Les Mystères de Londres/1/20

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Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 351-379).


XX


UN ECCENTRIC MAN.


Brian de Lancester, fils puîné de feu Hugh de Lancester, comte de White-Manor, s’était trouvé de bonne heure dans cette situation fausse, presque intolérable, qui est en Angleterre le lot des cadets nobles non membres du clergé. Élevé au sein d’une opulence presque royale, il se trouva tout-à-coup, à la mort de son père, réduit à la portion congrue.

Son frère, grâce aux règles rigoureuses du partage noble, héritait à la fois de la pairie et des neuf dixièmes du patrimoine ; son frère devenait grand seigneur ; lui, au contraire, descendait à un état voisin de la médiocrité.

Brian avait mené jusque-là une vie d’imprévoyance et d’étourderie. L’avenir ne l’avait point préoccupé ; il avait refusé de céder aux observations de sa famille, qui voulait le pousser dans l’Église, cet opulent pis-aller des cadets de grande maison ; il avait refusé, parce qu’il connaissait trop le clergé anglican, si puissant, si riche, si fainéant, si complètement inutile, concussionnaire et méprisable !

Brian avait en lui de nobles instincts et une singulière vigueur de volonté. Lorsque mourut son père, il n’était point trop tard pour entrer dans les Ordres, mais il refusa de nouveau.

Tous ces millions mal acquis que les évêques et bénéficiaires anglicans extraient des sueurs du pauvre lui causaient horreur et dégoût. Il se serait cru irrévocablement souillé en posant le pied seulement sur le premier échelon de cette hiérarchie protestante, si monstrueuse dans son organisation, si vaine dans ses résultats.

Il continua de vivre oisif, mais non plus insoucieux. Une colère sourde grondait au dedans de lui contre cette suprême injustice de la loi, qui vient se mettre entre les fils d’un même père pour enrichir l’un aux dépens des autres, et rompre violemment le niveau parmi des enfants que Dieu avait faits égaux.

L’un des princes du fashion de Londres et membre fort influent des clubs de la jeune aristocratie, il ne déclamait point contre le droit d’aînesse, parce que les rancunes du vrai Saxon ne se traduisent point en vides paroles, comme celles des gens de France ou d’Irlande, mais il amassait en soi sa haine et songeait déjà aux moyens de déclarer à cette loi qui le dépouillait une guerre à mort, — une guerre anglaise, patiente, légale, implacable.

Il mangeait, pendant cela, son peu de bien fort galamment et assurait de mieux en mieux sa position d’homme à la mode, en ajoutant à ses autres mérites une nuance des plus foncées d’eccentricity.

C’est là un mot que les gens du continent ont traduit, et dont ils abusent volontiers, comme de tout ce qui a rapport au fashion britannique, mais qu’ils ne comprennent point. L’eccentricity est, comme l’humour, un mot et une chose spécialement, uniquement anglais. Ce qu’il faut pour faire un eccentric passable se trouve dans le sang saxon, dans l’air épais de Londres, dans les brouillards de la Tamise, et non pas ailleurs.

Aussi l’eccentricity, comme tout ce qui est purement national, jouit en Angleterre d’une vogue immodérée.

Brian, dans sa jeunesse, accomplit de très méritantes excentricités. La plupart de ses exploits ont été attribués à d’autres, en vertu de l’éternelle maxime : Sic vos non vobis ; mais il lui en reste assez pour sa gloire, et le chef actuel de la maison de Beresford, le très noble marquis de Waterford, qui fut son élève et son frère d’aventures, ne parle jamais de lui que le chapeau bas et la cravache au port d’armes.

Il fit mieux, autrefois : il le copia, et les cokneys applaudirent frénétiquement à ces audacieux plagiats.

Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, ce fut Brian qui, en 183., fit paraître la première édition de ce juggle (mauvaise plaisanterie), qui a conquis depuis une célébrité européenne.

L’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement, portait d’effrayantes moustaches, lesquelles moustaches eurent le malheur de déplaire à Brian de Lancester. Un matin, il se rendit au club et annonça son intention formelle de faire disparaître lesdites moustaches. L’Honorable Pegasus Anticorn en fut instruit dans la soirée et se munit d’une paire de pistolets chargés à double charge, dans le but de mourir en défendant ses moustaches.

Le lendemain, le Times annonça que l’Honorable Brian de Lancester couperait dans la journée les moustaches de l’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement.

Celui-ci ajouta un sabre à ses pistolets.

Le surlendemain, on voyait dans Londres des affiches de six pieds de haut qui promettaient cent livres de récompense à quiconque apporterait au domicile de l’Honorable Brian de Lancester les moustaches de l’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement.

Pegasus mit une cuirasse sous ses vêtements.

Enfin, le jour suivant, le Herald, le Chronicle et le Post racontèrent que plusieurs gentlemen portant de grosses moustaches avaient été massacrés au sein de leurs familles par des bandits désireux de gagner les cent livres promises.

Pegasus réfléchit, fit venir un barbier et envoya ses moustaches à Brian avec un cartel. Brian lui coupa l’oreille droite d’un coup de pistolet.

Nous pourrions remplir des volumes, des volumes in-folio, de tours semblables exécutés avec le sérieux britannique, et véritablement sublimes d’invention et de gravité burlesques. Malheureusement nous avons autre chose à dire au lecteur.

Comme on le pense, ces plaisanteries coûtaient cher à Brian, qui n’en vit que plus tôt la fin de sa modeste légitime. Un incident hâta sa ruine complète : son frère, le riche comte de White-Manor, ou plutôt l’intendant de ce dernier, fit à Brian un procès que le pauvre eccentric perdit faute d’argent et de soins.

Les deux frères ne s’étaient jamais aimés de tendresse fort enthousiaste, et depuis la mort du feu comte, Brian, qui se considérait comme injustement spolié, gardait à son aîné une sourde rancune. Cette occasion la fit éclater soudain ; Brian jura qu’il soutiendrait contre son frère une lutte à mort.

Et il tint parole. — Les armes qu’il choisit furent étranges ; mais il les mania terriblement et frappa sans relâche, de sorte que la blessure se fit, et, une fois faite, resta saignante sans qu’il fût possible de la fermer jamais.

Le comte se repentit alors amèrement d’avoir poussé à bout cet homme que la faveur du monde rendait puissant, et qui, sans passer certaines bornes et en se jouant, jetait à pleines mains l’amertume sur sa vie ; mais il n’était plus temps.

Le comte se ravisa. Il proposa une rente faible, puis une rente plus forte, puis des milliers de livres ; — Brian lui demanda la moitié de son immense fortune : le comte refusa.

Et la guerre continua, guerre merveilleuse du faible contre le fort, où le faible avait toujours l’avantage ; guerre où l’un des combattants, armé d’une épingle, piquait, piquait sans cesse un adversaire invinciblement réduit à l’inertie…

Le comte prit le spleen et devint l’homme le plus malheureux des Trois-Royaumes. — Brian, impitoyable dans son attaque de chaque jour, frappa encore, chercha les défauts de cette sensibilité qu’il avait lui-même engourdie, tâta, poussa et fit comme s’il eût voulu introduire jusqu’au cœur son épingle qui piquait en vain maintenant l’épiderme.

Et, chose étrange, dans la lutte, ses auxiliaires étaient ceux que la nature et les lois auraient dû faire ses ennemis naturels. C’étaient tous de jeunes lords, des héritiers de pairies, des gens qui, dans un temps donné, devaient se trouver vis-à-vis de leurs cadets dans la position où était le pauvre comte en face de son terrible persécuteur. Mais n’en a-t-il pas été ainsi pour tous les temps et pour tous les pays ?

Ne se souvient-on plus de ces petits marquis, papillons étourdis, mouches prédestinées à la flamme, qui, dans les années qui précédèrent la révolution française, caquetaient, cabalaient, conspiraient, faisaient de l’impiété, apportaient enfin chacun leur planchette au grand échafaud qui devait être leur dernière salle de bal ?

Ainsi faisaient nos jeunes lords. — Ils ne voyaient que le côté plaisant de la conduite de Brian de Lancester ; ils ne comprenaient pas que chacune de ses attaques était un coup fourré porté au droit d’aînesse, un trait de lime qui minait insensiblement les antiques supports de cette loi, magnifique dans sa barbarie, qui est une portion de la force et qui sera peut-être la ruine de la Grande-Bretagne.

Plus les bottes portées par Brian dans cette espèce de duel étaient éclatantes et bizarres, plus le beau monde applaudissait. Le West-End entier trépignait d’aise lorsqu’on lisait dans les colonnes du Times quelque nouvelle comme celle-ci :

« Hier, le noble comte de Wh…-M…, ayant voulu faire une promenade sur la Tamise, a reconnu dans l’un des pauvres mariniers qui conduisaient sa barque l’Honorable B… de L… son frère.

» On dit que Sa Seigneurie a tourné la tête d’un autre côté pour ne pas voir le fils de son père, et qu’elle a ordonné de conduire la barque à la rive.

» Nous vivons dans un temps bien étrange !… etc., etc. »

Ou bien encore :

« Par cette soirée si froide et si humide de dimanche dernier, quelques passants ont reconnu, couché sur la pierre des degrés de la maison du noble comte de Wh..e-M…r, l’Honorable Br… de L….r, frère de Sa Seigneurie.

» On dit, — et nous sommes forcés de le croire, puisque les témoins qui l’attestent sont des gens graves et dignes de foi, — que Sa Seigneurie a fait chasser par ses valets son malheureux frère…, etc., etc. »

Et tout le monde riait à gorge déployée ; parce que tout le monde était dans le secret de la comédie. Il n’y avait à ne pas rire que Brian lui-même, lequel accomplissait son œuvre avec tout le sérieux d’un Anglais, perpétrant une atroce plaisanterie, et le malheureux comte, qui perdait le boire et le manger, qui se desséchait, qui jaunissait, qui se blasait, comme disait ce coquin d’intendant Paterson, même sur la marchandise de l’honnête Bob-Lantern.

C’était fort curieux. Le puissant lord n’osait se montrer dans aucun salon. Il promenait timidement son ennui dans les lieux où il espérait ne point rencontrer son bourreau ; mais Brian semblait avoir une police à ses ordres. En quelque lieu que se cachât le comte, il trouvait toujours sur son chemin le visage glacial et railleur de Brian. — Brian, lui, au contraire, était de plus en plus à la mode. Ce duel prolongé semblait à tous les connaisseurs une eccentricity de premier mérite. On le fêtait, on se l’arrachait ; il aurait été le lion, à coup sûr, si le marquis de Rio-Santo n’eût supérieurement porté la couronne royale du fashion.

Le rideau s’était baissé pour la seconde fois lorsque Brian de Lancester entra dans la salle, en costume de garçon de taverne. Il avait ouvert sa boîte et la tenait suspendue à son cou par un ruban.

Il fit d’abord le tour du parterre.

— Messieurs, disait-il, achetez, s’il vous plaît, mes pastilles et offrez des bonbons à vos dames… C’est une mode de France… À Paris, on ne peut passer toute une représentation sans manger quelque petit morceau de sucre.

Bien peu achetèrent. Ce n’était pas la coutume, et à Londres on ne se permet que difficilement ce qu’on ne s’est pas permis déjà une fois au moins. — Lorsque Brian arriva devant la loge infernale, ce furent de bruyants bravos et d’enthousiastes applaudissements.

Brian répéta fort gravement sa formule. Chacun voulut acheter des pastilles, et la boîte de l’eccentric eût été vidée en un clin d’œil s’il ne l’eût refermée en disant :

— Assez, messieurs, assez ; il faut qu’il en reste pour là-haut.

En prononçant ces derniers mots, il avait levé les yeux vers la loge où le comte de White-Manor demeurait immobile et ennuyé depuis le commencement de la représentation. Le comte ne s’émouvait pas le moins du monde et ne semblait point s’attendre à l’orage qui grondait au dessus de sa tête.

— Je vous déclare, très cher, s’écria Lantures-Luces, que l’idée est ravissante, ma foi, au degré suprême !… Le fait est que chez nous, — là-bas, — à Paris, on vend des sucres d’orge aux grisettes… Je parle sérieusement… Mais comment diable ! très cher, ferai-je à vous voir quand vous allez être là-haut ?… Je n’ai plus mon lorgnon… Pour en revenir à votre idée, vrai, — sans plaisanterie, — je la trouve ravissante.

Brian était déjà loin que le petit Français babillait encore.

Il monta aux galeries et promena de loges en loges sa boîte et ses pastilles. Partout on l’accueillait par des éclats de rire. Les dames elles-mêmes trouvaient le tour exquis. Dès qu’il était passé, on voyait les locataires des loges se pencher en dehors et le suivre d’un curieux et encourageant regard.

En sorte que lorsqu’il arriva devant la loge du comte de White-Manor, quatre ou cinq cents binocles étaient braqués sur les deux frères.

On attendait avec une joyeuse impatience. De vrai, cet intermède faisait grand dommage à la pièce, et le chef-d’œuvre de Weber avait tort devant cette héroïque boutade.

— De par Dieu ! Dorothy, mon cher cœur, dit le capitaine O’Chrane à mistress Burnett qui n’avait pu secouer encore sa mauvaise humeur, — je veux que le diable me berce si tous les lords et ladies savent ce qu’ils font. Ne regardent-ils pas comme on pourrait faire d’une bête curieuse ce vagabond en tablier blanc qui vend de la farine sucrée !…

— Ils regardent ce qu’ils veulent, je pense, monsieur O’Chrane, répondit la rancuneuse tavernière, — et vous pouvez voir que ces lords achètent à leurs ladies de cette farine sucrée comme vous l’appelez… Tout le monde n’est pas comme vous, Dieu merci, monsieur O’Chrane.

— C’est bien, Dorothy, c’est très bien… mais, de par Satan, madame, vous êtes une…

— Que suis-je, monsieur O’Chrane ?

Le capitaine enfila un chapelet de jurons qui n’eut pas moins de trois douzaines de patenôtres, mais il n’osa pas dire à mistress Burnett ce qu’elle était.

Brian de Lancester venait de s’arrêter devant la loge du comte de White-Manor. Il demeura quelques instants immobile pensant que sa seule présence attirerait l’attention de son frère ; mais il était loin de compte. Le lord, plongé dans une sorte de somnolence chagrine, tournait le flanc au théâtre et regardait fixement d’un air absorbé la paroi de sa loge qui lui faisait face.

Brian, las d’attendre en vain, éleva sa boîte et en frappa doucement l’appui de la loge.

Le comte de White-Manor tourna les yeux avec impatience. — Lorsque son regard tomba sur Brian, il tressaillit de la tête aux pieds, comme on fait au choc d’un appareil voltaïque. Sa face devint verdâtre, ses yeux morts s’allumèrent et sa lèvre se prit à trembler sans produire aucun son.

La salle entière faisait silence.

— Milord mon frère, dit Brian d’une voix claire et sérieuse qui pénétra dans le plus éloigné recoin de la loge la plus reculée, — achetez une boîte de pastilles au fils de votre père, pour qu’il puisse, lui, acheter du pain !

La loge infernale applaudit. — Le parterre, sans savoir pourquoi, applaudit de même ; — les galeries, imitant le parterre, crièrent bravo, et Paddy lui-même, dans l’innocence de sa bonne âme, poussa un « Dieu me damne ! » approbateur.

Les loges où il y avait des dames furent moins bruyantes, mais plus d’un joli visage se cacha derrière son éventail pour sourire, et lady Campbell déclara que Brian de Lancester était un mauvais plaisant de la plus adorable espèce.

Lord de White-Manor, cependant, objet de toute cette outrageante curiosité, demeurait comme frappé de la foudre.

— Eh bien ! milord mon frère ? dit l’implacable Brian.

Le comte ouvrit la bouche comme s’il allait parler. Le silence se rétablit comme par enchantement.

Mais on n’entendit que la voix grêle du vicomte de Lantures-Luces qui disait :

— Je vous affirme sous serment, très chers, que je donnerais trois napoléons pour avoir mon lorgnon… Je parle sérieusement !… Je ne vois rien du tout !

Le comte, incapable de prononcer un mot, avait jeté à son frère un regard de sang et tiré le rideau de sa loge par un dernier effort. — On ne le voyait plus.

En ce moment même, il se fit dans les hautes galeries et au parterre un tapage infernal. Une foule nouvelle se rua tumultueusement sur les spectateurs déjà placés. On jura, on se battit ; on prit d’assaut tous les sièges inoccupés et même une partie des sièges occupés. — Il était neuf heures et demie ; c’était le moment de l’entrée à moitié prix : privilège bien cher à la populace de Londres, et dont elle abuse de la façon la plus grossièrement impudente que l’on puisse imaginer.

Brian put s’échapper à la faveur de cette bagarre. Johnny reprit sa boîte à pastilles et lui rendit en échange son costume fashionable.

Pendant cela, une scène étrange se passait dans la salle.

À l’instant où le tumulte de l’entrée à demi-prix commençait à se calmer, on entendit dans l’une des loges d’avant-scène un cri de femme, un cri de détresse et de terreur.

Il partait de la loge qui touchait immédiatement la scène et où lady Jane B… attendait seule la venue de son illustre protecteur.

Tous les regards qui s’étaient précédemment portés vers le fond de la salle pour jouir de la confusion du comte de White-Manor se tournèrent du côté du théâtre.

On vit lady Jane B… pâle, les traits décomposés, s’élancer impétueusement dans le couloir en criant au secours, — et, presque aussitôt, sur le devant de sa loge se montra le visage inerte de Tyrrel l’Aveugle, que le monde connaissait sous le nom de sir Edmund Makensie.