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Les Mystères de Londres/1/13

La bibliothèque libre.
Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 139-164).


XIII


LE PETIT LEVER.


Lady Ophelia Barnwood, comtesse de Derby, s’éveilla le lendemain du bal de Trevor-House, long-temps après le milieu du jour. Ses traits délicats portaient la trace des fatigues de la veille ; ses yeux lassés ne voulaient point s’ouvrir, et les souvenirs de la fête voltigeaient confusément autour de son intelligence engourdie.

Il faisait froid, malgré un grand feu qui rougissait de sa lueur ardente le demi-jour de la chambre à coucher.

Lady Ophelia, au lieu de se lever, se coula, frissonnante, au plus profond de ses couvertures et voulut rappeler le sommeil.

Mais il est une heure où le sommeil fatigue, où le contact des draps agace les nerfs, une heure où il faut être debout, et agir, et vivre.

Cette heure était depuis long-temps sonnée. — Au lieu du sommeil appelé vinrent d’importunes pensées qu’on ne désirait point, des souvenirs, des regrets, des remords…

Elle vit passer devant elle, comme un mouvant tableau, sa fraîche vie de jeune fille. Elle se vit alors que sa beauté, vierge comme son âme, éclipsait toutes beautés rivales ; elle frémit d’aise à la pensée de ces doux triomphes de coquetterie enfantine qui sèment de fleurs le sol sous les pieds de la jeune et jolie miss entrant dans le monde ; elle sourit à ses jeunes amours, si tendres, si rêveurs, si timides, — et si vite évanouis !

Elle se vit ensuite s’asseyant pour la première fois sur les soyeux coussins de l’équipage conjugal. Elle était lady, elle était Comtesse. La fameuse devise : Honni soit qui mal y pense ! courait autour de son écusson ; elle avait des égales et point de supérieures.

Puis elle se vit dans les premiers mois du veuvage, du veuvage qui met une perle de plus à la couronne de toute jeune femme. Comme elle était enviée, adulée, détestée !… Comme elle était heureuse !

Puis encore, elle se vit faible, tremblante, vaincue, — et plus heureuse mille fois que tout à l’heure. Elle aimait. Elle aimait pour la première fois, à vingt-cinq ans, à l’âge où l’amour unit l’énergie à la tendresse, à l’âge où l’on soupire encore, mais où les soupirs brûlent, à l’âge ardent et fort où l’âme et le corps rivalisent dans la plénitude de leur vigueur… Elle se vit passionnée, jalouse, subjuguée, et un vague ressentiment de jouissance passée fit battre son cœur et souleva son sein. Comme elles coulaient vite ces heures de volupté discrète ! comme cette solitude partagée était pleine ; comme ce silence rompu seulement par une voix amie était harmonieux et doux !

Hélas ! les heures maintenant passaient tristes et lourdes, la solitude était vide, le silence était mortel.

Solitude et silence pesaient sur l’âme comme un fardeau de plomb. Le bonheur avait fui. Tout était morne maintenant, morne et maussade, fastidieux et repoussant. L’ennui, ce hideux cauchemar, planait dans l’atmosphère…

Lady Ophelia repoussa brusquement ses couvertures, sauta hors de son lit et mit ses petits pieds dans ses mules de satin.

Elle n’en avait peut-être jamais tant fait sans le secours de sa femme de chambre. Saisie tout-à-coup par le froid, elle passa hâtivement sa robe du matin (morning gown) et se réfugia dans un vaste fauteuil qui lui ouvrait ses bras rembourrés au coin de la cheminée.

Autre souvenir.

Naguère, à ce même moment, un coup discret était frappé à la porte extérieure de Barnwood-House. La femme de chambre, en entrant, annonçait que « milord attendait au salon. » — Milord, c’était l’homme aimé, l’homme que l’on regrettait maintenant avec amertume et détresse : le marquis de Rio-Santo.

Hélas ! hélas ! tout était donc fini.

Ophelia tendit la main pour atteindre la sonnette. Au moment où son doigt touchait le cordon, un coup de marteau retentit à la porte extérieure. Ophelia se redressa tout-à-coup. Un éclair jaillit de son œil ; un rayon d’espoir joyeux illumina son front.

— Si c’était lui ! pensa-t-elle.

Mais cette espérance dura peu. Ophelia se souvint tout-à-coup des événements de la veille. Ses traits se rembrunirent de nouveau.

— C’est le jeune Frank Perceval, se dit-elle ; il vient au rendez-vous que je lui ai donné pour lui apprendre… Je ne veux pas dévoiler ce terrible secret, mon Dieu !… Non ! je ne veux pas !

Une femme de chambre entr’ouvrit doucement la porte.

— Milady est levée ? dit-elle avec étonnement. — Un gentleman sollicite l’honneur de présenter son respect à milady comtesse..... Voici sa carte.

— Ce n’est pas M. Perceval, murmura Ophelia en jetant un coup d’œil sur la carte où était gravé le nom de Stephen Mac-Nab ; — je ne puis recevoir, Jane… Attendez !… Tirez les rideaux ; il y a quelque chose écrit au crayon, sur cette carte.

Jane tira les rideaux, et un jour plus vif éclaira la chambre.

De la part de l’Honorable[1] Frank Perceval, lut Ophelia. — Que veut dire ceci ?… Jane, faites qu’on introduise ce gentleman au salon et revenez m’habiller… revenez bien vite !

— Que veut dire ceci ! répéta lady Ophelia lorsque sa femme de chambre fut sortie ; — de la part de Frank Perceval ! à coup sûr, le pauvre jeune homme aura fait quelque coup de désespoir.

Jane rentra, et lady Ophelia lui ordonna de serrer seulement sa robe et de lisser ses cheveux. Encore ce fut à peine si elle lui donna le temps d’exécuter cet ordre.

— C’est bien, dit-elle ; laissez, Jane.

Et elle gagna d’un pas rapide la porte de sa chambre à coucher.

Stephen attendait au salon. Le jeune médecin n’était pas habitué à causer tous les jours en tête-à-tête avec la veuve d’un chevalier de la Jarretière, mais il venait de quitter le lit où gisait son meilleur ami, et l’émotion ne laissait nulle place à cette petite souffrance de l’amour-propre en travail qu’on nomme déconcertement. Il salua la comtesse avec autant de liberté d’esprit qu’eût pu le faire un habitué d’Almack.

— Madame, dit-il, veuillez excuser ma visite. Je n’ai point eu l’honneur de vous être présenté, mais je remplis un devoir et viens m’acquitter d’un message de Frank Perceval.

La comtesse s’inclina et lui montra un siège.

— M. Frank Perceval n’a pu venir lui-même ? demanda-t-elle.

— Il n’a pu venir, milady, répondit Stephen avec tristesse, — et, pour l’empêcher de venir, il a fallu une impossibilité bien réelle…

— Que lui est-il arrivé, monsieur ?

— Frank a été blessé en duel, madame.

— En duel ! répéta la comtesse.

— Blessé grièvement.

— Et par qui, monsieur ?

— Il ne m’a point dit le nom de son adversaire.

— Et vous n’avez nul soupçon ?…

— Si fait, milady ; les soupçons que j’ai valent une certitude… mais je viens vers vous pour Frank et je dois faire comme lui : oublier ce duel pour m’occuper d’une chose plus importante…

— Plus importante, monsieur ! murmura la comtesse qui manifesta quelque malaise.

— Il y a deux heures à peine, reprit Stephen Mac-Nab, on a rapporté Frank à Dudley-House, évanoui, mourant… Un terrible événement dont je ne puis vous rendre compte a retardé les premiers secours, et bien peu s’en est fallu que mon malheureux ami ne mourût sous mes yeux, victime d’un assassinat…

— Vous me faites frémir, monsieur ! dit la comtesse ; un meurtre tenté sur un blessé !…

— Un empoisonnement, milady.

— Et… pensez-vous… pouvez-vous croire que l’adversaire de M. Perceval… ce serait horrible, monsieur !… ait été pour quelque chose dans cette lâche machination ?…

Stephen ne répondit pas tout de suite ; cette question, il ne se l’était point faite encore à lui-même, et un vague soupçon traversa son esprit. Mais rien ne donnait corps à ce soupçon et il répondit :

— Je ne puis le croire, madame.

Lady Ophelia respira.

— En tous cas, poursuivit Stephen, le danger est évité… Lorsque Frank a recouvré la parole, — il y a de cela une demi-heure, madame, — le premier mot qu’il a prononcé a été le nom d’une personne chère…

— Miss Trevor ?…

Stephen salua et reprit :

— Le second a été votre nom, madame.

L’embarras de la comtesse redoubla.

— Mon nom ! dit-elle ; — Oui… Je pense savoir pourquoi… Hier, au bal de Trevor-House, j’avais prié M. Frank Perceval… Je suis réellement désolée que sa blessure l’empêche…

— Il m’a envoyé en son lieu et place, madame, dit Stephen.

— Vous, monsieur !… M. Perceval ne peut croire… Ce que j’avais à lui dire était complètement confidentiel…

— Je suis son meilleur ami.

— Je n’en doute pas, monsieur, mais je ne puis…

— Frank souffre bien, madame, et il attend ! interrompit Stephen.

— Vous me navrez, monsieur !… Écoutez…

La comtesse s’arrêta tout-à-coup et prêta l’oreille avidement. Le marteau de la porte extérieure avait faiblement retenti.

— C’est lui, murmura-t-elle, c’est lui !

Son malaise devint une fiévreuse agitation.

— Monsieur, reprit-elle, cette entrevue doit finir à l’instant. Je refuse de vous prendre pour intermédiaire entre moi et M. Perceval… Ne me jugez pas à la légère, monsieur ; car mes motifs sont bien graves, et veuillez ne point vous offenser, car ces motifs n’ont rien qui vous soit personnel…

Stephen s’était levé.

— J’espérais apporter une consolation au pauvre Frank… commença-t-il.

— Dites-lui, s’écria la duchesse, — dites-lui qu’il saura tout, dites-lui…

— Milord ! interrompit la femme de chambre qui entr’ouvrit la porte du salon.

— Ne lui dites rien, monsieur ; je réfléchirai… Faites entrer milord au boudoir, Jane… Priez M. Perceval de m’excuser, monsieur… faites-lui savoir combien je prends part à son accident, et… veuillez me pardonner de rompre aussi brusquement cet entretien.

Stephen salua froidement et sortit.

La comtesse retomba, épuisée, sur son fauteuil.

— Non ! murmura-t-elle ; — oh ! non !… je ne puis révéler ce secret… ce serait le perdre… Inspirez-moi, mon Dieu !

En descendant l’escalier, Stephen coudoya un homme dont le chapeau rabattu cachait en partie le visage. Cet homme lui jeta un regard de côté et tressaillit légèrement.

Ce fut lui que Jane introduisit presque aussitôt après dans le salon en annonçant :

— Milady, milord marquis !

Rio-Santo porta respectueusement à ses lèvres la main de la comtesse et se tint debout devant elle. Il y avait dans ses beaux traits quelque chose qui ressemblait au dévoûment, à la tendresse, à la passion même, mais ce quelque chose était un masque dont un observateur expert eût aperçu facilement les jointures, pour habilement soudées qu’elles fussent. — La comtesse savait bien observer, mais elle perdait sa science auprès de Rio-Santo.

Elle le regarda un instant en silence. Son œil, triste et voilé d’abord, s’éclaira graduellement jusqu’à exprimer une sorte de quiétude.

Le marquis sourit doucement et s’en fut s’appuyer au dossier de son fauteuil.

— Vous étiez bien belle hier, Ophelia, murmura-t-il à l’oreille de la comtesse.

Celle-ci se retourna, et son front toucha presque la bouche de Rio-Santo. Elle se baissa honteuse.

— Vous m’en voulez, reprit-il, vous avez raison, madame, car c’est être bien coupable que de vous causer du chagrin, même involontairement… Vous savez mon secret pourtant, tout mon secret !… N’est-ce donc pas aimer que de se confier ainsi sans réserve !…

— Vous avez été quinze jours sans me voir, dit tout bas la comtesse avec des larmes dans les yeux.

— Mais aujourd’hui, je viens, Ophelia, je viens sans calculer le danger ; parce que je souffrais trop de l’absence… Croyez-moi, je regrette autant que vous, — plus que vous peut-être, — ces jours où nous étions heureux sans contrôle… Plus que vous je maudis cette fatalité qui me pousse en avant. — Personne n’échappe à sa destinée, madame. Il faut que j’atteigne mon but ou que je meure !

Rio-Santo s’était relevé. Son noble visage avait pris une expression de fierté indomptable, inflexible et sans bornes.

Lady Ophelia le contempla quelques secondes et joignit ses mains sur sa poitrine.

— Oh ! je vous aime ! murmura-t-elle ; — Dieu n’a point pitié !… Je vous aime plus que jamais !… je vous aimerai toujours !

Il s’assit sur un coussin aux pieds de la comtesse, qui passa ses deux mains dans les boucles lustrées de ses beaux cheveux noirs.

— Vous dites vrai, n’est-ce pas, murmura-t-elle ; vous ne me trompez pas ?… Mon Dieu ! cet amour que vous me donnez ; cet amour, occulte et honteux, — qui est la part dont ne veut pas ma rivale ! — j’y tiens, José-Maria, j’y tiens plus qu’à la vie… plus qu’à l’honneur !… Oh ! c’est moi qui ai tort de n’être qu’une pauvre femme et de n’avoir point à vous donner la puissance qui vous est due… c’est moi qui ai tort d’espérer et de croire que vous, — Rio-Santo, — vous vous abaisseriez jusqu’à moi.

— Folle ! folle enfant ! interrompit le marquis en couvrant de baisers la blanche main d’Ophelia.

Elle cessa de parler ; ses yeux humides se séchèrent et devinrent brûlants. Sa respiration pénible et entrecoupée souleva par soubresauts les charmants contours de sa gorge…

Il y avait maintenant de l’amour, de l’amour véritable dans l’œil ardent de Rio-Santo. — L’homme d’impressions soudaines cédait à l’impression du moment. Il était venu pour jouer une comédie, et, comme ces acteurs qui prennent au sérieux un rôle appris, il subissait au vrai sa fiction passionnée : il aimait.

Lady Ophelia savourait cet instant de bonheur et s’y cramponnait comme si elle eût craint de voir l’illusion s’enfuir.

— Oh ! non… non ! dit-elle enfin, sans savoir que sa pensée s’échappait au dehors ; — je ne le trahirai pas !… Que m’importent ces gens et leurs souffrances ?… il m’aime maintenant… Je ne dirai rien… rien !

Ses yeux fermés à demi ne voyaient plus. Sa pensée nageait vaguement en un rêve.

Rio-Santo, lui, avait saisi au passage chaque parole. Ses sourcils s’étaient froncés, laissant apparaître au milieu de son front rougi la longue ligne blanche d’une cicatrice perpendiculaire. Ses lèvres tremblaient sans produire aucun son, et un frémissement colérique agitait chacun de ses membres.

Il prit la main de la comtesse et la serra sans doute bien fort, car la pauvre femme ouvrit les yeux en poussant un petit cri de douleur.

Elle pâlit en voyant la pose menaçante et les traits bouleversés du marquis.

— Qu’avez-vous, don José ? demanda-t-elle.

— Madame, dit-il d’une voix sévère et contenue, il faut me répondre, entendez-vous !… me répondre clairement et sur-le-champ !… Que parlez-vous de trahir, et quel est cet homme que j’ai rencontré tout à l’heure sur mon chemin ?

  1. Honorable, titre légal des fils de comte, qu’on n’appelle lords que par courtoisie.