sur le bureau.

— Mon brave garçon, dit Moore, il faut que vous portiez sur-le-champ ce billet dans Belgrave-Square, à M. le marquis de Rio-Santo.

O’Chrane prit la lettre.

— Je porterai cela où l’on voudra, tonnerre du ciel ! répondit-il, — mais où diable Votre Seigneurie a-t-elle appris que je fusse un brave garçon ?… J’ai connu de vrais lords, Satan et sa queue ! qui m’appelaient tout au long capitaine…

Toute la maison du docteur fut mise en réquisition pour porter à leur adresse des lettres semblables à celle dont on venait de charger Paddy. Rowley lui-même fut dépêché vers S. Boyne, esq., en toute hâte, avec injonction de trouver, coûte que coûte, cet honorable employé de la police métropolitaine.

Madame la duchesse de Gêvres, que son titre ne rendait point fière et qu’on trouvait toujours prête dans les grandes occasions, comme si elle se fût appelée encore Maudlin Wolf, reçut mission de se rendre à la Banque, pour faire tenir une lettre de Tyrrel à sir William Marlew, le sous-caissier central.

Restés seuls, Moore et Tyrrel rapprochèrent leurs sièges et commencèrent une conversation à voix basse, bien que personne ne fût là pour surprendre le mystère de leurs paroles. Cet entretien fut long. Quand ils se levèrent, Tyrrel dit en mettant sa main sur le bras du docteur.

— Quoi qu’il arrive, croyez-moi, laissez-le mener complètement cette affaire… après, on pourra voir.

— Mais s’il a le dessein, comme je le crois, objecta Moore, de faire de la Famille et de nous-mêmes les instruments de ses desseins secrets… si tous ces monceaux d’or ne tournaient qu’à son profit ?

— Si tous ces monceaux tournent à son profit, docteur, répondit en riant Tyrrel, vous avez tout ce qu’il faut pour lui faire rendre gorge… Maintenant, partons vite pour White-Chapel, s’il vous plaît, ou nous arriverons en retard.

Ils sortirent ensemble. Tyrrel ferma derrière lui toutes les portes à double tour.

Quelques secondes après leur départ, la porte qui donnait du cabinet dans la chambre où Clary avait été confinée, et que Tyrrel n’avait point fermée parce qu’elle n’avait aucune communication avec le dehors, s’ouvrit doucement pour livrer passage à Susannah.

La belle fille traversa vivement le cabinet et pesa sur le pêne de l’autre porte par où Moore et Tyrrel étaient sortis.

Elle secoua la tête en souriant.

Puis elle disparut pour revenir bientôt avec Clary Mac-Farlane, dont elle soutenait avec une gracieuse et charmante sollicitude la démarche chancelante.


XXIV


LA CHAÎNE.


Clary Mac-Farlane était bien changée. Les traces du long et cruel martyre qu’on lui avait fait subir se voyaient sur son visage pâle et amaigri ; sa taille, naguère si charmante en ses juvéniles proportions, se pliait, affaissée ; elle marchait avec peine et lenteur.

Elle était belle encore ainsi pourtant, mais belle de cette beauté qui serre le cœur et fait compassion. — Si Angus, son père, l’eût aperçue en ce moment, il se fût rappelé avec larmes les derniers jours de la pauvre Amy Mac-Farlane. Amy était ainsi, blanche et faible, et bien belle encore, alors que déjà son pied trébuchait sur le bord de sa tombe.

Mais Amy souriait à sa mort prochaine et n’avait de pleurs, la sainte et douce femme, que pour l’avenir de ses enfants. Mourante, elle gardait sur ses traits ce calme suave et serein des jours de son bonheur. — Clary, elle, avait quelque chose, d’égaré dans les yeux : l’horrible choc imprimé à son système nerveux mettait à ses traits des tressaillements soudains et douloureux. Sa bouche s’ouvrait parfois pour prononcer des paroles inexplicables.

Et le dépérissement physique et moral de cette enfant naguère si belle était plus frappant, et semblait plus complet auprès de la splendide jeunesse de Susannah, qui, robuste dans sa grâce exquise, éblouissante de sève, rayonnait l’intelligence généreuse, la noblesse de l’âme et tous les charmes choisis et toutes les victorieuses séductions qui peuvent couronner, comme une auréole divine, le front virginal d’un chef-d’œuvre de Dieu.

La tristesse éprouvée à l’aspect de Clary se fût changée en attrait irrésistible et délicieux à la vue de Susannah, parce qu’elle était là comme un bon génie veillant sur la faiblesse et la souffrance, parce que son sourire, bienfaisant, tendre, consolateur, semblait descendre comme un baume sur la blessure cachée de la malade, parce que, chaque fois que Susannah parlait, bien doucement et comme parle une jeune mère, penchée sur le berceau de son enfant, la pauvre Clary se prenait à revivre.

Elles entrèrent toutes deux dans le cabinet du docteur Moore. Susannah, les deux bras passés autour de la ceinture de Clary, la soutenait et lui donnait courage. Presque à chaque pas, la belle fille mettait au front pâle de miss Mac-Farlane un baiser caressant, et courbant son langage à ces formes mignardes qu’on emploie pour calmer les enfants qui souffrent, elle tâchait de rendre quelque ressort à l’esprit immobilisé de Clary.

— Voilà que vous marchez toute seule, chère petite sœur, dit-elle en franchissant le seuil du cabinet. Je n’ai presque plus besoin de vous soutenir… Savez-vous, Clary, que nous sommes maîtresses ici toutes deux ?… on nous a enfermées ; mais j’espère bien trouver une route qu’ils n’ont point songé à barricader… Asseyez-vous, ma belle Clary, et reprenez haleine.

Miss Mac-Farlane se laissa tomber dans le fauteuil de Tyrrel avec un soupir de lassitude. Son œil languissant, et agrandi par la maigreur de ses joues, se tourna vers Susannah et eut une fugitive expression de reconnaissance, pour redevenir morne aussitôt.

— J’étais à ses côtés, murmura-t-elle, — et j’étais bien heureuse, car il m’aimait..... Anna est venue… Il s’est mis aux genoux d’Anna… Mon cœur s’est brisé !…

Sa bouche se contracta et son œil trembla comme il arrive au moment où les larmes sont près de jaillir.

— Mais j’aime encore Anna ! poursuivit-elle ; — je ne lui dirai pas qu’elle m’a tuée…

La belle fille s’assit auprès d’elle et l’attira sur son cœur.

— Et vous faites bien de l’aimer, ma chère petite sœur, dit-elle, car elle est bonne comme vous… pauvre enfant ! Ne voyez-vous pas que tous ces tristes souvenirs qui vous font tant de mal ne sont que des rêves !… Ils ont torturé votre âme, les cruels, encore plus que votre corps… Écoutez-moi, Clary, ma belle Clary, vous allez être libre… Ne songez plus aux tristes visions qui ont tourmenté votre solitude… Tout cela n’est que mensonge, ma sœur…

— Je l’ai vu ! murmura miss Mac-Farlane en frissonnant.

Puis elle ajouta d’une voix sourde :

— Je sais une longue histoire… Notre nourrice nous la contait en Écosse… La jeune fille s’appelait Blanche, et le fils du laird avait nom Bertram… Bertram de Jedburg… Blanche aimait le fils du laird…

Clary s’interrompit et baissa les yeux.

— Après ? dit Susannah en riant.

— Après ? répéta Clary qui releva ses paupières et fixa son regard dans le vide ; — oh ! chacun sait ce qui arriva… Blanche aimait le fils du laird… Blanche l’aimait tant qu’elle le tua.

La tête de Clary se pencha sur sa poitrine. Sa main, qui était dans celles de Susannah, devint humide et glacée.

La belle fille redoubla de caresses et de douces consolations. Il y avait en elle une force de persuasion si pénétrante, qu’elle agit à la longue sur le cœur fermé de la pauvre Clary. Le charme opéra. Miss Mac-Farlane, ramenée un instant à la vie, jeta ses deux bras autour du cou de Susannah, et lui dit merci en pleurant.

Susannah profita de ce moment lucide.

— Vous voilà reposée, ma petite sœur, dit-elle ; — ne voulez-vous point venir embrasser Anna ?

— Anna ! répéta Clary ; — qui sait ce qu’elle est devenue, mon Dieu !… Oh ! venez, madame, venez bien vite, et tâchons de la retrouver.

Miss Mac-Farlane s’était levée d’elle-même. Susannah se hâta de la soutenir, et lui fit quitter la direction de la porte principale, vers laquelle Clary avait fait déjà quelques pas en chancelant.

— Nous sommes enfermées de ce côté, dit-elle ; — venez, je sais une autre issue… mais hâtons-nous, car nous ne retrouverions point peut-être cette occasion perdue…

Elles avaient traversé la chambre dans sa longueur. Susannah, soutenant toujours d’une main Clary Mac-Farlane, mit son doigt sur un bouton de cuivre qui semblait destiné à retenir les plis d’une draperie. Un grincement se fit sous la tenture, et une porte masquée, qui communiquait avec la maison abandonnée du numéro 9 de Wimpole-Street, s’ouvrit toute grande.

— Victoire ! s’écria la jeune fille, qui souleva entièrement Clary et la porta sans s’arrêter jusqu’au seuil du numéro 9.

Une demi-heure après, un fiacre s’arrêta dans Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab. Susannah sauta sur le trottoir et regarda la façade avec des larmes dans les yeux.

— Oh ! que je l’ai bien souvent cherchée ! murmura-t-elle ; — à présent, je n’en oublierai plus le chemin.

Elle frappa. Ce fut Anna qui vint ouvrir. La belle fille la baisa au front avant qu’Anna, étonnée, pût se reconnaître, puis elle lui montra le fiacre.

— Votre sœur est là-dedans, Anna, dit-elle.

— Ma sœur ! s’écria la jeune fille en s’élançant au dehors.

Susannah la vit franchir le marchepied du fiacre et mettre sa tête dans le sein de Clary. Elle resta une seconde immobile et les yeux humides, puis elle traversa rapidement Cornhill et monta dans un cab qui partit au galop pour l’hôtel de lady Ophelia, comtesse de Derby.

Anna voulut se retourner pour rendre grâce à l’inconnue qui lui ramenait sa sœur. Elle ne vit plus personne sur le seuil. Seulement, une douce voix vint à son oreille parmi le fracas de la rue.

— Je reviendrai, disait cette voix.

Anna regarda du côté d’où parlait le son. Elle vit une tête se pencher à la portière d’un cab au galop, — une belle tête avec un sourire de madone. — Puis la foule se mit entre deux ; les grands omnibus passèrent : Anna ne vit plus rien.

Ce soir-là, les deux petits lits blancs, qui s’alignaient, jumeaux, au fond de l’alcôve commune, dans la chambrette occupée par les deux sœurs, s’affaissèrent sous leur fardeau accoutumé. Mistress Mac-Nab allait de l’un à l’autre, embrassant Clary, embrassant Anna, et remerciant Dieu avec larmes.

— Bess, disait-elle, oh ! Bess, où est mon Stephen ?… Trouvez-moi mon Stephen sur-le-champ afin qu’il les voie là toutes deux… toutes deux retrouvées !

— Il n’y a pas à dire, répondait Betty ; — c’est de la chance, car une des deux aurait pu rester en chemin pour sûr… C’était là un événement, quand j’y pense !… Ah ! lord ! tout le quartier en a jasé pendant huit jours… Quant à mister Stephen, ajouta-t-elle d’un air pincé, — Dieu sait où il est à l’heure où nous parlons et ce qu’il fait, madame !… Il n’est point rentré cette nuit, et l’homme avec qui je l’ai vu sortir hier au soir, — je ne voudrais pas porter de jugement téméraire, — avait la tournure de tout ce qu’on voudra, excepté celle d’un honnête gentleman… Mais depuis quand m’appartiendrait-il de juger les actions de mister Stephen, par exemple !…

La vieille dame n’écoutait pas ou ne voulait pas écouter ; elle se donnait tout à sa joie. N’étaient-elles pas là toutes les deux, celles qu’elle avait tant pleurées ?…

Elles étaient là. — Mais l’attentat de Bob Lantern n’était point resté sans résultat. Nous savons l’état de la malheureuse Clary. — Que de jours de repos et de bonheur il allait falloir pour effacer les traces funestes de son martyre ?

Anna aussi était changée. Heureusement le changement opéré en elle n’était point d’une nature aussi douloureuse. Au physique, un peu de fatigue : au moral…

C’était un grand secret pour tous et pour elle-même. Anna ne se l’avouait point ; — le savait-elle ?

Question ardue. — Ce qui est certain, c’est que cette nuit-là son sommeil agile n’évoqua point l’image de Stephen. — Ou si Stephen apparut dans ses songes, le jeune médecin avait pris, par une transformation étrange à coup sûr, et que nos lectrices ne sauront point expliquer, des traits de héros de roman, de grands yeux noirs qui languissaient et parlaient d’amour, un regard soumis, un doux sourire, une taille… la taille souple et noble, gracieuse et fière, du beau cavalier Angelo Bembo.

Tyrrel et le docteur Moore, en quittant Wimpole-Street, s’étaient rendus hâtivement dans White-Chapel-Road, afin d’assister au conseil des lords de la Nuit.

La séance fut, comme on le pense, bien remplie et fort intéressante. La noble assemblée était en fièvre. On n’y comptait guère que par millions sterling, et si quelqu’un eût ouvert la bouche pour parler d’une dizaine de milliers de guinées ou autres bagatelles, nous ne savons à quelle extrémité se seraient portés contre cet importun orateur le jonc à pomme d’émeraude de lord Rupert Bel…, vicomte Clé…, la cravache de l’Honorable John Peaton, ou même le poing révérend de Peter Boddlesie, le futur doyen de Westminster.

Naturellement, le personnage important de la séance était derechef William Marlew, sous-caissier central de la Banque d’Angleterre.

Ce gentleman, dont les talents oratoires et arithmétiques nous sont suffisamment connus, calcula sur ses doigts qu’il faudrait douze cents hommes et trois nuits pour vider les caves de Royal-Exchange. — Peut-être se trompait-il en plus ou en moins, mais il n’y a pas d’apparence, parce qu’il était membre-correspondant de l’Académie des sciences de Chandernagor, et vice-président du Logarithms’s club. — En tous cas, son calcul fut accepté comme sincère et véritable.

Restait à savoir comment on introduirait douze cents hommes à la Banque.

Il va sans dire que la Famille était amplement représentée dans le corps fameux par sa probité farouche des gardiens de caves. Là ne gisait point la difficulté. — Mais douze cents hommes !…

Douze cents hommes et trois nuits.

S. Boyne, esq., le banquier Fauntlevy, sir George Montalt et bien d’autres essayèrent d’éclairer la question, mais ils éprouvèrent un échec complet, malgré le loyal et parlementaire appui de lord Rupert qui prononça fort à propos en cette circonstance le fameux :

— Écoutez ! écoutez !

— Et pourtant, dit le révérend Peter Boddlesie en voyant que tout le monde hésitait, il est de notre honneur de ne pas laisser une pièce de six pence dans les caves.

— Évidemment, appuya Marlew.

Chacun se tourna vers le chef, — M. Edward, — comme si sa cervelle infaillible eût dû avoir en réserve des solutions pour toutes les difficultés.

Le marquis de Rio-Santo était à son poste, au trône de la présidence, mais il ne prenait point part à la discussion, et s’entretenait fort activement avec sir Paulus, Bembo, Smith, Falkstone et le docteur Muller, qui n’était autre que notre connaissance, l’Écossais Randal Grahame. Ces cinq lords étaient la camarilla du marquis, et nous retrouvons parmi eux, sauf le nègre chauve Absalon, qui commandait alors une barque d’observation dans les mers de la Chine, et le joyeux roi Lear, mort plein d’âge et de vertus quelques années auparavant, tous nos conjurés du bois d’Eagle-River.

— Messieurs, dit Rio-Santo, soit qu’il lui plût de répondre à l’interpellation muette de ses pairs, soit qu’il jugeât venu le moment de clore la séance, — je dois vous prévenir que, usant des pouvoirs à moi conférés par vous naguère, j’ai mis sur pied aujourd’hui le ban et l’arrière-ban de la Famille. — Il serait trop long de vous détailler les rôles divers que nos hommes auront à jouer cette nuit sur tous les points de Londres : j’ai pris à ce sujet l’avis des deux honorables membres de la police qui font partie de cette assemblée.

S. Boyne, esq., et le commissaire de la Cité s’inclinèrent en signe d’affirmation.

— Il faut, en cas de malheur, reprit le marquis, que l’attention des agents du gouvernement soit détournée, et je me bornerai à vous apprendre que tout est disposé dans Londres pour qu’une émeute formidable éclate au premier signal.

— Mais les vingt-cinq millions sterling, s’il plaît à Votre Seigneurie ? insinua le révérend Peter Boddlesie, qui ne perdait pas aisément de vue le solide.

Cette interruption ne déplut à personne.

— Écoutez ! écoutez ! dit lord Rupert.

— Les vingt-cinq millions sterling seront à nous, monsieur, répondit Rio-Santo. — Bien que le temps me presse, je consens à vous faire savoir ce que j’ai réglé à cet égard. — Il y aura rush de nos hommes au bout de Prince’s-Street et dans Lokbury, dans Cornhill, dans Cheapside et dans King-William-Street, — partout enfin aux abords de notre tunnel. Un passage restera ouvert néanmoins dans Threadneedle-Street, au bout duquel nos fourgons attelés en poste devront stationner. Le gaz sera éteint devant le magasin de soda-water et dans le carrefour. — Sir William Marlew se tiendra à l’intérieur de la Banque avec ceux des gardiens qui nous appartiennent… Je dois dire à sir William que tout dépend ici de son aplomb et de sa célérité. Il aura sous ses ordres le nombre d’hommes qu’il jugera à propos de fixer, mais je l’invite à ne point dépasser vingt ou trente, parce que la confusion est ici l’obstacle le plus redoutable.

— Vingt ou trente ! se récria Marlew. — Pensez-vous donc, milord, que vingt-cinq millions sterling, qui font six cent vingt-cinq millions, argent de France, et qui, évalués en dollars de l’Union…

— Je pense, monsieur, interrompit le marquis, que notre tunnel n’est pas aussi large que Regent-Street… la circulation, si on devait se servir des moyens ordinaires, y serait lente ; le moindre embarras la rendrait impossible. Tout retard est fatal dans une entreprise comme la nôtre. J’ai avisé. — Vous n’aurez à vous occuper, sir William, que de l’intérieur de la Banque et du transport des objets à l’orifice intérieur de notre galerie.

Rio-Santo cessa de s’adresser au sous-caissier central et se tourna vers le gros de l’assemblée.

— Voici ce que j’ai décidé, poursuivit-il, sauf votre approbation, messieurs. Pour éviter les allées et venues dans un boyau étroit, où il faudrait agir et marcher avec un ensemble que nous ne pouvons point attendre de nos hommes, j’ai pensé à établir une double chaîne communiquant des caves de la Banque à Prince’s-Street. De cette façon, notre proie, passant de main en main avec rapidité et sans interruption, arrivera bien plus sûrement à sa destination…

— Hurrah ! cria John Peaton ; — ma parole d’honneur, l’idée est forte !

— Permettez, !… dit le révérend Boddlesie, qui ne comprenait pas parfaitement.

— Je propose de voter, séance tenante, des remerciements au très noble marquis, dit le pair d’Angleterre. — Ce sera, s’il m’est permis d’employer une image poétique devant Vos Seigneuries, ce sera un fleuve d’or ayant sa source dans les caves de la Banque…

— Et son embouchure dans nos poches, interrompit l’Honorable John Peaton ; — l’idée est très forte… je voudrais être à demain.

— Mais… commença Peter Boddlesie.

John Peaton voulut bien entreprendre pour le futur doyen de Westminster l’explication de l’image poétique du noble lord. Il s’approcha et dota le nez bourgeonné de Sa Révérence d’une large croquignole.

— Passez à votre voisin, dit-il.

— Mais, milord !… s’écria l’homme d’Église, en prenant la pose classique du boxeur.

— Passez à votre voisin ! répéta l’Honorable John qui savait à fond l’art de la plaisanterie anglaise.

Nous pensons que le révérend Boddlesie dut dire « Dieu me damne » ou quelque chose d’approchant.

— Eh bien ! monsieur, reprit John Peaton, nos hommes feront ce que vous ne voulez pas faire. Au lieu d’une croquignole, on leur donnera un lingot ou un sac de cinq cents souverains, qu’ils passeront à leur voisin…

— Ah !… fit Peter Boddlesie d’un air de doute.

Puis, comprenant tout à coup, il donna un grand coup de poing sur la table et tendit cordialement la main à John Peaton.

— Devant le magasin de soda-water, reprenait pendant cela Rio-Santo, au bout de Prince’s-Street, se trouvera la tête de nos fourgons, protégée par une cohue de nos hommes. Aussitôt chargé, chaque fourgon prendra le galop par Threaneedle-Street, pour gagner Leaden-Hall, puis White-Chapel-Road, — où nous avons, nous aussi nos caves, messieurs.

— Et qui sera chargé de surveiller le transport ? demanda Moore.

— Vous, monsieur, et sir Edmund Mackensie, répondit Rio-Santo. — Les autres emplois sont à la volonté des gentlemen ici présents, sauf messieurs de la police dont le rôle est tracé. Il serait bon que chacun payât de sa personne et soutînt les groupes.

— Et, milord, demanda encore le docteur, où sera pendant ce temps Votre Seigneurie ?

— Là où il y aura du danger et du travail, monsieur, répliqua Rio-Santo ; — à onze heures de nuit précises, il faut que la besogne commence dans le tunnel. Jusque-là, Prince’s-Street doit rester désert. Mes ordres sont donnés. La police aura suffisamment à faire dans d’autres quartiers, pour qu’elle ne songe point à nous inquiéter.

Rio-Santo se leva. Les lords de la Nuit se séparèrent, laissant seulement au lieu de la réunion Jédédiah Smith, avec ordre d’ouvrir les portes du Purgatoire à la tombée de la nuit, afin que la tourbe amassée là loin du jour fît irruption au dehors et augmentât d’autant, au moment de la crise, le désordre général.

Rio-Santo remonta dans sa voiture avec Bembo et Randal Grahame.

Derrière, dans une autre voiture, Falkstone et Paulus Waterfield suivirent la même route, de sorte que les deux équipages arrivèrent en même temps dans Belgrave-Square.

Il était alors quatre heures du soir. Les abords d’Irish-House étaient déserts. Stephen et Perceval ne devaient venir se poster dans Belgrave-Square qu’une heure plus tard.

Lorsque le marquis et ses trois compagnons entrèrent dans le salon d’Irish-House, il y avait deux hommes assis auprès du foyer. — L’un de ces deux hommes, auprès duquel se courbait, caressant et confiant, le beau chien Lovely, était le laird Angus Mac-Farlane.

Angus avait la tête penchée sur sa poitrine ; il semblait profondément absorbé dans ses réflexions et ne remua point à l’entrée des nouveaux arrivants.

L’autre étranger, au contraire, se leva et salua gravement M. le marquis de Rio-Santo. C’était un homme chargé de vieillesse, à la physionomie ouverte et pensive, au large front, demi-chauve, où la méditation avait creusé de profondes rides.

Il y avait en lui du tribun et il y avait de l’apôtre. On n’eût point pu dire si cet énergique visage avait derrière soi l’âme ferme et douce d’un conseiller de paix ou le cœur ardent d’un prédicateur de la guerre.

Rio-Santo s’avança vivement vers lui et toucha sa main avec un mélange de cordialité et de respect.

— Soyez le bien-venu, monseigneur, dit-il, je vous attendais.


XXV


AVANT LA BATAILLE.


L’étranger salué par le marquis de Rio-Santo du titre de monseigneur répondit à cet accueil à la fois respectueux et cordial par une cordialité pareille et un respect au moins égal. Il y avait en effet, sous la fougue énergique de son mâle visage, une sorte d’humilité chrétienne. — Le prêtre inspiré, qui, le premier, souleva l’Europe catholique au moyen-âge, pour la précipiter à la conquête du sépulcre saint, devait avoir ce regard à la fois modeste et brûlant, ce front vaste, courbé sous une pensée d’abnégation pénitente et tout resplendissant pourtant de volonté puissante, indomptable, absolue.

Ceux qui connaissent l’Irlande et les chefs généreux du mouvement qui l’entraîne, malgré la robuste opposition d’un grand homme, à commencer une lutte acharnée contre ses avides et déloyaux oppresseurs ; ceux qui savent que Daniel O’Connell tout seul sert de digue au torrent, et peut retarder le déchaînement des haines légitimes et des justes colères qui s’accumulent depuis si long-temps de l’autre côté du canal Saint-Georges ; ceux, en un mot, qui, ne s’arrêtant pas à la surface des événements et aux paroles des hommes, voient plutôt dans le grand tribun irlandais un bouclier pour l’Angleterre qu’un instrument de châtiment et de représailles, ceux-là devineront le nom et le haut caractère du personnage nouveau que nous mettons en scène. — Les autres admettront sur notre parole qu’il avait droit au titre de monseigneur, et qu’il avait droit aussi au respect de tous.

Car il nous semblerait mal-séant et téméraire de jeter, brusquement à la curiosité frivole que notre histoire a pu éveiller çà et là le nom d’un homme vivant, vénéré, placé par sa position, par son âge et par ses fonctions d’une nature spéciale, dans une sphère tout autre que celle où s’agitent les acteurs mauvais ou bons de notre drame, parmi les événements duquel il ne fera que passer d’ailleurs.

— J’ai vu partir mes pauvres enfants, dit le vieillard en tenant toujours la main du marquis et en le regardant fixement ; — je n’ai pas eu le courage de les retenir… Vous les appeliez, milord, et n’êtes-vous pas aussi leur père ?… N’est-ce pas à votre bienfaisance inépuisable qu’ils doivent en grande partie leur vie et celle de leur famille ?… Mais, au nom du ciel, quel est votre dessein ?

— Ils sont dix mille, n’est-ce pas, monseigneur ? demanda Rio-Santo.

— Ils sont dix mille, milord, et d’autres seraient venus, sans les dépenses du voyage. Je ne sais si cela est un bien, mais nos paysans du Connaught perdent confiance aux promesses du grand libérateur… Ils espèrent en vous qui leur donnez du pain au lieu de lever la dîme sur leur misère… J’espère en vous, moi aussi, milord, mais je voudrais avoir l’assurance que votre courage ne vous entraînera point, vous et mes pauvres enfants d’Irlande, à une guerre inégale, dont le monde condamnerait les moyens, et que Dieu lui-même…

— Monseigneur, attendez à demain, interrompit Rio-Santo avec une certaine émotion dans la voix ; — la lettre qui m’annonçait la venue de nos frères d’Irlande me disait aussi votre arrivée… Demain, je vous expliquerai… demain vous saurez tout…

— Et d’ici à demain, milord ? demanda le vieillard.

Tout en causant à voix basse, ils s’étaient éloignés du foyer autour duquel s’asseyait maintenant le reste des assistants, savoir, Waterfield, Randal et Bembo en un seul groupe, et Angus à l’écart, gardant sa contenance sombre et absorbée.

Bembo, lui aussi, était triste et préoccupé. Il passait avec distraction ses doigts effilés dans les longues soies du beau Lovely et ne prêtait nulle attention à ses deux compagnons, qui échangeaient çà et là quelques paroles.

— Signore, dit enfin Paulus, on prétend que vous en savez plus long que nous sur bien des choses. Pourriez-vous nous apprendre quel est ce monseigneur avec qui s’entretient le marquis ?

Bembo n’entendit pas, — ou ne voulut pas répondre. Hormis Rio-Santo lui-même, il méprisait et détestait tout ce qui faisait partie de l’association.

Waterfield savait maintenant mettre une couche de flegme sur sa fougue brutale d’autrefois ; mais dès que l’œil du monde n’était plus fixé sur ses actions, il redevenait pour un peu le rude tueur de bœufs d’Eagle-River.

— Eh ! signore, reprit-il avec un sourire de grossier sarcasme, — laissez là Lovely, votre rival dans les bonnes grâces de Sa Seigneurie, et répondez à ceux qui vous parlent.

Bembo releva lentement sur lui son grand œil noir, tout plein d’indifférence et de dédain, — puis il se prit à caresser en silence la soyeuse fourrure de Lovely.

— Qui se ressemble s’assemble ! grommela Paulus.

Un faible sourire courut parmi le bouquet de poils bruns qui ombrageait la lèvre du cavalier.

— Monsieur, dit-il, d’autant qu’il n’y a point ici beaucoup de choix, mis à l’écart don José, son compagnon et ce gentleman, ajouta-t-il en saluant le laird, — je vous remercie de ne m’avoir pas comparé à pire que Lovely.

Son regard moqueur, complétant sa pensée, glissa de Paulus à Randal et de Randal à Paulus.

Ce dernier fit un brusque mouvement de colère. — Randal avait les yeux fixés sur le laird.

— La paix ! murmura-t-il en serrant le bras de Paulus. — Eh bien ! Mac-Farlane, ajouta-t-il tout haut ; — qui diable vous a comme cela fêlé le crâne ?

Cette question détourna l’attention de Waterfield et de Bembo lui-même qui n’avait fait qu’entrevoir le laird la veille, au moment où ce dernier s’évadait d’Irish-House, et qui ne le reconnut point. Bembo remarqua seulement alors ainsi que Paulus les blessures sans nombre qui couvraient le crâne et le visage de Mac-Farlane.

Celui-ci prit le poker et tisonna le feu.

— Il y a maintenant quinze ans qu’il vint un soir à la ferme de Leed, murmura-t-il en lisant ses yeux égarés sur Randal ; — ce fut une nuit de malheur. Il m’ensorcela… Depuis, je suis un malfaiteur… Ah ! laisser tuer, c’est tuer… Je suis l’assassin de Mac-Nab… Et maintenant… mes enfants ! mes enfants !…

Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

— Je veux mourir, dit Randal à voix basse, si ce maniaque n’a pas quelque chose dans la tête… Je le connais… Il médite quelque diable de coup !

— Que peut-il faire ? dit Paulus en haussant les épaules.

Bembo s’était levé et avait gagné une embrasure donnant sur la place de Belgrave. La terre et les arbres dépouillés du square étaient couverts de neige. Bembo remarqua, non sans surprise, sur ce fond uniformément blanc, plusieurs formes noires, tantôt immobiles, tantôt s’agitant sans changer de place, comme un homme qui piétine. — Ces objets, du reste, étaient fort indistincts parce qu’il faisait sombre déjà et que le gaz n’était point allumé encore.

Bembo ne put empêcher une vague inquiétude de se glisser au dedans de lui.

Il tourna les yeux vers M. de Rio-Santo afin de lui montrer ces ombres qui, ainsi rassemblées et immobiles sur la neige, par une température glaciale, ne pouvaient être ni des passants ni des promeneurs, — mais le marquis était tout entier à son interlocuteur.

Or, à part le marquis, il n’y avait là que Lovely, auquel Angelo voulût bien adresser la parole, et Lovely, pour intelligent qu’il pût être, n’eût vraisemblablement point compris les craintes du cavalier.

Ces formes noires qui tranchaient sur la neige étaient Donnor d’Ardagh et ses compagnons apostés là par Stephen. Le jeune médecin et Franck Perceval se tenaient un peu plus loin et se trouvaient cachés par la courbe du parc intérieur du square.

Rio-Santo et son interlocuteur revinrent à pas lents vers le foyer.

— Songez-y, milord, disait le vieillard d’une voix solennelle ; — l’épée de Dieu doit être sans tache et les voies de la Providence, pour être mystérieuses et détournées souvent, ne côtoient jamais le chemin de l’enfer… Vous êtes puissant et votre cœur a conçu un dessein généreux et noble. Mais que les moyens soient purs autant que le but est grand !… À demain donc, milord : je compte sur votre promesse ; demain je saurai si mes pauvres enfants, qui ont retrouvé dans votre Saint-Gilles de Londres une misère plus grande encore que la misère de l’Irlande elle-même, peuvent vous donner leurs bras et leurs cœurs, suivre votre route en aveugles et mourir chrétiens en mourant avec vous.

— Demain, monseigneur, répondit Rio-Santo, je n’aurai plus rien de caché pour vous.

Il reconduisit le vieillard jusqu’à la porte extérieure d’Irish-House, et ceux qui se fussent trouvés à portée, l’auraient vu baiser dans l’ombre la main qu’il avait pressée tout à l’heure entre les siennes.

Au moment de repasser seul le seuil du salon, il s’arrêta et s’appuya pensif au montant de la porte.

— Demain ! murmura-t-il au bout de quelques secondes. — Ah ! cet homme dit vrai ! l’épée du Seigneur doit être pure et sans tache… mais ce que j’ai fait de bon, placé dans la balance, l’emportera peut-être sur mes fautes… Et puis j’ai travaillé vingt ans !

Il secoua si brusquement la tête, que les anneaux de sa riche chevelure s’agitèrent comme les mèches frissonnantes de la crinière d’un lion. Son front se releva. — Lorsqu’il entra dans la chambre, on n’eût point deviné, sous la résolution hautaine et indomptable brillant dans son regard, qu’un vent d’hésitation et d’angoisses venait de passer sur son âme.

— Mon frère Angus, dit-il au laird en lui tendant la main, — je suis bien heureux de vous trouver ici. Vous eussiez manqué à cette réunion, où sont rassemblés tous ceux qui ont une portion de mon secret. — À vous, mon frère, je vous l’ai donné tout entier, il y a bien long-temps.

— Il y a quinze ans, — à la ferme de Leed, prononça Mac-Farlane d’une voix sourde.

En même temps, il répondit avec une vigueur convulsive à la pression de la main du marquis.

Randal Grahame hocha la tête d’un air de crainte et de doute.

— Écoutez-moi, amis, reprit Rio-Santo dont l’œil rayonnait l’enthousiasme et l’audace ; — écoutez-moi. L’heure est venue de ne vous plus rien cacher… Il y a vingt ans que j’ai déclaré, moi tout seul, la guerre à l’Angleterre, au nom de mon père mort et de l’Irlande opprimée… Il y a vingt ans que je frappe sans relâche… Cette nuit, je vais livrer bataille rangée et décider le destin de la guerre d’un seul coup… Je vous ai choisi pour mes lieutenants.

— Merci, dit Bembo.

Randal et Paulus se rapprochèrent : le premier, homme intelligent et énergique, s’était donné sciemment au marquis ; l’autre était subjugué. L’audace supérieure de Rio-Santo avait opéré sur lui complètement. Il était dévoué autant et plus que si son dévoûment instinctif eût eu sa source dans la tête ou dans le cœur.

Quand au laird, il croisa ses bras sur sa poitrine et dit froidement :

— Ah ! c’est pour cette nuit ? C’est bien, mon frère Fergus. Je suis content d’être venu…

— Tout est prêt, reprit Rio-Santo : — les mesures patiemment combinées depuis si longtemps vont aboutir à la fois… Ne croyez pas aller au combat en victimes dévouées ; la victoire est sûre, — plus sûre que si je m’appelais Ferdinand ou Nicolas, et que j’eusse derrière moi les soldats de l’Autriche ou de la Russie… À l’heure où je vous parle, l’Irlande armée attend le signal de la guerre ; le pays de Galles, prêt à se soulever, dissimule la vaste conspiration de ses paysans sous des mascarades grotesques, et fourbit ses armes, tandis qu’on le croit occupé à couvrir de caricatures les murailles neuves des barrières de l’octroi ; Birmingham et les comtés manufacturiers s’agitent pour la charte du peuple : — il y a là cinquante mille soldats qui n’attendent qu’un cri parti de Londres pour serrer leurs rangs et marcher. — Autour de Londres, enfin, d’innombrables meetings ont proclamé aussi la charte du peuple, et ce nom nouveau de chartistes a fait trembler les ministres du roi dans le conseil…

À Londres… Ah ! c’est à Londres que nous sommes forts !… Aujourd’hui même de fatales rumeurs ont épouvanté la Bourse. L’Angleterre se croit menacée d’un second blocus continental. Il semble que l’esprit de Napoléon, perçant le marbre de sa tombe lointaine, ait traversé les mers pour souffler des pensées de haine et de guerre à tous les cabinets européens… On a peur, savez-vous ; le commerce se trouble ; les capitaux, ce sang des veines de l’Angleterre, vont cesser de couler ; le colosse va tomber en paralysie… Et c’est à ce moment même qu’une attaque formidable et soudaine va fondre sur lui… Tandis que la Compagnie des Indes est meurtrie encore des coups sans nombre qui l’ont frappée, tandis qu’elle déplore la perte de ses comptoirs, de ses navires et les cent millions annuels que le récent édit de l’empereur de la Chine contre l’opium va enlever de ses coffres, tandis qu’elle enrôle de nouveaux soldats pour soutenir les mille petites guerres que lui font, séparés ou unis, les rajahs spoliés de l’Indostan, tandis qu’elle s’épuise, en un mot, à se défendre contre des attaques lointaines, la guerre et le pillage sont à ses portes…

— Et tout cela, c’est toi qui l’as fait ou qui le feras, n’est-ce pas, mon frère Fergus ? dit le laird.

— C’est moi, — moi tout seul, répondit Rio-Santo dont le regard eut un vif éclair d’orgueil.

— Et nous, que faut-il faire ? demanda Bembo qui tremblait d’impatience et d’ardeur.

— Mon frère Fergus est bien fort ! reprit le laird avant que Rio-Santo pût répondre ; — quand il parle, on obéit… N’ai-je pas oublié, parce qu’il m’a dit : oublie ! ma haine contre le bourreau de ma sœur ?… Ah ! je suis content d’être venu !

Rio-Santo lui prit les mains et les serra entre les siennes.

— Merci, mon frère dit-il avec émotion ; — et moi aussi je suis heureux de toucher votre main à l’heure du danger, à vous que j’ai choisi entre tous pour épancher mon cœur et pour aimer.

La main du laird trembla légèrement ; ses cicatrices se rougirent jusqu’à paraître sur le point de saigner.

Rio-Santo poursuivit :

— La Compagnie, c’est la moitié de l’Angleterre… L’autre moitié, les parties nobles de ce grand corps, le cœur et la tête, le gouvernement, en un mot, sont minés avec la même énergie, seront frappés avec la même violence… En ce moment, les Chambres du Parlement sont assemblées ; on s’y tait ; on craint d’apporter à la tribune de mortelles révélations ; whigs et tories, par un tacite accord, laissent de côté le dédale d’embarras et d’obstacles où ce qu’ils nomment la fatalité a poussé l’Angleterre… Ils ne disent pas que Papineau, l’illustre agitateur de l’Amérique du nord, préside la Chambre d’assemblée du bas Canada, et combat victorieusement leur domination sur une contrée aussi grande que l’Europe… Ils ne disent pas que les États-Unis menacent, — et que de tous les points du globe à la fois s’élève une tempête qui s’avance, qui s’avance obscurcissant au loin l’horizon et couvrant déjà ce fier soleil de l’Angleterre, dont le sol tremble sous les pas de ses fils…

Oh ! s’ils ne le disent pas, ils le savent. Il faudrait de la santé, de la jeunesse, de la sève pour résister à ces attaques du dehors, — et tout est caduc, usé, vieilli. — Le paupérisme, envenimé par le vice, étend partout sa large plaie. Point de travail. Des monceaux d’or et pas de pain…

Au lieu de force, enfin, pour se raidir et faire face au péril, rien que faiblesse et apathie, produites par ce triple cancer : les pauvres, le chartisme, l’Irlande.

Comme si Dieu eût voulu montrer au monde, par un exemple sensible, que les peuples sont comme les hommes, et que les débauches politiques ont, comme les orgies privées, le châtiment des lèpres honteuses.

Eh bien ! c’est sur ce corps épuisé que vont tomber, aujourd’hui, nos coups… Nous sommes en force… Nous serions trop forts, sur ma parole, et je rougirais presque d’attaquer, si notre cause n’était pas si sainte, — car nos soldats seront vingt contre un dans la mêlée… Comptez avec moi notre armée : Spitael-Fields a dû vomir, ce soir, dans Londres, ses milliers de tisserands audacieux, turbulent, irrités par la baisse récente des salaires ; Saint-Gilles a ouvert ses bouges et jeté dehors ses innombrables hôtes, comme une inondation furieuse que nulle digue ne saurait retenir ; l’Irlande nous a envoyé dix mille soldats qui attendent mes ordres ; la Famille enfin, dont je me suis fait le chef pour diriger ses puissantes ressources contre l’ennemi, la Famille, dont les membres ne pourraient point se compter, servira mes desseins sans le savoir… Que dites-vous de mon armée ?

— Je dis qu’on croit vous deviner parfois, milord, répondit Bembo, — comme ces enfants qui, n’ayant jamais vu la mer immense, agrandissent en tous sens l’étang de leur village et se disent : la mer est ainsi ; — mais votre pensée reste toujours au dessus de ce qu’on imagine, autant que l’Océan sans limites est au dessus de l’étang élargi.

— C’est une vaste combinaison ! ajouta Randal d’un air pensif.

— Dieu me damne ! dit Waterfield, il n’y avait pas besoin de tout cela pour mettre à la raison quelques centaines de horse-guards, de life-guards et de grands coquins rouges, bleus ou blancs.

Le laird releva doucement sa tête.

— Oui, oui, murmura-t-il, mon frère Fergus fait tout ce qu’il veut… Il y a douze ans que Mac-Nab est mort et je ne l’ai pas encore vengé… Quand on peut arrêter la vengeance d’un homme sans le tuer, on est aussi fort que le destin… Mais la voix des rêves sait-elle mentir ?… Il y a maintenant Mac-Nab et mes deux filles… Je suis content d’être venu !

Ces dernières paroles se perdirent, indistinctes et confuses, dans le bruit du tisonnier frappant avec force les masses de coke enflammé qui rougissaient la grille.

Nul n’y prit garde, si ce n’est peut-être Randal, qui regardait toujours Mac-Farlane d’un air inquiet et soupçonneux.

Rio-Santo, qui avait parlé jusque alors avec entraînement et chaleur, se recueillit un instant et reprit d’une voix calme.

— Voici maintenant, amis, quels seront vos postes de bataille : — Ange, vous allez vous rendre sur-le-champ au coin de Saint-James-Street qui est en ce moment encombré de foule. Il y a là des hommes de la Famille en grand nombre et cinq cents Irlandais armés sous leurs habits. Les chefs ont un mouchoir autour de leur chapeau. Ils attendent leur commandant : vous vous ferez reconnaître avec le mot d’ordre qui est érin, — puis vous attendrez, vous rapprochant le plus possible du palais de Buckingham, où est le roi.

— Et qu’attendrai-je ? demanda Bembo.

— Vous attendrez qu’un coup de carton vous donne le signal d’attaquer le palais de Sa Majesté.

— C’est bien, dit Bembo ; — vous pouvez compter sur moi, milord.

— Vous, Paulus, poursuivit le marquis, vous allez vous rendre dans White-Hall et vous charger à la fois de l’amirauté, de la trésorerie et des horse-guards… Vous trouverez là des chefs subalternes qui vous attendent, et les hommes ne vous manqueront pas. — Le mot d’ordre est le même ? dit Paulus.

— Le même, ainsi que le signal.

— Ma foi, O’Breane, — ou, milord, si cela vous convient mieux, — s’écria l’ancien tueur de bœufs, il faut vous dire que je me moque de la verte Irlande comme des antipodes, mais je ferai tout ce que vous voudrez… C’est une chose convenue.

— Vous, Randal, poursuivit encore Rio-Santo, vous aurez les deux Chambres du Parlement, et spécialement les ministres que vous ferez prisonniers. — Smith et Falkstone, qui sont prévenus, cerneront les bureaux de la Compagnie des Indes et Somerset-House. — Les autres établissements du gouvernement auront affaire à nos Irlandais et à l’émeute.

— Et vous, milord ? demanda Randal.

— Moi, répondit le marquis, je vous donnerai le signal avec les vieux canons de la Tour de Londres, où je sais les moyens de m’introduire.

— Ah !… murmura le laird qui écoutait, immobile et les yeux baissés.

— Vous, mon frère Angus, répliqua Rio-Santo, vous me suivrez partout. Ce n’est pas en ce moment qu’il faut nous séparer.

— Je suis content ! dit le laird.

Rio-Santo regarda la pendule qui marquait huit heures et se leva.

— Il est temps de nous séparer, messieurs, reprit-il ; — au revoir, Ange, que Dieu vous protège, mon fils chéri. — Au revoir, ami Randal, et vous, mon brave Waterfield… j’espère que nous nous retrouverons bientôt.

— Puissiez-vous ne pas vous tromper, milord ! murmura Bembo avec émotion. Je vous dis du fond du cœur que le moment où je vous reverrai sera l’un des plus beaux de ma vie.

Il serra la main que lui tendait Rio-Santo. Randal et Paulus en firent autant, et tous trois sortirent par la porte de derrière qui donnait sur Belgrave-Lane, afin de se rendre à leurs postes.

Angus et le marquis restèrent seuls.

Ce dernier passa sous ses habits une riche paire de pistolets et glissa dans son sein un court poignard à lame mate et brunâtre, historiée sur ses trois plans jusqu’à la moitié de sa longueur et profondément cannelée de là jusqu’à la pointe.

Tandis qu’il était ainsi occupé, le laird, pâle et chancelant sur ses jambes, traversait le salon dans la direction de la fenêtre qu’il ouvrit.

— Est-ce que vous vous trouvez mal, Angus ? demanda Rio-Santo.

Le laird avait sur le front de grosses gouttes de sueur.

— Oui, mon frère O’Breane, balbutia-t-il ; — oh ! oui… je me trouve mal… parce que je vous aime encore… je vous aime… si vous saviez comme je vous aime !

Le laird se pressait la tête à deux mains et sa voix sanglotait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit-il ; la force me manque… Je ne veux pas aller avec vous… non !… La voix des rêves…

— Encore ! interrompit le marquis avec un sourire ; — votre fièvre n’est-elle pas finie ?…

— Ma fièvre ! répéta Angus dont les yeux s’égaraient ; — écoutez !… sais-je pourquoi je vous aime ?… Tout à l’heure j’étais résolu… Maintenant… Ah ! mon frère, n’allez pas, je vous en prie, n’allez pas !

Rio-Santo se méprit. Il crut que cette terreur soudaine avait trait aux dangers inhérents à la lutte qu’il était sur le point d’engager.

— Fi ! Mac-Farlane, dit-il ; ce sont là des craintes de femme… Si je meurs, ne mourrez-vous pas avec moi ?

Il s’avança vers la fenêtre et voulut prendre la main du laird. — Celui-ci, en proie à une émotion insurmontable, se jeta dans ses bras en pleurant.

Les ombres noires s’agitèrent sur la neige, comme s’agitent des soldats rangés en bataille au commandement préparatoire de « Garde à vous ! »


XXVI


LE DERNIER PAS.


À peine Angus Mac-Farlane eut-il touché la joue du marquis de Rio-Santo qu’il se rejeta violemment en arrière. Il y avait de l’horreur sur son visage, et ses yeux, vaguant dans le vide, devenaient égarés de plus en plus.

— Judas ! Judas ! balbutia-t-il ; j’ai baisé mon frère sur la joue…

Le marquis avait regagné la cheminée et agité une sonnette.

— Faites atteler sur-le-champ, dit-il au groom qui se présenta ; — je veux mon tilbury et mon meilleur cheval.

Le valet sortit. — Quelques minutes après, Rio-Santo descendait le perron d’Irish-House, traînant littéralement le laird après soi.

Au bas du perron, il y avait un élégant tilbury attelé d’une jument dont lord John Tantivy fût devenu amoureux fou à la première vue.

Le noble animal piaffait, durcissant sous son sabot la neige nouvellement tombée et relevant par brusques secousses sa nerveuse encolure.

— Montez, Mac-Farlane, dit Rio-Santo.

Le laird demeura immobile.

Le long de la grille du square, il se fit un mouvement lent et presque imperceptible parmi les hommes qui attendaient là depuis plus de trois heures. Ils se glissèrent doucement, suivant le trottoir adhérent à la grille et se trouvèrent bientôt en face du perron d’Irish-House.

Frank Perceval et Stephen, qui étaient postés plus loin, au delà du coin du petit parc de forme carrée qui tient le milieu du square, traversèrent la chaussée et gagnèrent le trottoir dépendant des maisons. Une fois là, ils s’avancèrent avec précaution vers le tilbury.

Rio-Santo, qui avait fait le tour de l’attelage pour donner une caresse à sa jument favorite, revint en ce moment et reprit le bras du laird en disant :

— Allons, mon frère, allons !

Mac-Farlane arracha brusquement son bras de l’étreinte du marquis et fit un pas en arrière.

— Non, non, non ! dit-il par trois fois ; — qu’importe la voix des rêves ?…

Rio-Santo le regarda fixement.

— Qu’avez-vous donc, Angus ? demanda-t-il ; le temps presse… Ne voulez-vous pas venir avec moi ?

— Je veux… mon frère ! oh ! mon frère Fergus, ayez pitié de moi !… Remontez ce perron… Rentrez !… rentrez bien vite… je vais tout vous dire… Si vous saviez !…

Rio-Santo hésita un instant, — non point qu’il eût l’ombre d’une crainte pour lui-même, mais parce qu’il aimait Angus autant que jadis, et voulait savoir le motif de ce trouble extraordinaire. Mais un incident de ce genre ne pouvait l’arrêter long-temps. Il consulta sa montre et mit le pied sur la marche du tilbury.

— Restez ou venez, mon frère, dit-il, à votre choix ; mais hâtez-vous de choisir, car mes minutes sont comptées.

Angus jeta un regard autour de soi à la dérobée et vit les formes noires avancer de tous côtés et se disposer, par une lente manœuvre, de façon à entourer le tilbury.

Il s’élança sur le marchepied après Rio-Santo.

— Eh bien ! oui, dit-il ; — partons… mais partons, vous dis-je !… Lancez votre cheval… au galop… plus vite que le galop !

Rio-Santo saisit les rênes, et levant la tête pour choisir la direction, il aperçut pour la première fois deux ou trois hommes au beau milieu de la chaussée.

Alors, il eut une vague idée de soupçon.

— Mais allez donc, frère, au nom de Dieu ! criait Angus, dont l’émotion semblait croître.

Le marquis avait eu le temps de jeter autour de lui un regard circulaire.

Il avait vu à droite, à gauche, sur la chaussée, sur les trottoirs, partout enfin, des hommes disséminés et qui semblaient attendre.

— Voilà qui est étrange, murmura-t-il.

— Oh ! mais allez donc, mon frère !… dit Angus, dont tous les membres tremblaient.

Rio-Santo releva les yeux sur lui et vit ses traits décomposés exprimer le paroxysme d’une horrible angoisse.

— Milord, milord, dit en ce moment un groom en descendant précipitamment les marches du perron ; — ces hommes qui entourent de loin Votre Seigneurie, sont armés ; j’en suis sûr… j’ai vu…

— Oui ! oui ! interrompit Angus ; — passez-leur sur le corps, mon frère… votre cheval est-il bon ?…

Rio-Santo mesura d’un regard rapide le terrain à parcourir et les intervalles laissés libres par ceux qu’on lui désignait comme des ennemis.

— Clary, ma belle Clary ! dit-il doucement.

La jument raidit ses jarrets, releva le col et ramena ses oreilles attentives.

— Clary ! balbutia le laird en mettant sa main sur son cœur qui défaillait.

Rio-Santo tendit les rênes et reprit à demi-voix :

— Hop ! Clary ! hop ! ma belle !

La jument partit, effleurant la neige.

— Clary ! Clary ! répéta le laird. — Ah ! ah ! Clary !… J’avais oublié… Qu’as-tu fait de Clary, Fergus O’Breane ?

Il s’était levé, et arrachant les rênes des mains du marquis, il les tira de toute sa force et au point de faire reculer le tilbury déjà lancé au galop, jusque sous le perron d’Irish-House.

Les hommes apostés par Stephen et Frank, ainsi que les deux jeunes gens eux-mêmes, étaient restés indécis jusqu’à cet instant, attendant vainement le signal convenu entre eux et le laird.

Ils s’ébranlèrent tous à la fois au moment où ce dernier faisait rétrograder la voiture qui se trouva étroitement cernée en un clin d’œil.

— Ah ! mon frère Fergus, reprit Mac-Farlane d’une voix éclatante ; — qu’as-tu fait de Clary ?… et qu’as-tu fait d’Anna ?

Ces plaintes furieuses étaient pour Rio-Santo une énigme.

Sa première idée fut qu’il était entouré d’hommes de police, et que Smith, — ou un autre, — l’avait trahi.

Il demeurait assis, tranquille en apparence, sur les coussins du tilbury, tandis que Mac-Farlane, debout auprès de lui, gesticulait, l’écume à la bouche, et semblait être en proie à un furibond accès de frénésie.

Deux hommes tenaient déjà la bride du cheval.

La lumière des deux lanternes à gaz posées devant le perron d’Irish-House, et entre lesquelles se trouvait maintenant le tilbury, tombaient d’aplomb sur le visage hautain et pâle de M. le marquis de Rio-Santo. Stephen n’eut point de peine à reconnaître en lui le magnifique étranger de Temple-Church. — Mais, entre l’homme de Temple-Church, son ennemi d’hier, et l’assassin de son père, voué depuis des années à sa vengeance, il y avait toujours cette différence matérielle qui avait déroulé si long-temps les soupçons de Stephen. Le jeune médecin avait maintenant le témoignage du laird, il ne doutait plus ; — mais il cherchait toujours sur ce noble front, que la brusque attaque d’Angus venait de découvrir, un autre témoignage physique, irrécusable : la cicatrice gravée si profondément dans ses souvenirs d’enfant.

Frank de même. — C’était M. le marquis de Rio-Santo qui était là devant lui ; c’était l’homme détesté, le rival heureux, le tyran impitoyable de la pauvre Mary, mais était-ce aussi le bourreau d’Harriet ?

M. le marquis de Rio-Santo, lui, ne faisait nul effort ostensible pour se dégager. Il regardait d’un air de surprise calme ces gens inconnus, ameutés autour de sa voiture, et semblait attendre une explication.

Mais c’est que le visage de M. le marquis de Rio-Santo, si habile à exprimer tous sentiments et toutes nuances de sentiments, savait être à l’occasion un masque discret. Il restait serein et tranquille, mais derrière cette sérénité factice, derrière ce calme, résultat d’un effort désespéré, il y avait une terrible angoisse.

Dans une heure, toutes les forces réunies de la capitale des Trois-Royaumes n’auraient point suffi peut-être à comprimer son redoutable essor ; maintenant quelques hommes pouvaient lui barrer le chemin. — N’est-ce pas assez d’un passant qui met le pied sur la traînée de poudre, ou d’une goutte d’eau mouillant par hasard la mèche qu’on allume, pour prévenir ces chocs gigantesques dont l’ébranlement calculé creuse des gouffres et nivelle les montagnes ; — mais si l’étincelle a touché une fois la mine, quelle armée ou quel déluge pourrait arrêter l’explosion ?

Les derniers événements que nous avons racontés s’étaient succédé, rapides comme la pensée. Il ne s’était pas passé dix secondes entre le changement subit du laird et l’irruption des gens de Stephen Mac-Nab.

Point n’est besoin d’expliquer que le laird, chancelant d’esprit et ne trouvant point dans son cerveau troublé une ferme base où asseoir ses idées, avait subi à l’improviste et au beau milieu de ses pensées de vengeance, les effets de cette puissance dominatrice que M. le marquis de Rio-Santo exerçait partout autour de soi. Il avait oublié sa haine pour ne se souvenir que de cette tendresse fraternelle et presque passionnée qui le liait à Fergus O’Breane. — Mais le nom de Clary, résonnant à son oreille, avait rompu le charme.

Il s’était souvenu de sa colère, et ce retour avait eu lieu avec d’autant plus de violence que le laird avait été plus près de perdre l’occasion de punir et de se venger.

Il se faisait un complet silence autour de la voiture arrêtée. — La porte d’Irish-House s’était ouverte ; sur le perron étaient rangés huit ou dix grooms en livrée qui regardaient.

Le laird tenait d’une main les rênes ; de l’autre il serrait le revers de la redingote de Rio-Santo.

Il haletait et ne pouvait plus parler.

Rio-Santo le repoussa doucement.

— Messieurs, dit-il d’une voix qui vibra, calme et sonore au milieu du silence, — j’ai nom don José-Maria Telles de Alarcaon, marquis de Rio-Santo. Je suis grand de Portugal de première classe et chargé d’une mission diplomatique près le gouvernement anglais. Si vous êtes des gentlemen, je vous prie, après cette explication que je ne vous devais pas, de lâcher la tête de mon cheval et de me faire place ; — si vous êtes des hommes de police, je vous somme de vider le pavé, vous tenant quittes de toute excuse pour cette insulte brutale et contraire au droit des gens.

Nul ne bougea parmi les hommes qui faisaient cercle sur la chaussée, mais Frank et Stephen quittèrent à la fois le trottoir et vinrent se placer l’un à droite, l’autre à gauche du marquis.

— Il n’y a pas assez long-temps, dit Frank d’une voix sous laquelle bouillait sa colère, — que M. de Rio-Santo et moi nous sommes vus de près, pour que j’aie besoin de lui décliner mes noms et titres…

Le marquis se pencha pour mieux voir.

— L’Honorable Frank Perceval ! murmura-t-il avec amertume ; — on dit que les gens à qui l’on fait l’aumône de la vie deviennent d’implacables ennemis… que me voulez-vous, monsieur ?

— Je veux vous demander compte, milord, répondit Frank qui se contenait à peine, — d’un crime lâche et sans nom.

Il s’éleva sur la pointe des pieds et prononça tout bas :

— Je suis le frère d’Harriet Perceval, milord.

— Et l’amant malheureux de Mary Trevor, ajouta ironiquement le marquis ; — je vous déclare, monsieur, que je n’ai point eu l’honneur de connaître milady votre sœur.

— C’est vrai, dit Frank ; vous l’avez tuée sans la connaître.

Il y avait dans cette laconique accusation un accent si profond de haine sans borne et à la fois d’amère douleur, que le marquis allait demander des explications lorsqu’il sentit une main se poser sur son bras.

Il se retourna et se trouva en face de Stephen.

— Moi, je suis le fils de Mac-Nab, dit seulement ce dernier.

Rio-Santo tressaillit de la tête aux pieds. — Mac-Nab ! mon frère Mac-Nab ! prononça lugubrement le laird ; — sang pour sang !… Je suis content d’avoir fait ce que j’ai fait !

Il y eut un court moment de silence. — Le marquis semblait changé en statue. Son regard immobile se fixait lourdement en avant…

Qui pourrait dire ce qui se passait en cet homme à cette heure suprême ! Il avait travaillé vingt ans, surmonté des obstacles que d’autres eussent réputés infranchissables ; il avait remué le monde ! — Et maintenant, au dernier pas, un précipice…

Se disait-il que ce châtiment était justice et que ses crimes seuls s’élevaient contre lui ?

Ou bien se disait-il que Dieu le punissait de sa clémence, qu’il avait sauvé par deux fois la vie de ce frère qui le trahissait, et aussi épargné l’existence de ces deux hommes qui demandaient son sang ?…

Il n’eut pas long-temps du reste pour réfléchir.

— Monsieur, dit Stephen avec froideur, veuillez descendre, s’il vous plaît ; vous comprendrez que toute résistance serait désormais folie, et qu’il vaudra mieux pour vous nous épargner la triste nécessité d’employer la violence.

Les grooms et laquais du marquis étaient tous Anglais. Ils contemplaient la scène avec un très beau flegme et ne s’émouvaient pas beaucoup plus que s’il se fût agi du grand Turc. On les voyait échelonnés sur le perron, avec leurs vestes écarlates. Deux ou trois d’entre eux portaient de longues cannes dont on eût pu faire arme au besoin. — Nous affirmons que si une pauvre balayeuse des rues irlandaise eût embarrassé le chemin par mégarde, les vaillants serviteurs l’eussent chargée à fond et mise en fuite.

— Taisez-vous, mon neveu Mac-Nab ! s’écria le laird dont le désordre augmentait ; — vous parlez mal !… Ah ! quand on hait, il faut haïr beaucoup… Il a tué votre père !… Il a enlevé mes deux filles !…

— Moi !… voulut interrompre le marquis ?

— Clary et Anna !… toutes deux !… toutes deux ! ah ! Il me faut de la violence, à moi !… Ah !…

Il se rua en criant sur Rio-Santo, et le saisit à la gorge.

Durant un instant, une lutte confuse s’établit, dans laquelle on ne distinguait qu’imparfaitement les mouvements des deux adversaires. Mac-Nab et Perceval s’élancèrent à la fois pour’interposer.

À ce moment Rio-Santo, qui venait de dégager sa gorge des étreintes insensées du laird, releva la tête. — Son œil brillant renvoyait, étincelants, les rayons du gaz ; — un rouge sombre et uniforme, résulta des efforts d’Angus ou de la colère, avait remplacé la mate pâleur des traits du marquis ; — ses sourcils étaient froncés, et, sur le fond empourpré de son front, une ligne livide, profondément tranchée, courait du sourcil à la naissance des cheveux.

Frank et Stephen poussèrent un double cri.

— La cicatrice !

Mais ce n’était jamais pour peu que Rio-Santo fronçait le sourcil. — On avait perdu de vue ses mouvements durant une seconde : une seconde lui suffit.

Le laird, violemment renversé, vint tomber dans les bras de Stephen, et une voix impérieuse s’éleva :

— Lâchez la bride, sur votre vie !

Les deux hommes qui retenaient le cheval n’obéirent point. Deux détonations retentirent coup sur coup.

— Hop, Clary ! hop, ma belle ! dit le marquis.

La jument docile obéit au frein, libre désormais, car les deux hommes avaient roulé dans la neige.

Le tilbury partit comme un trait. Clary avait distancé, aux dernières courses d’Epsom, le fameux Tippo-Saëb, sur lequel Sa Seigneurie le comte de Chesterfield avait parié et gagné trois contre un durant deux saisons.

— Cent guinées à qui l’arrêtera ! cria Stephen exaspéré en s’élançant sur les traces de Rio-Santo.

Donnor d’Ardagh brandit un long couteau qu’il tenait à la main.

— Oh ! Votre Honneur, dit-il, Donnor va l’arrêter pour rien… Le lord a un bon cheval, c’est sûr, mais l’on pave à l’entrée de Belgrave-Street, et les lords ne remarquent pas ces choses-là… Il va être obligé de revenir. Si la petite voiture me passe sur le corps, Votre Honneur, je pense que vous aurez soin de l’enfant qui est dans Saint-Gilles.

Donnor était déjà loin. Il arriva au coin de Belgrave-Street bien avant tous les autres, et au moment où le marquis, arrêté par l’obstacle indiqué, revenait au grand galop pour enfiler l’autre côté du square.

On le vit se précipiter tête première. — La course du tilbury ne se ralentit point. Seulement Donnor, cramponné au brancard, se laissait traîner et ne lâchait point prise, malgré les efforts du marquis.

Au bout d’une centaine de pas, Clary broncha.

— Hop, ma belle ! dit Rio-Santo.

Clary bondit en avant, puis broncha encore.— Au bout de dix pas, elle s’abattit, morte.

Donnor se coucha, épuisé, dans la neige, en poussant un long cri de victoire. — Il était parvenu à mettre son couteau tout entier dans le ventre de la jument.

— Oh ! Votre Honneur ! dit-il à Stephen qui accourait ; — je n’avais encore fait rien qui vaille pour payer le pain que vous m’avez donné et les habits de la petite fille !


XXVII


EFFET DU FROID SUR UNE ÉMEUTE.


Les deux brancards du tilbury s’étaient brisés dans la chute et M. le marquis de Rio-Santo avait été lancé rudement sur le sol. Il demeura quelques secondes étourdi du choc, mais il se releva néanmoins avant que le gros de ses adversaires fût à portée de le saisir.

Il était debout au milieu de la chaussée, et tenait à la main son poignard.

Toutes les fenêtres de Belgrave-Square s’étaient ouvertes au double coup de pistolet. Les valets étaient descendus dans la rue ; les maîtres tâchaient de voir sans se déranger. Quelques groupes débouchaient des rues voisines, empressés et curieux. Ceux des assaillants qui arrivèrent d’abord à portée du marquis s’arrêtèrent sans l’attaquer, car la lumière éclatante du gaz éclairait sa pose déterminée et montrait, comme eût fait le plein jour, les détails de son corps souple et vigoureux. — Ce furent Stephen et Perceval qui s’élancèrent sur lui les premiers.

— Quoi ! tous deux en même temps ! dit le marquis avec raillerie.

Il avait évité le choc de Frank et tenait le poignard levé sur Stephen qui venait de trébucher contre un éclat de brancard.

Mais il ne frappa point.

Une clameur lointaine et confuse se faisait entendre dans la direction de Chapel-Street.

— Rendez-vous, milord ! dit Stephen qui avait eu le temps de se relever ; — vous voyez bien que toute résistance est inutile.

— Je vois que vous êtes vingt contre un, messieurs, répondit Rio-Santo. Par tout pays, ce serait lâcheté ; à Londres, c’est prudence d’habitude… Je me rends à l’Honorable Frank Perceval.

Tout en parlant, il prêtait attentivement l’oreille. Le bruit augmentait du côté de Chapel-Street. C’était comme un murmure immense, grossissant par intervalles, puis s’éteignant pour renaître, gronder un instant et s’assourdir, encore.

M. de Rio-Santo avait jeté son poignard, et se tenait, sans armes, entre Stephen et Perceval.

— Milord, lui dit ce dernier, le moment serait mal choisi pour s’irriter de vos reproches ou relever sévèrement l’amertume outrageante que vous y mêlez. Je veux dire néanmoins à Votre Seigneurie que vingt chasseurs peuvent sans honte acculer le sanglier dans sa bauge… Veuillez nous suivre, s’il vous plaît.

Toute la troupe se mit en marche à l’instant vers Chapel-Street, afin de gagner le bureau de police de Westminster.

Le visage du marquis avait perdu son caractère de calme hautain et provoquant, pour prendre une expression de froideur indifférente. Nul n’aurait su deviner en ce moment ce qui se passait au dedans de lui. — Peut-être était-il pris de cette apathie lourde qui suit la défaite. C’était du moins ce que devaient croire ceux qui ne connaissaient de lui que l’extérieur et n’avaient pu mesurer jamais la force cachée de son âme. Peut-être encore avait-il quelque mystérieux motif d’espérer.

Toujours est-il que, chaque fois qu’une clameur plus sonore arrivait de Grosvenor-Place par Chapel-Street, le marquis pressait le pas involontairement, comme s’il eût voulu devancer la marche de ses gardiens. — On arrivait à l’angle de Belgrave-Square. Il n’était pas difficile de conjecturer qu’un rassemblement très considérable encombrait Grosvenor-Place. La petite troupe continuait néanmoins de marcher.

On eût pu voir la physionomie du marquis s’éclairer d’une lueur de contentement tôt dissimulé, lorsqu’il se vit dans Chapel-Street que remplissaient déjà les cris de la foule.

— Hâtons-nous, dit Stephen, ou nous trouverons le passage obstrué.

— On dirait une émeute ! ajouta l’un des hommes qui l’accompagnaient.

C’était une émeute en effet. — C’était l’aile d’une armée immense qui faisait à cette heure déjà ruisseler par les rues de Londres ses innombrables bataillons. — C’étaient les gens de Saint-Gilles, les voleurs de la Famille et les Irlandais qui, suivant une direction donnée, se précipitaient le long des parcs jusqu’à Buckingham-Palace.

Une fois à portée de cette foule, dont il était l’âme, Rio-Santo n’avait à prononcer qu’un mot pour être sauvé. Voilà pourquoi son front s’éclairait malgré lui ; voilà pourquoi il pressait le pas et eût payé chacune des enjambées qui le séparaient encore de Grosvenor-Place au prix d’une semaine de sa vie.

Mais il y avait sur sa route un obstacle vivant, un homme que Dieu semblait avoir choisi entre tous pour doubler l’amertume du calice. — Angus Mac-Farlane avait assisté au conseil secret tenu dans le salon d’Irish-House. Il savait, lui aussi, ce qu’était cette foule dont les clameurs arrivaient au marquis comme un présage de salut.

Froissé encore de sa chute, il se traîna sur Sa neige jusqu’à l’entrée de Chapel-Street et cria d’arrêter.

Rio-Santo pâlit à cette voix naguère aimée et qui était maintenant celle de son plus implacable ennemi.

Le laird parla. Stephen et Frank changèrent aussitôt la direction de leur marche, et comme le marquis refusait de faire un pas en sens contraire, on le saisit à bras le corps et on l’entraîna malgré lui.

Dans Belgrave-Street, on trouva des policemen attirés enfin par la double détonation. Rio-Santo fut remis entre leurs mains et arriva au bureau de police de Westminster escorté par tous ceux qui avaient contribué à son arrestation.

Pendant cela, Londres, la ville antipathique aux émeutes, parce que les émeutes font fermer les boutiques, s’effrayait et se repliait au fond de ses noires maisons, comme fait un escargot dans sa coquille, à l’approche du danger.

L’émeute grossissait, grossissait. — Où allait-elle ? — Dans quel but s’armait la foule ? — Au profit de qui se faisait la révolution ?

Quelques rideaux de fenêtres s’entr’ouvaient. Les gentlemen regardaient et, à l’aspect de ce soulèvement colossal qui mettait dans la rue autant de têtes d’hommes que de pavés, ils se demandaient ce qu’allait devenir Londres, la ville mal gardée par excellence, où il n’y a de troupes que ce qu’il faut pour parader les jours de fête devant Saint-James, la cité tranquille, organisée pour le lucre et la paix, inhabile à la guerre et défendue seulement par quelques centaines de horse-guards, — les plus splendides cavaliers de carton du monde entier.

La foule allait se recrutant sans relâche, tantôt grondant sourdement, tantôt emplissant l’air de clameurs tonnantes. — Elle allait, broyant et fondant la neige glacée sous ses pieds.

Et cette foule n’avait point de drapeau. Elle ne criait ni pour les whigs alors au pouvoir, ni pour les tories, ni pour les radicaux. C’était une colère terrible d’autant plus qu’elle était mystérieuse, inexplicable.

Buckingham Palace était cerné, White-Hall et ses abords où sont entassées les administrations publiques étaient pris d’avance, tant le nombre des assaillants éloignait toute idée de résistance. — Les membres épouvantés des deux Chambres du Parlement se taisaient pour écouter ce peuple ameuté aux portes, et dont les clameurs désordonnées eussent couvert leur vide éloquence.

Oh ! tout était prévu, tout, — hormis la part que la main cachée de la Providence prendrait à l’événement.

Londres se trouvait attaqué à la fois, comme l’Angleterre, par toutes ses parties vulnérables. C’était bien le même génie qui avait ordonné le plan de cette double bataille…

Mais le signal ne venait pas. Les lieutenants de Rio-Santo, impatients de l’impatience commune, attendaient ; — le canon de la Tour se taisait.

Qui ne connaît les allures étourdies, aveugles, folles, brutales, de ce monstre sans tête qu’on appelle l’Émeute ? Il passe, renversant devant lui tout obstacle, se fortifiant par le combat, grandissant à chaque goutte de sang qu’il verse, capable d’opérer des miracles, s’il a flairé une fois l’odeur aimée de la mort. Il passe, plein d’ardeur et de joie, pourvu qu’on lui donne des hommes à tuer ou des palais à démolir. — Écoutez ! si vous l’entendez rugir bien fort, et jeter au ciel les hurlements de sa hideuse allégresse, c’est qu’il a martelé des colonnes de marbre ou broyé des membres de chair, c’est qu’il danse sur des ruines ou chauffe ses pieds dans le sang.

Mais si vous ne jetez rien sur sa route, à quelle curée voulez-vous qu’il s’anime ? On ne s’enivre point long-temps à vide. Crier ne peut suffire toujours ; il faut, pour rester en goguette, boire si l’on est homme, égorger si l’on est peuple.

Et le signal ne venait pas.

Le monstre avait les pieds dans la neige fondue. On le forçait à rester en place, et il grelottait tout bas.

Ah ! si quelque cri eût retenti au dessus de cette foule stupide, si on lui eût montré le but en disant : Frappe ! elle aurait repris goût au passe-temps, et alors malheur au but indiqué, soldat ou monument ; mais rien. — Les lieutenants de Rio-Santo attendaient.

Les heures s’écoulèrent. Il tombait une neige épaisse. — L’émeute eut froid.

Or, l’émeute se dissipe comme elle se forme. — Qui sait d’où vient l’orage et qui sait où il va ? — Vers dix heures du soir, les policemen parcouraient les rues de Londres où le passage de la cohue n’avait laissé qu’un surcroît de boue.

En un seul endroit, l’émeute n’avait point cédé, c’était à l’angle de Prince’s-Street et de Poultry. Nous savons que là, le rush avait un but et que point n’était besoin d’un signal pour commencer le pillage de la Banque.

Le moment était fixé. À onze heures on devait entamer les opérations.

Mais le laird avait eu le temps de parfaire sa déclaration au bureau de police de Westminster. Vers dix heures, par Threadneedle-Street, laissé libre, déboucha un bataillon de gardes à pied, qui prit place tranquillement devant la porte du magasin de soda-water.

Les gens de la Famille les regardèrent. Paddy blasphéma, Snail miaula.

À minuit, tout dormait dans la ville, sauf une douzaine de maçons occupés à murer aux flambeaux la porte du magasin de soda-water.

Heureusement, et M. Smith en remercia chaudement le ciel, il ne restait absolument personne dans le souterrain.

Personne, excepté Saunder l’Éléphant, qui se trouvait ainsi muré avec les restes de son souper de la veille et sa jarre de gin.

Il était tard déjà lorsque Susannah quitta Clary Mac-Farlane qu’elle venait de sauver, sur le trottoir de Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab.

Elle se fit aussitôt conduire dans Regent-Street, chez la comtesse de Derby.

Il y avait deux jours que la belle fille avait été séparée violemment de Brian de Lancester, au moment même où elle venait de lui conter son histoire. Depuis lors, elle ignorait complètement ce qu’était devenu Brian. N’osant point se rendre seule à la demeure du cadet de Lancester, ce qui eût contrarié les idées de convenance et de pudeur qu’elle avait apprises si rapidement dans son court passage parmi le monde, elle songeait naturellement à chercher des nouvelles auprès de lady Ophelia, son unique amie.

Pendant ces deux jours, l’inquiétude avait tenu peu de place dans les pensées de Susannah. Elle s’était donnée tout entière à ce bienfaisant rôle de protectrice que l’état de souffrance de la pauvre Clary lui commandait. Ce rôle était à sa taille ; elle s’y complaisait. Il y avait dans sa nature forte et riche un fonds inépuisable de miséricordieuse bonté. La plus tendre mère se fût déclarée vaincue en voyant les soins amoureux, les délicates sollicitudes, dont la belle fille avait entouré Clary « sa petite sœur » comme elle l’appelait. Le propre de Susannah était d’aimer jusqu’au dévoûment, dans l’amitié ; dans l’amour, jusqu’à l’adoration. L’image de Dieu charitable se retrouvait entière dans cette âme pure et noble, autant que l’imparfait miroir du cœur de la fille d’un homme peut refléter les perfections divines.

Dès que Clary fut rendue à sa famille et ne réclama plus ses soins, le souvenir de Brian de Lancester revint dominer Susannah. Dix fois, sur la route de Cornhill à Regent-Street, elle fut sur le point d’ordonner au cocher de tourner bride et de la conduire dans Cliffort-Street, à la maison de Lancester, mais elle se retint. Lancester lui-même n’avait-il pas paru d’avance improuver cette démarche lorsqu’il lui avait dit que la demeure de lady Ophelia était son asile naturel.

Susannah prit patience dès qu’elle crut obéir à la volonté de Brian.

Elle trouva la comtesse de Derby seule et souffrante.

Lady Ophelia, faite autrefois à la vie calme et vraiment digne, il faut le dire, des membres de l’aristocratie anglaise qui sont restés fidèles aux mœurs antiques de leur race, se trouvait depuis long-temps déjà hors de la voie austère qu’elle n’aurait dû quitter jamais. Sa liaison avec le marquis de Rio-Santo avait mis une tache à sa renommée ; mais, innocente ou coupable (car, en définitive, le monde qui ne juge que sur apparences ne peut point juger sans appel), elle avait gardé du moins jusque alors intacte toute cette portion de l’existence que n’affectent point les choses de l’amour. Mais depuis quelques jours cette portion réservée de sa vie se trouvait brusquement entamée. Elle avait livré à Perceval les secrets du marquis ; elle avait, par suite de cette révélation, exécuté, sous des yeux malveillants et jaloux, une démarche qui, dans les mœurs anglaises, appelle sur son auteur découvert les foudres de l’excommunication fashionable : nous voulons parler du billet remis à Mary Trevor à la dérobée ; elle avait enfin, et ceci était tout récent, écrit à Frank Perceval, sous la dictée du marquis de Rio-Santo, une lettre dont les résultats possibles la faisaient frémir.

Tout cela pesait un poids bien lourd sur sa conscience honnête et délicate. Attaquée déjà depuis long-temps par les chagrins d’un amour méconnu et trompé, par les angoisses d’une jalousie qui tyrannisait ses nuits et ses jours, la pauvre femme devait faiblir sous ce triple fardeau. Sa santé déjà chancelante fléchit tout à coup.

Susannah la trouva couchée sur une chaise longue, pâle, affaissée, et le découragement peint sur le visage.

À la vue de la belle fille, Ophelia eut un sourire presque joyeux.

— Je croyais que vous m’abandonniez, dit-elle, et je suis bien heureuse de vous voir.

Susannah lui prit la main et la serra doucement entre les siennes.

— Comme vous voilà pâle et changée, chère lady ! répliqua-t-elle ; — vous souffrez ?

La comtesse mit la main sur son cœur.

— Oui, répondit-elle, je souffre… et mon mal n’est point de ceux qu’un médecin puisse aisément guérir… Je vous conterai mes peines, Susannah… Mais vous, que vous est-il donc arrivé ?

— Moi, je ne puis vous dire que je vous conterai mes peines, Ophélie, répartit la belle fille en souriant tristement ; — mes peines sont un secret, et ce secret ne m’appartient pas… Depuis que je ne vous ai vue, j’ai bien souffert aussi, mais j’ai eu bien de la joie… Ce sera pour moi un jour heureux, chère lady, que celui où je pourrai vous ouvrir mon cœur, comme je l’ai fait à Brian de Lancester dont je vais devenir la femme.

La comtesse se souleva sur sa chaise longue et attira Susannah auprès d’elle.

— Je savais bien que vous m’apportiez une consolation, dit-elle avec une amitié charmante ; — ce m’est une chose si douce de vous voir heureuse, Susannah !… Et moi qui connais M. de Lancester, je le sais noble et bon, aussi bon et noble que vous avez pu le rêver dans l’ardeur de votre jeune amour.. Tant mieux ! oh ! tant mieux, chère lady ! vous, au moins vous désapprendrez à souffrir !

Elle baisa au front Susannah qui se penchait vers elle en rougissant et en souriant.

— Je viens vous demander un asile, Ophely, reprit cette dernière ; — si je ne puis vous dire mon secret, il faut bien pourtant que je vous apprenne l’embarras où je suis… je n’ai plus de retraite…

— Quoi ! s’écria étourdiment Ophelia ; — madame la duchesse de Gêvres ?…

Susannah garda le silence.

— Pardon, chère lady, poursuivit la comtesse ; je vous remercie d’avoir compris que ma maison est à vous comme je le suis moi-même.

Ceci fut dit avec une franche effusion, — et pourtant le front de lady Ophelia devint pensif aussitôt qu’elle eut cessé de parler.

Il faudrait être d’humeur singulièrement austère et chagrine pour n’avoir point pitié de cette curiosité instinctive et plus rapide que l’éclair qui vient mêler chez la femme un petit désir aigu et subtil comme la pointe d’un dard de guêpe aux plus purs épanchements du cœur. À tout prendre, d’ailleurs, ce petit désir ne gâte rien ; il est involontaire comme tout désir et plus involontaire qu’un autre désir, parce qu’il est plus soudain. Le blâmer serait superflu. Dès qu’on le discute, il a cessé d’être ; il n’existe qu’à la condition de passer inaperçu.

Car sitôt qu’on l’aperçoit, on le rejette avec honte ou bien l’on s’y complaît à loisir. Dans le premier cas, justice est faite ; dans le second, le petit désir sur lequel nous appelons l’indulgence masculine n’est déjà plus lui-même ; il rentre dans cette curiosité détestable et vulgaire, vice commun aux sots des deux sexes et qui ne mérite à coup sûr ni pitié ni pardon.

Lady Ophelia n’était point suspecte de sottise, et l’élément bourgeois n’entrait pas pour un atome dans sa hautaine nature ; mais elle était femme. À son insu et avec une magique promptitude, son esprit distrait groupa une foule d’indices. Elle se souvint de cette étrange ignorance de toutes choses qu’avait si souvent montrée la belle fille, de son arrivée subite, des demi-confidences échappées aux heures d’épanchements. Elle rapprocha ces circonstances diverses du haut titre porté par Susannah, veuve et ne paraissant point initiée aux mystères du mariage, et vint enfin à se demander comment la princesse de Longueville se trouvait avoir besoin d’une retraite.

Ce travail mental dura juste le quart d’une seconde.

Le résultat fut que la comtesse de Derby eut un très vif mouvement de colère contre elle-même et qu’elle embrassa la belle fille avec un redoublement de tendresse.

— Je connais toute votre bonté, chère lady, reprit Susannah qui rougit encore et se troubla ; — je viens donc vous demander un asile. En outre…

— En outre ?… répéta doucement la comtesse.

— Il y a deux jours que je n’ai vu M. de Lancester, acheva la belle fille en relevant la tête comme pour protester contre sa rougeur.

Lady Ophelia se leva vivement et sans trop d’effort pour prendre une sonnette d’or qui se trouvait hors de sa portée.

— Voyez, Susannah, dit-elle gaîment, vous m’avez guérie… Joan, ajouta-t-elle en s’adressant à sa femme de chambre, qui se présentait à l’appel de la sonnette, apportez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Joan mit sur le lit un élégant et léger pupitre de marocain. La comtesse trempa sa plume dans l’encre.

— Il faut lui faire une surprise chère belle, dit-elle tout bas. Je ne veux point lui dire que vous êtes ici, et demain, quand il se présentera…

— Non, oh ! non, Ophely, interrompit Susannah ; — dites-lui que je suis avec vous… Une nuit est bien longue et il doit me croire entourée de périls…

— Comme vous prononcez ce mot, Susannah !… Des périls !… mais il y a des périls de toute sorte… Je vais dire à M. de Lancester que vous êtes à l’abri sous mon aile.

Sa plume courut le long de trois ou quatre lignes sur le papier.

— Joan, reprit-elle en fermant la lettre, il faut que Tom porte sur-le-champ ce billet dans Cliffort-Street, à l’Honorable Brian de Lancester, et qu’il me rende la réponse tout de suite. Je l’attends.

Joan sortit. — La belle fille adressa à son amie un regard de reconnaissance.

Puis l’entretien continua. La comtesse se sentait réellement soulagée. Il ne faut souvent que le son d’une voix aimée pour dissiper ces lourdes vapeurs que condensent autour de l’âme la solitude et l’abandon.

Susannah regardait bien souvent l’aiguille de la pendule.

Et chaque fois qu’il en était ainsi, lady Ophelia souriait avec mélancolie, parce qu’elle avait souvenir sans doute de bien des regards d’impatience et d’espoir, jetés par elle sur cette même pendule, dans des circonstances pareilles.

Enfin, Joan reparut au seuil. Elle avait une lettre à la main.

— Donnez, donnez dit la comtesse.

Susannah était pâle d’émotion.

Joan tendit la lettre à sa maîtresse qui la reconnut pour celle qu’elle venait d’écrire à l’instant et qui n’avait point été décachetée.

— Que signifie cela ? demanda-t-elle.

— S’il plaît à Votre Seigneurie, répondit Joan, l’Honorable Brian de Lancester est absent de sa maison depuis trois jours et n’a point donné depuis lors de ses nouvelles.

Susannah chancela et s’appuya tremblante au dos du lit de jour.


XXVIII


LUNATIC-ASYLUM.


Vers deux heures de l’après-midi, le lendemain, M. le vicomte de Lantures-Luces se fit annoncer chez la comtesse de Derby.

Lady Ophelia était levée et se tenait dans son boudoir avec madame la princesse de Longueville, qui avait passé la nuit à Barnwood-House.

Le nom du petit Français, jeté au milieu de l’entretien des deux jeunes femmes, eût produit en toute autre circonstance peut-être un désagréable effet, mais ce jour-là il fut accueilli sans humeur et presque avec joie. On avait besoin de savoir, et le vicomte avait une valeur intrinsèque égale à celle de quinze journaux.

Aussitôt que lady Ophelia eut donné l’ordre de l’introduire, M. de Lantures-Luces franchit lestement le seuil, non sans évaporer d’un dernier coup de poing les anneaux crêpés de sa coiffure. Il entra, tête baissée, le chapeau dans la main droite, et la gauche sur la garde de son lorgnon en paire de ciseaux.

— Madame la comtesse, dit-il en violant la main d’Ophelia, — veut-elle bien permettre ?…

Puis il ajouta en faisant une brusque évolution du côté de Susannah :

— Voulez-vous bien permettre, madame la princesse ?

Ces deux mains baisées, il laissa errer un instant son œil vert à l’aventure, cherchant évidemment un éventail qu’il pût trouver ravissant ; — le malheur voulait qu’il n’y eût pas d’éventail dans le boudoir, ce qui porta Lantures-Luces à entamer la conversation de la manière suivante ;

— Belle dame, dit-il, je n’avais pas encore remarqué cette délicieuse agrafe…

— Si fait, vicomte, répondit Ophelia ; déjà trois fois vous l’avez déclarée ravissante.

— Parlez-vous sérieusement ? balbutia le petit Français. — Eh bien, belle dame, c’est le propre des choses charmantes de paraître toujours nouvelles… Et, à propos de nouvelles, — je pense que Votre Seigneurie voudra bien excuser ce léger jeu de mots, — nous avons moisson complète de nouvelles en ce moment…

— Que se passe-t-il donc, monsieur ? demanda vivement lady Ophelia.

— Belle dame ! voici ce que je me suis dit, poursuivit le vicomte, en prenant possession formelle du fauteuil qu’il n’avait fait qu’effleurer jusque-là ; — je me suis dit : la charmante comtesse se confine en ses salons de Barnwood-House, dont le merveilleux goût est chose proverbiale ; — je parle très sérieusement ; — Sa Seigneurie ne voit rien, n’entend rien, ne sait rien ; je vais ma foi, tenter la fortune et tâcher d’être admis à lui offrir mes respects… De cette façon…

— Mais vous parliez de nouvelles, vicomte ?

— Assurément, belle dame… Tout d’abord, puisque vous semblez être impatiente d’entendre ma revue, je vous dirai une chose qui ne peut manquer de vous intéresser… Mary Trevor est revenue à la vie…

— Était-elle donc en danger de mort ; demanda la comtesse.

Lantures-Luces pensa tomber à la renverse, tant il lui sembla prodigieux qu’on pût ignorer un fait ayant six jours de date.

— Quoi ! belle dame !… quoi, milady !… s’écria-t-il ; — je ne m’attendais pas… Mais, au fait, tant mieux ! J’aurai l’avantage de vous apprendre ce singulier événement dans ses plus minutieux détails… Figurez-vous, belles dames… car madame la princesse ignore peut-être aussi ce fait… Oui ?… ah ! ah ! ma foi, tant mieux !… Figurez-vous…

Ici le petit homme raconta longuement, à sa manière, ce que nous savons de l’étrange maladie de miss Mary Trevor, puis il ajouta :

— C’était une catalepsie ! une vraie catalepsie… Moore, — vous savez, ce cher docteur, — prétendait que jamais cataleptique ne revient à la vie… Erreur, belles dames ; tel que vous me voyez, j’ai été vingt-neuf jours en catalepsie… Pendant ce temps je n’ai avalé qu’une cuillère à café de bouillon de coq… Mais ceci importe peu. Ce qui est certain, c’est que miss Trevor est sauvée, malgré Moore et la faculté, je parle sérieusement, belles dames… Sauvée et debout, et marchant comme vous et moi.

— Voici une bonne nouvelle vicomte, dit Ophélie. Pauvre Mary ! je suis heureuse d’apprendre sa guérison en même temps que sa maladie.

— Belle dame, vous avez un adorable cœur !… Mais là ne s’arrête pas l’histoire. Mary, revenue à la vie, a parlé tout autrement que naguère… On croyait, et moi tout le premier, qu’elle avait une inclination très prononcée pour ce cher marquis de Rio-Santo… Eh bien ! pas du tout. Elle aime Frank Perceval, — un fort charmant garçon, madame, mais qui ne va pas à la cheville du marquis.

— Ceci est encore une bonne nouvelle, murmura la comtesse.

— Lady Campbell en sèche de dépit ! poursuivit Lantures-Luces ; — mais savez-vous, belles dames, que cette catalepsie est un mal éminemment pastoral et poétique, puisqu’elle ramène les jeunes ladies infidèles à leurs premières amours… J’espère que la plaisanterie ne vous semblera point dépasser les bornes des convenances… Mais ce n’est pas là la grande nouvelle… il s’agit de notre cher Brian de Lancester…

Susannah laissa tomber ses deux bras et devint si parfaitement immobile qu’on eût pu la prendre pour une statue.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda la comtesse.

— Je pourrais, sans risque aucun, vous le donner en mille, belle dame, mais j’ai toujours regardé comme étant d’un goût pitoyable la coutume de faire languir ses auditeurs… Voici le fait ; il est presque incroyable… Brian est fou.

Susannah tressaillit, mais garda le silence.

— Y pensez-vous, vicomte ! se récria Ophélie.

— J’y pense avec un chagrin réel, milady… Ce pauvre Brian !… Les journaux d’avant-hier l’accusaient d’avoir tiré un coup de pistolet sur la princesse Victoria de Kent…

— Il n’en est rien, je pense ?…

Lantures-Luces haussa les épaules d’un air capable.

— Il y apis que cela, madame ! répliqua-t-il ; — le fait est… et je le sais de bonne source, comme tout ce que je sais, — que Brian a escaladé de vive force, il y a trois jours, la serre japonaise du château de Kew.

— Pourquoi faire, bon Dieu ?

Susannah respira et mit sa main sur son cœur.

— Pour conquérir un camélia, belle dame, un camélia qu’il aurait eu pour six pence chez le premier venu de nos marchands de fleurs.

— Et il n’a point donné d’autre symptôme de folie ? dit Susannah dont le front rayonnait de bonheur et d’orgueil au souvenir du récit de Lancester.

— Belle dame, répondit Lantures-Luces, vous êtes exigeante ; je suppose que Votre Grâce ne trouvera pas le mot trop fort… Brian aurait, dit-on, essuyé le feu des gardes à cheval et crevé Ruby, — un coureur de cinq cents guinées, — pour un camélia de six pence… Il me semble…

— Mais si cette fleur avait pour lui un prix dont vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur ?

— Ah !… fit le petit Français ; s’il faut parler sérieusement, je ne vois pas…

— Et qu’est devenu l’Honorable Brian de Lancester, en définitive ? interrompit la comtesse.

— Je ne saurais vous dire, belle dame, répondit Lantures-Luces, — dans quel hôpital de lunatiques (lunatic-asylum), le gouvernement l’a fait enfermer.

Susannah perdit à ce mot ses brillantes couleurs.

— Enfermé ! dit-elle, il serait prisonnier ?…

— Oui, oui, milady, la chose, quant à cela, est positivement officielle… Il faut avouer que l’eccentricity passait les bornes permises… Mais le bon de l’histoire, c’est que le même jour, White-Manor, le frère aîné de Brian est tombé fou furieux, lui aussi… Il y a comme cela des épidémies de famille… Tel que vous me voyez, moi, j’ai eu deux petits neveux, les fils de ma demi-sœur, — qui sont morts de la coqueluche à vingt-quatre heures de distance… Je parle sérieusement.

Susannah penchait sa tête sur son sein et n’écoutait plus.

— Sa Seigneurie, le comte de White-Manor, a été transporté tout de suite à Denham-Park, l’asile des fous grands seigneurs… Peut-être Brian y est-il aussi… Je tâcherai de savoir cela.

Le petit Français se leva. Il était au bout de son recueil, et avait hâte d’aller donner ailleurs une seconde représentation avait l’heure du dîner.

Lorsqu’il fut parti, la comtesse essaya de diminuer l’impression produite sur Susannah par le récit qu’elle venait d’entendre, mais ce fut peine inutile. La belle fille, au lieu de prendre espoir, devenait de plus en plus triste.

— Il faut que je le cherche, Ophely, dit-elle enfin en se levant ; — je crois deviner qu’il est en ce moment la victime de quelque perfide machination. — Je savais cette téméraire équipée du château royal de Kew ; il me l’avait lui-même racontée… mais c’était pour moi, cette fleur, chère lady… est-on fou parce qu’on aime ?…

— Vous êtes heureuse, Susannah ! ne put s’empêcher de dire la comtesse qui fit sur elle-même un involontaire et pénible retour.

— Heureuse ! répéta Susannah ; — oh ! oui, bien heureuse d’être aimée !… Mais vous ne savez pas, chère Ophely, les ennemis redoutables et cruels que cet amour lui a faits !… Ils sont sans pitié ; toute arme leur est bonne et ils sont bien puissants… Peut-être souffre-t-il à cette heure, seul et m’accusant de l’oublier !… Il faut que j’aille à son aide…

La comtesse ne trouva point de paroles pour combattre cette résolution, qui eût été la sienne en pareille circonstance. Ne pouvant accompagner Susannah dans ses recherches, à cause de son excessive faiblesse, elle lui donna des instructions et des lettres pour les directeurs des principaux asiles et maisons de santé des environs de Londres, car elles avaient jugé probable qu’on n’avait point osé enfermer Brian dans l’un des dépôts de la ville.

Susannah partit ce jour-là même.

Il n’y a point dans tout l’univers un pays qui puisse rivaliser avec les îles Britanniques pour la production en fait de folie. En cela comme pour l’excès de la misère, comme pour la fréquence exagérée des crimes de toute nature, l’Angleterre est évidemment une contrée fertile entre toutes, un monstre de fécondité. C’est à peine si l’on peut dire que la folie y soit une exception, tant ses diverses variétés s’y multiplient chaque jour avec abondance, décimant les familles et jetant sur les trottoirs, aux risées de la populace, les scènes inattendues de ses lugubres comédies.

Des physiologistes ont pensé qu’il y avait dans la race anglo-saxonne, croisée depuis des siècles avec la race normande, un germe endémique de démence. — Il est certain que ce peuple, à part l’avarice et l’amour immodéré de la possession, n’obéit point aux mobiles communs aux autres nations. L’Anglais est attiré presque à coup sûr vers ce qui est bizarre ; il y a en lui un élément d’inquiétude maladive, de tristesse sans cause et par conséquent sans remède, qui le suit partout et le désigne aux antipathies du reste du monde. Il veut ardemment parfois, mais il ne sait point jouir de sa volonté accomplie. C’est un grand enfant maussade, obstiné, possédant la science infuse des affaires dans le sens le plus large du mot, mais arrivant tout naturellement à l’absurde dès que le travail n’occupe plus ses loisirs.

Il y a dix à parier contre un qu’un Anglais qui n’est ni homme d’État ni marchand, est fou ou sera fou demain.

Ce qui n’empêche point les marchands et surtout les hommes d’État…

Mais soyons cléments une fois en ces pages, et n’assimilons pas à la démence complète les enfantines faiblesses du vainqueur de Waterloo.

Il faut penser que tous les sentiments mauvais et dont le principe est l’égoïsme, l’ambition, l’avarice, la convoitise, ont chez nous une portée si âpre, si envahissante, que nos cerveaux trop faibles n’y savent point résister.

Et puis nos brouillards, dont le spleen est la fleur, ont peut-être pour fruits la folie.

Toujours est-il que le fait est constaté officiellement. Nos comtés produisent, année commune, deux fois autant de fous que les provinces de France. Dans les bonnes années, la proportion double.

Aussi, par un sentiment, louable sans doute, mais où perce bien un peu d’égoïsme, nous mettons nos fous dans des palais. — Cela nous réjouit de voir en passant ces philanthropiques demeures, où, le cas échéant, une très jolie cellule nous attend.

Un dernier trait, tout à fait à la louange de nos mœurs. Sur dix maniaques, il y en a communément cinq ou six qui ont noyé leur esprit dans le gin.

Il entrait dans notre plan de passer en revue d’une manière détaillée les principales maisons de fous de l’Angleterre, et Dieu sait que nous eussions eu fort à faire ! Mais, arrivé à un point de notre tâche où le dénouement, long-temps attendu, ne peut plus souffrir de retard, nous avons pensé que ces détails, si curieux et intéressants qu’ils pussent être, arrêteraient la marche de notre drame et prendraient ici physionomie de hors-d’œuvre.

Nos études sur ce sujet, d’ailleurs, ne sauraient être perdues. Il est toujours à propos, hélas ! de parler folie, crime, misère, dès qu’il s’agit de la joyeuse Angleterre.

Susannah, conduite par l’idée qu’elle ne trouverait point Brian dans Londres, se rendit directement à Wakefield, dans le comté d’York. La maison Wakefield est l’asile modèle. Des commissions d’hommes pratiques et de savants viennent, pour le visiter, de tous les pays où la civilisation atteint de certaines limites. La France, les États-Unis nous envient cet établissement et les cinquante épreuves qu’on va en tirer dans les divers comtés. La jalousie ne raisonne pas. Wakefield suffirait pour contenir tous les fous de la France.

Tous ceux du moins qui sont enfermés.

Et nos cinquante autres asiles logeraient convenablement les maniaques des cinq parties du monde, mises à part les possessions britanniques.

Susannah quitta Wakefield pour se rendre à l’asile d’York ; de là elle gagna Hanwell, situé à huit milles de Londres seulement, sur la route d’Uxbridge. À la vue de la tranquille et magnifique vallée où s’élève le vaste édifice, Susannah pensa peut-être comme bien d’autres que c’était là non point un hôpital, mais un temple païen érigé en l’honneur de la Folie divinisée.

À Hanwell non plus qu’à Wakefield, Susannah ne trouva nul indice qui pût la guider sur la trace de Brian ; — elle visita sans plus de succès tous les autres établissements publics et privés, tous jusqu’à la Retraite des Amis (quakers) du comté d’York.

Une fois pourtant elle crut être au bout de ses recherches. Ce fut dans l’opulente et aristocratique maison de santé fondée à Denham-Park par M. Benjamin Rotch, ancien membre du Parlement. Lorsque Susannah prononça en arrivant le nom de Lancester, on lui répondit qu’en effet un gentleman de ce nom était au château depuis deux jours. Susannah, joyeuse et impatiente, supplia les employés de la maison de l’introduire auprès de ce gentleman.

On lui ouvrit la grille d’un jardin ombreux où quelques hommes d’aspect tranquille et distingué se promenaient gravement.

— Attendez, milady, lui dit-on, le gentleman va venir avec ses gardiens.

Ce mot gardien a une consonance farouche et néfaste qui ne le cède qu’à celle du mot geôlier. L’imagination de Susannah vit tout de suite autour de son amant chargé de chaînes des hommes à mine terrible, — des gardiens.

Et pourtant le lieu ne prêtait point aux inventions sombres. Ces frais et calmes ombrages appelaient bien plutôt des idées de paix et de bonheur.

La belle fille s’assit sous un berceau et attendit. — En attendant, elle ne put s’empêcher d’écouter la conversation de trois ou quatre de ces hommes graves dont le maintien respectable l’avait frappée à son entrée dans le park.

L’un d’eux prétendait être Napoléon, l’autre Luther, le troisième la lune et le quatrième une momie d’Égypte, restée depuis deux mille ans dans un parfait état de conservation.

Ils étaient du reste fort courtois et cachaient soigneusement la pitié qu’ils avaient les uns pour les autres. — C’étaient des fous d’excellent ton.

La momie surtout avait évidemment fréquenté la cour.

Au bout de quelques minutes, Susannah vit s’avancer vers elle un vieillard d’apparence souffreteuse et méchante à la fois, dont les gestes saccadés et le regard stupide peignaient énergiquement la folie. À ses côtés étaient deux gentlemen de tournure éminemment fashionnable, qui soutenaient ses pas et le comblaient d’attentions toutes filiales.

Le vieillard était l’homme qu’attendait Susannah ; les gentlemen étaient des gardiens.

Nous disons la vérité pure, on rencontre à Almack bien des gentilshommes que le docteur Conolly[11] n’eût point agréés pour être gardiens dans sa maison de santé.

— Milady désire parler à milord ? dit l’un des deux gentlemen.

— Non, monsieur, non, répondit Susannah tristement ; — je croyais… ceci est le résultat d’une erreur.

Elle saluait pour se retirer, lorsqu’il arriva une chose étrange. Le comte de White-Manor avait tressailli faiblement au son de sa voix. Au moment où elle s’inclinait, il trompa par un bond subit la surveillance de ses gardiens et saisit le bras de la belle fille avec une extrême violence.

Les gardiens hésitèrent. Le cas était périlleux. Le moindre mouvement pouvait exalter la fureur du comte et mettre la vie de Susannah en danger.

Pendant qu’ils se glissaient doucement, essayant de se rapprocher du lord, celui-ci avait penché sen visage abruti jusque sur la charmante figure de Susannah et la considérait avidement.

— Non ! — non ! — non ! murmura-t-il par trois fois, je ne suis pas le père de l’enfant, madame !… Ah ! si Dieu m’eût donné un enfant, je crois que je serais devenu bon.

Il entendit derrière lui les pas de ses gardiens et se retourna vivement.

— N’approchez pas ! dit-il avec force.

Susannah avait dégoût et frayeur.

— Gilbert ! reprit le lord, qui eut un éclat de rire sinistre, — apporte la corde… la corde de chanvre… L’enfant ressemble au mendiant d’Irlandais… il n’est pas à moi !

Il fit mine de saisir un objet que lui présentait un être invisible, et passa deux ou trois fois sa main fermée autour du cou de Susannah, comme s’il y eût enroulé une corde.

Les autres fous, disséminés dans le jardin, commençaient à s’assembler pour examiner curieusement cette scène. Comme chacun d’entre eux était accompagné de plusieurs gardiens, il y avait foule.

— Voyez ! voyez ! dit le lord, comme elle est restée jeune et belle !… moi, je suis vieux… N’est-ce pas injuste ?… Il y a vingt ans qu’elle m’a trahi… Oh ! je m’en souviens bien… Mais y a-t-il vingt ans ou était-ce hier ?… Je ne sais… qu’importe !… vingt ans après comme le lendemain, la vengeance est bonne… Gentlemen ! qui d’entre vous veut m’acheter cette femme ?

Napoléon braqua sa main arrondie en longue-vue sur cette scène extraordinaire ; Luther en accusa le pape ; la lune menaça de se cacher sous un nuage, et la momie d’Égypte déclara que depuis deux mille ans elle n’avait rien vu de pareil.

Les deux gardiens de White-Manor le saisirent en ce moment.

Lorsqu’il sentit ses bras contenus par une force supérieure, il jeta sur la belle fille un regard envenimé de haine et dit :

— Ton enfant… Tu voudrais bien embrasser ton enfant, n’est-ce pas ?… Écoute ! Elle est morte !.. elle est morte !.. elle est morte !!..

Il prononça ces derniers mots avec un ricanement pénible, chancela entre les bras de ses gardiens et tomba, foudroyé par une attaque de son mal.

— Qu’on emporte cet homme ! dit l’empereur Napoléon en puisant le tabac historique dans la poche de son gilet.

Luther récita un psaume en langue vulgaire afin de narguer le saint-siége. La lune annonça qu’elle entrait dans son troisième quartier et la momie d’Égypte supplia qu’on la reconduisît aux pyramides.

Puis tous les quatre reprirent leur promenade en se disant que c’est chose fort attristante de rencontrer ainsi un fou sur son chemin.

Susannah était restée à la même place, frappée d’une sorte de stupeur. Elle savait que cet homme était un fou ; pourtant, sa vue et ses paroles avaient produit sur elle une impression qu’elle essayait en vain de chasser…


XXIX


LE CABANON.


Susannah fut quelque temps avant de se remettre du choc subi dans les jardins de Denham-Park. — Elle avait achevé sa tournée. Lorsqu’elle revit Londres, son absence durait depuis trois jours.

À Londres, elle commença sans retard de nouvelles recherches. Elle vit Saint-Lukes, le pauvre hospice d’Old-Street, Bethnal-Green, réceptacle immonde où s’entassent les aliénés qui n’ont point de ressources, horrible lieu s’il en fut, et rendu plus horrible peut-être par la gaîté intempestive et contre nature de son directeur. Ce brave homme, au milieu des affreuses misères qui l’entourent, semble être le plus heureux gentleman des Trois-Royaumes. Il plaisante, il rit, il confectionne de déplorables jeux de mots et donne complet gain de cause à ceux qui prétendent que la gaîté des Anglais est mille fois plus odieuse encore que leur tristesse.

Enfin, Susannah visita Bethlem-Hospital (Bedlam). On lui montra des centaines d’insensés, mais on lui déclara que nul ne pouvait être admis à voir les aliénés au secret.

Les aliénés au secret ! Chacun sait que l’Angleterre est un pays très libre. Mais que vous semble cette alliance de mots : aliénés au secret ? — On prétend que Bedlam, hospice pour moitié, pour moitié prison, sert d’oubliettes au cabinet de Saint-James. De fait, il faut bien qu’il y ait quelque chose sous cette énormité : des aliénés au secret !

Ce doit être, en vérité, une horrible captivité : comment traduire ces mots : aliénés au secret, autrement que gens sains d’esprit, séquestrés sous prétexte de folie ? Une fois l’idée sur cette voie, l’imagination s’effraie et refuse de se figurer les détails d’un supplice moral long, incessant, implacable, et que les langues humaines n’ont point de mots pour décrire.

Susannah sortit, persuadée que Brian de Lancester était sous les verrous de Bedlam.

Elle ne se trompait point. Lancester avait été conduit à Bedlam sur la requête de son frère, ou plutôt sur la requête signée par Tyrrel. La couleur politique qu’on n’avait point manqué de donner à son arrestation et le mystère qui continua de couvrir durant les jours suivants, faute de gens intéressés à soulever le voile, le prétendu acte d’agression contre la jeune héritière de la couronne, furent cause qu’on remplit à la lettre les instructions de White-Manor et de Tyrrel. Brian fut traité en criminel d’État qu’on ne veut point juger et dont on veut se défaire, ou tout au moins qu’on veut ensevelir dans l’oubli.

Qu’on nous permette de constater, en passant, combien est élastique et précieuse cette accusation de folie, jetée ainsi à l’improviste à la tête d’un homme réputé dangereux, pour quelque cause que ce soit. Si nous nous taisions à ce sujet, on pourrait croire que, comptant outre mesure sur la crédulité du lecteur, nous avons prétendu transporter dans Londres moderne les oubliettes du moyen-âge, ou tout au moins la Bastille française, — telle que la dépeignent les beaux-esprits de taverne et de comptoir. Mon Dieu, non ! nous ne disputons nullement à l’Angleterre ses libertés tant vantées ; seulement, nous affirmons qu’il est à Bedlam plus d’un malheureux qui demande avec larmes Newgate, — la déportation, — l’échafaud !

Mais cela n’attaque aucune des libertés anglaises. Ces malheureux sont suppliciés de la façon la plus constitutionnelle.

Ils sont fous, légalement fous. Un docteur les a déclarés fous ; un jury d’enquête a constaté leur folie. Leur folie est chose démontrée aussi rigoureusement qu’une proposition géométrique.

Or, cependant, il se trouve qu’ils ne sont pas fous.

Comment cela ? — Hélas ! quel est le cerveau bien organisé où une idée chère, approfondie, choyée ne domine pas toutes les autres idées ? C’est l’endroit sensible. De ce côté, l’intelligence s’exalte au moindre choc, l’esprit se passionne, la tête s’échauffe et se monte…

Pour un comité d’enquête, la sagesse c’est le sang-froid. — Si le hasard ou la perfidie porte l’interrogatoire sur ce terrain, la cause est jugée.

Tyrrel avait fait en sorte que l’interrogatoire de Brian de Lancester roulât sur le droit d’aînesse, et Brian, placé en face de gens prévenus, avait dû passer pour maniaque au premier chef.

Et en effet, ne s’était-il pas avisé de dire que le droit d’aînesse est une institution oppressive, barbare, dénaturée ? N’avait-il pas été jusqu’à prétendre que cette coutume immorale, et fondée sur les grossiers rudiments d’une politique à l’état d’enfance, doit amener, dans un temps donné, la désorganisation de la famille et la ruine de cette même aristocratie dont elle semble étayer si énergiquement les privilèges ?

Folie ! folie complète, incurable et du plus bizarre acabit ! manie plus étrange que de se croire Napoléon ou la lune !…

Ce fut l’avis du comité d’enquête.

Susannah ne savait rien de tout cela. Lorsqu’elle revint à Barnvood-House, après quatre jours d’absence, lady Ophelia l’embrassa les larmes aux yeux.

— J’ai fait ce que j’ai pu, chère Susannah, lui dit-elle. Dès qu’il m’a été possible de sortir, j’ai pris des renseignements, et je l’ai trouvé…

— Où est-il ? demanda la belle fille.

— À Bedlam… Mais le difficile n’était pas de le trouver… Je n’ose vous dire cela, chère lady… M. de Lantures-Luces ne nous avait point trompées… Il est à Bedlam sous la double accusation de folie et de crime d’état…

— Mais, interrompit Susannah, on n’aura pas de peine à prouver…

Elle s’arrêta, découragée par un regard d’Ophelia.

— Tout se fait à la requête du comte de White-Manor, dit cette dernière, — et le comte est puissant.

— Mais le comte est fou ! s’écria Susannah.

— C’était un faux bruit, assure-t-on…

— C’était un bruit fondé, milady ! J’ai vu le comte de White-Manor à Denham-Park, et le hasard m’a rendu témoin de l’un de ses effrayants accès.

Ophelia appuya sa jolie tête sur sa main et devint pensive. Susannah la regardait avidement, cherchant une lueur d’espoir sur ces traits délicats et fins, dont la souffrance n’avait pu déranger l’exquise harmonie.

— Brian est l’héritier de la pairie, murmura enfin la comtesse.

C’était un anneau détaché de la chaîne de ses réflexions. — Elle se leva sans ajouter une seule parole et se mit à son secrétaire pour écrire. Mais à peine eut-elle tracé deux ou trois lignes, qu’elle jeta la plume et repoussa le papier.

— Non, non, dit-elle ; il faut que je la voie moi-même… Brian est l’héritier de la pairie, et peut-être…

— Par pitié, chère lady, interrompit Susannah, donnez-moi ma part de vos espoirs.

Ophélie lui prit les deux mains et la baisa au front en souriant.

— Vous ne connaissez pas encore assez notre monde pour me comprendre, chère belle, répliqua-t-elle avec une sorte de gaîté : — l’héritier d’un lord qui se porte bien est un assez mince personnage ; mais quand le lord tombe malade, on compte avec son héritier…

Tout en parlant, elle jetait rapidement sur ses épaules une élégante écharpe et disposait ses cheveux sous son chapeau sans le secours de sa femme de chambre.

— Lady Jane B…, reprit-elle, m’a refusé son appui ce matin, mais Sa Seigneurie ne savait pas que le comte de White-Manor est fou…

— Et que peut une femme en tout ceci, Ophélie ?

— Une femme, chère belle ! lady Jane n’est pas une femme, c’est un whig… Elle a l’oreille du lord président du conseil des ministres et le cœur de S. A. R. le duc de…. Si je puis persuader à lady Jane que M. de Lancester votera avec le cabinet, la victoire est à nous.

— Oh ! tâchez ! tâchez, chère lady ! s’écria Susannah à qui cette explication n’apprenait rien du tout.

Ophelia ouvrit la porte pour sortir.

— Ma voiture est tout attelée, dit-elle ; prenez patience, Susannah. Dans une demi-heure je serai de retour.

Une minute après, la comtesse s’asseyait sur les moelleux coussins de son équipage.

Pendant que ses chevaux allongeaient sur le pavé sourd des larges rues du West-End ce trot choisi, national, inimitable, qui est l’orgueil des hôtes de nos écuries, quadrupèdes et sportmen, la charmante lady combinait son plan d’ambassade. Elle savait merveilleusement le monde ; elle était spirituelle et adroite autant que put l’être jamais fille d’Ève, et elle tenait par un petit coin l’intérêt des gens qu’elle allait solliciter.

La pauvre Susannah attendait. Oh ! que cette demi-heure lui sembla longue ! elle se rappelait minutieusement les moindres gestes, les moindres paroles de la comtesse ; tantôt un flux d’espoir montait à son cœur et la rendait heureuse, tantôt un découragement profond venait prostrer son âme. Elle se souvenait d’avoir vu des larmes dans les yeux de lady Ophelia, et ce souvenir lui était toute une révélation du sort de Brian. Elle avait deviné qu’on avait refermé sur lui la porte de Bedlam, comme on laisse retomber le marbre sur un cercueil.

Lady Ophelia la trouva agenouillée sur le tapis, les mains jointes et le visage baigné de larmes.

— Victoire ! s’écria-t-elle, en se jetant à son cou. La voix d’un lord ne saurait s’acheter trop cher… Victoire, chère belle !

Susannah demeura un instant comme étourdie de son bonheur. Puis elle pressa la main de lady Ophelia sur sa bouche, ne trouvant point de mots pour exprimer l’élan passionné de sa reconnaissance.

— Maintenant, c’est à vous d’agir, Susannah, reprit la comtesse en lui rendant gaîment ses caresses ; — il faut porter cette lettre au médecin en chef de Bedlam… C’est une prière du premier lord du conseil privé… Une prière de Sa Grâce vaut quelque chose de plus qu’un ordre… C’est la liberté de M. de Lancester.

— Sa liberté ! répéta Susannah enjoignant les mains ; — oh ! donnez, donnez bien vite.

Il y avait en ce moment à Bedlam, dans l’un des salons du corps-de-logis affecté à l’administration, trois graves gentlemen assemblés.

L’un d’eux, le docteur Bluntdull, alors médecin en chef de Bedlam, arrivait à la conclusion d’un très long discours, et disait :

— En cet état, messieurs et chers confrères, la folie de l’honorable gentleman me paraît être prouvée au delà du nécessaire, soit par les thèses extravagantes qu’il a soutenues dans ses interrogatoires, soit par l’acte inouï auquel l’a poussé le dérangement de ses facultés. Je ne crois pas devoir prendre la peine de résumer l’un après l’autre mes principaux arguments…

— Non, non, monsieur, interrompirent précipitamment les deux autres gentlemen.

— Et, finalement, en présence de ces symptômes impossibles à méconnaître, en présence de cette aliénation mentale manifeste, et sortant pour ainsi dire par tous les pores de l’Honorable Brian de Lancester, je conclus…

— Une lettre pressée pour monsieur le docteur, dit en ce moment un gardien qui entr’ouvrit la porte.

— Fort bien !… Je conclus, disais-je…

— Il y a une lady qui attend la réponse dans le parloir, interrompit encore le gardien.

— Très bien !… Je conclus, disais-je donc…

— La lettre porte le sceau du conseil privé, ajouta le gardien qui entra tout à fait.

— Ah !… ah ! bah ! dit M. Bluntdull ; — le sceau du conseil… Vous permettez, messieurs… Je vais conclure à l’instant.

M. Bluntdull ouvrit la lettre et braqua son binocle sur les quatre lignes qu’elle contenait. Tandis qu’il lisait, son visage n’exprimait rien du tout. C’était la manière d’être habituelle du visage de ce savant homme.

— Ah !… ah ! bah ! murmura-t-il quand il eut terminé… Peter, dites à cette lady que je lui offre mes compliments respectueux et que je suis dans une minute aux ordres de Sa Seigneurie… — Pour en revenir, messieurs, me fondant sur les motifs énoncés ci-dessus, je conclus à ce que notre rapport déclare que si jamais homme eut le plein et complet usage de toutes ses facultés, c’est le très Honorable Brian de Lancester.

Les deux autres médecins firent un bond sur leurs sièges.

— Mais vous disiez… commença l’un d’eux.

— Nous devions croire… voulut ajouter l’autre.

M. Bluntdull se leva et arrêta d’un geste la discussion.

— C’est mon avis, prononça-t-il avec emphase en frappant involontairement la lettre ouverte du revers de sa main.

Les deux médecins regardèrent la lettre, puis se regardèrent. C’étaient des praticiens nécessiteux qui gravitaient, satellites modestes, dans l’orbite dont M. Bluntdull était l’astre principal.

— Je vois, reprit ce dernier, que nous nous entendons à merveille… Rédigez le rapport, messieurs, dans ce sens, je vous prie… Pendant cela, je vais prendre sur moi d’ouvrir les portes de l’hospice à l’Honorable Brian de Lancester…

— Quoi ! si tôt que cela ! murmura l’un des médecins.

— Monsieur, répondit doctoralement Bluntdull, il n’est jamais trop tôt quand il s’agit de rendre à la société un membre distingué à tous égards et fait pour être son plus bel ornement.

Il sortit. — Les deux médecins subalternes se regardèrent de nouveau, hochèrent la tête en chœur et unirent leurs lumières pour rédiger le rapport.

Que ne peut une prière, timbrée du sceau du conseil, sur l’âme sensible d’un comité médical d’enquête !…

Brian de Lancester était depuis trois jours dans l’un de ces cabanons grillés où l’on enferme les fous furieux, — les fous agités, comme cela se dit à Bedlam. Il était littéralement chargé de liens. Chacun de ses membres adhérait étroitement aux parties correspondantes d’un meuble massif et de forme bizarre, qui porte le nom de chaise de force, et qui, avec son poids énorme et son système compliqué de courroies, défierait les forces d’un Hercule.

Ce que Brian avait souffert durant ces trois longs jours, il faudrait des volumes pour le décrire.

À sa droite, à sa gauche, il y avait des cabanons semblables au sien. Dans ces cages, rugissaient horriblement, nuit et jour, des bêtes furieuses, de ces fous comme on en trouve peut-être par tous pays, mais qui abondent dans les asiles d’Angleterre, créatures qui n’ont plus rien d’humain, brutes dont la bouche écume, dont la gorge râle, et dont l’œil sanglant roule, fouetté par la rage, comme s’il allait s’élancer hors de son orbite enflammée, damnés qui se tordent en hurlant et donnent dès ici-bas une idée de l’enfer…

On dit qu’Oxford, l’assassin de la reine Victoria, enfermé par grâce à Bedlam. est devenu fou au bout de deux semaines.

Brian de Lancester était une nature énergique, mais exaltée. Ce supplice atroce aurait, à coup sûr, produit sur lui le même résultat. Sa forte volonté l’avait néanmoins soutenu durant ces trois jours de tortures. Il n’était point abattu. Tel nous l’avons vu pendant le cours de ce récif, tel nous l’aurions retrouvé dans son cabanon de Bedlam. Seulement, l’effort qu’il avait fait pour ne point faiblir dans la lutte se lisait sur son visage amaigri et couvert de pâleur, et son œil avait pris, parmi sa sombre expression de résolution désespérée, quelque chose de hagard.

Susannah lui apparut, au sein de son ineffable misère, comme une radieuse vision. Il crut rêver d’abord et ferma les yeux pour garder quelques secondes de plus une illusion chère. — Il ne fallut rien moins que la voix positivement terrestre et peu angélique du docteur Bluntdull pour le rappeler au sentiment de la réalité.

Le docteur, en effet, ne croyant pouvoir trop faire après la lettre du ministre, avait introduit lui-même Susannah dans la cellule.

— Votre serviteur, milord, votre serviteur, dit-il ; — hum ! voici, je pense, une fâcheuse histoire… Après cela, — n’est-ce pas ? — hum ! trois fois vingt-quatre heures ne font pas un siècle ?

Lorsque Brian ouvrit les yeux, il vit Susannah agenouillée auprès de lui et qui tâchait en vain de dénouer les courroies de la chaise de force.

— Ne prenez pas cette peine, milady, poursuivit le docteur ; — on va défaire l’appareil.

On défit l’appareil.

Brian se mit sur ses pieds et frémit comme un lion captif qui revoit le désert et secoue sa crinière au vent libre des solitudes.

Il redressa sa taille ; ses yeux brillèrent ; sa bouche eut un sourire que ni plume, ni pinceau ne saurait retracer.

Puis il prit la main de Susannah qui tenait l’ordre d’exeat et l’entraîna sans mot dire.

— Ah !… ah ! bah ! grommela M. Bluntdull, il aurait pu me remercier.

La voiture qui portait Susannah et Brian roulait dans la direction du West-End. Brian regardait Susannah en silence et avec des yeux ravis.

— Merci, dit-il en prenant sa main, sur laquelle il mit un long baiser ; — merci, mon ange sauveur !

— Que vous avez dû souffrir, Brian ! murmura la belle fille ; et c’est moi qui suis cause…

Lancester fronça le sourcil.

— C’est vrai, répliqua-t-il à voix basse.

— Ce sont donc bien eux qui vous ont jeté dans ce cachot ?

— Ce sont eux… eux et milord mon frère… mais me voilà libre, et j’ai un moyen de m’acquitter envers vous, ma Susannah… Il est une chose que votre noble cœur souhaite par dessus tout en ce monde…

— Quoi ! dit la belle fille en pâlissant ; sauriez-vous ?…

Elle s’arrêta, et balbutia d’une voix à peine intelligible :

— Ma mère !…

Brian souleva sa main qu’il tenait serrée entre les siennes, et lui en ferma la bouche en se jouant. Il souriait et se sentait heureux d’entendre ce mot si tôt venu et qui lui donnait à voir toute la belle âme de Susannah.

Mais cette joie passa comme un éclair.

— Ne m’interrogez pas, répliqua-t-il, et dites-moi quelle retraite a choisie l’homme que vous appelez Tyrrel l’Aveugle ?

— Oh ! milord, s’écria Susannah tremblante, au nom de Dieu ! n’affrontez plus sa colère !

— Sa colère ne peut plus rien contre moi, milady, et il faut que je le voie.

Susannah hésita.

— Il faut que je le voie, reprit Brian, sur-le-champ.

Ceci fut dit d’un ton si grave, que la belle fille n’osa plus résister. Elle indiqua la demeure du docteur Moore.

Brian mit aussitôt la tête à la portière et ordonna au cocher de se rendre au no 10 de Wimpole-Street.

— Milady, je vous prie de m’attendre ici, dit-il au moment où la voiture s’arrêtait ; — je vais bientôt revenir… Si je ne revenais pas…

Il s’interrompit et reprit presque aussitôt :

— Veuillez consulter votre montre… Si je ne revenais pas dans une demi-heure, vous vous feriez conduire au bureau de police de High-Street et vous prieriez le magistrat de venir constater un meurtre.

— Oh ! milord ! miiord ! ayez pitié de moi, s’écria Susannah.

Brian ne répondit pas et descendit sur le trottoir ; l’instant d’après, il franchissait désarmé le seuil de la maison du docteur.

Ce fut l’aide-pharmacien Rowley qui l’introduisit. Rowley, comme on le pense bien, n’ouvrit point du premier coup la porte du sanctuaire. Il examina le nouveau-venu dans tous les sens, et prononça sur divers tons le fameux ta ta ta ta ! avant de se déterminer. Mais les trois jours passés à Bedlam avaient mis sur le visage de Brian des signes de souffrance si peu équivoques, que Rowley vit en lui un client et un client très pressé.

— J’ai l’honneur de vous engager à vous asseoir, monsieur, dit-il avec beaucoup d’amabilité ; — je vais prévenir le docteur.

— C’est inutile, répliqua Brian qui prit un siège.

Rowiey, qui était déjà à moitié chemin de la porte, fit une pirouette sur ses talons démesurément saillants, et se remit à examiner sans façon ce client extraordinaire qui disait : c’est inutile, lorsqu’on lui parlait de faire venir le docteur.

Le résultat matériel de cet examen fut un ta ta ta ta ! énergique, accompagné d’un grattement d’oreille singulièrement significatif.

— Monsieur est peut-être un membre de Royal-Collège ? dit-il ensuite avec une légère amertume : — nous en voyons tous les jours de nouveaux… Ta ta !… j’ai l’honneur de vous demander ce qu’il y a pour votre service ?

— Dites à maître Tyrrel, répondit Brian, qu’un gentleman désire lui parler en particulier.

— Maître Tyrrel, répéta Rowley, maître Tyrrel… connais pas.

— Maître Spencer, si mieux vous aimez.

— Je connais beaucoup de Spencer, monsieur… Il y en a un qui s’est établi l’an dernier pharmacien dans Ludgate Hill… mais…

— Je suis pressé, monsieur ! interrompit Brian. Quel que soit le nom sous lequel se cache cet homme, Tyrrel, Spencer ou Edmund Makensie, je veux…

— Et que lui voulez-vous, s’il vous plaît, gentleman ? dit la voix de Tyrrel qui passait en ce moment le seuil.

Brian se retourna. — Tyrrel ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il recula de trois pas et changea de couleur.

— Ah !… fit-il seulement dans sa stupéfaction profonde.

Puis il ajouta entre ses dents :

— Décidément, le diable s’en mêle !

Ceci se rapportait à une série de déboires éprouvés depuis peu par Tyrrel ; la fuite de Susannah et de Clary qu’il s’était chargé de garder, la triste issue du complot contre la Banque, etc., etc. — Tyrrel était en veine de malheur.

— Nous avons un long compte à régler ensemble, maître Ismaïl, lui dit Brian.

Le juif, faisant effort pour se remettre, s’avança lentement et chassa Rowley d’un geste.

— Les comptes les plus longs finissent par se débrouiller, milord, répondit-il, quand on sait s’y prendre comme il faut… Que réclamez-vous de moi ?

— Je veux savoir le nom du père de Susannah, d’abord.

— Et ensuite ?

— Ce nom, d’abord, vous dis-je ! prononça impérieusement Lancester.

— Moi, je vous disais : ensuite ? répartit le juif qui poussa du pied un fauteuil en face de Brian et s’y assit, — parce qu’il m’en coûtait d’entamer l’entrevue par un refus… Je ne veux pas vous dire le nom du père de Susannah.

— Prenez garde, Ismaïl !…

Le juif haussa les épaules avec cet air provoquant des gens qui veulent tâter le terrain et savoir les ressources de leur adversaire.

— Eh ! milord, vous vous moquez, dit-il ; — prendre garde ! Je passe ma vie à prendre garde. La prudence est la première condition du commerce que je fais… Mais vous, n’avez-vous point songé à prendre garde, lorsque vous avez passé le seuil de cette maison ?

— Si fait, répondit simplement Brian.

Tyrrel attendit durant quelques secondes, espérant que Lancester allait s’expliquer ; mais Lancester garda le silence, ce qui porta le juif à réfléchir.

— Milord, reprit-il après une pause, vous me demandez là un secret qui est à vendre.

— Je ne refuse pas de le payer, dit Brian.

— C’est que vous êtes bien pauvre, milord ! ajouta Tyrrel en souriant ; plus pauvre que vous ne pensez… La main qui s’ouvrait dans l’ombre pour mettre tous les mois cent guinées à votre disposition, est aujourd’hui la main d’un pauvre prisonnier…

— Vous sauriez !… s’écria vivement Lancester.

— Ce secret-là n’est pas à vendre, milord, interrompit Tyrrel avec gravité ; — donc, continua-t-il, vous voilà nu comme un mendiant… Mais, d’un autre côté, il y a une fortune de prince suspendue au dessus de votre tête… suspendue par un cheveu… Ne prenez pas la peine de m’interroger avec menace comme c’est l’intention de Votre Seigneurie : il me plaît de m’expliquer clairement sur ce point… White-Manor est épileptique et fou.

— Milord mon frère serait fou ! dit Brian dont la voix exprimait une tristesse non feinte.

Tyrrel éclata de rire.

— On dirait que vous n’avez pas fait de votre mieux pour amener ce résultat ! répliqua-t-il avec raillerie. Brian courba la tête, non pas sous le sarcasme de ce misérable, mais sous le reproche de sa conscience.

— Si vous voulez, reprit le juif, je vous dirai en détail de quoi se meurt Godfrey de Lancester, qui était à Denham-Park pendant qu’on vous gardait à Bedlam… Figurez-vous que le pauvre comte a une drôle de folie. Il croit vous voir sans cesse, — et cela le tue.

— Assez ! prononça tout bas Brian.

— Oui, oui, c’est assez ! continua le juif en feignant de se méprendre ; — on mourrait à moins, en vérité !… Ah ! Votre Seigneurie a bien mené son duel avec le comte !…

— Assez, te dis-je ! s’écria Lancester avec violence. Je suis venu pour savoir le nom du père de Susannah ; je le saurai degré ou de force.

— Il y a comme cela bien des choses que je voudrais savoir et qu’on ne me dit pas, répliqua froidement Tyrrel ; — par exemple, je serais excessivement curieux d’apprendre quelle est la puissante fée qui vous a ouvert les portes de Bedlam ?…

Lancester se leva.

— Maître Ismaïl, dit-il en tâchant de garder son calme, — on ne gagne pas deux fois, croyez-moi, la partie que vous avez jouée contre le gibet jadis.

— C’est mon avis, milord.

— Je vous donne ma parole de nobleman, reprit Brian, que si vous ne m’apprenez pas le nom du père de Susannah, je me rends chez le magistrat en sortant d’ici, et que…

— Votre menace pèche par sa base, milord, car il n’est pas très certain que je vous laisse sortir d’ici !

— Alors, maître Ismaïl, préparez votre antidote contre la corde. J’ai prévu le cas.

Tyrrel couvrit soudainement son visage de ce masque bénin et bonhomme que nous lui avons vu au commencement de ce récit. Ses yeux brillants s’éteignirent et se fixèrent, mornes, dans le vide, comme des yeux d’aveugle.

— Votre Seigneurie, dit-il humblement, vient de remporter une facile victoire sur un pauvre homme… qu’elle daigne se rasseoir… Je suis entièrement à ses ordres et prêt à lui apprendre ce qu’elle désire si ardemment savoir.

Brian se rassit.

Tyrrel le regarda un instant d’un air soumis. Puis ses prunelles s’allumèrent graduellement jusqu’à prendre cet éclat réellement diabolique sous lequel tremblait jadis la pauvre Susannah. En même temps sa lèvre mince se relevait en un sourire amer et cruel.

— C’est vous qui êtes cause que j’ai été pendu, milord, dit-il d’une voix brève et stridente, qui, frappant inopinément l’oreille de Lancester, donna un tressaillement à ses nerfs. — Sans vous, il y a long-temps que je serais riche à millions… Susannah était ma fortune : vous m’avez volé Susannah !… Vous avez pris de triomphantes précautions, je pense, pour vous mettre à l’abri de mon poignard… Eh ! milord, bien fou serais-je si je vous tuais autrement que selon votre fantaisie… Vous venez chercher un nom ; j’ai refusé de vous le dire d’abord, pour jouer avec votre angoisse, pour me railler un peu de cette lutte naïve que l’espoir livre en vous à la crainte… Car ce nom, milord, il y a bien des jours que vous l’avez deviné !

Brian, pâle comme un spectre, avait le front couvert de sueur et haletait.

— Sur mon honneur, balbutia-t-il, — non, je ne puis croire… non !

— Vous mentez, nobleman, reprit Tyrrel avec une joie hideuse ; — ce nom, je n’ai même pas besoin de le prononcer… votre conscience vous le crie… Eh bien ! vous ne vous trompez pas. Il est son père, milord, elle est sa fille, et vous ne serez jamais son époux.

Brian poussa un gémissement étouffé, puis, se levant avec effort, il se dirigea en chancelant vers la porte, tandis que Tyrrel lui jetait avec un ricanement haineux ces dernières paroles :

— Il y aurait pourtant moyen d’arranger tout cela, milord ; — devenez mon frère en religion… La loi de Moïse bénit ces sortes de mariages…

Brian pressa le pas et s’enfuit. — Il ouvrit la portière de la voiture, mais il n’y monta pas. Susannah, qui s’apprêtait à le recevoir, joyeuse, jeta un cri de terreur à la vue de ses traits bouleversés.

— Milady, murmura-t-il d’une voix brisée ; — Susannah !… Allez… je ne puis vous suivre en ce moment… Adieu !

Il fit un signe au cocher qui se penchait pour demander ses ordres. La voiture partit.

Brian demeura un instant immobile, cloué au sol ; — puis on le vit s’éloigner, jeté tantôt à droite, tantôt à gauche par le flot des passants…

Le soir, Susannah reçut une lettre qui contenait seulement ces mots, avec la signature de Brian :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. Oubliez que nous eussions pu être heureux. De loin, moi, je veillerai sur vous, et vous aurez une consolation, car je vous rendrai votre mère. »

Susannah lut à travers ses larmes, et tomba, navrée, entre les bras de la comtesse.


XXX


LE VERDICT.


Nous laissons passer six semaines et nous nous retrouvons au mois de février 183.. — C’est vers cette époque que le Londres aristocratique s’anime. Les fenêtres des somptueux hôtels du West-End s’ouvrent, donnant passage à la fois aux regards des oisifs et à l’air extérieur qui va renouveler l’atmosphère des salons, clos durant les trois quarts de l’année. Les équipages sont déjà plus nombreux au Park ; on parle de l’arrivée de Duprez, des débuts de Carlotta Grisi ou des Elssler. English-Opera-House s’agite et se pare pour recevoir tous ces brillants talents que la France et l’Europe prêtent pendant quelques mois, chaque printemps, à notre sol infécond pour l’art. — La saison va commencer.

La saison, c’est Almack, c’est la cour, ce sont les soirées étouffantes des théâtres, les lectures pédantes, les promenades à Hyde-Park, cette foire des équipages, la plus magnifique qui soit au monde ; ce sont les courses, les joutes ruineuses des tripots ; c’est le faste qui lutte contre le spleen, c’est le bruit qui se prend corps à corps avec l’ennui.

La saison, c’est encore pour la noblesse et le gentry anglais, si orgueilleusement prodigues à l’extérieur et si honteusement ladres dans les détails domestiques, le moment douloureux où l’on dépense en quelques semaines les trois quarts et demi du revenu annuel, — où l’on jette l’or par la fenêtre pour paraître, quitte à pousser jusqu’à ses plus fabuleuses limites la lésine du foyer pendant les longs mois qu’on doit passer à la campagne.

Tel gentleman, nous le savons, donne libéralement une guinée au groom du manoir où il s’est reposé quelques heures, qui se dispute avec son propre laquais pendant une demi-journée pour un shelling ; telle lady ajoute une banknote de cinq livres aux honoraires de sa modiste, qui rogne les modestes appointements de sa femme de chambre et la met à l’hôpital en cas de maladie…

La cour d’assise du Middlesex tenait ses séances depuis une semaine environ dans Old-Bailey.

Il était onze heures du matin. Une foule immense se pressait aux abords de la cour de justice ; jamais la curiosité publique n’avait été plus vivement excitée. Les policemen avaient peine à défendre les issues du prétoire, dont les places réservées se vendaient jusqu’à dix livres sterling.

C’est qu’il s’agissait d’un procès de toute beauté. Les journaux avaient donné à l’affaire un retentissement gigantesque, dont elle était, digne à coup sûr.

Le beau, le brillant, le fameux marquis de Rio-Santo s’asseyait depuis deux jours sur la sellette des criminels.

C’est une justice à rendre à notre fashion de dire qu’il n’abandonne point volontiers ceux de ses membres qui tombent sous le coup de la loi. Bien au contraire, nous sommes autorisés à penser que nos charmantes ladies ont un faible pour les héros de cour d’assises. Ceci est une conséquence directe de leur amour immodéré des eccentricities de tous genres. Et, au fait, notre philosophie politique étant ce qu’elle est, nous demandons quelle différence logique on peut établir entre un héros et un voleur. — Le missionnaire dont certains de nos journaux hurlent les louanges au moment où nous terminons ces pages, M. Pritchard, l’apôtre-Figaro de Taïti, n’est-il pas sur la grand’route qui mène à notre Panthéon ?

Lords et belles dames faisaient donc rush ici tout comme les petites marchandes de Poultry et les redoutables femelles des watermen. C’était une mêlée épouvantable, et nous eussions eu beaucoup de peine à distinguer dans la foule nos amis et connaissances. — Néanmoins, à force de chercher, le visage évaporé du petit Français Lantures-Luces aurait frappé nos regards, auprès du profil équestre de lord John Tantivy. — Un peu plus loin, huit chapeaux de paille ornés de rubans extraordinaires recelaient les huit chefs de nos aimables commères de Finch-Lane, mistress Dodd, mistress Bull, mistress Crosscairn et autres dont nous avons oublié les noms harmonieux. Ces huit recommandables personnes venaient de prendre le thé chez mistress Bloomberry, laquelle était bien triste, parce qu’elle n’avait pu vaincre la froideur du beau capitaine Paddy O’Chrane. Nonobstant sa tristesse, mistress Bloomberry jouait de la langue aussi énergiquement que ses compagnes, et nous avons un vif regret de passer sous silence les choses remarquables qui furent dites en cette circonstance par ces fleurs de la Cité de Londres.

Tout auprès de la porte d’entrée il y avait une femme vêtue de deuil, dont le visage se cachait derrière un voile noir épais.

La foule roulait comme une mer et grondait davantage. C’était un odieux concert de voix glapissantes et gutturales, prononçant les mots chargés de consonnes de la langue anglaise, et parcourant dans tous les sens les notes déchirantes et fausses de notre mélopée familière.

Vers onze heures et un quart, les constables, soutenus par quelques policemen, ouvrirent un passage à la voiture de l’accusé.

Les dix mille spectateurs se guindèrent sur leurs pointes et ne virent rien du tout.

M. le marquis de Rio-Santo, portant sur son noble visage un air de distraction et d’indifférence, descendit au seuil d’Old-Bailey.

En ce moment la femme vêtue de noir souleva son voile et découvrit les traits pâlis de lady Ophelia, comtesse de Derby. Les yeux du marquis se tournèrent vers elle par hasard, et dès qu’il l’eut aperçue l’expression de sa physionomie changea complètement. Tout ce qu’il peut y avoir de plus tendre dans le respect, de plus affectueux dans la reconnaissance vint animer son regard, qui caressa un instant avec amour le front baissé de lady Ophelia. C’était un remerciement muet, mais éloquent, où il y avait de l’admiration émue et le témoignage d’une ardente gratitude.

Ophélie laissa retomber son voile, mais pas assez vite pour cacher un mélancolique sourire, traversé par deux larmes silencieuses qui roulèrent lentement sur sa joue.

Nous qui l’avons vue, brillante et fière, passer, au bruit des compliments adulateurs et des mondaines flatteries, parmi la foule envieuse de ses rivales vaincues, nous aurions eu grand’peine à la reconnaître ce jour-là, seule, les pieds sur le sordide pavé d’Old-Bailey, et tenant sa place aux premiers rangs de la cohue brutale qui guettait l’arrivée de l’accusé. Elle était si changée d’ailleurs ! Il y avait dans ses yeux fatigués de pleurer tant de découragement et d’angoisse !

Oh ! le marquis avait raison de remercier et d’admirer. Cette femme qu’il avait délaissée aux jours du bonheur venait de lui donner tout ce qui lui restait ici-bas. Elle avait déchiré pour lui le voile mystérieux où s’enveloppait jusque alors sa faiblesse ; elle avait montré à tous son amour et ses larmes, bravant ainsi, bravant sans remords ni regret l’implacable vengeance d’un monde qui ne sait point pardonner une faute avouée, parce qu’il épuise son indulgence à fêter le vice hypocrite. Elle avait, dans le zèle hardi de son dévoûment, lassé la patience des juges ; elle s’était jetée aux pieds des ministres ; elle avait pleuré, humiliant chaque jour sa superbe de grande dame ; elle avait prié, à genoux devant ses rivales.

Et partout repoussée, couverte partout de mépris impitoyables, elle s’était redressée, forte sous les dédains. Sa pauvre âme, saturée d’amertume, n’avait point fléchi dans sa tâche. Patiente devant le sarcasme, humble devant l’insulte, elle avait répondu à tous les outrages : — Pitié pour lui, pitié pour lui !

En ce moment sans doute, sa présence en un tel lieu eût été un précieux sujet de récréation pour Tantivy et ses amis qui hennissaient, pour tuer le temps, des plaisanteries de mauvais goût ; et peut-être l’excès de souffrance de la pauvre Ophélie eût fini par attirer l’attention de la foule, si une femme qu’elle ne connaissait point ne lui eût offert son aide. La comtesse, en effet, à l’instant où Rio-Santo franchissait pour la dernière fois le seuil d’Old-Bailey, sentit son cœur défaillir et chancela sur ses jambes subitement engourdies. — Un bras se glissa autour de sa taille et la soutint doucement.

Ophélie se retourna ; celle qui lui portait secours était une femme de grande et riche taille, vêtue de deuil comme elle et comme elle voilée.

Cette femme, soutenant toujours Ophélie, perça la foule et gagna l’une des rues adjacentes.

— Que Dieu vous récompense, milady ! murmura-t-elle alors en mettant un flacon de sels sous les narines de la comtesse ; j’aurais bien voulu faire ce que vous avez fait… mais je ne suis qu’une pauvre femme et vous êtes une noble lady… Que Dieu vous récompense !

— Qui êtes-vous ? demanda la comtesse.

— Je me nomme Fanny Bertram, répondit la femme voilée ; — je l’ai aimé comme vous l’aimez… Vous verrez, vous aussi, qu’on ne peut point l’oublier !… Et je sais que vous avez prié pour lui, pleuré pour lui… Merci, merci madame, et soyez bénie !

Fanny Bertram toucha de ses lèvres la main de la comtesse et se perdit dans la foule.

M. le marquis de Rio-Santo était devant ses juges. On supposait que cette séance terminerait les débats et amènerait le verdict du jury.

Le principal témoin, Angus Mac-Farlane, du château de Crewe, manquait au procès. Toutes les recherches pour le trouver avaient été vaines : on ne savait ce qu’il était devenu.

Frank et Mac-Nab étaient là pour le remplacer. — Auprès d’eux, témoin bénévole, s’asseyait Sa Grâce, le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, dont le témoignage avait plus d’une fois foudroyé Rio-Santo durant le cours des débats.

On conviendra que le Tartare, par sa nation, par son caractère et par le pitoyable rôle qu’il avait joué naguère vis-à-vis du marquis, avait parfaitement le droit de se montrer lâche, perfide et sans pitié.

Il était de ces hommes, nombreux en tous pays, et fort honorés d’ailleurs, qui lèchent les pantoufles du vainqueur et mettent le talon de leur botte sur le front du vaincu.

Au dehors, la foule s’était décimée, mais il restait encore sur le pavé une cohue honnête et capable d’étouffer çà et là une femme, un enfant, un vieillard.

La plupart des gens qui avaient quitté le pavé n’étaient pas d’ailleurs très loin et attendaient, dans quelque public-house des environs l’issue du procès et la sortie du condamné, car la condamnation ne soulevait pas l’ombre d’un doute.

La Famille entière était en émoi. Aucun de ses membres, à l’exception du marquis, n’avait été mis en cause, parce que la déposition de Mac-Farlane, faite au bureau de police de Westminster, ne mentionnait que le marquis, tout en promettant des révélations ultérieures et une liste des principaux lords de la Nuit. — À dater de cette soirée même, on avait perdu la trace du laird, qu’on supposait avoir été assassiné par la Famille.

Mais le marquis tout seul suffisait bien à occuper l’attention générale. Les hommes de la Famille savaient désormais qu’il était ce chef mystérieux, dirigeant dons l’ombre leurs mouvements et régnant sur eux en monarque absolu. Chacun avait tâché de le voir, chacun l’avait vu, et l’aspect vraiment royal de cet homme étrange avait fait sur tous une profonde impression.

Pendant que le procès suit son cours, nous retrouvons les personnages subalternes de notre drame assemblés dans le spirit-shop de Jack Gibbet, Fleet-Lane, à quelques pas d’Old-Bailey.

Nous avons trop souvent décrit dans ce récit la distribution intérieure des public-houses de bas étage, pour avoir besoin de dresser la carte du spirit-shop de Fleet-Lane. C’était un bouge dans le genre de la Pipe et le Pot ; seulement il y avait un parloir réservé pour les clercs de sollicitors et les bas-officiers de la justice, qui étaient les gentlemen de l’endroit.

À une table de ce parloir réservé, tout près de la porte du parloir commun, le capitaine Paddy O’Chrane prenait ses douze sous de gin mélangés d’eau froide, sans sucre, avec une idée de citron. Il était seul. — Non loin de lui, Snail, Madge, Loo et Mich dont la figure en triste état gardait les marques du terrible poing de Turnbull, occupaient la première case du parloir commun. À la table suivante, Bob Lantern et Tempérance partageaient maritalement une cruche de porter. — Enfin, dans un coin éloigné, Donnor d’Ardagh prenait son repas du matin. Il était enfoncé dans l’angle de sa case et nul n’avait remarqué sa présence.

On avait parlé d’abord du procès, puis, ce sujet épuisé, on en était revenu au grand événement du pillage manqué de la Banque et aux incidents qui en étaient résultés.

— C’eût été un fun fameux ! dit Snail ; — moi et ma sœur Loo nous nous étions postés au coin de Poultry… Mais voyez donc comme Loo souffle, la pauvre fille !… Mich, donnez à boire à votre femme, mon beau-frère !

Mich versa un verre de gin que Loo voulut avaler, mais la pauvre enfant ne put le porter jusqu’à ses lèvres. Le verre s’échappa de sa main tremblante et se brisa sur le carreau.

— Signe de mort ! dit Mitchell.

— Bah ! s’écria Snail ; — versez un autre verre, Mich : c’est moi qui paie…

Loo s’était levée, haletante et les deux mains sur sa poitrine qui la brûlait. Elle se coucha tout de son long sur un banc.

— Voyez, Tempérance, dit paternellement Bob Lantern à sa femme ; — voyez où conduit l’abus des liqueurs fortes, mon trésor.

— Oh ! mon joli Bob, répondit Tempérance en caressant l’affreux menton du mendiant ; je n’ai pas bu ce matin la valeur d’une pauvre pinte de gin !…

— Et après tout, reprit Snail, il se pourrait bien que ce fût signe de mort ; car Son Honneur est dans une mauvaise passe… Mais pour en revenir à moi et à ma sœur Loo, quand les soldats arrivèrent… Écoutez cela, ma femme Madge et vous verrez si votre mari est un homme, que l’enfer me brûle !… Quand les soldats arrivèrent, il y eut des sots qui voulurent les attaquer… Les soldats chargèrent et nous ramenèrent bon train jusqu’au purgatoire de White-Chapel, qui était vide, puisque tous les oiseaux avaient pris leur volée… Joé, qui était de garde, fit jouer le ressort de l’entrée donnant sur le lane : le mur du rez-de-chaussée s’ouvrit comme vous avez pu voir et moi aussi, — et ma sœur Loo de même, — des murailles enchantées s’ouvrir au théâtre d’Adelphi… Nous nous jetâmes dans la salle basse ; les soldats nous suivirent… Ah ! ah ! vous allez voir !… Nous autres qui savions le chemin, nous courûmes à gauche, mais les pauvres diables de soldats s’arrêtèrent dès que la porte se fut refermée derrière eux… Ils s’arrêtèrent et ne dirent mot.

Le lecteur doit se reporter, pour comprendre le récit des prouesses de Snail, à la description de l’entrée secrète du Purgatoire, que nous avons faite lorsque lady Jane B… vint dans ce repaire, conduite par la contessa Contacouzène, pour racheter le diamant de la couronne dérobé à Covent-Garden.

Snail poursuivit :

— Fumez ma pipe, ma jolie Madge ; vous me la rendrez quand j’aurai fini… Il faisait noir, pardieu ! comme dans un four… Je me mis à marcher tout doucement pour arriver jusqu’au trou de précaution qui est entre la rue et la porte de la salle… Une fois au bord du trou, je dis : Allons, camarades, allons !… Te souviens-tu de cela, ma sœur Loo ?

Loo ouvrit ses yeux éteints et les referma aussitôt sans répondre.

— Loo est malade, reprit Snail ; — ce ne sera rien si on lui donne à boire… Les soldats m’entendirent et s’élancèrent… Ah — ! ah ! le trou est profond !… Ceux-là ne diront pas où est situé le Purgatoire !

— Je veux être bouilli, dit le capitaine, bouilli dans la chaudière de Satan, — que diable ! — si cet enfant-là n’est pas le plus fin de nous tous.

— Écoutez, ma femme Madge ! s’écria Snail ; — écoutez ce qu’on dit de votre homme, un million de blasphèmes !

— Ça dut mécontenter durement les soldats, fit observer Bob, — de mourir comme ça au fond d’un trou… Combien étaient-ils ?

— Une douzaine, ami Bob.

— À supposer que chacun eût seulement trois shellings… dans sa poche… et un soldat du roi peut bien avoir trois shellings… cela fait près de deux guinées de perdues !

Bob soupira ce calcul en a-parte.

— Oh ! oh ! je souffre, mon Dieu ! râla en ce moment la petite Loo. — Ma sainte mère, priez pour moi !

Donnor d’Ardagh, qui était seul dans sa case, tressaillit douloureusement au son de la voix de sa fille et se rapprocha involontairement. Snail, de son côté, s’était levé, tenant en main un plein verre de gin.

— Ouvre la bouche, ma sœur Loo, dit-il.

La petite fille obéit et Snail lui fit boire le gin jusqu’à la dernière goutte.

Loo roula un instant ses yeux enflés subitement, et se dressa sur ses pieds comme si elle eût reçu un choc galvanique.

— À boire encore ! à boire ! cria-t-elle de sa voix enrouée.

Et l’ivresse lui montant au cerveau avec violence, elle se prit à valser en chantant comme toujours son monotone refrain. — C’était pitié ! La malheureuse enfant perdait le souffle à cet effort insensé. — Donnor d’Ardagh, debout et appuyé contre la boiserie de sa case, la regardait les larmes aux yeux.

— Bonjour, Dad, dit Snail qui l’aperçut de loin ; — Madge, saluez le père de votre homme !

Le capitaine Paddy mit sa tête et son long col hors du parloir réservé.

— Quelqu’un parmi vous, demanda-t-il, abjecte espèce, mes bons garçons, peut-il me dire s’il est vrai que Mr et mistress Gruff aient disparu de l’hôtel du Roi George ?

— Moi, capitaine, moi, Satan et ses cornes ! répondit Snail ; — je puis vous dire cela et bien d’autres choses, par dieu !… Écoutez, vous autres ; il y a une histoire… C’était encore la fameuse nuit. En sortant du Purgatoire, où j’avais mis les soldats dans le trou ; je me dis : Snail, un gentleman comme vous doit avoir été spécialement signalé à la police… C’était mon avis, que diable !… Je laissai ma sœur Loo s’en aller toute seule à la maison et je pris le bord de l’eau pour me rendre en toute sûreté à l’hôtel du Roi George où je voulais me cacher… Voilà qu’en arrivant au pont de Blackfriars… c’est drôle, vous allez voir… j’aperçois un grand diable de fou qui regardait l’eau par dessus le parapet en chantant une vieille chanson écossaise… Je m’approchai… Il m’entendit et s’élança sur moi comme un furieux.

— Regarde, me dit-il, regarde… les vois-tu ?… Voilà Gruff et sa femme… voilà Clary… Clary et Anna !… Voilà… oui, oui, le voilà ! voilà mon frère Fergus !

Il me montrait la Tamise où il n’y avait rien du tout… N’est-ce pas que c’est drôle ?

— Après, bandit en herbe, après ! dit le capitaine.

— Après ?… ma foi, si je n’eusse pas été un homme, il m’aurait fait peur ! reprit Snail ; — mais, Dieu merci, je ne connais pas beaucoup de gentlemen qui soient aussi braves que moi… Après ?… Du diable ! s’il ne se mit pas à pleurer comme une fontaine.

— Morts… ils sont tous morts ! disait-il ; — je les ai tous tués !

Et au moment où j’y pensais le moins, il me lâcha et s’élança par dessus le bord dans la Tamise. — Moi, je sais nager, mais il faisait froid, et d’ailleurs ce n’était qu’un fou. — Je regardai. Je le vis sortir de l’ombre du pont et flotter comme s’il n’eût pu s’enfoncer sous l’eau, car il ne nageait pas… Au bout de quelques secondes, sa voix s’éleva de nouveau et vint jusqu’à moi… il chantait… attendez ! quelque chose de drôle :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.


Et d’autres couplets dont je ne me souviens plus… Il chanta long-temps… puis sa voix s’éteignit et je ne vis plus rien sur l’eau.

— Mais Gruff, petit-fils de Satan ?

— Patience, capitaine, tonnerre au ciel !…

Quand le fou fut noyé, je poursuivis ma route vers l’hôtel du Roi George. La porte était ouverte… Personne dans la salle basse… En haut… ma foi ! le fou disait peut-être vrai : il se peut qu’il vît dans la Tamise les corps de Gruff et de sa femme, car, en haut, il y avait du sang et voilà tout.

— Il se perd comme cela dans l’eau, murmura Bob, pour plus de cent livres de sujets chaque année !

— De sorte que, cornes de Belzébuth, dit le capitaine, Gruff et sa femme sont morts… C’étaient de braves compagnons, bien qu’on puisse affirmer que l’univers entier ne renfermait point de scélérats plus pervers…

On entendit à cet instant le bruit de la chute d’un corps sur le carreau du public-house. — Chacun se retourna vers Loo qu’on avait oubliée.

Elle était étendue, baignée de sueur, sur le sol.

— Je brûle !… je brûle ! murmurait-elle ; — ôtez-moi… oh ! par pitié ! ôtez-moi le feu que j’ai là-dedans !

Elle pressait à deux mains sa maigre poitrine.

Donnor d’Ardagh s’était élancé vers elle. Il se mit à genoux.

— Ce ne sera rien, dad, dit Snail.

— Le daddy ! prononça faiblement Loo ; — Dieu est bon de m’avoir donné la vue de mon père à cette heure… oh ! daddy ! je vous en prie… éteignez ce feu… ce feu que j’ai là-dedans !

— Buvez, ma sœur Loo, reprit l’intrépide Snail ; ce ne sera rien.

La petite fille secoua la tête et repoussa le verre de gin, à l’inexprimable étonnement de Tempérance, qui fit un geste involontaire pour s’en emparer. — Daddy, murmura Loo : — cela me fait grand bien de vous voir… Que faut-il dire à ma mère de votre part ?… Je vais vers ma bonne mère… Oh ! le feu s’est éteint… je ne souffre plus.

Elle ferma les yeux. — Ses traits hâves et flétris eurent un doux sourire d’enfant qui s’endort.

— Voilà qui est passé ! dit Snail.

Donnor, toujours à genoux, se pencha sur le front de Loo immobile et y mit un baiser en pleurant. — Puis il joignit les mains comme pour prier. — Puis encore il étendit sur Loo sa houppelande de toile.

— Pourquoi tout cela, daddy ? demanda Snail.

— Parce qu’elle est morte, enfant, répondit Donnor ?

En même temps, il souleva dans ses bras le pauvre petit corps de Lob et sortit à pas précipités.

Il y eut dans le public-house un moment de silence lugubre.

— Voyez, Tempérance ! murmura Bob ; — voilà une terrible leçon !

— Oh ! oui, mon gentil garçon, répondit la grande femme ; — et voyez, c’est comme cela que je mourrai si vous ne me donnez pas six pence pour acheter du gin !

— Ma femme Madge, dit Snail en tâchant de ne point pleurer, — je suis un gentleman et ne voudrais pas me comporter comme un enfant… mais je pense qu’il est permis de regretter sa sœur… Ma pauvre Loo ! ma pauvre Loo !… Je ne pleure pas, Madge !

Snail se tourna brusquement vers la muraille, parce qu’une larme mouillait sa paupière et qu’il avait honte.

Le silence qui régnait dans le public-house n’avait pas encore pris fin, lorsqu’on entendit au dehors un long et bruyant bourdonnement.

Tous les membres de la Famille se levèrent d’un mouvement commun et se dirigèrent vers la porte.

— C’est le verdict ! se disait-on, c’est le verdict !

— C’est le verdict ! répéta Tom Turnbull qui entrait en ce moment et repoussa la porte d’un coup de pied qui faillit la mettre en pièces.

— Et quel est ce verdict, Tom, mon camarade ? demanda Paddy O’Chrane, oubliant de blasphémer dans son empressement.

Les autres gens de la Famille, au lieu de sortir, entourèrent aussitôt Tom Turnbull.

Celui-ci se jeta sur un banc et demeura un instant silencieux. Son rude et grossier visage exprimait une profonde émotion, combattue par les habitudes d’un caractère insouciant et cynique.

— Je ne le connais que d’hier, dit-il enfin avec brusquerie ; mais si, en donnant ma peau, j’espérais le sauver, je la donnerais.

— Il est condamné ?… balbutia le capitaine, ému, lui aussi, pour la première fois depuis bien des années.

— À mort ! répondit Turnbull.


XXXI


LE CASSE-COU.


Fergus O’Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, etc., avait été déclaré coupable sur la question de l’assassinat de M. James Mac-Nab, esq., avocat près les cours de justice de Glasgow, — coupable aussi sur la question d’association illicite et de complicité dans une tentative de pillage de la Banque.

Quant à la question de haute trahison, le solliciteur de la couronne l’avait préalablement écartée par ordre supérieur.

Les États n’aiment point à constater qu’il soit possible de conspirer contre eux.

Fergus O’Breane avait déclaré accepter l’arrêt prononcé d’après la sentence du jury, — déclarant en outre avoir commis les actes qui motivaient ce verdict et ne se point repentir de les avoir commis.

On avait fixé un bref délai pour son exécution publique, par la corde, devant Newgate, et Londres tout entier se promettait d’assister à cette pendaison fashionable.

Mais Fergus O’Breane, à part ses autres dires qui furent jugés hardis, téméraires et subversifs par tout ce qui portait perruque dans les Trois-Royaumes, avait déclaré à haute et intelligible voix, dans l’enceinte même d’Old-Bailey, devant les juges, aldermen, greffiers, avocats, etc., etc., stupéfaits de tant d’audace, — qu’il ne serait jamais pendu.

Ceci, du reste, fut regardé comme une pure rodomontade, et les nobles salons du West-End se préparèrent sérieusement à donner une dernière marque de sympathie au lion, au roi de la mode, à l’astre éblouissant de tant de belles nuits de fêtes, en venant en masse, gantés de frais, fardés, parés, — au sortir du bal peut-être, — le voir pendre haut et court.

Il était environ dix heures du soir. C’était le surlendemain de la condamnation de M. le marquis de Rio-Santo. Anna et Clary Mac-Farlane étaient couchées toutes les deux et toutes les deux immobiles. Mais, tandis qu’Anna dormait déjà profondément, on eût pu voir l’œil de Clary grand ouvert et brillant d’un éclat fiévreux, se fixer avec inquiétude sur le lit de sa sœur, comme pour constater son sommeil.

Après le premier moment de joie, causée par le retour inespéré des deux sœurs, tout était redevenu bien triste dans la maison de mistress Mac-Nab, on n’avait point tardé à s’apercevoir qu’Anna et Clary, quoique différemment affectées, étaient blessées toutes les deux. Anna, enfant douce et naïve naguère, avait maintenant un secret ; mitress Mac-Nab surprenait souvent à ses jolis yeux, autrefois si bien habitués au sourire, des traces de larmes. — Quant à Clary, son esprit et son cœur semblaient frappés du même coup funeste. Elle souffrait, la pauvre fille, un mal silencieux, inconnu, et ses facultés mentales ne voulaient point se rasseoir. Stephen l’entourait de soins ; Anna lâchait de sourire pour égayer cette longue et morne tristesse. C’était en vain. Le choc avait été trop violent. C’étaient des semaines et des mois de bonheur qu’il eût fallu pour remède à cette maladie de l’âme et du corps.

Et Clary ne pouvait pas être heureuse, puisqu’elle aimait ardemment et sans mesure un absent, un inconnu, un homme qu’elle ne devait peut-être plus revoir.

Le jour, elle passait de longues heures assise derrière le rideau de sa croisée, regardant sans relâche les fenêtres de la maison carrée, guettant un mouvement des draperies, un signe qui lui annonçât la présence d’Edward.

Mais elle n’apercevait rien. — Et quand Stephen ou mistress Mac-Nab venait la chercher pour l’enlever aux tristes rêveries de sa solitude, elle les suivait, obéissante, silencieuse, morne…

Elle quittait sa croisée comme on quitte un ami doux à sentir près de soi, qui sait engourdir votre peine sinon vous consoler. Elle la quittait pour revenir bien vite et pour guetter encore.

Une fois, mistress Mac-Nab monta l’escalier plus vite que d’habitude et lui dit avec cette gaîté que savent prendre les mères auprès de leurs enfants qui souffrent :

— Venez, Clary, venez, mon enfant, je veux vous montrer le portrait du fameux marquis de Rio-Santo.

Mistress Mac-Nab ne savait rien des soupçons conçus par Stephen contre le marquis, relativement à l’enlèvement des deux jeunes filles. Elle avait acheté à sa porte une de ces lithographies plus ou moins ressemblantes, qui se vendent dans Londres à cent mille exemplaires pendant et après chaque procès célèbre. Elle s’était dit : cela distraira Clary.

Clary la suivit aussitôt comme d’habitude, et descendit au parloir où Anna, debout devant la lithographie déployée, admirait déjà ces nobles traits, dont le maladroit crayon d’un artiste infime n’avait pu détruire entièrement la magnifique harmonie.

Du premier coup d’œil, Clary reconnut Edward. Son cœur se gonfla de joie, mais elle renferma en elle-même son émotion et ne changea point de visage.

— Voyez, Clary, dit mistress Mac-Nab ; — ce gentleman a voulu tuer le roi, les ministres et tous les membres du Parlement… Le révérend Josuah Butler, qui sait toutes ces choses, me l’a encore dit hier… N’a-t-il pas l’air d’un grand scélérat, mon enfant ?

Clary ne répondit pas.

— Il est bien beau ! murmura sa sœur ; — je ne croyais pas qu’il put y avoir d’homme aussi beau que cela !

Clary se prit à sourire et lui serra doucement la main. — Puis, tout à coup elle eut un frisson et prononça tout bas :

— Ne met-on point à mort ceux qui veulent tuer le roi ?

— Oui, oui, ma pauvre fille, répondit mistress Mac-Nab ; — sans doute on les met à mort… C’est aujourd’hui même qu’on va juger ce brigand…

— Où juge-t-on ? demanda Clary.

Il y avait long-temps que Clary n’avait prononcé tant de paroles. Anna et mistress Mac-Nab échangèrent un regard d’espoir.

— On juge dans Old-Bailey, chère fille, répondit cette dernière.

Clary passa un doigt sur son front.

— Je sais où est Old-Bailey, dit-elle après un silence ; — et, quand on a jugé, où met-on ceux qui vont mourir ?

— À la prison de Newgate, mon amour.

— Je sais où est Newgate, dit encore Clary ; — madame ajouta-t-elle, en s’adressant à sa tante qu’elle nommait sa mère autrefois, — voulez-vous me donner ce portrait ?

— Ce portrait et tout ce que vous voudrez, chère enfant.

Clary saisit aussitôt la lithographie et remonta précipitamment l’escalier de sa chambre.

Ce jour et le lendemain, elle parut moins triste et on la vit plus d’une fois sourire.

— Nous la sauverons ! disait mistress Mac-Nab.

— Dieu vous entende, ma mère ! répondait Anna.

Le soir dont nous parlons, c’est-à-dire le surlendemain de la condamnation du marquis, Clary avait passé la plus grande partie du jour à sa fenêtre, profitant de tout instant où la tendresse de sa sœur n’épiait point ses mouvements pour contempler le portrait du marquis.

Lorsqu’elle le regardait, il y avait en elle comme un flux de vie. Ses beaux yeux retrouvaient ce feu voilé, cette ardeur pudique où, pour la première fois, Stephen vit se refléter, à l’église du Temple, le mystérieux amour qui, inconnu de tous et soigneusement enfoui dans le cœur de la vierge, fut pourtant l’une des causes les plus efficaces des événements de ce récit. Sa taille se redressait dans toute sa richesse d’autrefois. Elle redevenait la gracieuse et vivante jeune fille, toute pleine de sève et de chaleur, que nous avons vue, distraite, hélas ! déjà par la pensée d’Edward, chanter des psaumes et prier Dieu dans le chœur de Temple-Church.

La brune venue, Clary devint pensive et devança de beaucoup l’heure habituelle de se mettre au lit. Elle pria sa sœur de faire comme elle, et Anna, toujours disposée à suivre les moindres volontés de la malade, se coucha vers neuf heures.

À dix heures elle dormait.

Clary retenait son souffle et gardait de son côté une immobilité complète. Mais elle ne dormait pas, et ses yeux grands ouverts, comme nous l’avons vu, épiaient le sommeil d’Anna.

Au bout de quelques minutes, elle souleva ses couvertures par un mouvement presque insensible et sortit doucement du lit. — Elle était tout habillée.

Anna ne s’éveilla point. Clary prit à la main ses bottines afin de marcher sans bruit, ouvrit la porte et descendit l’escalier.

Elle oublia d’embrasser sa sœur. — Il y avait sur son cœur comme sur son esprit un voile épais et lourd, au travers duquel son amour seul pouvait pénétrer.

Lorsqu’elle arriva au rez-de-chaussée, la vieille Betty veillait encore et vaquait à quelques travaux d’office. Clary se glissa dans le parloir et s’y cacha.

Elle attendit patiemment que Betty fût couchée ; puis, lorsqu’elle jugea que la vieille servante devait être endormie, elle prit la clé de la porte extérieure qu’elle ouvrit, et se trouva seule, à onze heures et demie de la nuit, sur le trottoir désert de Cornhill.

— Je sais bien où est Newgate ! murmura-t-elle ; — je le savais autrefois.

Elle essaya de s’orienter et demeura un instant indécise au seuil même de la maison de sa tante. Puis, soudainement entraînée par quelque incertaine lueur qui traversa son intelligence troublée, elle prit sa course et disparut à l’angle de Poultry.

À cette même heure, l’honnête, minutieux et incorruptible porte-clés, Noll Brye, venait de visiter en personne le cachot où le marquis de Rio-Sanio attendait, couché sur la paille, l’exécution de sa sentence. Il va sans dire qu’on prenait à l’égard du noble prisonnier des précautions d’autant plus multipliées qu’il avait manifesté en plein prétoire l’intention d’éviter l’échafaud. Or, l’échafaud ne s’évite, lorsqu’on a passé le seuil de ce lugubre cabanon nommé « la chambre de l’attente, » que par le suicide ou l’évasion.

L’autorité, qui craignait également l’un et l’autre, avait placé dans le cabanon même où Rio-Santo était aux fers, un homme sûr et vigoureux, présenté par le propre intendant du métropolitan-police, S. Boyne, esq.

C’est ici ou jamais le cas de dire que trop de précautions nuit.

L’homme sûr et vigoureux, cautionné par S. Boyne, esq., était l’Écossais Randal Grahame, choisi par la Famille pour conduire au dedans de Newgate une tentative d’évasion que les lords de la Nuit, S. Boyne en tête, favoriseraient au dehors.

Mais ceux qui connaissent Newgate savent qu’une évasion de la chambre d’attente présente d’énormes difficultés.

— Êtes-vous prêt, milord ? dit Randal lorsque le pas lourd du vieux Noll Brye eut cessé de se faire entendre au dehors.

— Je suis prêt, répondit Rio-Santo qui se souleva sur son lit de paille.

Randal s’approcha de la fenêtre donnant sur la rue de Newgate et lança à travers les massifs barreaux de fer une demi-couronne qui rendit un son argentin en tombant sur le pavé.

Aussitôt, de l’angle de Giltspur-Street, un miaulement aigu se fit entendre.

— Ils sont là, dit Grahame. Allons, O’Breane, voici le moment de nous séparer… Écoutez… Il est certain que je n’eusse pas fait pour mon père ce que je vais faire pour vous… Si vous ne me revoyez plus, il faudra penser quelquefois au pauvre Randal, O’Breane.

— J’y penserai comme à un ami cher et dévoué, répondit le marquis avec émotion ; — mais pourquoi parler ainsi Grahame ? Nous nous reverrons certainement.

Randal secoua la tête.

— Je connais le casse-cou, dit-il ; — autant vaudrait se jeter du haut de la tour de Saint-Dunstan sur le pavé… Mais vous avez raison, Fergus, reprit l’Écossais en affectant une gaîté subite ; — on en revient, après tout, puisque Jack Shepar[12] en est bien revenu.

— Je n’ai jamais vu ce casse-cou, comme vous l’appelez, murmura Rio-Santo ; — y a-t-il donc vraiment danger de mort ?

— Oui et non, O’Breane, oui et non… Si on avait des ailes, on pourrait s’en tirer comme il faut… C’est un escalier de soixante marches, taillé à pic et au bas duquel s’élève le mur de pierre d’une maison… S’il fallait s’y risquer en plein jour, le cœur manquerait, mais il fait nuit… Allons, Fergus ! à la besogne.

— Mais, dit encore celui-ci, — qui vous force à prendre ce périlleux chemin ?

— Ma foi, milord, répliqua l’Écossais, vous devez penser que ce n’est pas par choix que je le prends… Les shérifs, voyez-vous, tiennent à Votre Seigneurie comme à la prunelle de leurs yeux. Ils ont établi des postes à toutes les issues. Il y en a dans Ludgate-Hill, dans Fleet-Lane et au bout de Cheapside… Un seul point nous reste ouvert, c’est Skinner-Street et la cour de l’Arbre-Vert, qui sont gardés par des policemen du choix de M. Boyne. Or, une fois dans Green-Arbour-Court, il faut en sortir.

Rio-Santo mit son front entre ses mains et réfléchit durant quelques secondes. — Au bout de ce temps, il se leva, laissant sur la paille ses fers minés d’avance, et serra la main de Randal.

— Merci, dit-il. Pour moi je n’accepterais pas votre dévoûment, — mais j’ai entamé le combat, et ma défaite creuserait davantage l’abîme où souffrent mes frères…

— À la besogne ! répéta Randal ; — je vous dirai, moi, que je me moque de vos Irlandais comme du shah de Perse, et que si je donne mon sang pour quelqu’un, c’est pour vous tout seul, O’Breane !

Il déboutonna rapidement son habit et détacha une corde de soie roulée autour de ses reins. Cela fait, il arracha sans efforts deux des barreaux de la fenêtre qu’il avait limés lui-même dans la soirée. — L’un de ces barreaux, passé en travers de ceux qui restaient, servit à fixer solidement la corde.

Randal prit ces diverses mesures avec sang-froid et précision, de même qu’il avait parlé de Green-Arbour et du casse-cou sans emphase, de même encore qu’il avait énoncé son intention de mourir pour Rio-Santo d’un ton simple, dépourvu d’enthousiasme et d’exaltation.

Et pourtant, à moins qu’on ne remonte au gouffre des Curtius ou au saut de Leucate, jamais chance de mort plus certaine n’avait été bravée par un homme avec connaissance de cause et de préméditation. Le casse-cou de Green-Arbour-Court présente une rampe effrayante à mesurer de l’œil ; on ne le descend qu’avec lenteur et en prenant des précautions qui n’empêchent pas les accidents de s’y multiplier tous les jours.

Randal prétendait descendre cet escalier à cheval, par une nuit sombre.

Comme il l’avait dit, au bas de l’escalier se dressait et se dresse encore un mur de pierres qui semble placé là pour ôter jusqu’à la plus mince possibilité de tenter avec succès l’entreprise méditée par Randal.

Son but était de frayer un passage au marquis de Rio-Santo, d’éloigner les différents postes qui veillaient aux alentours de Newgate, en les attirant sur sa propre trace. Or, pour agir efficacement en ce sens, il fallait conduire la chasse le plus loin possible, et la cour de Green-Arbour est tout près de la prison.

Randal espérait peut-être en revenir, pour employer son style, mais nous devons dire qu’il ne se faisait point illusion et que la perte du temps employé par les policemen à reconnaître son cadavre, — au cas où il resterait mort au pied du casse-cou, — entrait positivement en ligne de compte dans son calcul, touchant les probabilités de l’évasion du marquis.

On peut trouver des dévoûments plus chaleureux et plus bavards que le sien, mais point de plus entier, point de plus réfléchi.

Quand la corde de soie fut solidement fixée, Randal se tourna vers le marquis et lui tendit la main.

— Au revoir, dit-il ; profitez du moment et souvenez-vous de moi.

Il se glissa lestement entre les barreaux et fut à terre en un clin d’œil.

La sentinelle de la porte de la Dette entendit le bruit de sa chute et cria : Qui vive ?

Au lieu de répondre, Randal prit sa course vers Giltspur-Street. À l’angle de cette rue, un cheval était préparé. — Randal sauta en selle.

— Alerte ! cria la sentinelle : — Le condamné s’évade !

L’effet de ce cri fut magique. Les pierres des maisons voisines semblèrent se transformer instantanément en hommes de police. Randal tourna par Skinner-Street, ne poussant son cheval qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas atteint, et se gardant bien de le mettre au galop. Le policeman qui faisait sentinelle à l’entrée de Green-Arbour-Court joua une scène que nous connaissons déjà, pour l’avoir vu représenter dans l’entrepont du Cumberland, lors de l’évasion des convicts, en rade de Weymouth, par Paddy O’Chrane et ses compagnons. Le policeman, à l’approche de Randal, se laissa choir sur le pavé, en criant miséricorde, comme s’il eût reçu un choc violent.

Randal passa, poursuivi de près par tous les surveillants échelonnés autour de Newgate. Arrivé au milieu de la cour, il frappa de ses deux talons le ventre de son cheval. On le vit, à la lueur de l’unique lanterne suspendue au bout de l’obscur passage, partir comme un trait et disparaître au haut du casse-cou.

Les policemen s’arrêtèrent — Ils entendirent le sabot du cheval heurter les premières marches de l’escalier. — Puis ce fut un bruit sourd, le roulement d’un corps lancé avec violence sur une rampe âpre. — Puis enfin, ce fut un son étouffé, pesant, suivi d’un mortel silence.

Il courut un frisson d’horreur parmi les hommes de police.

Après un moment d’hésitation, ils détachèrent la lanterne de la cour et commencèrent à descendre l’escalier avec précaution. Dès les premières marches, ils rencontrèrent des traces de sang. Au bas du casse-cou, dans la ruelle étroite et sans nom qui redescend dans la street, ils trouvèrent un sanglant et informe pêle-mêle. Le cheval avait été littéralement broyé.

Mais il n’y avait là que les débris du cheval. Les hommes de police eurent beau chercher, ils ne découvrirent rien qui ressemblât à un cadavre humain. Rien, pas même un lambeau de vêtement.

Ils se regardèrent, désappointés, puis ils battirent les ruelles environnantes, au dessous du casse-cou.

Ils ne songèrent point à battre Green-Arbour-Court lui-même, parce qu’il était réellement peu probable que le prisonnier eût remonté après sa chute les soixante marches du break-neck.

Pendant cela, Newgate-Street restait complètement désert, et il n’y avait plus dans Old-Bailey que la sentinelle de la porte de la Dette.

Quand nous disons désert, nous parlons seulement par rapport aux gens de la police, car il se trouvait aux environs de la prison plusieurs personnes que la fuite de Randal n’avait point éloignées. C’étaient d’abord les hommes de la Famille, cachés dans Giltspur-Street, et le cavalier Bembo, qui tenait par la bride un excellent et vigoureux cheval de selle.

C’était ensuite une jeune femme vêtue de noir qui se tenait immobile à l’angle de Skinner-Street.

Au moment où Randal avait piqué des deux, cette jeune femme venait d’arriver par Ludgate-Hill et Old-Bailey. Elle avait examiné le visage du fugitif à la lueur des réverbères, et avait murmuré :

— Ce n’est pas lui !

Puis son regard, où il y avait de l’égarement, s’était promené le long des murailles noires de la prison.

— Je savais bien que je trouverais Newgate, murmura-t-elle ; mais comment arriver jusqu’à lui !… Comme ces pierres sont tristes… Et qu’il doit faire froid derrière ces grands murs !…

Clary, — c’était elle, — serra autour de sa taille, en frissonnant, les plis de son écharpe et ramena son voile sur son visage.

À ce même instant, M. le marquis de Rio-Santo, suivant le même chemin que Randal Grahame, se laissait couler le long de la corde de soie et atteignait le sol sans accident. Aussitôt qu’il eut touché terre, il se glissa vers Giltspur-Street.

— À vous, signore ! dit une voix sous l’enfoncement d’une porte.

Bembo détacha en toute hâte la bride du cheval et la tendit à Rio-Santo.

— Qui vive ? cria la sentinelle d’Old-Bailey.

— En selle, milord ; en selle ! dit Bembo.

Rio-Santo lui ouvrit ses bras et le jeune Italien s’y jeta tout attendri.

— Qui vive ? dit encore la sentinelle.

Rio-Santo enfourcha son cheval et tourna, au pas, l’angle de Giltspur-Street.

Clary leva son voile et le reconnut.

Sans dire une parole, elle s’élança vers lui et s’attacha aux plis de son manteau. — L’angle de la rue interceptait la lumière du gaz. Le marquis abaissa son regard sur cette femme vêtue de noir et crut reconnaître la comtesse.

— Est-ce vous, Ophelia ? murmura-t-il.

— C’est moi, répondit faiblement Clary.

— Vous voulez me dire adieu ? …

— Je veux aller où vous allez… Je veux vous suivre toujours… toujours !

Rio-Santo se pencha ; puis se releva, entourant de son bras la taille flexible de la pauvre Clary…

Puis, au moment où la sentinelle criait son dernier qui vive, le marquis enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, qui bondit sous son double fardeau et partit comme un trait.


XXXII


LA VOIX DES RÊVES.


Le cheval du marquis de Rio-Santo allait comme le vent. Le voyage se faisait en silence ; mais Clary, forcée de se serrer contre Edward, était heureuse.

C’était son rêve, son beau rêve qu’elle avait fait durant sa captivité chez le docteur Moore.

Elle respirait avec délices l’air froid de la nuit qui venait frapper son front brûlant. Elle regardait fuir de chaque côté, comme de féeriques chimères, les masses sombres des maisons et les brillantes lignes dessinées par le gaz.

Où allait-elle ? — Ah ! ceci importait peu. — Dût Edward la conduire où le fantôme de Bürger conduit la pauvre Lénore, Clary n’eût point cessé de sourire.

On perdit bientôt de vue les maisons de Londres. — Au premier village de la route d’Écosse, le marquis descendit de cheval. Une chaise de poste était préparée par les soins de Bembo. Le marquis y monta avec Clary.

Ce fut un étrange voyage. M. le marquis de Rio-Santo n’avait pas tardé à s’apercevoir de sa méprise et aussi de l’état où se trouvait sa belle compagne. Quelques mots de Clary le mirent sur la voie, et il apprit en même temps son nom et sa qualité de sœur d’Anna, la charmante quêteuse de Temple-Church. Le marquis avait éprouvé pour la plus jeune des filles du laird, sans la connaître, un de ces fougueux et passagers amours qui avaient chez lui la durée d’un caprice et la force d’une passion ; mais dès qu’il sut la naissance d’Anna, sa tendresse devint autre et se partagea également entre les deux sœurs.

Il avait pardonné à Angus dont il connaissait le faible esprit. Les filles d’Angus étaient les siennes.

Durant toute la route, il traita miss Mac-Farlane comme un père eût traité un enfant chéri. Mais, par l’effet involontaire de l’impression vive et profonde produite sur lui naguère par la vue d’Anna, le marquis, dans l’entretien décousu et bizarre qu’il eut avec Clary, prononça plusieurs fois le nom de sa jeune sœur. Chaque fois, ce nom tombait comme un fardeau sur le cœur de Clary. — Elle était alors jalouse comme dans son rêve, et le complet bonheur qu’elle ressentait de la présence d’Edward se changeait en amère angoisse.

Rio-Santo se rendait à Sainte-Marie de Crewe, où devaient le rejoindre Waterfield, Smith, Falkstone, Bembo et Randal, — si Randal était encore de ce monde. Malgré le tendre intérêt que lui inspirait Clary Mac-Farlane, cette créature si belle et si malheureuse, dont la folie était de l’aimer, Rio-Santo donnait bien souvent son esprit, comme on le pense, aux graves intérêts qu’il avait en main. Infatigable et non vaincu, pour n’avoir pu vaincre lui-même, il combinait de nouveaux plans de bataille et recommençait sur de nouveaux frais cette longue et implacable guerre qu’il avait déclarée à l’Angleterre.

En somme, son plan subsistait. L’échec qu’il venait d’éprouver retardait ses coups et ne les parait point.

Il avait toujours par devers soi, à part même sa volonté ferme et son génie, des ressources accumulées pendant quinze ans.

Le fait seul d’avoir recouvré sa liberté, le replaçait redoutable et robuste comme devant, en face de son ennemi, étonné encore de son audacieuse attaque.

Cependant il ne se dissimulait point que, dans semblable guerre, n’avoir pu vaincre du premier coup est une condition fatale dont il faut éluder les résultats. Il ne comptait pas frapper une seconde fois tout de suite un adversaire puissant et sur ses gardes.

Savoir attendre est le propre des hommes forts, et Rio-Santo avait attendu vingt ans déjà.

Et pendant ces vingt ans, il avait calculé son assaut de telle sorte que, sans la trahison de son meilleur ami, nul ne peut dire quelle portion des institutions anglaises, quelle parcelle de l’Angleterre elle-même eût résisté à l’explosion.

Or, la mine n’était point comblée ; elle demeurait chargée et le jour devait revenir où l’on pourrait y mettre le feu.

Tandis que le marquis roulait en lui ces pensées, Clary le regardait avec admiration ; elle ne bougeait pas et s’enfonçait à plaisir dans son extase.

On franchit la frontière d’Écosse. Là s’arrêtaient les relais ménagés par la Famille. Le marquis fut obligé de monter à cheval de nouveau et de prendre Clary en croupe.

Mars commençait. C’était une de ces journées où le printemps et l’hiver se disputent l’atmosphère incertaine. Le soleil avait jeté dans l’air une chaleur molle et inusitée, sous laquelle les arbres avaient ouvert leurs bourgeons avant l’heure et qui avait relevé les touffes affaissées du gazon, cette riche fourrure de la terre.

La nuit descendait, précédée par une brise tiède qui déroulait au ciel les ondes orageuses de grands nuages gris, épais, changeants et tourmentés par les mystérieux conflits des électricités contraires. — Clary, dont le système nerveux n’avait point encore repris son assiette, subissait énergiquement les effets de cette température anormale. Elle avait d’abord éprouvé une excitation générale, un flot de vie et de bien-être avait coulé dans ses veines, puis la réaction était venue ; sa fine taille s’était affaissée sous le poids d’un malaise invincible.

En un certain moment, Rio-Santo sentit les bras qui l’entouraient faiblir et se relâcher. Il se retourna sur la selle. Clary était pâle comme une statue de marbre et avait les yeux fermés.

Il restait alors à peine un demi-mille à faire pour arriver au château de Crewe. Néanmoins, le marquis crut devoir arrêter son cheval et déposer Clary sur le bord du chemin. — La terre était bien froide. Le marquis étendit son manteau sur l’herbe et déboucla la selle de son cheval dont il fit un oreiller à Clary, après avoir eu la précaution d’ôter des fontes ses pistolets qu’il jeta sur le gazon.

Clary demeura d’abord immobile.

Puis elle rouvrit les yeux et jeta autour d’elle des regards charmés.

Elle reconnaissait l’Écosse et ces lieux souvent visités lui rappelaient son enfance ; — mais ils lui rappelaient encore un autre souvenir… le rêve, le rêve douloureux où elle avait vu Edward entre elle et sa sœur Anna.

— Elle n’est pas là aujourd’hui, murmura-t-elle avec une joie inquiète ; — dites, Edward… elle ne doit point venir, n’est-ce pas ?

Rio-Santo comprenait que la pauvre fille était en proie aux premières atteintes d’une hallucination, mais il ne savait point ce dont elle voulait parler.

— Nous sommes seuls, répondit-il, — tout près de la maison de votre père, Clary.

— Mon père ! répéta miss Mac-Farlane : — Oui, oui, Edward… La ferme de Leed est de l’autre côté de la montagne… C’est là que nous serons bien heureux…

Elle s’arrêta et reprit en baissant la tête :

— Si ma sœur ne vient pas, comme l’autre fois !

Elle garda le silence durant quelques secondes et appuya son front brillant sur la main que le marquis lui tendait.

— L’autre fois ! poursuivit-elle. — Oh ! si vous saviez combien j’ai souffert, Edward !… J’avais été heureuse tout le jour, comme aujourd’hui, heureuse de vous voir et d’entendre votre voix, heureuse de m’appuyer sur vous… Que sais-je ?… Et la nuit venait comme maintenant… Ah ! oui… c’est bien cela !… Nous étions ici, je pense… Vous, à la place où vous êtes… moi, à celle où je suis… Mon Dieu ! mon Dieu ! va-t-elle venir encore ?

— Non, chère enfant, répondit à tout hasard Rio-Santo : — je vous promets qu’elle ne viendra pas.

— Merci… merci, murmura Clary. — Pourrait-elle aimer autant que moi ?…

Ce dernier mot expira dans son gosier et fut suivi d’un cri plaintif. — Tout son corps tressaillit violemment et ses yeux s’ouvrirent, démesurément distendus par une subite et inexplicable épouvante.

— Pitié !… pitié ! dit-elle d’un ton bref et saccadé ; — la voilà… Pitié !… Ne vous mettez pas à ses genoux comme l’autre fois… Ne me repoussez pas ainsi… Edward !… Oh ! que vous êtes cruel de m’oublier et de l’aimer !…

— Clary !… ma chère Clary, disait le marquis en essayant de la calmer.

Mais la jeune fille, dominée de plus en plus par son délirant transport, haletait, s’agitait, sanglotait. — Le marquis avait peine à contenir ses convulsifs efforts.

— Vous me repoussez ? reprit-elle d’une voix pleine de larmes déchirantes ; — vous lui souriez… vous la serrez contre votre cœur Ah !!! prenez garde !… C’est ici… c’est ici que Blanche tua Bertram de Jedburgh… pour un baiser.

Elle joignit les mains avec angoisse.

— Pour un baiser ! répéta-t-elle… Ah !… vous aussi !… vos lèvres touchent les siennes !!!…

Un éclair de fureur désordonnée scintilla dans son œil. Elle se rejeta soudainement en arrière et sa main rencontra par hasard le canon froid de l’un des pistolets…

Son geste fut rapide comme la pensée.

Une détonation se fit dans le silence de la campagne solitaire.

M. le marquis de Rio-Santo tomba frappé par la balle en pleine poitrine.

Clary, la pauvre Insensée, poussa un cri de terreur et s’enfuit.

La prophétie du laird se trouvait accomplie ; la voix des rêves avait dit vrai : c’était, suivant l’emphase du langage biblique, si fort usité chez les Écossais, le sang de ses veines, la chair de sa chair qui mettait à mort son frère Fergus.

L’horizon n’était pas entièrement éteint encore. — M. le marquis de Rio-Santo, immobile et renversé la face tournée vers le ciel, ne poussait pas une plainte. Mais, aux dernières et incertaines lueurs du crépuscule, on aurait pu lire sur ses nobles traits l’expression d’une douleur amère et sans bornes.

Il se sentait mourir, — et il mourait vaincu.

Le seul homme qu’il eût aimé l’avait trahi. Il tombait sous les coups de la seule femme qu’il eût respectée.

N’est-ce pas un châtiment sans nom que d’être puni, non par ses fautes, mais pour le bien qu’on a fait ?…

Le voile de la nuit s’épaissit. Bientôt on ne distingua plus ce cadavre qui se confondait avec la verdure sombre de l’herbe du chemin.

Mais lorsque la lune, passant par dessus la cime des taillis, vint éclairer de nouveau la scène, on vit, à sa blanche lueur, une femme agenouillée auprès du corps de M. de Rio-Santo.

Cette femme priait.

Elle semblait avoir passé depuis long-temps les limites de la jeunesse, et pourtant elle était bien belle encore. Il y avait autour de son front pâle comme une auréole de résignation sainte…

Cette femme était Mary Mac-Farlane, comtesse de White-Manor, qui venait de reconnaître dans le cadavre étendu sur le gazon Fergus O’Breane, son premier, son unique amour.

Quand elle eut achevé sa prière, elle mit la main sur le cœur de Fergus, qui ne battait plus.

La lune montait à l’horizon et tombait d’aplomb sur les traits du mort.

Il n’y avait plus de douleur sur ces traits. Les paupières abaissaient leurs longs cils de soie sur des joues calmes. La ligne des sourcils ne tremblait pas ; la bouche semblait s’être close en un sourire.

En ce sourire rêveur, heureux, tout plein de mystérieuses joies, qui venait parfois naguère à la lèvre de M. le marquis de Rio-Santo, lorsqu’il isolait sa pensée de la foule et se repliait sur lui-même.

Avait-il, dans sa suprême extase, entrevu la porte du ciel ?…

Mary Mac-Farlane se pencha et lui mit au front un baiser de sœur. — La lune voguait, nef éclatante, parmi l’azur du firmament ; la brise chantait doucement dans le feuillage. — Cette mort était tranquille et belle, entourée des splendeurs silencieuses de la nuit et des élans purs de la prière.





Dans ce drame, il n’y avait pour nous qu’un homme.

Un homme au génie vaste et puissant, qui se riait des obstacles et pliait, en se jouant, toutes les volontés à la sienne.

Il était fort contre un empire. — Dieu courba son front sous la faible main d’une enfant…

Nous ne prendrons point souci de dire ce que devinrent les autres personnages de ce récit. — Nous dirons plutôt les vagues et mystérieux espoirs nourris par ceux qui aimaient Fergus O’Breane.

Nous les dirons, parce qu’ils prennent sur notre esprit un superstitieux pouvoir, et qu’il est des heures où les circonstances racontées de la mort de M. le marquis de Rio-Santo nous laissent un doute énergique parfois, et parfois nous trouvent incrédule…

Randal Grahame, qui s’était jeté à bas de son cheval avant d’arriver au casse-cou de Green-Arbour-Court, la nuit de l’évasion, et qui est plein de vie, attend dans la maison de son père. Il reçoit parfois des messages lointains dont nul ne sait la source.

Le cavalier Bembo, devenu l’époux d’Anna Mac-Farlane, n’a pu lui donner son cœur et a dit : — Je ne m’appartiens pas tout entier.

Il attend comme Randal.

La comtesse de Derby, qui avait pris le deuil, a quitté le voile noir. — On la voit parfois sourire.

Elle attend.

Que peut attendre Ophelia, ce cœur subjugué, presque esclave ?… — Que peuvent attendre Bembo et Randal Grahame, dont le dévoûment au marquis était si complet et si profond ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


De temps en temps, lorsque la politique tortueuse du cabinet de Saint-James s’endort et oublie de jeter entre les peuples des semences périodiques de haine, les nations s’entendent : un murmure de réprobation universelle s’élève ; un nuage sombre s’amoncelle menaçant et obscurcit l’horizon britannique.

C’est la ruine qui se cache derrière ce nuage. — et parfois il nous semble que du sein de cet orage va surgir, terrible et fort, et tenant en main la foudre, le génie de la tempête, — Fergus l’Irlandais, — le champion d’une haine immortelle.

A-t-il suffi de la main d’une jeune fille pour abattre ce géant qui, seul dans la balance, pesait autant qu’un empire ?…

Dieu a-t-il brisé ce levier puissant comme un instrument vulgaire ?…

Peut-être. — Peut-être aussi la lave s’amasse-t-elle au cratère du volcan éteint, attendant l’étincelle qui doit rallumer l’incendie.

Peut-être, lorsque l’heure du châtiment aura sonné, reconnaîtra-t-on le combattant infatigable, debout, le pied sur la poitrine de l’Angleterre vaincue, et agitant, aux acclamations de l’univers, l’étendard relevé de l’Irlande…



fin.
  1. Cohue, queue, presse.
  2. Rue où est situé le comptoir Rothschild.
  3. M. P., abréviation inévitable de Membre du Parlement.
  4. En Angleterre, les titres ne meurent point. La pairie vacante est donnée avec le nom de l’ancien titulaire. Tout récemment, un attorney assez médiocre a été créé pair. Il porte le titre d’une des plus nobles familles d’Irlande.
  5. Dans les quartiers pauvres, les caves qui, ailleurs, servent de cuisine et d’office, sont habitées par une ou plusieurs familles.
  6. Navire qui transporte les condamnés à la Nouvelle-Galles du Sud.
  7. Ces commandes se font selon la formule commerciale — « Sur le vu de la présente, il vous plaira nous expédier cinquante femmes d’âges assortis, en bon état d’esprit et de santé, dont passerez les frais en compte, etc. »
  8. À Paramatta, les condamnées cardent la laine, la filent, puis la lissent pour confectionner avec l’étoffe qui en résulte les habillements des condamnés.
  9. Edward Braynes, de Birmingham, assassin du colonel Bories et de sir James dation de Clafton-Castle, commissaire du métropolitan-police, avait joué la tragédie en province.
  10. Trompette parlante, — porte-voix.
  11. Alors directeur de Benham-Park, maintenant médecin en chef d’Hanwell, homme d’une expérience précieuse et d’un très grand savoir.
  12. Jack Shepar, l’un des héros les plus renommés du calendrier de Newgate. On voit encore, dans la petite geôle de la prison donnant sur Old-Bailey, les énormes fers qui servaient à ce célèbre bandit ; ces fers semblent avoir été forgés pour un géant. — Jack Shepar s’échappa de Newgate la veille du jour fixé pour son exécution, et franchit sur un poney, au grand galop, le casse-cou (break-neck)de Green-Arbour-Court, dont nous donnerons tout à l’heure la description. Jack Shepar ne se fit point mal, mais cinq policemen qui le poursuivaient se brisèrent le crâne.