Les Mystères de Londres/3/01

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Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 3-36).


I


VEILLE.


Au premier étage de la magnifique maison que le marquis de Rio-Santo habitait dans Belgrave-Square, se trouvait, outre son appartement privé, une suite de chambres meublées avec ce même luxe prodigue et à la fois de bon goût qui faisait d’Irish-House entier un tout homogène et réellement merveilleux. Ces pièces n’avaient point de destination propre ; néanmoins, elles n’avaient pas toujours été désertes depuis l’arrivée de Rio-Santo en Angleterre, et les bruits du fashion de Londres laissaient planer un vague mystère sur leur destination.

Un proverbe, qui n’a pas le sens commun, dit que la voix du peuple est la voix de Dieu ; mais, si paradoxal que soit la sagesse des nations, elle n’a pas encore poussé l’extravagance jusqu’à formuler quelque vide et banal axiome touchant la voix des salons. S’il nous était permis de placer notre mot à ce sujet, nous qui n’avons aucune espèce de prétention au titre de fabricant de pensées, nous dirions que c’est la voix du diable.

Telle est notre opinion sincère et loyalement exprimée.

Quoi qu’il en soit, le West-End, qui s’occupait énormément de Rio-Santo, mâchait parfois à vide lorsque ce grand marquis ne faisait rien d’extraordinaire pendant vingt-quatre heures. Alors, appel aux imaginations ! — Deux mille âmes poétiques de ladies rêvaient quatre mille histoires bizarres, dont un nombre double de dandies se faisaient les éditeurs responsables. Entre deux épisodes de sport, le gentleman rider lui-même trouvait le temps de glisser sa version.

Un tailleur ferait sa fortune avec la millième partie de la publicité prodiguée ainsi à des contes sans queue ni tête.

Pour ce qui regarde cette portion d’Irish-House, ordinairement inhabitée, dont nous parlons présentement, nous étonnerions profondément le lecteur si nous mettions sous ses yeux la moitié des hypothèses hasardées par les misses et les ladies du haut fashion sur ces chambrés vides.

La moins hardie de ces suppositions fut émise par l’Honorable Cicely Kemp, fille cadette du comte de Drummolon-Castle, laquelle dit, un soir, en secouant les longues boucles blondes qui jouaient le long de ses joues d’enfant, que Rio-Santo avait là un harem soigneusement colligé dans les cinq parties du monde.

L’Honorable Cicely Kemp allait avoir dix-sept ans dans onze mois.

L’idée eut quelque succès, un succès d’estime ; mais elle fut détrônée par la brillante invention de lady Magaret Wawerbembilwoodie, qui prétendit que le marquis possédait douze chambres de plain-pied, ornées chacune de vingt-quatre portraits de femme.

Ces deux cent quatre-vingt-huit portraits étaient ceux des principales maîtresses de Rio-Santo, suivant lady Wawerbembilwoodie.

On trouva le mot principales sublime. — De fait, ce mot donnait au calcul de lady Margaret une portée gigantesque.

Quoi qu’il en soit, c’est dans l’une de ces chambres, où nul des nobles amis de Rio-Santo n’avait jamais pénétré, que nous le retrouvons.

Cette pièce n’avait aucun rapport avec l’idée que s’en faisaient les imaginations exaltées de nos ladies. On n’y voyait qu’un seul portrait de femme, et il n’y aurait point eu de place pour en mettre vingt-trois autres, car la chambre avait peu d’étendue, et deux grandes glaces qui tranchaient sur les mats reflets d’une tenture de velours sombre en occupaient presque toute la largeur.

Le portrait de femme était suspendu entre deux croisées dont les épais rideaux abaissaient leurs plis jusqu’à terre. Vis-à-vis du portrait, il y avait un lit. Derrière les rideaux du lit, on entendait la stridente respiration d’un être humain aux prises avec la fièvre.

Une lampe, recouverte d’un abat-jour, brûlait sur la table, et sa clarté voilée luttait contre les premiers rayons du jour, qui commençaient à donner de la transparence aux draperies rabattues des fenêtres.

Rio-Santo était assis au pied du lit dans un fauteuil.

C’était une belle et douce femme que celle dont le portrait apparaissait vaguement aux lueurs ennemies de la lampe mourante et du jour naissant. Une expression de bonté touchante qui dominait dans sa physionomie n’en excluait ni la noblesse, ni même cet attrait fugitif et enviable que les experts appellent le piquant. Elle semblait fort jeune et portait le costume des misses du gentry à l’époque de nos dernières luttes contre la France.

Le costume de 1815, disgracieux en soi et fatal aux femmes ordinaires, comme le peuvent prouver surabondamment les divers portraits de ce temps, a néanmoins quelque chose de virginal et de naïf qui va bien aux beautés jeunes, riantes, suaves, dont le front d’enfant se couronne d’une candeur presque pastorale. Ces cheveux courts et bouclés, ce corsage haut, sans plis, relevant le sein et s’ajustant à une robe dépourvue de draperies, cadrent mal avec les grands traits et jettent du ridicule sur ces visages de reines qui ont besoin de l’éclat satiné des bandeaux, des reflets alternés des tresses ou de ces longues masses de boucles élastiques auxquelles peuvent seules suffire les opulentes chevelures de nos dames, et qu’on nomme pour cela des anglaises sur le continent. Il faut encore à ces visages les larges plis d’une robe disposée selon l’art, depuis que ne sont plus à la mode les lignes sévères de la draperie antique.

La jeune fille du portrait eût été plus belle encore peut-être avec notre costume moderne, mais sa toilette de 1815 lui allait bien, Ses cheveux, d’un brun clair et comme indécis, bouclaient, légers, presque transparents, sur le plus harmonieux front qu’on puisse voir. Ses yeux, sa bouche et son sourire étaient ceux d’un enfant, mais d’un enfant que fait rêver le premier vent d’amour, et qui va s’éveiller femme. Il y avait de la finesse et de la raison dans l’ingénuité de son regard qui promettait une âme à la fois ferme et douce et tout un charmant ensemble de pureté, de soumission féminine, de franchise et de réflexion.

Un poète se fût, en vérité, pris d’amour pour cette ravissante fille rien qu’à voir son portrait, mais il y avait le costume qui était une date. — Cette ravissante fille était une femme, maintenant ; quinze ou dix-huit années avaient passé sur la fraîcheur veloutée de ces joues, et peut-être y avait-il à présent des rides à ce front si brillant et si plein.

Chacun a pu rencontrer en sa vie de ces fugitives et indéfinissables ressemblances qui frappent vivement à un moment donné pour disparaître ensuite. On les cherche : elles n’existent plus, et l’on pourrait même dire que, plus on les cherche, mieux elles nous échappent. De guerre las on renonce ; on se persuade que ce rapport entre deux objets qu’on voit actuellement dissemblables n’exista jamais. Ce fut une erreur de l’imagination, une fantasmagorie, un rêve… Puis, tout-à-coup, lorsqu’on n’y songe plus, la capricieuse ressemblance reparaît plus frappante ; elle vous saute aux yeux ; impossible de la méconnaître.

Qui peut produire cela ? Bien des choses assurément. Le jour, frappant les traits d’une certaine façon et mettant en relief certaines lignes d’ordinaire effacées, — le costume, la coiffure, un air de tête, un geste, un rien, — et aussi, et surtout un sentiment passant subitement du cœur sur le visage.

Il n’en faut pas davantage, et la ressemblance s’évanouit comme elle était venue. Fille du hasard, elle ne reviendra que si le hasard la ramène.

Aussi, nombre de gens se brisent la cervelle, se torturent la mémoire pour se rendre compte de ces passagères ressemblances qui les frappent soudain et qu’ils n’avaient jamais aperçues ; ils se demandent laborieusement à qui ressemble cet homme, à qui ressemble cette femme, qui ressemble positivement à quelqu’un de leurs connaissances. Ils cherchent et ne trouvent point. Comment trouveraient-ils ? Hier, il y avait un abîme entre le modèle et la copie ; demain cet abîme, fortuitement comblé, sera recreusé plus profond. Ces deux visages auxquels un jeu de lumière, un sourire, une boucle dérangée, donnent une mutuelle et surprenante analogie, sont notoirement dissemblables : c’est le blanc et noir, le beau et le laid.

Ceci expliquerait parfaitement pourquoi la plupart des ressemblances sont tour-à-tour établies et contestées. Il n’en est point de si impossible à méconnaître, qui, proclamée, n’ait fait hausser les épaules et soulevé quelque protestation.

À coup sûr, si nous avions rassemblé dans la chambre où veillait M. le marquis de Rio-Santo toutes les jeunes femmes qui jouent un rôle dans notre histoire, et qu’un de nos lecteurs, admis dans ce huis-clos, eût pu les comparer l’une après l’autre au portrait récemment décrit, nous voudrions faire la gageure qu’aucune d’elles ne lui eût semblé avoir le moindre rapport avec la peinture…

Mais c’est que Susannah ne souriait guère en l’absence de Brian de Lancester, et nous supposons Brian de Lancester absent.

Appelons-le. Dès qu’il paraît, le charmant visage de la belle fille s’éclaire, son œil s’allume, son front rayonne : on dirait qu’une divine auréole vient couronner sa beauté.

Cette auréole, c’est le sourire.

Or, maintenant, regardez Susannah souriante et regardez le portrait. N’y a-t-il pas entre ces deux figures de caractères si différents une frappante ressemblance ? Le sourire commun les rapproche ; on dirait deux sœurs à présent. Ce qu’il y a de doucement mélancolique dans le sourire du portrait concorde avec l’arrière-nuance de tristesse que la belle fille garde jusque dans son sourire. La rêverie de l’une est la gaîté de l’autre. Leurs traits diffèrent, et aussi l’expression de leurs traits, car l’une a la grâce débile de l’enfance et l’autre déjà le charme hautain et noble de la femme forte, mais chez tous deux rayonne la naïveté du premier âge. Seulement, nous le répétons une fois encore, c’est la mélancolie de la jeune fille du portrait qui ressemble à la gaîté de Susannah.

Et comme la jeune fille du portrait paraît être de celles qui sourient franchement d’ordinaire, dans une demi-minute, Susannah ne lui ressemblera plus…

Ces choses sont fugitives. Elles importent peu. On les jugera certainement frivoles. — Bon Dieu ! miladies, que vous devenez sérieuses depuis qu’une demi-douzaine de professeurs français viennent vous enseigner, chaque saison, l’algèbre, l’histoire et l’astronomie ! Prenez garde, au nom du ciel ! le sérieux enlaidit, et lorsque ces professeurs indiscrets retournent en France, Paris entier, saisi d’une indicible horreur, apprend que lady Drummond compose des vers grecs avec une facilité lamentable ; que la comtesse d’Aboyne résout des équations d’un degré fabuleux, et que miss Elmina Elliot, la rose fille du comte de Saint-Germain, partage ses gracieux loisirs entre la trigonométrie et le calcul différentiel.

Et Paris bat des mains avec moquerie, mesdames, et sa vieille jalousie, heureuse de se satisfaire en ceci, confond la plus belle moitié de notre joyeuse Angleterre sous l’odieuse, l’outrageante, l’abominable épithète de bas-bleu.

Or, si vous saviez, miladies, ce que c’est à Paris qu’un bas-bleu !…

Mais nous sommes dans Belgrave-Square, où jamais bas-bleu parisien ne posa son pied crotté.

Vis-à-vis du portrait, comme nous l’avons dit, se trouvait un lit, dont les rideaux entrouverts laissaient passer le râle fiévreux d’un malade.

Lorsqu’un souffle de vent faisait monter tout-à-coup et briller davantage la flamme affaissée de la lampe, l’œil apercevait, au fond de l’alcôve, le masque pâle et amaigri d’un homme. Cet homme ne dormait pas, mais la souffrance qui pesait sur lui l’enchaînait, immobile, à sa couche. Ses yeux s’ouvraient par intervalles, tantôt ardents et rouges dans la profondeur de leurs caves orbites, tantôt abattus, éteints, morts, sous le plomb d’une paupière laborieusement soulevée. Il eût été fort difficile de distinguer le détail de ses traits ; car outre l’obstacle résultant du milieu obscur où se montrait vaguement cette figure ravagée, une barbe épaisse la couvrait presque entièrement.

Le marquis de Rio-Santo, assis dans un fauteuil à l’endroit où s’ouvraient les rideaux relevés, contemplait le malade avec inquiétude, et semblait être en proie à une fièvre presque aussi intense que la sienne.

Il était pâle et réduit à un état de complet épuisement. Ses paupières, bleuies par la fatigue, ressortaient entre la blancheur maladive de son front et la bordure enflammée de ses yeux. Son corps, trop exquis dans ses proportions pour n’être point doué d’une vigueur peu commune, s’affaissait sur lui-même, comme si toute force l’eût abandonné. Il respirait péniblement et sa physionomie exprimait une amère tristesse.

Sept heures sonnèrent à la pendule d’une chambre voisine. Rio-Santo fit effort pour se retourner et regarda la fenêtre.

— Encore une nuit de veille après une journée d’oisiveté, murmura-t-il ; — cet homme dit vrai… il me tuera !

Une convulsion soudaine du malade agita brusquement les couvertures.

— Toutes deux !… toutes deux ! cria-t-il d’une voix caverneuse.

Rio-Santo se leva et passa sur le front du malade un mouchoir imbibé d’eau fraîche et de vinaigre.

— Toutes deux !… toutes deux ! dit encore celui-ci dont la voix s’affaiblit pour s’éteindre en un murmure indistinct.

— Toutes deux ! répéta Rio-Santo comme s’il eût cherché à lire sur le visage du malade un commentaire à cette parole ; — voilà six jours qu’il répète ces mots sans cesse… Je ne puis deviner quelle est sa pensée…

Il joignit les mains et un découragement plus amer se peignit sur ses traits tout-à-coup.

— Oh ! ma pensée, à moi, reprit-il, ma pensée !… Moi qui depuis quinze ans n’avais pas perdu une heure, voilà que je perds six jours au moment où chacun de mes jours pourrait valoir une année !… Pauvre Angus ! Il souffre, — et il est son frère à elle que tant et de si longues traverses n’ont pu me faire oublier !… Il faut bien que je lui sois en aide moi-même, puisque l’intérêt de ma sûreté éloigne tous les secours de son lit de souffrances… Oh ! ce que je fais est nécessaire ; — mais je donnerais un an de vie pour avoir le droit de quitter ce lit durant vingt-quatre heures !… Vingt-quatre heures ! Il aurait le temps de mourir douze fois !

Il se laissa retomber dans le fauteuil.

— Mon Dieu ! poursuivit-il après quelques secondes de silence et d’une voix que l’émotion faisait trembler, — ceux-là sont bien heureux et doivent être bien forts qui, pour accomplir une noble tâche, s’efforcent au grand jour et n’usent que de moyens avouables… Ceux-là doivent avoir au cœur une indomptable puissance qui, rappelant leurs souvenirs, ne voient au fond de leur mémoire qu’actions loyales et généreux dévouements… Mon but est grand… grand et sublime ! ajouta-t-il en relevant soudainement la tête ; — mais j’étais si faible ! Il y avait entre ce but et moi tant d’obstacles impossibles à franchir… Oh ! j’ai failli… et, une fois lancé hors de la route directe, je me suis laissé dériver au courant de mes passions folles… Je me suis reposé de mon gigantesque labeur en de gigantesques orgies..... Je n’ose regarder en arrière dans ma vie..... Pour rester fort, il faut que mon œil soit sans cesse fixé en avant… il faut que, fuyant mon passé, je me réfugie dans l’avenir… il faut que je marche… Et voilà que je m’arrête, mon Dieu ! et voilà qu’un homme tombe en travers de ma route !… Un homme qui est mon frère et dont l’aspect soulève ma conscience… un homme qui connaît de mes secrets ce qu’il faudrait pour me perdre !…

— Je l’ai vu, je l’ai vu ! dit sourdement Angus Mac-Farlane à ce moment : — j’ai vu sa poitrine percée d’un trou rond et rouge… et la voix des rêves m’a dit : — C’est le sang de tes veines qui doit le mettre à mort !

Rio-Santo regarda le malade avec un vague effroi.

— Me mettre à mort, répéta-t-il lentement ; — ce serait un châtiment terrible que de mourir de ta main, Mac-Farlane !… mais je ne pourrais pas me plaindre…

Ces mots furent suivis d’un long silence. Rio-Santo, le visage caché entre ses deux mains, semblait absorbé par de navrantes pensées.

Le jour montait cependant, et la lampe vaincue perdait parmi la lumière du dehors les dernières lueurs de sa flamme expirante.

— Selle Billy, mon cheval noir, Duncan de Leed ! dit tout-à-coup le laird d’une voix sonore ; — il faut que je passe la rivière aujourd’hui, afin d’aller à Londres, où je tuerai Fergus O’breane, l’assassin de mon frère Mac-Nab !

Rio-Santo se découvrit le visage et fit un geste de muette résignation.

— Je vais seller votre cheval Billy, Mac-Farlane, répondit-il ; — mais Fergus O’Breane est votre frère aussi… Vous n’aurez plus de frère quand vous l’aurez tué.

— C’est vrai, murmura le laird qui frémit douloureusement sous ses couvertures ; c’est vrai !…

Puis il ajouta d’une voix si confuse que Rio-Santo ne put l’entendre.

— Plus de frère et plus de filles !… Je les ai vues… toutes deux !… toutes deux !

Sa tête s’affaissa lourdement sur l’oreiller.

Rio-Santo se leva et tendit ses membres fatigués. Puis il se dirigea vers la fenêtre dont il sépara les rideaux.

Son œil se ferma en recevant immédiatement l’éclat du jour, et c’eût été, pour un témoin appelé à surprendre le secret de sa solitude, un spectacle douloureux que celui de l’anéantissement complet écrit en lisibles traits sur son visage, naguère encore si superbe.

Il semblait que le doigt de Dieu l’eût touché, comme Nabuchodonosor : il n’était plus que l’ombre de lui-même.

La chambre où il se trouvait donnait sur un étroit passage, conduisant des écuries de sa maison à Belgrave-Lane. Le passage était plein déjà de palefreniers et de grooms.

Rio-Santo les regardait, et il y avait de la jalousie dans son regard.

— Ils sont heureux ! murmura-t-il enfin ; — leur vie se passe sans autre fatigue que celle du corps… Ils ont des amis qui les suppléeraient au besoin et continueraient leur tâche fortuitement interrompue… Mais moi !… oh ! moi, je suis seul ! Mon œuvre est en moi, toute en moi ! Voici le seul homme à qui jamais j’aie montré un coin de mon âme ; et cet homme a le transport… Et il épuise mes forces en des luttes insensées. Il me tue en détail avant de m’assassiner tout d’un coup, comme il le fera quelque jour dans sa folie.

Il releva vivement les manches de sa robe de chambre.

— Il meurtrit mes bras, poursuivit-il ; ses ongles ont déchiré ma poitrine !… La fièvre le rend fort… Hier, le souffle me manqua, et je crus que j’allais mourir sous sa furieuse étreinte… Mon Dieu ! mon Dieu ! pitié ! — non pas pour moi, mais pour tant de malheureux qui souffrent et dont je voulais être le sauveur…

— Rio-Santo ! reprit Angus avec raillerie ; — on l’appelle maintenant Rio-Santo… Je sais, moi, ce que c’est que ce Rio-Santo… C’est Fergus, le bandit du Teviot-Dale, Fergus l’assassin… Fergus, que je ne tue pas, parce que mon cœur est lâche devant un homme que j’ai aimé… Mais je prendrai du courage pour obéir à la voix de mes rêves. Selle mon cheval, Duncan de Leed !

Rio-Santo l’écoutait tristement. — C’était justement l’indiscret délire d’Angus Mac-Farlane qui rivait le marquis à son chevet. Rio-Santo n’avait point de confident, et nulle oreille ne devait entendre ces secrets enfouis que divulguait la fièvre.

Et il restait là, lui dont la partie, commencée quinze ans auparavant, et conduite depuis avec une obstination patiente, infatigable, approchait du coup décisif. Il restait là, au risque d’échouer en vue du port.

Il aimait Angus ; — et, chez Rio-Santo, tout sentiment était fort. Son amour seul, qui était fort aussi, s’éteignait dans l’inconstance.

Angus, après avoir prononcé ses dernières paroles, se retourna dans sa couche comme pour s’endormir. Rio-Santo respira. — Mais presque aussitôt un frémissement convulsif s’empara de tous ses membres, tandis que sa pâleur devenait plus livide.

Le laird venait de se dresser sur son séant.

Rio-Santo s’approcha du lit doucement, releva ses manches et serra la ceinture de sa robe, comme s’il se fût préparé à une lutte désespérée.

Le laird, cependant, souriant sous les poils hirsutes de sa barbe mêlée, arrondit sa main en cornet et fit le geste de boire un verre de whisky à petites gorgées.

Puis il entonna d’une voix joyeuse et retentissante :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.


Il s’arrêta ; ses paupières battirent : il reprit plus lentement :


Le laird, un beau matin,
De sa fenêtre,
Vit, dans le bois voisin,
Derrière un hêtre,
Bondir un daim.


Pendant ce second couplet, sa voix s’était assourdie ; ses yeux, hagards, roulaient. — Rio-Santo tremblait.

Angus reprit encore :


Le laird, en bon chasseur,
Suivit sa trace,
Puis sonna son piqueur
Et dit : En chasse !
De tout son cœur.


Mac-Farlane haletait ; ses mains crispées déchiraient sa couverture ; un voile sanglant descendait sur ses yeux démesurément ouverts. — Rio-Santo ramassa ses membres, comme s’il allait bondir en avant et attaquer un dangereux ennemi.