Aller au contenu

Les Mystères de Londres/1/11

La bibliothèque libre.
Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 85-110).


XI


MORS FERRO NOSTRA MORS.


L’honorable Frank Perceval ne portait point de titres. Ce n’était pas dédain de sa noblesse ; c’était au contraire un honnête et fier respect du nom historique de ses aïeux. Aux temps où l’état de gentilhomme donnait puissance et privilèges, il pouvait y avoir quelque grandeur à faire fi de sa naissance et à renier ses droits, mais, en notre siècle où noblesse ne fait plus qu’obliger, il n’y a guère que les lâches et peut-être encore les sots pour affecter le mépris d’une haute origine et jeter bas leur écusson comme on fait d’un vêtement passé de mode. Frank n’était point de ces gens-là, mais il n’était pas non plus de ceux qui croient ajouter à leur mérite intrinsèque en faisant graver sur leurs cartes de visites les feuilles de persil d’une couronne ducale ou les six rangs de perles fines d’un diadème de baron. Il n’y avait nul méchant et petit orgueil dans la hauteur qu’il mettait à porter bien son nom : Frank était un gentilhomme dans le vrai sens du mot.

Son frère aîné, le comte de Fife, avait hérité de presque toute la fortune paternelle, suivant la loi anglaise. Malgré cet inégal partage, le comte n’était pas assez riche pour servir une pension à son frère déshérité. Il était du reste bien en cour et tenait état de grand seigneur.

Frank était donc forcé de mener une existence modeste, eu égard au train de prince qu’avaient jadis affiché ses ancêtres. Il vivait de son faible patrimoine et, d’une part de la fortune de sa mère qui habitait l’Écosse avec la dernière de ses filles, âgée de douze ans. La comtesse douairière de Fife aimait Frank avec une sorte de passion. Il était son enfant préféré, pour lui d’abord, et aussi parce que son caractère, son âge et sa figure, lui rappelaient l’aînée de ses filles, morte malheureusement quelques années auparavant. Cette sœur, miss Harriett Perceval, et Frank étaient jumeaux.

Frank habitait à Londres Dudley-House, propriété de sa mère, située dans Castle-Street, auprès de Cavendish-Square. Il avait un seul domestique, outre sa femme de charge, point d’équipages, point de chevaux.

La matinée était déjà fort avancée, lorsque Stephen Mac-Nab passa le seuil de Dudley-House. Il fut reçu par le vieux domestique de Frank.

— Bonjour, vieux Jack, dit notre jeune médecin ; ton maître n’est-il point levé encore ?

Jack était un digne, discret, honnête, fidèle et dévoué serviteur. Il y aurait eu en lui du Caleb si Frank Perceval eût été dans la position désespérée du maître de Rawenswood. Mais Frank était fort loin de cette magnanime misère dont notre Walter Scott nous a fait un si émouvant tableau. Sa pauvreté, toute relative, eût été pour bien d’autres de l’opulence. Aussi Jack gardait-il une tenue fort respectable ; sa livrée, d’une propreté minutieuse, n’accusait point de trop longs services, et il y avait sur son visage un air de prospérité qui éloignait toute idée de famine.

Il aimait son maître avec passion et ne lui trouvait d’autre défaut que de ne s’appeler point à tout le moins sir Francis Perceval, lui qui était fils de comte, et dont la mère, miss Dudley, descendait des Stuarts et portait écartelé d’Écosse et de Courtenay ! Jack eût donné trois années de gages pour déterminer son maître à prendre un titre quelconque qui le dispensât, lui Jack, de dire à tout bout de champ : Son Honneur.

Son Honneur tout court. — Tandis que, de l’autre côté de la rue, il y avait un sir Marmaduke Twopenny qui était ancien marchand de goudron et knight[1] par contrebande. De sorte que son valet de chambre avait le droit d’écraser le pauvre Jack en disant vingt-deux fois par heure : — Son Honneur sir Marmaduke.

Jack était tenté de lui rompre les os, mais il hésitait à se compromettre avec cette noblesse de comptoir. Toute sa vengeance consistait à faire sonner ce nom de Twopenny de façon à montrer son incommensurable dédain, et à jurer par les neuf quartiers du grand écusson de Perceval.

Il connaissait Stephen depuis l’enfance et savait toute l’amitié que lui portait Frank ; à ces causes, il pardonnait un peu au jeune médecin de n’être point noble.

— Votre Honneur va faire bien plaisir à Son Honneur, dit-il en continuant sa besogne et avec une cordialité respectueuse ; — Son Honneur parlait souvent de Votre Honneur dans nos voyages… Son Honneur est sorti ce matin de bonne heure, mais si Votre Honneur veut l’attendre, je lui ouvrirai le cabinet de Son Honneur.

Comme on voit, Jack avait quelque raison de souhaiter un titre à son maître. Cela lui eût réellement épargné une très énorme quantité de redites. La troisième personne demande impérieusement des distinctions sociales ; il n’y a point d’égalité possible devant la troisième personne.

Stephen se fit introduire dans le cabinet de Frank. C’était une chambre dont la description n’aurait point d’intérêt pour le lecteur. Beaucoup de livres, quelques objets d’art, deux ou trois portraits de famille et un grand écusson à quartiers, portant, sur le tout, les armes propres de Dudley, composaient sa décoration.

Stephen s’assit près du feu.

— Rien n’a été changé ici, dit-il, en souriant ; voici les auteurs que nous aimons tous deux, le portrait de la pauvre demoiselle Harriett…

Jack découvrit tristement son front.

— Voici, continua Stephen, la statuette de la duchesse de Berry… Frank est donc toujours un chevalier errant ?

— Je voudrais qu’il fût au moins chevalier, répondit Jack.

— Voici le grand écusson de Perçeval.

— Plairait-il à Votre Honneur que je le lui blasonne ? interrompit vivement le vieux valet.

Et sans attendre la réponse de Stephen, il commença d’une voix rapide et monotone cette explication technique, si souvent entendue que les mots s’en étaient gravés un à un dans sa mémoire :

— Il est, s’il plaît à Votre Honneur, parti de trois traits, coupé de deux. Au premier, de Fairfax : burellé d’or et de sable au lion d’argent brochant sur le tout ; — au deuxième, d’Argyle : d’argent à la nef d’azur équipée et ramée de même ; — au troisième, d’Errol : d’argent à trois écus de gueules ; — au quatrième, de Dudley-Stuart : contrécartelé aux premier et quatrième d’argent à la fasce échiquetée d’argent et d’azur de trois tires, qui est Stuart ; aux deuxième et troisième, d’or à trois tourteaux de gueules, qui est Courtenay, et, sur le tout, échiqueté d’argent et d’azur de douze pièces à la bande d’hermines, qui est Dudley ; — au cinquième, de Douglas. : d’argent au cœur sanglant de gueules, au chef d’azur, chargé de trois étoiles d’argent ; — au sixième…

Stephen bâilla et poussa un long soupir.

— J’ennuie Votre Honneur ? demanda timidement Jack ; — il n’y a plus que quatre quartiers et l’écusson en abîme…

— Tu me les décriras une autre fois, mon vieux Jack, dit Stephen.

— Je serai toujours aux ordres de Votre Honneur.

Jack répondit cela, mais il ajouta à part soi :

— « On voit bien que Son Honneur n’est pas nobleman ! »

— Ton maître avait donc emporté ses armes ? reprit Stephen, qui voulait poursuivre l’entretien afin de ne point froisser le bon vieux valet.

Certes, Son Honneur avait emporté ses pistolets de voyage…

— Je ne vois plus son épée…

— Votre Honneur se trompe, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi.

— Sa boîte de combat aussi n’est plus à sa place, poursuivit Stephen.

Jack pâlit et trembla.

— C’est vrai, balbutia-t-il ; Votre Honneur a raison… Que Dieu ait pitié de nous !

— Que veux-tu dire ? s’écria Stephen en se levant.

— Son Honneur est sorti de grand matin, répondit Jack d’une voix étouffée ; — si matin que j’étais encore au lit… Je ne l’ai pas vu… Il a emporté son épée… sa boîte de combat…

— Un duel !… interrompit Stephen.

— Et son Honneur n’est pas encore revenu ! dit le vieux valet qui tomba faible sur un fauteuil.

— Stephen se prit à parcourir la chambre à grands pas.

— Un duel ! répéta-t-il avec agitation ; — arrivé d’hier !… un duel ce matin !… Voilà qui est étrange !… Mais peut-être n’est-ce qu’une querelle sans importance qui n’aura pas de suite…

Jack secoua lentement sa tête grise.

— Tout ce qui touche à l’honneur de Perceval a de l’importance, dit-il, et mon maître n’est pas de ceux qui prennent leurs armes pour ne s’en point servir… et midi va sonner !… et il est parti depuis sept heures !…

Il mit son front entre ses mains.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il, vous ne permettrez pas que le vieux Jack voie cela !

— Mon pauvre Jack, reprit Stephen, qui tâchait de se rassurer lui-même, nous nous alarmons à tort. Frank n’a pu avoir de querelle sérieuse depuis hier.

— Son Honneur n’a vu personne et n’est sorti que pour aller au bal de lord Trevor…

— Lord Trevor ! s’écria Stephen frappé d’un trait de lumière.

Puis il ajouta avec accablement :

— Le marquis de Rio-Santo !

Jack le regardait sans comprendre.

— Le marquis, répéta-t-il avec dédain, le marquis de Rio-Santo ! Tous ces étrangers sont marquis, pour le moins. Ils se croiraient déshonorés de n’être que baronnets… Son Honneur ne connaît pas ce marquis-là, Votre Honneur.

— Rio-Santo ! dit encore Stephen ; ils se seront trouvés en présence… Et où s’informer, bon Dieu ! où savoir !…

— Où courir ! ajouta Jack ; par pitié, Votre Honneur, ayez compassion d’un pauvre vieillard. Je n’ai point compris vos paroles, mais j’ai cru deviner… Oh ! si vous savez où est mon maître, dites-le-moi… Je courrai, dussé-je succomber en chemin, j’essaierai de lui porter secours… Mon maître ! poursuivit-il en joignant les mains et avec des larmes dans les yeux ; — mon petit Francis, que j’ai porté dans mes bras, que j’ai bercé, que j’aime !…

Stephen, dont l’inquiétude personnelle s’augmentait du désespoir du vieux Jack, s’approcha de la fenêtre et souleva machinalement le rideau.

Une voiture débouchait en ce moment à l’angle de Regent-Street.

— Hélas ! poursuivit Jack, — il y a comme une fatalité sur la noble maison… Presque tous les Perceval sont morts en duel de père en fils… et la devise qui entoure leur écu semble une éternelle et sanglante menace…

Stephen tourna la tête pour lire la devise.

Mors ferro nostra mors ! murmura-t-il. (La mort par le fer est notre mort.)

Il est des instants où l’âme, malade, accueille sans combattre les plus superstitieux pressentiments. Stephen détourna les yeux de la devise avec horreur. Il lui sembla voir du sang sur les brillants émaux du grand écusson ; il lui sembla voir perler des larmes sous l’austère prunelle des nobles lords dont les portraits tapissaient le cabinet.

Mors ferro nostra mors ! répéta lentement le vieux Jack. — La dernière fois que j’entendis prononcer ces mots latins, ce fut de la bouche du père de Son Honneur, feu le comte de Fife. — Dieu ait l’âme de Sa Seigneurie ! Il les prononçait, Votre Honneur, en accompagnant le cercueil de l’aîné de ses fils, mort en combat singulier.

Stephen n’entendait pas. La voiture s’était arrêtée devant le perron de Dudley-House. Deux hommes inconnus descendirent, qui, aidés du cocher, soulevèrent un objet inerte, étendu sur l’une des banquettes du fiacre.

Stephen poussa un cri déchirant.

— Frank ! mon pauvre Frank ! s’écria-t-il en s’élançant au dehors.

Le vieux Jack, se précipita vers la fenêtre et jeta en bas son regard.

— Son Honneur ! murmura-t-il en tombant lourdement à la renverse : Mors ferro nostra mors !

Il était évanoui.

Lorsqu’il recouvra ses sens, il gisait à la place même où il était tombé. Nul n’avait songé à le relever.

Il parcourut la chambre d’un regard terne et stupide. La chambre était déserte.

Le souvenir de ce qui s’était passé tournait confusément autour de sa mémoire et n’y voulait point entrer. Il avait la vague conscience d’un affreux et récent malheur ; mais il ne pouvait pas, il ne voulait pas peut-être éclairer ces propices ténèbres de son intelligence, parce qu’il sentait que la lumière y réveillerait trop de douleurs engourdies.

Tandis qu’il fuyait ainsi toute explication avec lui, ses yeux tombèrent sur l’écusson à quartiers, autour duquel courait la devise latine des Perceval. Ce fut un coup de foudre qui le frappa au cœur.

— Son Honneur, dit-il en un cri déchirant ; — un duel… du sang !…

— Chut ! fit une voix inconnue à la porte qui s’entrebâilla ; sur votre vie, taisez-vous !

La porte se referma.

Jack se mit sur ses genoux et rampa jusqu’au seuil.

— On n’entend rien, murmura-t-il en collant son oreille aux jointures de la porte : — rien ! Que se passe-t-il, mon Dieu !… Est-il vivant ?… est-il…

Jack n’eut point la force d’achever sa pensée.

Un faible bruit se fit dans la chambre voisine. C’était comme un grincement de deux morceaux d’acier qu’on frotte doucement l’un contre l’autre.

Jack se redressa et colla son œil à la serrure.

Il vit au milieu de la chambre le lit de son maître, qu’on avait retiré de l’alcôve pour avoir plus de jour. Sur le lit, Frank Perceval était étendu sans mouvement, les yeux clos, le visage livide, les membres affaissés comme sont les membres d’un cadavre.

Çà et là, sur le sol, il y avait, épars, des linges tachés de sang.

Auprès de la fenêtre, Stephen Mac-Nab, assis, pâle et la tête penchée, se voilait le visage de ses deux mains.

Des deux côtés du lit, deux inconnus se tenaient debout : l’un, vêtu de noir, aux traits de marbre, impassibles et mornes, tenait le poignet de Frank ; l’autre avait retroussé ses manches. Ses mains pleines de sang tenaient un long instrument d’acier, dont le bout disparaissait sous la chemise du pauvre Frank. Ce deuxième personnage n’était pas moins impassible que le premier. C’était lui qui avait entr’ouvert la porte pour ordonner le silence.

Jack ne respirait pas. Toute sa vie s’était concentrée dans sa faculté de voir.

L’homme habillé de noir, qui était sans nul doute un médecin, continuait de tâter le pouls de Frank. L’autre inconnu, l’aide du premier, suivant toute apparence, introduisait sa sonde, palpait, tâtait et secouait la tête d’un air d’incertitude.

il prononça quelques mots que Jack ne put entendre. L’homme noir y répondit par un haussement d’épaules accompagné d’un sourire étrange.

— Qu’a-t-il dit ? se demanda le pauvre Jack, — et que signifie ce sourire ?… Est-ce un présage de salut ?…

L’aide, à ce moment, retira la sonde ensanglantée et mesura froidement la profondeur de la blessure.

Jack n’y pouvait plus tenir. Il fit jouer doucement le pêne. La porte s’entr’ouvrit. Les deux inconnus ne prirent pas garde. Jack put entendre, mais il ne pouvait plus voir.

  1. Chevalier, dignité à vie.