Les Mystères de Londres/4/07

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Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 223-260).


VII


PREMIÈRES AMOURS.


Il faisait jour déjà lorsque Fergus O’Breane s’éveilla de son long évanouissement, pour se retrouver seul dans cette chambre commune, silencieuse maintenant, et où, naguère encore, se croisaient trois voix chéries, — seul en face de deux cadavres, seul ici, et désormais seul au monde.

Fergus était bien jeune, et son cœur avait une puissance d’aimer qui s’était dépensée tout entière jusque alors dans les affections saintes de la famille. Une immense douleur étreignit son âme, qui fléchit un instant sous cet épouvantable choc.

Mais Fergus possédait en soi une énergie encore ignorée, faute d’occasion de se produire, une force indomptable et presque surhumaine, une vigueur élastique, dont le ressort latent se raidit d’instinct contre cette première et terrible attaque du sort. Il fut étonné de se trouver vaillant en face de ce navrant malheur, et se reprocha presque le calme étrange qu’il gardait parmi cette scène de suprême désolation.

Il se remit à genoux et tâcha de prier ; mais une voix mystique vint tinter à ses oreilles et murmura les dernières paroles de son père mourant :

— Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Il se releva d’un bond. — La ligne gracieuse de ses sourcils se fronça violemment ; une nuance de pourpre remplaça la pâleur de son beau visage et son œil jeta un brûlant éclair.

Ce n’était point là, et nul n’aurait pu s’y tromper, le fugitif courroux d’un enfant : c’était la haine d’un homme, et dans cette pauvre chambre du plus pauvre quartier de Londres se formait le nuage précurseur d’une tempête qui pouvait ébranler les Trois-Royaumes.

Fergus S’approcha d’un pas ferme, et dessina lentement, du front de la poitrine, puis d’une épaule à l’autre, le signe sacré de l’oraison catholique.

— Mon père, murmura-t-il tête haute et la main étendue, je fais serment de vous obéir.

Il trempa ses doigts dans le bénitier suspendu à la ruelle du lit et ferma les paupières ouvertes encore de Chrétien O’Breane. — Mistress O’Breane, elle, semblait dormir un heureux et paisible sommeil. Fergus la baisa au front et sortit pour aller chercher un prêtre.

De telles journées comptent pour de longues semaines dans la vie d’un homme. Lorsque Fergus se retrouva seul, après avoir accompagné pieusement son père et sa mère à leur dernier asile, il sentit éteinte ou assoupie en lui la fougue juvénile de l’adolescence. À sa place, brûlait au fond de son cœur une ardeur grave, sérieuse, puissante, et portée vers un but unique : l’obéissance aux dernières volontés de son père.

Dès lors commença pour lui une vie de labeur incessant. Enfant, il se prit corps à corps avec le gigantesque, sinon l’impossible.

Il étudia, soutenu par une activité patiente et chaude à la fois, les rouages compliqués de la constitution britannique. Il disséqua le colosse afin de bien voir où était son cœur. Il essaya chacun de ses muscles, compara les mille artères qui lui portent la vie, reconnut les endroits faibles, mesura les plaies déjà saignantes qui s’ouvraient çà et là sur son corps, et se fit, par la seule énergie de sa volonté, puissamment expert en ces choses de haute politique qui éblouissent souvent l’intelligence exercée des hommes d’état les plus habiles.

Et pourtant il garda le silence. Aucun pamphlet ne tomba de sa plume. — Que voulait-il donc faire de sa science ?

Lui qui connaissait désormais si parfaitement les parties vulnérables, il ne fut même pas tenté de frapper, et pourtant la voix de son père mourant résonnait encore à son oreille, et, dans la solitude de ses nuits, ces mots occupaient sa veille comme ses rêves : — Guerre à l’Angleterre !

En ce temps, on eût pu le voir bien souvent errer, pensif et la tête inclinée, par les allées tortueuses de Saint-James-Park. Les ladies s’arrêtaient pour regarder ce jeune homme à la beauté presque mythologique, dont la démarche lente et gracieuse contrastait singulièrement avec le pas raide et la tournure guindée des élégants habitués de la promenade. Elles admiraient les délicates richesses de sa carnation, ses traits fins et auxquels on eût pu reprocher une douceur presque féminine, si l’arc aquilin de ses fiers sourcils n’eût donné à sa physionomie un caractère tout particulier de virilité hautaine.

Nul ne savait son nom. — À Londres, pays du positivisme, les femmes poussent néanmoins fort loin la manie de l’étrange et du mystérieux. Ce bel inconnu, triste, solitaire, et portant sans cesse un vêtement complet de deuil, excita bientôt un intérêt romanesque. Plus d’une noble dame le suivit souvent de l’œil tandis qu’il se perdait dans les sinuosités des allées, et l’on vit parfois, du fond d’un somptueux équipage, quelque blanche coiffure s’incliner doucement, quelque brillante prunelle jeter ses feux alanguis par cette mignarde et provocante ouverture que laissent entre elles deux paupières savamment rapprochées, et dont les longs cils se ferment à demi.

Mais Fergus passait, sans voir et toujours seul avec lui-même, au milieu de cette brillante foule ; objet de l’attention de tous, il ne remarquait personne.

Car les gentlemen eux-mêmes daignaient, du haut de leur cravate, s’occuper aussi un peu du jeune Irlandais. On l’avait vu fréquemment appuyé contre la grille, s’absorber dans ses pensées et jeter sur le royal palais de Saint-James de longs, d’inexplicables regards. — Pourquoi ce jeune homme habillé de noir, que nul ne connaissait, qui ne connaissait personne, regardait-il ainsi le palais de Saint-James ?

Tirer à cible sur le roi, sur les ministres, est à Londres une fantaisie si commune aux maniaques, que la portion saine et raisonneuse des gentlemen habitués du Park ne pouvait penser autre chose, sinon que l’étranger vêtu de noir, — circonstance évidemment aggravante, — guettait l’instant favorable pour essayer son adresse sur S. M. le roi George.

Ces gentlemen étaient en deçà du vrai. Ce n’était point un homme, si haut placé qu’il pût être, ce n’était point S. M. le roi George que le jeune inconnu prétendait mettre à mort…

Fergus, du reste, ne leur donnait point plus d’attention qu’aux ladies. Sa réflexion était si profonde, l’intensité de son travail d’esprit était si grande, que Ses yeux perdaient presque la faculté de voir.

Une fois pourtant, il fut tiré brusquement de son incessante préoccupation. C’était dans le Parc-Vert. Au détour d’une allée, un cri perçant vint frapper l’oreille de Fergus, Ce cri, c’était une voix bien connue et autrefois bien chère qui le proférait. Il se détourna vivement. — Un équipage armorié rasait silencieusement le sable de l’allée ; à la portière une gracieuse tête se penchait, qui souriait, émue.

Fergus pâlit et fut prêt à défaillir. Puis un orageux mouvement de colère ramena violemment le sang à ses joues. Il prit son élan pour courir sur la trace de l’équipage, car il avait reconnu Betsy dans cette femme luxueusement parée, et, auprès d’elle, devait être assis son ravisseur.

Mais il ne fit qu’un pas et reprit froidement sa route en, sens contraire. L’instinctif besoin de vengeance qui l’avait poussé d’abord vers le séducteur de Betsy s’éteignit dans la réflexion. Son rôle était autre que de châtier vulgairement un outrage en forçant l’insulteur à payer de sa personne. Et il était déjà si avant dans ce rôle, qu’en descendant au fond de son cœur il n’y trouva plus de haine contre l’homme qui avait enlevé sa sœur ; de haine personnelle, bien entendu. Cette injure se fondait avec ses autres griefs. Le coupable devenait une inséparable fraction de l’ennemi qu’il s’était fait et que lui avait désigné son père.

Une idée peut être extravagante en somme, et se raisonner admirablement dans ses détails. D’autre part, il n’y a point d’idée extravagante absolument parlant, ailleurs que dans le rayon des sciences mathématiques. Le succès met en tout de la logique. On a vu des rois, dit le populaire adage, épouser des bergères. Sixte-Quint fit un pauvre métier avant de monter sur le trône papal, et le grand empereur des Français naquit si loin de la pourpre, que l’espoir d’imiter son glorieux exemple passerait par tous pays pour une bonne et belle extravagance. Nous pensons que, à part la quadrature du cercle et l’alchimie, rien n’est proprement extravagant sous le soleil.

Ceci posé, chacun garde licence de prendre en pitié Fergus O’Breane et son habit noir.

Assurément, suivant toute apparence, l’œuvre à laquelle il s’attaquait était tout à fait hors de proportion avec ses forces, mais quelle proportion y a-t-il entre le grand chêne gisant, déraciné, sur le sol, et le microscopique insecte dont la dent rongeuse a patiemment miné la base du colosse ?

Fergus voulait, il espérait aussi, puisque toute volonté suppose espoir, mais il ne voyait point les choses à travers le prisme des jeunes illusions. L’obstacle à soulever lui apparaissait tel qu’il était, pesant, inébranlable et scellé au sol par de profondes racines. S’il persistait en face d’un tel obstacle, c’est qu’il avait une grande opinion de lui-même, jointe à un grand courage.

Mais il ne se pressait point, et sa patience même était un menaçant présage.

Pour ceux qui savent ainsi attendre, en effet, les événements se groupent et poussent au but par des voies détournées. Reculer, pour eux, c’est avancer souvent ; c’est du moins prendre champ pour s’élancer mieux et faire un plus large bond.

La vie nouvelle de Fergus n’eût offert à l’œil perçant des plus fins observateurs aucun symptôme politique. Rien de sa pensée, extravagante ou non, ne transpira au dehors. Son existence s’écoula, pareille à celle de tous les jeunes gens de son âge qui vivent de leur travail ; elle arriva comme toutes les autres à une phase amoureuse et devint un roman. — Seulement, ce roman fut le premier chapitre d’une sérieuse histoire.

Il y avait un an que Fergus O’Breane était orphelin. Il allait chaque semaine prier, vers le soir, à la chapelle catholique de Belton, où son père et sa mère avaient reçu les dernières bénédictions de l’Église. Fergus était fervent chrétien. Il trouvait d’ailleurs de la consolation et du charme à remplir strictement les devoirs pieux dont la communion romaine recommande l’exercice à ses adeptes, au milieu de cette cité protestante, où les schismes se multiplient à l’infini, et où le culte, dans toutes ces sectes affublées de noms bizarres ou grotesques, affecte uniformément les sèches allures d’une raideur puérile ou glacée.

Fergus n’avait jamais aimé. Rien en lui ne pouvait faire soupçonner encore cet élément sensuel, inflammable à l’excès, cet entraînement soudain, atteignant du premier jet les limites extrêmes de la passion la plus exaltée, cette sensibilité exquise, mais oublieuse, cette délicatesse de cœur unie à l’inconstance, qui devait faire de lui un homme dangereux entre tous, et qui devait joncher sa route dans la vie de plus de victimes que n’en fit jamais don Juan.

Jusque alors ses mœurs avaient été austères comme sa pensée. Enfant jusqu’à la mort de son père, il avait donné depuis lors toutes ses heures à la tâche qu’il s’était imposée. Or, à mesure qu’il étudiait pour agir, sa haine changeait de nature et devenait raisonnée, d’instinctive qu’elle était. Il ne voulait plus se venger seulement pour obéir à son père : l’étude lui avait révélé les innombrables griefs de l’Irlande, et sa querelle grandissait jusqu’à se faire nationale.

Il n’y avait nulle place pour l’amour au milieu de ses graves préoccupations. Fergus oubliait les vagues aspirations qui avaient embelli ses rêveries durant les derniers mois de la vie de son père. Le malheur et la vengeance étouffaient chez lui en son germe la fièvre vive de l’adolescent qui va s’éveiller homme, et il n’était pas de taille encore à mener de front les choses du cœur et de la tête.

Un soir de printemps, au moment où, sortant de la chapelle de Belton, il tournait l’angle de Shorts-Gardens, un cabriolet de forme antique, traîné par un fort cheval de labour, vint se heurter violemment contre le trottoir et perdit une de ses roues. Le cheval, effrayé, s’arrêta, un instant, puis s’élança de nouveau.

Un cri de femme partit du cabriolet à demi renversé.

Fergus n’avait point attendu cet appel. Son premier mouvement l’avait porté à la tête du cheval, dont l’élan s’arrêta brusquement sous l’effort de sa main robuste.

Car Fergus, qui ne connaissait pas plus ses forces que son cœur, avait, sous sa grâce élégante, la puissance d’un athlète.

À l’instant où le cheval pliait les jarrets et rougissait le mors de son écume sanglante, un homme sauta sur le trottoir et tendit ses deux bras à l’intérieur du cabriolet.

Ne vous effrayez pas, Mary, dit-il avec émotion. — Venez, venez vite, chère sœur, car cet enfant ne pourra long-temps contenir le cheval.

Celle qu’on appelait Mary ne répondit point. — Le cheval, cependant, comme s’il eût compris le dédain que son maître faisait de l’enfant qui le retenait, redressa les jarrets, et tâcha de bondir en avant. Mais la main de Fergus semblait être de fer, et l’animal dompté courba la tête et demeura immobile.

En même temps, la porte de la maison formant l’angle de Shorts-Gardens s’ouvrit, et un groom s’empressa de venir prendre la place de Fergus.

Celui-ci se rajusta paisiblement et reprit sa route.

— Sur ma foi ! mon jeune monsieur, s’écria le maître du cabriolet, — voilà qui n’est pas agir comme il faut !… Vous voyez bien que je suis embarrassé par ma pauvre petite Mary, qui a perdu connaissance, je crois, la chère enfant, et que je ne puis courir après vous pour vous remercier… Vous lui avez peut-être sauvé la vie, après tout, et je voudrais…

— Monsieur, je vous tiens quitte de vos remerciements, répondit de loin Fergus.

— Oh ! oh ! en est-il ainsi ?… Eh bien, vous autres Anglais, vous êtes faits comme cela, je n’ai rien à dire de plus… seulement j’aurais voulu serrer la main de l’homme qui a sauvé Mary… voilà tout.

Il y avait dans ces paroles deux choses qui allèrent droit au cœur de Fergus. D’abord, une franchise cordiale à laquelle il était bien difficile de résister, en second lieu, un fort accent écossais. Fergus n’eût point voulu toucher la main d’un Anglais.

Il revint sur ses pas, et sourit pour la première fois depuis la mort de son père, en voyant le maître du cabriolet ouvrir ses deux bras et en se sentant embrasser avec chaleur.

— Pardon, gentleman, pardon ! reprit l’Écossais ; — mais vous êtes un brave cœur et j’aime tant ma petite Mary !… Maintenant que je vous tiens, je veux mourir si nous nous séparons sans boire ensemble un verre de vin de France à la santé de qui bon vous semblera. Aidez-moi, je vous prie, à tirer de là ma petite sœur.

L’Écossais avait soulevé le tablier du cabriolet et ramené vers soi une forme de jeune fille, affaissée contre l’une des parois de la voiture. Fergus ne pouvait, en conscience, refuser de l’aider un peu. Ce fut en soutenant pour moitié les pas chancelants de Mary qui avait repris ses sens, mais ne pouvait marcher encore, qu’il entra pour la première fois sous un toit étranger depuis la mort de son père.

La jeune fille fut déposée sur un sopha, dans le parloir. L’Écossais la baisa tendrement au front et se tourna vers Fergus dont il serra la main.

— Monsieur, dit-il, nous autres bons garçons du Teviot-Dale, nous ne faisons pas souvent de longues phrases. Je suis le fils du fermier de Leed, entre Annan et Lochmaben ; j’ai nom Angus Mac-Farlane  ; touchez là, et si aujourd’hui, demain au plus tard, vous avez besoin d’un ami…

— Monsieur, interrompit Fergus, dont la réserve ne tombait pas ainsi du premier coup, — ce que j’ai fait ne me paraît point mériter.....

— Oh ! oh ! s’écria Mac-Farlane, les compliments ne signifient rien, monsieur… Et puis vous ne connaissez pas Toby..... Toby, c’est mon cheval… Je ne savais personne, voyez-vous, qui fût capable d’arrêter ainsi ce diable de Toby en pleine course… Duncan ! apportez du vin et des verres… et faites descendre Mac-Nab..... Non, non, monsieur, il ne faut pas croire que vous ayez fait là une chose facile ! moi qui ne suis pas une femmelette, je ne voudrais pas jurer de faire plier comme vous les jarrets de Toby !

Angus Mac-Farlane ne ressemblait guère alors au portrait que nous avons fait de lui dans le cours de cette histoire. C’était un beau garçon d’une trentaine d’années, au visage hardi, franc et joyeux. À de rares intervalles, un nuage passager qui venait assombrir son front sans motif était sans doute un symptôme précurseur de cette fièvre de la tête qui exalte et emplit de cruelles visions les cervelles écossaises, mais c’était un symptôme lointain et qui pouvait avoir une signification tout autre. À coup sûr, en ce temps de tranquillité modeste, nul médecin, si clairvoyant qu’il fût, n’aurait pu deviner la bizarre maladie qui menaçait déjà les facultés d’Angus Mac-Farlane.

Il avait appelé Mac-Nab, son beau-frère, qui habitait Londres avec lui depuis quelques semaines, afin de faire honneur à son hôte. M. Mac-Nab avait épousé la sœur d’Angus. Nous savons de la propre bouche de Stephen, son fils, les détails de sa fin tragique, dans cette même chambre de la maison de Randal Grahame, où la malheureuse Harriet Perceval devait être plus tard enlevée. M. Mac-Nab pouvait avoir le même âge que son beau-frère. C’était un homme d’aspect intelligent et distingué, mais froid. Ses manières faisaient contraste avec les façons abandonnées et le joyeux sans-gêne d’Angus. L’opinion générale lui donnait, parmi beaucoup d’autres mérites, une haute franchise et une entière loyauté, mais cette franchise était peu communicative et ne se jetait point à la tête du premier venu. Il remplissait les fonctions d’avocat-plaidant (barrister) près les cours de justice de Glasgow.

Quant à Mary Mac-Farlane, pour peu que le lecteur se souvienne de certain portrait suspendu entre deux fenêtres dans cette pièce d’Irish-House que nous connaissons sous le nom de « la chambre du laird, » portrait représentant une jeune fille habillée suivant la mode de l’époque de nos dernières guerres contre Napoléon, nous n’aurons besoin d’aucune description nouvelle. Mary était en effet l’original de ce portrait, merveilleusement ressemblant ; seulement Mary, était encore plus jolie, plus douce, plus souriante que son portrait. Elle allait avoir seize ans.

Fergus était là depuis un quart d’heure et ne l’avait point remarquée encore. M. Mac-Nab venait d’entrer, et sur le récit d’Angus, il avait adressé au jeune étranger de courtoises actions de grâce. Tout semblait être fini ; la froideur polie de Mac-Nab contrebalançait la chaude cordialité de Mac-Farlane, et Fergus, repris de son idée fixe, avait hâte de mettre fin à cette inutile distraction.

Il allait prendre congé, après avoir complaisamment fait raison au toast d’Angus, qui n’en avait pas voulu démordre, lorsque Mary quitta le sofa où son frère l’avait déposée et s’avança vers le centre de la chambre. Fergus s’arrêta, comme si une invisible main l’eût cloué au parquet. Mary prit un verre sur le plateau et y versa quelques gouttes de vin.

— Il faut me faire raison à moi aussi, dit-elle doucement ; — je bois à la santé de ceux que vous aimez.

Fergus devint pâle et fût tombé à la renverse si Mac-Farlane ne l’eût soutenu par derrière.

— Madame !… madame ! murmura-t-il d’une voix que sa douleur soudainement réveillée rendait tremblante ; — ceux que j’aimais sont morts… et je n’aimerai plus… c’est-à-dire… je ne sais..... peut-être… Je bois à vous, madame !

Il avait saisi sur le plateau un verre qu’il vida d’un trait avec une précipitation pleine de trouble. Le sang était revenu à sa joue. Ses yeux se baissaient comme si un poids de plomb eût pesé sur sa paupière. Sa respiration haletait.

M. Mac-Nab fronça le sourcil. Mary devint toute rose et demeura, les yeux baissés aussi, en face de Fergus.

Mac-Farlane éclata de rire.

— Bien ! bien ! dit-il ; — je n’ai jamais vu un garçon aussi beau que vous, monsieur O’Breane… Tudieu ! Mac-Nab, j’aurais voulu que vous le vissiez courber la tête de Toby comme si c’eût été un poney des Highlands… J’espère, monsieur O’Breane, que nous aurons le plaisir de nous revoir.

Fergus leva les yeux sur Mary, répondit un oui à peine intelligible et se retira précipitamment.

Bien souvent, depuis un an, ses nuits se passaient sans que le sommeil vînt clore le travail continuel de son esprit. Cette nuit encore, il ne dormit point, mais ce ne furent pas ses pensées ordinaires qui présidèrent à son insomnie.

Fergus aimait. — Un instant, un seul, il voulut se raidir contre ce sentiment inconnu qui envahissait à la fois son cœur et sa tête. Mais il ne lui était pas donné, si fort qu’il fût contre toutes autres atteintes, de combattre l’amour. Ce premier mouvement de résistance fut l’instinctive protestation de sa haine un instant oubliée. Puis la vengeance se tut ; la lutte prit fin et Fergus se plongea tout entier, avec un abandon complet, avec une allégresse folle, dans cette première extase d’amour.

Cette nuit fut comme une révélation de sa vie à venir, vie partagée entre d’herculéens labeurs et de sensuelles délices. Il apprit tout d’un coup ces rêveries passionnées, cette fougue de désirs, cette victorieuse volonté de posséder qui devaient mettre tant de molles jouissances aux intermèdes de ses batailles. Un seul regard avait allumé ses sens et son cœur. Entre l’homme de cette nuit et l’homme de la veille il y avait désormais un abîme.

Et pourtant, parmi ses aspirations enflammées, combien ce premier amour était poétique et pur ! Fergus se donnait tout entier, sans réserve, sans arrière-pensée. Jamais tendresse de page n’eut de plus infinies délicatesses. C’était un servage, c’était un culte. Mais Fergus devait aimer ainsi toujours. Son cœur, inconstant par nature, était à l’épreuve de ces satiétés desséchantes qui sont le propre de l’inconstance. Il devait rester jeune tout en vivant vite et beaucoup ; il devait impunément dépenser les trésors de son opulente organisation. Il était au moral ce que serait un prodigue jetant l’or sans cesse en des profusions folles, et ne pouvant point parvenir à ruiner son inépuisable héritage.

Oh ! ce fut une belle nuit, et Fergus s’en souvint. Si pleine de passions profondes et vraies dans leur passagère durée, que pût être désormais sa vie, cet amour était le premier amour. Sa trace devait rester au cœur, comme s’imprègne aux pores d’un vase neuf l’indélébile parfum de la première liqueur versée. Car le cœur a beau changer, sa mémoire n’a point d’inconstances. Pour mille tendresses on n’a qu’un souvenir, autour duquel les autres voltigent et passent, effacés à demi, pâles, inaperçus…

Fergus passa douze heures avec son délicieux rêve.

Le lendemain, dès le matin, Angus Mac-Farlane vint le visiter. — Il y a comme cela des sympathies. Mac-Farlane eût été l’ami de Fergus malgré Fergus.

Mais ce dernier n’avait garde de repousser l’amitié précieuse du frère de Mary. Entre eux, grâce à ce lien puissant, l’intimité marcha vite. L’amour alla le même train. Mary, naïve et simple enfant, ne pouvait résister long-temps à ce beau Fergus qui avait en quelque sorte, infuse, la science de la séduction. Elle aima comme elle était aimée, sans réserve.

Seulement elle devait aimer plus long-temps.

La maison de Mac-Farlane devint bientôt celle de Fergus. Fergus apprit tous les secrets du loyal Écossais et les motifs de sa présence à Londres. Parmi ses secrets, à lui, Fergus ne confia que son amour.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Mac-Nab gardait toujours, vis-à-vis d’O’Breane, sa politesse cérémonieuse et froide ; mais Mac-Nab, après tout, n’était pas le maître de la maison.

À part Fergus, il n’y avait qu’un seul étranger qui fût admis à voir fréquemment miss Mac-Farlane. C’était un jeune nobleman nommé Godfrey de Lancester, qui attendait la mort de son vieux père pour devenir comte de White-Manor.