Les Mystères de Londres/2/16

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Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 137-170).


XVI


ESCLAVAGE.


La physionomie de mon père était effrayante à voir au moment où il reparut sur le seuil. — Roboam, à demi-mort d’épouvante, poussait des gémissements inarticulés.

Mon père, bien qu’il ne fût pas plus robuste en apparence que le commun des hommes, possédait réellement des muscles d’athlète. Il lança Roboam avec tant de violence que le malheureux alla tomber à l’autre bout de la chambre. Les convives retournèrent paisiblement leurs sièges pour voir avec plus de commodité ce qui allait se passer.

Roboam restait immobile et prosterné à l’endroit même où il était tombé. Son regard, effrayé, couvait la physionomie de mon père. Il était pâle comme un mort, et les mèches éparses de ses cheveux qui couvraient à moitié son front et ses joues leur donnaient une teinte encore plus livide.

Mon cœur se serrait de peur et de pitié, milord ; j’interrogeai de l’œil les convives pour chercher un appui au pauvre Roboam. — Rien sur ces visages de marbre, si ce n’est un peu de curiosité froide et quelque impatience du dénouement.

Le juif Eliezer était boiteux et s’aidait en marchant d’une forte canne de bambou. Cette canne était appuyée au mur dans un angle du salon. Mon père, dont le regard parcourait en ce moment la chambre pour chercher une arme, aperçut le bambou et s’en saisit avidement. Sa colère atteignait son paroxysme. Il riait et rugissait par avant-goût de sa brutale vengeance.

— Dites-moi, frères, dites-moi, cria-t-il d’une voix entrecoupée, dites-moi ce que mérite un vil esclave qui expose son maître à la corde.

— C’est suivant les circonstances et les pays, répondit Samuel. En rase campagne, on fait ce qu’on veut ; à Londres, il faut de la prudence et une bonne bastonnade peut suffire à la rigueur.

— Une bastonnade me paraît concilier la prudence et la justice, appuya le vieil Eliezer avec gravité.

Ismaïl franchit en deux bonds l’espace qui le séparait de Roboam et la lourde béquille rendit un bruit sec en tombant sur les reins du pauvre muet.

Il tendit ses deux mains en suppliant ; Ismaïl les rabattit d’un second coup ; puis, sa fureur augmentant à mesure qu’il frappait, il fit mouvoir son arme avec une rage aveugle, sans relâche ni trêve, pendant plus d’une minute.

On entendait le râle sourd de Roboam, qui s’était affaissé sur lui-même, et le bruit incessant du bois meurtrissant la chair.

Et, tout en frappant, Ismaïl s’excitait et disait :

— Ah ! tu fais une boucle de trop au paraphe de Dawes, Peebles and Sons, brigand détestable !… Ah ! brute infâme, tu trembles en traçant le P de Peebles !… Traître, maladroit, assassin, tu fais des fautes d’orthographe dans le corps d’un billet !… Tiens ! tiens ! tiens ! (et chaque fois c’étaient d’effroyables coups, milord !) Tiens, misérable ! tiens, Judas !…

Ismaïl s’arrêta, essoufflé ; la canne de bambou s’échappa de sa main, et il tomba lui-même, épuisé, sur un siège.

J’avais fermé les yeux pour fuir, autant que possible, ce hideux spectacle. — Quand les coups cessèrent, j’entendis les convives chuchoter autour de moi.

— Il est mort, dit Samuel en ricanant.

— Le frère Ismaïl a un fameux poignet ! ajouta un autre. Comme il y allait !…

— Je pense qu’il aura gâté mon bambou ! grommela le vieil Éliezer avec mauvaise humeur.

J’ouvris les yeux, et je vis, à la place où Roboam se tenait naguère à genoux, une masse inerte qui ne donnait plus aucun signe de vie.

Mais tout-à-coup cette masse s’agita lentement, et Roboam se dressa sur ses pieds en face d’Ismaïl haletant. Il tenait à la main le terrible bambou. — Je crus que c’en était fait de mon père.

Par un mouvement instinctif, et plus fort que ma volonté, je m’élançai entre Ismaïl et Roboam ; — c’était mon père qui tremblait, maintenant. Le muet, droit, le corps légèrement renversé en arrière, semblait prêt à frapper. Ses yeux lançaient de brûlants éclairs sous les poils mêlés de ses sourcils ; les muscles de sa face se contractaient avec une menaçante énergie. Tout cet affaissement qui m’avait fait tant de pitié naguère avait disparu. Un feu viril avait remplacé cette lourde glace de la vieillesse que la souffrance et la captivité avaient jetée sur sa tête. Il était terrible et fort parce qu’il était libre.

Les convives, cependant, ne bougeaient pas. Ce dénouement imprévu mettait de l’intérêt dans le drame. Ils regardaient.

— Pitié, bon Roboam ! m’écriai-je, ayez pitié de mon père pour l’amour de moi !

Il dessina un geste impérieux et violent pour m’ordonner de m’écarter ; mais je lui résistai comme j’avais résisté à Ismaïl.

Celui-ci avait eu le temps de la réflexion, et il n’était point homme à négliger ce moment de répit que je lui procurais.

— Reuben, s’écria-t-il en allemand, langue que ne comprenait point Roboam, — prenez-le par le cou, mon frère, et je vous donnerai dix livres !

— Vous êtes témoins, dit Reuben aux convives.

— Nous sommes témoins, répondirent-ils ; Ismaïl Spencer a promis dix livres.

Roboam avait eu un mouvement d’hésitation en entendant ces mots, prononcés en une langue inconnue ; — Reuben s’était lavé doucement, et s’avançait vers lui sur la pointe du pied.

J’ouvris la bouche pour le prévenir ; mais mon père me colla brusquement son mouchoir sur les lèvres.

Au même instant, les deux bras de Reuben se nouèrent autour du cou de Roboam, dont le visage devint pourpre aussitôt. Le bambou s’échappa de sa main ; il poussa un hurlement sourd et ferma les yeux, sans essayer de faire davantage résistance.

— Lâchez-le, Reuben, dit mon père ; il ne faut pas le tuer… Sa mort n’enlèverait pas une boucle au paraphe de Dawes Peebles and Sons… Lâchez-le ; sa rage est passée. Je le connais : il va se tenir tranquille.

— Cela vous regarde, frère Ismaïl, répondit Reuben, qui lâcha le cou du malheureux Roboam.

Il y eut un mouvement d’effroi parmi les convives : chacun s’attendait à voir le muet s’élancer sur mon père ; mais il n’en fit rien.

— À genoux ! lui cria rudement ce dernier.

Roboam se mit à genoux.

Mon père fit tournoyer au dessus de sa tête le terrible bambou, mais il ne frappa pas.

— Je te pardonne, dit-il, parce que tu es une brute. Je t’ai frappé comme j’eusse frappé un chien ou un cheval ; or, quand je frappe mon chien ou mon cheval, je m’arrête avant de tuer, non pour eux, mais pour moi, qui crains une perte… Remonte là-haut et travaille… travaille, entends-tu, ou malheur à toi !

Roboam se leva, courba la tête, et se dirigea vers la porte. Il ne se retourna que sur le seuil, et je frémis encore en songeant au regard qu’il darda en ce moment sur mon père.

Toute sa vengeance était dans ce regard. Les convives de mon père le sentirent comme moi.

Le vieil Eliezer secoua la tête lorsque Roboam eut définitivement disparu.

— Cet animal sauvage vous étranglera quelque jour, frère Ismaïl, murmura-t-il.

Mon père haussa les épaules avec dédain, et un sourire d’orgueilleuse supériorité vint sur sa lèvre.

— Ne vous occupez pas de cela, mes compères, dit-il ; il faut être bien piètre écuyer pour ne savoir point éviter la ruade d’un cheval vicieux.

— Eh bien ! répliqua Reuben en riant, la dernière ruade était malaisée à parer, je pense, frère Ismaïl, puisque vous avez acheté mon aide au prix de dix livres.

Mon père lui jeta sa bourse.

— Buvez, mes frères, dit-il, ou allez-vous-en ! ce sujet d’entretien me déplaît.

Les juifs mirent leurs sourires moqueurs dans leurs barbes et continuèrent à boire.

Ismaïl avait ses raisons, milord, pour braver ainsi la vengeance de Roboam. Il croyait connaître le pauvre muet, et, de fait, ce malheureux était dompté jusqu’au point de n’oser plus regimber, à moins de circonstances extrêmes. En outre, il y avait entre eux un lien que je n’ai jamais su définir. Roboam avait au fond du cœur, pour mon père, un respect dévot, une sorte d’affection superstitieuse semblable à celle des Indiens pour leurs redoutables fétiches.

Il avait sous la main, dans le cabinet de travail, des armes à profusion, et il n’essaya jamais de s’en servir contre Ismaïl.

Dans nos voyages, où il nous suivit constamment, en France, en Italie, dans l’Orient, il était libre, et ne tenta jamais de s’enfuir.

Sa servitude était en quelque sorte volontaire. Mon père exerçait sur lui un pouvoir absolu, et qui n’eût pas eu besoin du brutal appui de la force.

Nous restâmes environ six mois encore à Londres après la scène que je viens de vous conter, mais ma captivité cessa dès lors. Mon père me donna à entendre qu’une personne dont la rencontre était pour moi fort à craindre avait quitté la ville. En conséquence, il me fut permis de montera cheval, d’aller au Park, et parfois même de passer quelques heures au spectacle. — Partout mon père m’accompagnait, et remplissait auprès de moi l’ancien rôle de Roboam.

— Voyez comme tout le monde vous trouve belle, Suky, me disait-il ; dans deux ou trois ans, ces compliments qui tombent sur votre passage, de la bouche de tant de nobles lords, iront droit à votre cœur… Vous aimerez, Suky, et vous serez heureuse.

Toute la maison de Goodman’s-Fields était désormais à ma disposition ; seulement, les valets avaient ordre de ne me point parler.

Vous le dirai-je, milord ? ce que j’aimais le mieux en ce temps, c’était d’aller passer quelques heures dans la prison du pauvre Roboam. Ma présence le consolait, et j’étais heureuse du bien que je lui faisais.

Il me montra d’étranges choses en l’absence de mon père, et ce fut lui qui me fit connaître l’usage de ces essences et de ces pommades rangées sur la toilette du laboratoire.

Un jour, il se leva de la table où il travaillait sans relâche, et tira longuement ses membres engourdis, puis il secoua sa longue et inculte crinière, et se prit à sourire.

Vous savez, milord, combien est expressive la physionomie des gens privés de la parole. Le sourire de ce pauvre Roboam parlait naïvement et semblait dire :

— Ah ! miss Suky, je veux vous faire voir quelque chose de surprenant !

Il me prit par la main et me conduisit vers la toilette, devant laquelle il s’assit. — Son geste était plein d’emphase, et ressemblait à ceux que prodiguent les escamoteurs avant de faire le plus curieux de leurs tours.

Il prit l’une après l’autre cinq ou six fioles qu’il flaira et mit à part, puis il me fit signe de fermer les yeux. — J’obéis pour lui complaire.

Je pense vous avoir dit, milord, que Roboam était un homme de l’Orient. Son teint brun et luisant avait une couleur particulière qui se rapprochait du reste un peu du teint d’Ismaïl. Ses cheveux étaient d’un noir de jais, ainsi que sa barbe.

Je demeurai environ deux minutes les yeux fermés. Au bout de ce temps, Roboam me toucha le bras en poussant un grognement rauque et guttural qui était sa manière de sourire.

J’ouvris les yeux.

Sur ma parole, je ne le reconnus point, milord, et je reculai de plusieurs pas, effrayée, tandis qu’il riait de tout son cœur.

Il s’était opéré en lui un changement qui tenait de la magie. Son teint si brun tout à l’heure avait pris une nuance terne et blafarde… Tenez, milord, la nuance du teint de l’aveugle Tyrrel que vous nommez sir Edmund Mackensie…

— Sir Edmund Mackensie ! répéta machinalement Brian de Lancester en l’esprit duquel semblait s’opérer un confus et pénible travail.

— Aucune comparaison ne saurait être plus frappante, reprit Susannah… entourés des pâles reflets de cette peau mate et comme farineuse, les yeux de Roboam avaient perdu leur sauvage éclat… il ressemblait à un homme d’Europe, à un Anglais, à un mendiant de Londres, abruti par la misère, cela d’autant plus que ses longs cheveux noirs tombaient maintenant en mèches incolores sur son front blanchi, et se mêlaient à la rude toison de sa barbe déteinte.

Pas un poil sur son visage, en un mot, qui eût conservé sa couleur naturelle…

— Et ce changement adoucissait l’expression de sa physionomie, madame ? demanda Brian avec réflexion.

— Ce changement, milord, l’adoucissait en ce sens qu’il lui ôtait tout caractère… ce rude visage était devenu tout-à-coup insignifiant et pareil à tous les visages des malheureux que nous rencontrons dans les rues.

— Ah ! prononça Brian d’un air distrait et comme un homme qui pense tout haut, — je voudrais bien entendre parler sir Edmund Makensie, madame, lorsqu’il ne contrefait pas sa voix.

Susannah leva sur lui son regard inquiet et interrogateur.

— C’est une idée folle, madame, répondit-il, qui vient de traverser mon esprit… Veuillez poursuivre… Mes pensées, depuis que je vous écoute, fermentent et me portent vers l’impossible… Mais nous rentrerons dans la réalité de la vie, Susannah, ajouta-t-il d’une voix tendre et en souriant doucement ; nous y rentrerons bientôt pour être heureux à la façon de tout le monde… Aujourd’hui se sera passé le dernier chapitre de vos bizarres aventures… Nous clorons, Dieu merci, ce fantastique roman le plus tôt possible… Et que vous serez une noble femme parmi le monde, Susannah, vous dont le cœur a si long-temps résisté aux mortelles influences de cette atmosphère de vices et de crimes où s’est écoulée votre jeunesse !…

La belle fille sembla se recueillir pour savourer mieux ces paroles d’espérance. Un divin sourire errait dans les pures lignes de sa bouche, et ses yeux humides rendaient grâce éloquemment du bonheur promis.

— Le pauvre Roboam jouissait naïvement de ma surprise, reprit-elle après quelques secondes de silence. Il me montrait ses cheveux, puis les fioles, pour me faire comprendre que les fioles contenaient de quoi changer instantanément la couleur des cheveux ; puis il me montrait sa joue et la pommade, et son grognement guttural témoignait de sa joyeuse humeur.

Tout à coup je vis tressaillir les muscles de sa face. Il ne rougit pas, parce qu’il ne pouvait plus rougir sous le masque dont il avait recouvert ses traits, mais son œil se tourna, terrifié, vers la porte.

Ismaïl était sur le seuil.

— Qu’est cela ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— C’est moi qui ai prié Roboam, monsieur… commençai-je.

— Mentez, Suky, mentez, ma fille, interrompit-il avec douceur ; — vous ne sauriez trop vous exercer à ce métier-là… mais, par Belzébuth, il ne faut pas rougir pour si peu, miss Susannah… On ne rougit que de ce qui est mal, ma fille.

Il s’avança vers Roboam, dont il tira rudement les cheveux.

— Quant à vous, maître Silence, lui dit-il, vous êtes encore plus laid comme cela que d’habitude… Ne tremble pas, brute que tu es ; je ne t’en veux pas. Mon intention était de faire quelque jour cette expérience devant miss Suky, car il est bon qu’elle connaisse toutes les gentillesses de notre état… Vrai, coquin de Roboam, tu n’es pas si maladroit qu’on pourrait le croire… L’auriez-vous reconnu dans la rue, miss Suky ?

— Non, monsieur.

Il se prit à sourire.

— Bien des gens paieraient pour avoir ma recette, dit-il avec un évident contentement de lui-même… Allons, lord Silence, à la besogne ! Nous devons être à peu près au bout de nos peines.

Roboam retourna dans sa case, et fit passer sous les yeux de mon père une certaine quantité de billets. Ils étaient parfaits, faut-il croire, car Ismaïl n’y trouva rien à redire.

— À la bonne heure ! murmura-t-il ; — nous allons pouvoir nous mettre en campagne… Cela formera Suky, et la rendra tout à fait digne d’appartenir à la pairie… Bien, Roboam, c’est très bien, cela… Je t’emmènerai avec moi, et tu serviras de page à miss Susannah… Es-tu content ?

Le muet montra ses longues dents blanches dans un franc sourire de joie. J’étais probablement la seule personne au monde pour qui il ressentît de l’attachement, — car je ne puis nommer attachement la chaîne qui le rivait à mon père, bien que la dernière action de sa vie puisse prouver qu’il l’aimait à sa façon.

Nous partîmes quelques jours après pour la France, milord. Je vis la grande mer, et j’éprouvai, comme autrefois à l’aspect des montagnes, un respectueux élan vers la Divinité. — Mon père s’en aperçut, sans doute, car il redoubla de sceptiques blasphèmes et tâcha de jeter son amère raillerie au travers de mon enthousiasme…

Ce fut en vain. Je grandissais, et mon âme était de taille à contenir l’idée de Dieu, Cette idée, vague encore et tout environnée d’épaisses ténèbres, trônait néanmoins tenace, victorieuse, au centre de mon intelligence. On pouvait la fausser, mais non pas la détruire, et tous ses efforts pour l’étouffer ne faisaient que la développer davantage.

Je ne vous raconterai pas, milord, ce qui m’arriva en France, en Italie, en Orient. Nous restâmes quatre ans dans ces divers pays, et je les connais comme si j’y étais née, surtout la France, — la belle France, où je voudrais tant vivre avec vous, milord ! — Mais ce que j’y fis peut se dire en deux mots, parce que, durant quatre années, dans ces divers pays, je fis toujours la même chose.

J’aidais à tromper, Brian, je vous le dis la honte au cœur, et je trompais moi-même. Une chose, en effet, manquait absolument dans l’édifice de morale que je m’étais bâti à tâtons et sans secours. Je n’avais pas l’idée de la propriété : le vol ne m’épouvantait pas, et le mot lui-même dont on se sert pour désigner ce crime, prononcé devant moi, n’aurait eu aucun sens réprobateur. J’aurais résisté à mon père, et résisté énergiquement, comme je le fis parfois en ma vie, s’il s’était agi de faire à autrui un mal physique ; — mais extorquer de l’or à l’aide d’une fraude ne me semblait point chose condamnable, et ma persuasion intime était que chacun, en ce monde, vise à ce résultat.

Vous voyez que les tristes enseignements de mon père n’avaient pas été perdus complètement ; — en un sens, je méritais déjà les mépris du monde, et qui sait, mon Dieu ! où je me fusse arrêtée sur cette pente glissante, moi qui avais un bandeau sur la vue, et qui entendais sans cesse murmurer, à mon oreille de perfides et empoisonnés conseils !…

Susannah baissa la tête et se tut.

Brian prit sa main, qu’il effleura respectueusement de ses lèvres.

— Oh ! relevez-vous, madame, dit-il d’une voix grave et basse où perçait son enthousiasme contenu ; — relevez-vous, Susannah, et regardez qui que ce soit en face, vous qui ne craignez pas de mettre à nu votre belle âme, et qui n’avez point en votre conscience de recoins où cacher une part de vos souvenirs… Pourquoi rougir des crimes d’autrui, madame ? Seriez-vous coupable, si, plongée dans une obscurité profonde, vous heurtiez votre semblable sur le bord d’un précipice ? Si l’on poussait votre main armée d’un poignard dans une poitrine humaine, seriez-vous coupable ?… Oh ! que c’est être sainte, madame, que de pleurer ainsi des fautes qu’on ne commit point ! Je dis du fond du cœur : Honte à qui verrait dans votre belle vie matière à blâmes ou à soupçons !… Moi je vous aime et je vous admire, Susannah !

— Merci, milord, merci ! murmura celle-ci les larmes aux yeux ; je savais que vous étiez bon, et noble, et généreux… mais je n’espérais pas tant, et l’indulgence était tout ce que je croyais pouvoir demander… Oh ! moi aussi, je vous aime… chaque minute davantage !… Puisse Dieu permettre que vous m’aimiez toujours !…

Le but unique et constant de mon père durant tout ce long voyage fut l’escompte des faux effets de commerce fabriqués par Roboam ; il réussit en grande partie, et vous n’avez pas été sans entendre parler de l’orage que causa sur la place de Londres ce vol collectif commis au préjudice des premières maisons de la Cité. — Partout où il passait, des lettres ou d’anciennes relations le mettaient en rapport avec des juifs livrés à quelque trafic ténébreux. Grâce à leur aide occulte, au noble nom dont il s’était affublé, grâce aussi, milord, je dois le dire, à l’appui machinal que je lui prêtais, il parvint à réaliser une somme considérable.

Quand nous quittâmes Damas pour revenir à Londres, mon père possédait plus de cinquante mille livres sterling.

J’étais une femme en ce temps déjà, milord. Des pensées sérieuses surgissaient dans mon esprit aux heures de la réflexion, et un vague besoin d’aimer et d’être aimée alanguissait ma rêverie.

Ismaïl me sentit mûre pour la partie la plus odieuse de ses desseins : il voulut trafiquer de mon corps et de mon cœur…