Les Mystères de Londres/3/10

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Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 295-319).


X


DEUX SOUVENIRS.


Stephen, suivant le désir de Frank, dont l’impatience était arrivée à son comble, était allé ouvrir la porte de la chambre. C’était le vieux Jack, en effet, qui montait lentement les degrés de l’escalier.

Il passa le seuil, enfin, et s’avança péniblement vers le lit de son maître.

— Quelles nouvelles, Jack ? s’écria celui-ci ; — parle donc, malheureux !… quelles nouvelles ?

Jack s’appuya contre l’un des deux montants du lit et mit sa main sur son cœur. Il était pâle, et son honnête visage exprimait un désespoir profond.

— N’as-tu point remis ma lettre ! reprit Stephen avec colère.

— J’ai remis la lettre, Votre Honneur, répondit tout bas le vieux Jack.

— Eh bien ?

Jack secoua sa tête chauve.

— Ne m’apportes-tu pas de réponse ?

— Perceval est plus noble que Trevor ! prononça le vieux serviteur en relevant son front humide avec fierté. — Le père de Votre Honneur eût fait châtier cet homme par ses valets… Trevor ! qu’est-ce donc que Trevor !… un baron du nord… un…

La tête de Perceval était retombée sur son oreiller.

— Mais acquittez-vous donc de votre message, quel qu’il soit ! dit Stephen. — Cette incertitude le tue.

— Mon message ! s’écria le vieux Jack que son courroux grandissait d’une coudée ; — par l’écusson de Perceval ! cet homme a déchiré la lettre de Son Honneur sans la lire.

Frank ferma les yeux en poussant un faible cri.....

Stephen ne put retourner que le lendemain à la maison de sa mère, car durant toute la nuit suivante, Frank, brûlé par la fièvre, fut en proie au délire et réclama les soins du jeune médecin.

Cette nuit fut, pour Mac-Nab, toute pleine de méditations chagrines et de décourageantes appréhensions. L’état de Frank était loin de présenter des symptômes rassurants. Sa fièvre était des plus intenses, et Stephen craignait que toutes ces émotions douloureuses, éprouvées coup sur coup, vinssent en aide à la blessure pour rendre inutiles tous les secours de l’art.

Mais, au demeurant, il y avait des chances de guérison prochaine, et ce n’était point là la plus navrante pensée de Stephen.

Il est des heures particulièrement propres à la rêverie, où l’âme insoucieuse se repose avec paresse en un demi-sommeil que bercent des désirs indécis et de nébuleux espoirs. Mais quand la douleur, une douleur intense et formée d’éléments divers s’empare de vous à ces mêmes heures où la raison engourdie laisse pendre, lâches et flottantes, les rênes de l’imagination, l’âme ne sait point combattre, et fléchit, énervée, sous le faix lourd du découragement.

La nuit, le désespoir est plus amer, la souffrance plus cuisante ; la nuit, la piqûre empoisonnée du soupçon sait mieux trouver l’endroit vulnérable du cœur. C’est la nuit que viennent ces bouffées d’angoisses qui montent du cœur à la tête et peuvent jeter un vaillant homme en la pensée lâche du suicide.

C’est un moment où se multiplient les forces de la sensibilité. L’âme y jouit mieux et y souffre davantage. La pensée court follement, exagérant tout, craintes, désirs, regrets, espérances, et donnant à toutes impressions une physionomie de fièvre et de démence.

La vie est triplée alors. L’homme froid se passionne ; l’homme passionné délire.

Stephen était assurément plutôt froid que passionné, mais tout choc dégage son contingent d’électricité : depuis trois jours, le jeune médecin, sans cesse rejeté hors de la voie de positive tranquillité où s’était jusque-là écoulée sa vie, s’échauffait à la lutte et perdait une partie de ce flegme, enveloppe des cœurs non éprouvés.

Son repos s’était changé en agitation ; l’heureuse apathie où sommeillait naguère sa jeunesse faisait place au trouble de la passion. Il aimait ; il était jaloux ; il souffrait.

Il était minuit environ. Frank, assoupi, respirait avec peine et se plaignait faiblement. Sur une bergère, dans un coin de la chambre, le vieux Jack dormait et songeait. Il songeait sans doute à l’insulte récente subie par son jeune maître, car de colériques grondements échappaient à son sommeil, et souvent il s’éveillait en sursaut avec le nom de Trevor sur les lèvres.

Derrière le lit, une veilleuse allumée éclairait vaguement les objets de sa lueur intermittente. À sa lumière, on voyait tantôt briller, tantôt se voiler soudainement les nobles émaux du grand écusson de Perceval et le cadre doré du portrait de miss Harriet, la sœur de Frank, morte à la fleur de l’âge, dont le visage mélancolique et pâle, sortant ainsi de l’ombre tout-à-coup, semblait une apparition.

Stephen avait donné d’abord son esprit tout entier à son ami malade, et suivi avec attention les diverses phases de la fièvre. Puis sa pensée avait glissé, à son insu, des choses présentes aux choses du dehors. Le souvenir de Clary Mac-Farlane était venu emplir son cœur, d’où le danger de Frank l’avait momentanément chassé.

Or, par un travail moral, produit naturel de la jalousie, Stephen ne pouvait plus voir sa cousine autrement que dans Temple-Church, préoccupée au milieu de la tranquille dévotion de ses compagnes, et couvrant le magnifique inconnu d’un regard triste, ardent, passionné, d’un regard où il y avait tant d’amour que Stephen se fût contenté, pour être bien heureux, d’une faible part de cette muette adoration.

Stephen avait les yeux ouverts ; il veillait, mais dans la demi-obscurité où il se trouvait, les images évoquées passaient devant ses yeux comme un songe.

Clary était là, devant lui, rendue plus belle par cet amour étrange qui faisait la peine de Mac-Nab. À côté de Clary était le beau rêveur de Temple-Church, dont Stephen ignorait le nom, et que nous connaissons sous celui d’Edward.

Et la scène qui s’était passée à l’église du Temple se reproduisait avec une minutieuse exactitude ; — et aujourd’hui comme alors, le premier mouvement de Stephen fut de s’écrier : « J’ai vu ce visage déjà quelque part. »

Il y eut néanmoins cette différence :

À l’église, Stephen avait mis de côté, sans façon, cette idée comme insignifiante et ne devant pas attirer l’attention plus que tous ces hasards de ressemblance qui foisonnent dans une cité populeuse. Cette nuit il s’y arrêta. Sa haine avait grandi, et il sentait un vague besoin de donner à sa haine un motif autre que la jalousie. Peu à peu, le souvenir lointain, mais précis, qu’il gardait d’un événement lugubre vint se placer en face des récents souvenirs de Temple-Church. Il compara ces deux souvenirs en présence ; il les rapprocha. — Et ce travail fut fait avec une passion si intense, que des gouttes de sueur vinrent sillonner son front.

Perceval, pendant cela, s’agitait sur sa couche ; mais Stephen ne prenait point garde.

Il s’enfonçait de plus en plus dans sa minutieuse recherche. L’aversion est, dans ses souvenirs, aussi précise que l’amour, et Stephen eût pu dessiner de mémoire le beau rêveur de Temple-Church. Soit qu’il eût repoussé trop à la légère, l’autre soir, à l’église, cette soudaine idée de ressemblance qui l’avait frappé tout d’abord, soit que les images se confondissent et se mêlassent après coup dans son cerveau, il est certain qu’il voyait maintenant Edward avec d’autres yeux.

Edward n’était plus pour lui seulement une connaissance de la veille. Le souvenir de ses traits, si remarquables dans leur mâle beauté, datait maintenant des jours de son enfance. Il avait vu autrefois…

Mais, tout d’abord, n’était-ce pas là chose impossible ! Quinze années amènent des rides au front d’un homme et sèment quelques traits d’argent parmi sa chevelure. — Or, cet Edward semblait jeune, et sa riche chevelure tombait en boucles d’ébène sur un front aussi pur que le front d’un adolescent.

Et pourtant, c’était lui, — c’était bien lui ! Quelque chose manquait, quelque chose dont Stephen ne pouvait se rendre compte, mais pour tout le reste, les deux souvenirs, comparés, se rapportaient exactement l’un à l’autre, comme deux épreuves d’une même médaille.

Quinze années les séparaient. Le plus récent avait trait à une aventure commune et de tous les jours : la rencontre de Temple-Church. L’autre se mêlait à un drame odieux et sanglant, dont nous avons pu parler vaguement quelquefois dans le cours de ce récit, mais que le lecteur ne connaît point encore en détail.

Stephen s’affermissait en sa certitude, et, presque convaincu déjà, il cherchait le trait qui manquait au visage d’Edward pour être identiquement cet autre visage, gravé en caractères ineffaçables au fond de sa mémoire.

Frank s’agitait de plus en plus sous ses couvertures. Un fiévreux cauchemar oppressait sa poitrine.

Stephen n’avait garde de s’en apercevoir. Ses yeux s’étaient fermés sous l’effort de son investigation obstinée. Il retournait un à un les plis de sa mémoire, et se croyait sans cesse sur le point d’y saisir la circonstance oubliée.

Frank se prit à murmurer des mots confus. Sa langue, enchaînée par le cauchemar, tâchait désespérément de rompre ses liens.

— C’est lui ! se dit Stephen, pour la centième fois peut-être ; — c’est bien lui… Ce que je cherche sur son visage, c’est…

— La cicatrice ! s’écria Perceval en sursaut ; — n’ai-je pas vu la cicatrice sur son front ?…

Stephen s’était levé.

— La cicatrice ! répéta-t-il ; oh ! je me souviens…

— Sur son front rouge, reprit Frank, elle apparaissait blanche et tranchée…

— Du sourcil gauche au sommet du front ?… dit involontairement Stephen…

— Du sourcil gauche au sommet du front, répéta Perceval.

— Frank ! s’écria Stephen ; — vous le connaissez donc aussi !… Au nom du ciel de qui parlez-vous ?

Frank ne répondit point. Son sommeil l’avait repris.

Mac-Nab retomba sur son fauteuil.

— Voilà qui est étrange !… murmura-t-il.

Son esprit rassis et sage était décidément jeté hors de sa voie. Une atmosphère de roman le pressait de toutes parts. Autour de lui se succédaient, à chaque instant, des événements bizarres, auxquels ni sa raison, ni les syllogismes appris, ni sa jeune expérience ne pouvaient servir de clé.

Il sentit son intelligence vaciller, confuse ; son imagination se monta, et la nuit éclairée qui l’entourait s’emplit de singulières visions.

Ce mot, prononcé par Frank, pouvait avoir été dicté, après tout, par le hasard des rêves ; mais Frank avait prononcé plus d’un mot.

Pour décrire ainsi cette cicatrice, il fallait l’avoir vue…

Stephen jeta un regard d’impatience sur Perceval endormi. S’il avait pu l’interroger, le faire parler, savoir !…

Mais comment penser à priver le pauvre blessé de ces quelques instants de repos ?

Stephen fit effort pour calmer son trouble et voir clair dans le pêle-mêle de ses idées. Il avait du moins à présent le mot cherché de l’énigme. Ce qui manquait au visage d’Edward, c’était une cicatrice, précisément semblable à celle décrite par Perceval, une cicatrice longue et blanche, courant du sourcil gauche au sommet du front.

Il eut beau s’ingénier ; le front d’Edward, tel qu’il se le rappelait, tel qu’il l’avait vu trois jours auparavant à l’église du Temple, ne portait pas la moindre trace de cicatrice. — Un autre aurait pu se dire que le temps avait peut-être effacé ce stigmate, mais Stephen, médecin, savait de reste qu’une cicatrice au front est indélébile plus encore qu’en tout autre endroit de la figure ou du corps, à cause de la juxtaposition de la peau et du crâne, séparés seulement par une mince lame de chair. Ne pouvant douter de ce côté, il se rejeta sur quelque jeu de lumière, sur le jour douteux répandu par les lampes ; mais sa mémoire impitoyable lui répondait que le front du beau rêveur, appuyé contre le pilier de Temple-Church, était éclairé d’aplomb et très vivement, tandis que lui, Stephen, l’examinait avec une curiosité jalouse…

Il se disait tout cela. Et pourtant sa conviction restait la même, et, au dedans de lui, une voix criait sans relâche :

— C’est lui !

Ces voix intérieures ont tort souvent et passent inécoutées lorsqu’elles se mêlent de parler en plein soleil, devant la raison alerte à la réplique ; mais la nuit, — une nuit de veille, — parmi la solitude et le silence, l’âme se laisse prendre et l’oreille de l’esprit se fait superstitieuse.

Stephen était persuadé ; le doute s’enfuit. La certitude entra en lui, amenant à sa suite l’horreur du passé, amenant aussi et surtout un immense effroi de l’avenir.

Car il s’agissait de Clary. C’était cet homme que Clary aimait. — Stephen n’avait jamais tant souffert.

Une fois revenue, l’idée de sa belle cousine le captiva tout entier bientôt. Il se la représenta tranquille sous le toit de mistress Mac-Nab. Parfois, il tressaillit à la douloureuse pensée qu’elle donnait à Edward absent sa veille ou son rêve ; parfois, il se reposa dans l’espoir que sa jalousie l’avait induit en erreur…

Puis la solitude et la nuit, faisant surgir de nouveaux fantômes, il eut, durant une minute, une frayeur d’enfant. Il vint à songer que la maison de sa mère n’était gardée cette nuit que par des femmes, qu’il n’était point là pour veiller sur Clary et que peut-être…

Mais pour le coup il se railla lui-même et se fit honte de ses folles terreurs.

— Ne dirait-on pas que Cornhill, notre bonne rue si large, si bien éclairée, si amplement pourvue de policemen est devenue tout-à-coup un repaire de brigands, parce qu’il m’arrive de m’absenter un soir pour veiller un ami malade ! murmura-t-il en souriant à demi ; — sur ma parole, je deviens pusillanime comme une vieille femme… Il ne me reste plus qu’à croire tous les contes à dormir debout que se récitent depuis cent ans les commères de la Cité… Je redeviens enfant.

Il se leva, secoua la tête comme pour chasser toute trace de ces ridicules craintes, et fit quelques tours dans l’appartement.

— Quand je frapperai demain à la porte de notre maison de Cornhill, se dit-il, comme pour changer le cours de sa conversation avec lui-même, — je parie que ce sera la douce voix de la pauvre Anna qui me souhaitera la bien-venue… Le premier visage que je verrai sera le joli visage d’Anna… Clary a autre chose à faire que de venir à ma rencontre… Pourquoi n’est-ce pas Anna que j’aime !

Ces derniers mots furent prononcés avec un gros soupir. — Le jour blanchissait derrière le givre des carreaux de la fenêtre.

Désespérant de trouver une veine de pensées qui le mît hors de sa tristesse, Stephen, mécontent de lui-même, revint s’asseoir au chevet de Perceval. Il attendait impatiemment le réveil de ce dernier pour lui demander l’explication de ces étranges paroles échappées à son sommeil.

Cette explication avait pour lui un intérêt facile à concevoir, et il lui tardait de connaître par quelle singulière coïncidence le même homme occupait le sommeil du malade et la veille du médecin.

Et puis, cette cicatrice qui avait tenu une si large place dans ses méditations de la nuit, il voulait savoir où Frank Perceval l’avait vue.