Les Mystères de Londres/2/21

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Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 311-343).


XXI


OLD-COURT.


Une chose étonnait grandement madame la duchesse de Gêvres. C’était la facilité avec laquelle l’aveugle, si sévère d’habitude, lui pardonnait aujourd’hui sa négligence.

— Et ne pensez-vous point, milord, demanda-t-elle avec cette tortueuse curiosité qui ne vise jamais droit au but et louvoie comme un vaisseau cinglant vent debout, — ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux clore cet entretien ?…

— Non, Maudlin, non. Il sait maintenant ce qu’il ne devrait point savoir, et peu importe qu’il le sache plus ou moins… D’ailleurs, pendant que vous dormiez, je faisais mon plan, et ce vaillant chevalier sera désarçonné avant de pouvoir mettre la lance en arrêt… Mais écoutez, bavarde incorrigible !… écoutez ou rendormez-vous !… Il est des choses qu’elle ne voudrait point dire à d’autres qu’à son amant et qu’il m’importe… qu’il nous importe de connaître.

Dès qu’il se tut, la voix de la belle fille arriva, distincte, dans le cabinet noir.

— Il me reste bien peu de choses à vous apprendre, milord, disait-elle. Vous me connaissez maintenant et, si je continue, c’est que je veux qu’il n’y ait point de lacune en mon histoire et que vous soyez près de moi comme serait un frère dont l’œil ne m’aurait jamais quittée depuis les jours de mon enfance.

Roboam loua un petit logement dans Faringdon-Street, non loin de la prison de Newgate où mon père fut transféré au bout de deux jours. Il avait emporté avec lui beaucoup d’or en quittant la maison de Goodman’s-Fields ; mais nous vivions bien pauvrement, parce que cet or fut employé en grande partie par Roboam à soulager la captivité de mon père.

Assurément, le pauvre muet avait été bien cruellement poussé à bout, et nul de ceux qui savaient la barbare tyrannie dont le poids l’écrasait naguère n’aurait eu le droit de blâmer sa vengeance. Néanmoins, il se repentait amèrement. Libre maintenant, il était plus malheureux qu’au temps de son esclavage. Il regrettait sa chaîne.

Ismaïl seul aurait pu dire quel singulier pacte existait entre lui et le muet. Il est certain que Roboam l’aimait. Roboam eût donné son sang maintenant pour sauver la vie du maître impitoyable qui, durant vingt années, l’avait accablé de tant de tortures.

Mais il n’était pas en son pouvoir de défaire ce qui était fait.

Je ne pourrais dire au juste combien de jours s’écoulèrent entre l’arrestation d’Ismaïl et son procès. — Un matin, nous vîmes venir des gens de justice qui nous emmenèrent, Roboam et moi, dans Old-Bailey. On nous fit baiser un livre que je n’avais jamais vu dans la maison de Goodman’s-Fields, — la Bible, milord, — et l’on nous dit de jurer, après qu’un greffier eut récité la formule d’un serment.

Je jurai. — Roboam fit un signe équivalent à une affirmation.

Le greffier nous interrogea.

Roboam répartit négativement, par signes, à toutes les demandes qui lui furent faites. Moi, au contraire, je ne déguisai en rien la vérité. — Ainsi ce fut moi, milord, qui achevai l’œuvre de Roboam…

Le grand jury s’assembla un mardi dans la salle basse d’Old-Bailey, pour décider préalablement la question de savoir s’il y avait lieu oui ou non de poursuivre l’accusation intentée contre mon père. La délibération ne fut pas longue et un verdict unanime renvoya mon père devant les juges du roi dans Old-Court.

J’étais présente lors de la délibération du grand jury, et je n’avais point vu mon père dans la salle ; mais, comme je sortais, protégée par Roboam, j’entendis une voix à mon oreille qui me disait :

— Comment vous portez-vous, Susannah ?

Je me retournai. — C’était Ismaïl.

Il portait l’ignoble costume des prisonniers de Newgate et ses mains étaient entourées d’un cercle de fer. — Son visage était bien pâle ; mais ses yeux fatigués gardaient leur expression d’amère et inflexible ironie.

— Oh ! monsieur !.. monsieur… m’écriai-je.

— Chut, Suky ! dit rapidement mon père — Roboam doit se repentir ce qu’il a fait, n’est-ce pas, et c’est lui qui m’envoie des secours ?

— C’est lui, monsieur.

— Pauvre fou !… murmura-t-il.

Et il poussa du coude Roboam qui ne l’avait point aperçu encore.

Je crus que Roboam allait se prosterner devant lui, tant son visage exprima en ce moment un respect profond, superstitieux, sans bornes. Mon père l’arrêta d’un regard et lui dit tout bas :

— Tu m’as perdu, mais tu voudrais me sauver… c’est bien. — Fais que le docteur Moore vienne me voir dans ma prison, et recommande-lui de m’apporter un poignard.

Les gardes d’Ismaïl, évidemment gagnés, ne s’étaient point opposés à cette courte conversation ; mais, à ce moment, l’un d’eux craignant sans doute les réprimandes de ses chefs, lui ordonna avec rudesse de se remettre en marche. — Ismaïl me fit un petit signe de tête protecteur, absolument comme au temps de sa prospérité, puis il marcha, le front haut, devant ses gardes.

Roboam m’entraîna rapidement et me fit traverser à pied, sans reprendre haleine, une suite interminables de rues, afin de s’acquitter immédiatement de sa commission. — J’écrivis au crayon, sur une page de mes tablettes, ce que demandait mon père, et Roboam monta chez le docteur.

Je crois, milord, que la demeure de ce docteur Moore est dans cette rue même et bien près d’ici, car la première fois que je suis entrée dans cette maison il m’a semblé en reconnaître les alentours…

— Eh bien ! demandai-je à Roboam lorsqu’il redescendit, le docteur ira-t-il à la prison de mon père ?

Il me fit signe que M. Moore s’habillait pour partir. — C’était sans doute le médecin ordinaire d’Ismaïl ; c’était aussi sans doute un homme important ; car j’ai su depuis que, malgré les ordres sévères qui nous défendaient, à Roboam et à moi, l’entrée de la prison d’Ismaïl, ce docteur Moore y avait pu pénétrer.

Le jour du procès définitif arriva. Dès le matin, Roboam et moi nous prîmes le chemin d’Old-Bailey. Je m’étais mis sur le visage un voile épais, parce que je savais qu’on me forcerait à parler devant beaucoup d’hommes réunis et que j’avais toujours ma timidité d’autrefois. Néanmoins, cette timidité ne me tourmentait guère à l’heure dont je vous parle, milord. Je savais maintenant ce qui menaçait Ismaïl, et l’accablement du pauvre Roboam me gagnait.

Nous traversâmes d’abord le vestibule, où se pressait une foule compacte de sollicitors, d’attorneys, de témoins et de bas officiers de la justice. — Puis nous montâmes une escalier tournant, en bois, raide comme un échelle, qui nous conduisit directement dans Old-Court.

L’affaire d’Ismaïl était capitale et, suivant ce que disaient autour de nous des gens de loi, elle aurait dû être jugée par les juges du roi en personne ; mais il s’agissait d’un juif. Ce furent les magistrats de la Cité qui siégèrent.

Il y avait un juge, un assesseur, un greffier, et à droite du juge, sur un siège séparé par un large intervalle, un épais alderman qui dormait.

Old-Court n’a rien en soi d’imposant où de terrible, comme vous pouvez le savoir, milord. C’est une salle de moyenne grandeur, en carré long, privée de toute majesté. Néanmoins, je me sentis trembler en y entrant, parce que je savais que ces hommes qui étaient devant moi allaient décider du sort de mon père.

Tout ce que je vis en cette circonstance est resté gravé au fond de ma mémoire en caractères ineffaçables.

On me plaça vis-à-vis du banc des juges qui s’appuyait à la muraille, tapissée, en cet endroit, d’une étoffe couleur de feu. Au milieu de ce banc, sous un dais de forme carrée, s’asseyait le magistrat principal, derrière lequel, fixée à la rouge tenture, pendait une épée nue.

À droite des magistrats et au delà de l’alderman endormi, une douzaine de gentlemen causaient gaîment de leurs affaires. C’étaient les jurés. — À gauche, étaient les avocats. Ce fut derrière leur banc que s’ouvrit la porte qui donna passage à mon père.

Derrière moi se tenait le public, et parmi le public, milord, je reconnus avec étonnement, cachés sous des costumes vulgaires, la plupart des nobles habitués du Golden-Club.

Il est bien difficile à un muet de faire comprendre, à l’aide de sa pantomime, des idées abstraites. Depuis quelques jours, Roboam s’efforçait auprès de moi et multipliait des gestes dont je ne pouvais saisir le sens. J’ai deviné depuis qu’il me recommandait de répondre négativement à toutes les questions du magistrat, mais alors j’ignorais complètement ce qu’il voulait dire. Le pauvre Roboam se désespérait. Il pouvait bien contrefaire avec une régularité scrupuleuse le corps d’un billet ou copier une signature, mais il ne savait point écrire, et lorsqu’il imitait les lettres de change de la Cité, il ne faisait que dessiner un modèle, sans se préoccuper du sens des mots.

J’arrivais donc dans le Old-Court sans préparation aucune.

On me fit asseoir sur une sellette, relever mon voile et baiser une Bible. Puis le juge, l’attorney du roi et les avocats me pressèrent à l’envi et tour à tour de questions insidieusement posées.

Je répondis encore suivant la vérité, milord, et Roboam ne fut interrogé que par manière d’acquit. J’en avais dit assez pour faire condamner mon père.

Quand j’eus finis, avant de rabaisser mon voile, je tournai instinctivement les yeux vers lui. Il me fit un signe de tête amical, qu’il accompagna d’un sourire. Sa figure exprimait le calme le plus complet.

L’accusateur public se leva et fit signe à un valet de justice qui retira un tapis de serge, dont les vastes plis recouvraient une table encombrée d’objets divers. C’étaient tous les outils du laboratoire de Roboam, la toilette, les fausses clés, les armes, les poinçons, burins, matrices, etc.

L’accusateur demanda à Ismaïl s’il reconnaissait ces objets.

— Je les reconnais, monsieur, répondit mon père en passant négligemment un petit peigne d’écaille parmi les flots soyeux de sa longue barbe noire ; — ce sont, je vous prie de le croire, d’excellents instruments, qui m’ont coûté fort cher… les armes surtout décoreraient très passablement un cabinet de sportman… et vous aimez le sport, m’a-t-on dit, monsieur… Je suis mortifié que la loi m’empêche de disposer de ces bagatelles… je me serais fait l’honneur de vous les offrir.

Ismaïl se rassit. — L’accusateur ramena sa perruque grisâtre sur son rouge visage et lui lança un regard de colère, auquel Ismaïl répondit par un profond et ironique salut.

Les gentlemen jurés se prirent à rire.

L’huissier frappa de sa masse le plancher en criant d’une voix nasillarde et endormie :

Saêlen’ce ![1]

Je ne sais pas, milord, quelle était la secrète pensée de mon père, mais il est certain pour moi qu’un mystérieux espoir le soutenait, car, pas une seule fois, durant le cours du procès, il ne manifesta aucun désir d’être acquitté, aucune crainte de se voir condamner. Au contraire, à diverses reprises, il railla ses juges, provoqua le jury et n’épargna pas même à son défenseur la piquante amertume de ses sarcasmes.

Peut-être méditait-il un projet d’évasion ; peut-être comptait-il sur l’intervention des hommes puissants qui avaient si long-temps fréquenté son enfer.

Mais il comptait encore sur autre chose, car, au pied même de l’échafaud, il garda sa sérénité ; — et son sourcil ne se fronça même pas pour commettre l’acte abominable qui fut son dernier crime…

Il ne croyait à rien. Mourir, c’était pour lui passer le seuil du néant. Je pense, milord, que, vaincu et démasqué désormais, Ismaïl aimait mieux se reposer dans la mort que de recommencer avec des chances moindres sa laborieuse lutte contre le monde.

Il venait de se faire un ennemi de l’accusateur qui passait pour être, malgré son âge et son caractère public, un homme frivole et de vie peu exemplaire. Ce magistrat soutint l’accusation avec une passion inouïe, ne se bornant pas à démontrer ce qui était vrai, constant, et suffisant, hélas ! pour perdre mon père, mais bâtissant des hypothèses folles et passant à côté du crime réel pour combattre de chimériques monstruosités.

Chaque fois que l’attorney du roi s’arrêtait pour reprendre haleine, Ismaïl hochait la tête en guise d’approbation. L’alderman ronflait, les juges bâillaient, les juges parlaient opium, coton et tiers consolidé ; l’huissier disait périodiquement :

Saêlen’ce !

Toutes les pièces de conviction furent passées tour à tour en revue, et c’est alors que j’appris positivement l’usage de la plupart d’entre elles. Ces pièces prouvaient, milord, qu’Ismaïl, à part ses autres industries coupables, pratiquait aussi le vol avec fausses clés et l’assassinat peut-être au besoin.

Mais ces faits ne pouvaient entrer dans la cause, parce que, suivant l’expression de l’un des juges, le corps du délit manquait.

En terminant, l’avocat de la couronne somma le jury, sur son salut éternel, de déclarer l’accusé coupable, le menaçant, au cas contraire, de toutes les vengeances célestes.

Le défenseur de mon père se leva. C’était un jeune homme, frais et rose, dont la perruque blanche[2] semblait un déguisement de carnaval.

— Mon jeune gentleman, lui dit mon père, je pense que vous allez parler pour votre propre satisfaction. Quant à moi, je me priverais volontiers de votre éloquent appui, mon jeune gentleman.

— Oh ! oh ! murmura le jury.

Saêlen’ce ! prononça l’huissier qui dormait debout.

L’alderman protesta contre cet ordre par un ronflement sonore.

Le défenseur ne sourcilla pas. — Il fit un signe protecteur à mon père et commença son plaidoyer en affirmant sur l’honneur qu’il allait rendre l’innocence de son client plus claire que le jour. Il fit cette annonce avec tant d’assurance, milord, que je me sentis venir un peu de joie au cœur, pensant que mon père allait être sauvé.

Mais cet espoir dura peu. Le jeune avocat parla pendant deux heures et ne dit pas un mot qui eût trait au procès. Il raconta les malheurs du peuple d’Israël en Égypte, fit le tableau des sept plaies et passa la mer Rouge avec Moïse. Ensuite, à propos de la contrefaçon des effets, il établit laborieusement que la gravure et la calligraphie sont des arts recommandables…

Ici nous croyons devoir interrompre, pour un moment, le récit de Susannah. Cette partie de son histoire pourrait paraître en vérité invraisemblable à ceux qui n’ont point l’habitude de la justice de Londres, justice assurément fort respectable, mais dont les dehors atteignent les plus extrêmes limites du grotesque. Notre barreau compte de recommandables talents et nos hommes de loi ont une réputation européenne, que nous ne prétendons point contester ; — mais si l’on entre dans New-Court, par exemple, pendant la session, ne se croit-on pas tout-à-coup transporté dans le domaine de la farce, et ne pense-t-on pas involontairement à cette comédie de France intitulée : The ligitious men (les Plaideurs de Racine), où un avocat parle de la création du monde à propos du meurtre d’une poularde ?.. Si nos formes seules étaient surannées, s’il n’y avait que le costume de nos gens de loi à être ridicule, ce serait inconvénient secondaire et faute vénielle, mais la forme déteint sur le fond et l’avocat, — que les dignes gentlemen nous pardonnent ! — est plus ridicule encore que son costume.

Qui ne rirait, ou mieux qui n’aurait compassion en voyant ces pauvres créatures, écrasées sous une perruque de filasse, suer sang et eau, se démener, marteler de leur poing fermé des tables innocentes, perdre haleine en d’incommensurables périodes, souffler, tousser, hoqueter, s’enrouer, tout cela pour endormir un alderman, ou impressionner un assesseur, borne immobile, statue mal taillée dans un bloc de sapin grossier, ou bien encore pour persuader les gentlemen jurés, — quelques marchands affairés, qui continuent la Bourse à l’audience ?

C’est burlesque, — et c’est profondément odieux, parce qu’il y a de l’autre côté de la salle un homme que ces marchands inattentifs vont déclarer coupable presque au hasard, et que ces juges somnolents vont condamner à la déportation ou à la mort !…

— Quand le jeune avocat eut terminé sa plaidoirie, reprit Susannah, un murmure flatteur circula dans l’auditoire. C’était un début. On le déclara fort brillant. Et la famille du jeune pleading counsellor, assemblée pour fêter ses premières armes, applaudit en versant des larmes de joie.

L’huissier fut obligé de crier cinq ou six fois silence, pour modérer l’allégresse de ces bonnes gens, qui ne voyaient dans mon père qu’un sujet de plaidoirie, dont le héros de cette fête de famille avait tiré un glorieux parti…

C’étaient des guinées en perspective, milord, et cette famille était Londres entier en raccourci !

La représentation touchait à son terme. — Le magistrat qui siégeait sous l’épée de justice parla durant quelques minutes d’une voix indolente et ennuyée, puis il demanda à mon père s’il ne voulait rien ajouter.

Mon père ne répondit que par un salut cavalier, accompagné d’un mouvement de lèvres plein de bravade.

Les jurés quittèrent leurs places, se groupèrent et commencèrent une active conversation. Il serait odieux de penser, milord, qu’ils ne discutaient pas la grave question qui venait de leur être posée. — Et pourtant quelle indifférence sur tous ces visages, grand Dieu !

Au bout de dix minutes, l’un d’eux pirouetta sur ses talons et regagna son siège. Presque aussitôt après, un autre l’imita, puis un autre encore, de sorte que bientôt tous les jurés eurent repris leurs places, croisé leurs jambes et fiché leurs regards ennuyés au plafond.

Le chef du jury seul était resté debout. Sur la demande du président, il prononça le verdict, une main dans la poche de son pantalon et l’autre à son jabot. — Mon père était coupable à l’unanimité.

Alors, milord, ce furent de nouveaux débats. L’attorney du roi et le défenseur ouvrirent de gros livres et se jetèrent à la face des citations latines, après quoi le magistrat principal leur imposa silence. — On réveilla l’alderman, qui se frotta les yeux, et les juges délibérèrent à leur tour.

Au moment où ils rendaient leur sentence, qui prononçait la peine de mort contre mon père, le bruit joyeux des félicitations adressées au jeune avocat devint si scandaleux que l’huissier fut obligé de jeter par la salle son monotone : — Saêlen’ce !

Mon père écouta l’arrêt sans manifester la moindre émotion. Roboam, au contraire, poussa un cri sourd et se frappa la poitrine avec désespoir. Mon père lui adressa un regard de pitié.

— Pauvre fou ! dit-il encore ; — au revoir, miss Suky !

Ses gardiens l’entraînèrent.

Nous regagnâmes notre maison de Faringdon-Street. Mon atonie était arrivée à son comble. J’éprouvais une insensibilité complète et générale. — Tous ce que je viens de vous raconter, milord, ne m’arracha pas une larme,

Deux jours après, je reçus une lettre par un exprès inconnu. Voici ce qu’elle contenait :

» Je comptais faire de vous une lady, Susannah ; sans ce malheureux idiot de Roboam, la fashion de Londres eût élevé un trône à la Sirène, un trône dont les degrés auraient été d’or.

» Maintenant tout est fini. — Et cependant qui sait ce que l’avenir nous réserve à vous et à moi, Suky ?…

» Vous souvenez-vous ?… Une fois, je vous ai promis de vous faire voir ce que c’est qu’être pendu : venez jeudi dans Old-Bailey, ma fille, avant le lever du soleil… venez-y ! c’est ma volonté, — ma dernière volonté ! — je vous tiendrai alors ma promesse, miss Susannah.

» Que Roboam ne manque pas d’y venir, et qu’il épie mes moindres mouvements. — J’aurai besoin de lui.

» Au revoir, Suky ; — Je ne crois pas en Dieu ; sans cela je vous dirais : que Dieu vous bénisse ! — Vous serez riche quand vous voudrez, parce que vous êtes belle… Tâchez de vouloir. »

  1. Prononciation anglaise du mot silence, qui s’écrit de même dans les deux langues.
  2. À Londres, les avocats portent perruque à deux marteaux, de couleur gris-blanc.