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Les Mystères de Londres/4/16

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Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 193-221).


XVI


VENDRE SA FEMME.


Angus Mac-Farlane jeta ces derniers mots avec une explosion de douleur et de colère. O’Breane s’était levé. Son beau visage rendait d’une autre façon les mêmes sentiments que celui du fermier.

— Je ne le haïssais plus, dit-il, le courroux que je lui gardais s’était perdu dans une colère trop profonde et trop vaste pour ne point absorber tout autre ressentiment… Mais, pour vous, Angus, pour la pauvre Mary, je vois bien que je suis vulnérable encore… Où dont est-il, cet homme ?

Angus prit la main d’O’Breane et la pressa entre les siennes.

— Merci, mon frère, répondit-il.

Puis il ajouta d’un ton de sarcasme amer et désespéré :

— Vous me demandez où il est ?… Vous avez donc oublié les mœurs de nos lords, depuis quatre ans que vous avez quitté l’Angleterre ?… Quand ils ont brisé de ce côté du détroit la vie de quelque créature sans défense, ils passent la mer et vont triompher à l’étranger. La cruauté n’a-t-elle pas aussi sa monotonie ? Leurs Seigneuries se blasent et prennent le spleen… Leurs Seigneuries partent pour la France qui rit et se moque à les voir passer ; pour l’Italie, qui prend leurs guinées en échange de vieilles pierres et de toiles poudreuses… Que sais-je, White-Manor est à Naples ou à Paris, ou à Vienne..... Le chercher serait inutile : je l’attends !

Mary vous avait aimé. Peut-être se souvenait-elle. C’était là un crime sans pardon. Pour le punir, Godfrey de Lancester, exhumant une lâche et barbare coutume dont l’Angleterre seule, parmi tous les peuples du monde, pouvait, dans sa brutalité nationale, concevoir l’ignominieuse idée, Godfrey de Lancester mettait sa femme, lady de White-Manor, — aux enchères, comme une pièce de bétail… Il y avait espoir qu’on en parlerait long-temps au Crockford’s club… C’était une plaisanterie aimable, une eccentricity qui tuait une femme. — En peut-on trouver de meilleures ?

Lorsqu’il prononça ces mots : — Qui d’entre vous veut acheter cette femme ? les valets et tenanciers firent silence. Mary était adorée de tous.

White-Manor répéta sa question avec colère.

— Elle est belle, ajouta-t-il, et je la donne pour trois shellings !

Nul ne répondit encore. — Mary, toujours agenouillée, avait les mains jointes et les yeux baissés. — Godfrey frappa du pied avec fureur.

— Faites place ! s’écria-t-il : — je vais la conduire à un autre marché.

Il tira la corde. Mary se leva. Les tenanciers se rangèrent eu haie, des deux côtés de la cour, mornes et silencieux. Godfrey, tenant notre sœur en laisse, traversa la foule et monta dans sa chaise.

Deux jours après, on déjeunait somptueusement dans Portland-Place à la maison des comtes de White-Manor. L’assemblée était nombreuse. Vers deux heures après-midi, Godfrey se leva ivre et fit venir Mary.

Mary avait une robe de toile blanche et la corde au cou.

Et parmi tous ces noblemen qui garnissaient la table de White-Manor, il n’y eut pas un homme pour briser son verre sur le visage infâme de Godfrey de Lancester. — Pas un seul, Fergus ! Ils laissèrent un misérable, ivre de sang et de rage, mettre la main lâchement sur une femme belle, jeune et sainte…

Godfrey prit la corde et descendit sur le trottoir. — Il traversa les rues de Londres, depuis Portland-Place jusqu’au marché aux moutons de Smith-Fields, — quatre milles d’Écosse ! — comme il avait traversé la foule de ses valets consternés, dans la cour de White-Manor, tenant sa femme en laisse, sa femme qui pleurait et se mourait…

On s’assemblait sur leur passage. C’était un curieux spectacle ; — mais parmi les cinquante mille Anglais qui les coudoyèrent, sur la route, il ne se trouva pas un homme pour crier infamie ! et lapider le lâche avec les pavés du chemin !

Londres est fait ainsi : nobles et peuple.

— Nobles et peuple ! interrompit Fergus avec une énergie d’indignation qu’Angus attribua tout entière à l’impression de son récit ; — Londres et l’Angleterre !

— Lorsqu’ils arrivèrent dans Smith-Fields, reprit Mac-Farlane, il y avait foule autour des barrières. C’était un vendredi, jour de marché des bêtes à cornes et des moutons. Godfrey fit entrer Mary dans l’un des parcs à brebis, qui se trouvait vide, et cria par trois fois :

— Cette femme est à vendre !… à vendre pour trois shillings !

Les marchands de bestiaux avaient pitié ; car Mary, notre sœur, était bien belle, et des ruisseaux de larmes coulaient sur sa joue pâlie.

Enfin, une voix grave et vibrante perça la foule et fit tressaillir le cœur de Mary dans sa poitrine.

— Laissez-moi passer ! disait cette voix ; — je vais acheter pour trois shellings milady comtesse de White-Manor.

Un murmure courut par le marché de Smith-Fields, car nul ne savait jusque-là les nobles noms des acteurs de cette scène infâme. — Godfrey devint pourpre. Le son de cette voix l’avait frappé comme un soufflet sur la joue, il sembla chercher au loin avec crainte et colère celui qui avait parlé.

Ce dernier ne tarda pas à paraître, se faisant jour vigoureusement à travers les rangs des assistants. Il était vêtu du grossier costume des marchands de bestiaux. À son aspect, Godfrey perdit contenance et fit un mouvement comme pour s’esquiver. — Mary ne m’a jamais dit dans ses lettres le nom de cet homme : mais, lorsque je suis allé à Londres, la rumeur publique m’a appris ce nom.

C’était le jeune Brian de Lancester, frère du comte.

Je le crus du moins et je le crois encore, bien que l’Honorable Brian n’ait jamais répondu à mes actions de grâces que par de froides et positives dénégations.

Quoi qu’il en soit, le prétendu marchand de bestiaux, que ce fût ou non Brian de Lancester, entra dans le parc où se tenait Godfrey et lui arracha des mains la corde qui retenait Mary. Celle-ci, à bout de forces, venait de perdre connaissance. Le marchand la saisit et la souleva d’une seule main. De l’autre, il fouilla dans sa poche, d’où il retira une pleine poignée de grosses pièces de cuivre qu’il jeta au visage de Godfrey en disant :

— Voici votre paiement, milord !

Un immense hurrah emplit la place de Smith-Fields.

Godfrey demeura pétrifié. Le choc des lourdes pièces d’un penny avait laissé sur sa joue pâle et sur son front des taches violâtres ; — car le marchand était un homme, Fergus. Sa main avait frappé rudement, comme eût pu faire la nôtre…

Fergus, dominé par l’intérêt puissant qu’il portait à ce récit, respira longuement.

— Que Dieu le bénisse, Mac-Fariane, dit-il, quel qu’il soit… Et si c’est vraiment le cadet de Lancester, je fais serment de lui payer notre dette quelque jour… Mais que devint Mary après cela ?

— Après cela, répondit Angus, la foule s’ouvrit pour laisser passer le marchand et son fardeau ; puis elle se referma, entourant White-Manor, dont le visage meurtri se contractait dans les convulsions d’une rage impuissante. Des huées s’élevaient de toutes parts ; l’élan était donné, et lorsque les hommes de police arrivèrent sur le lieu de la scène, ce fut pour emporter le noble lord, couvert d’outrages et de boue, en proie à une furieuse attaque de son mal…

— Mais Mary, Mary ! dit Fergus.

— Mary fut mise dans une voiture par le prétendu marchand de bestiaux… Depuis, j’ai su par des lettres tous les détails de cette histoire… Je lui ai fait passer de l’argent souvent, mais voilà huit mois que j’ignore sa retraite, et d’après son dernier message, elle est forcée de payer le misérable qu’on a fait geôlier de son enfant… Qui fournit à ses besoins ?… Elle m’a parlé parfois d’une main généreuse et amie… Mais Brian de Lancester n’est pas riche…

— Mais, interrompit Fergus, si Brian, son beau-frère, a ses secrets et la protège, pourquoi ne lui vient-il pas en aide par rapport à sa fille ?

— Parce qu’il ignore comme nous cette partie de son histoire, répondit Angus. Si c’est Brian, — et c’est lui, bien qu’il ait refusé de me faire l’aveu de ses bienfaits, — si c’est Brian, elle sait combien il est fougueux et hardi ; elle craint par dessus tout la menace du geôlier de sa fille… Pauvre sœur ! Ne la voyez-vous pas d’ici, Fergus !… Chaque fois qu’une idée de lutte ou de délivrance lui vient à l’esprit, elle la chasse avec épouvante et se répète ce mot que sa main tremblante a eu tant de peine à tracer : — Il la tuerait !

Il se fit un long silence entre les deux interlocuteurs. Fergus semblait méditer. Mac-Farlane, les coudes appuyés sur la table, le front à deux pouces de son dirk, fiché dans la planche de chêne, suivait le cours d’une sombre rêverie. Ce fut lui qui reprit le premier la parole :

— Allons, allons ! dit-il avec un éclat de joie forcée, buvez, mon frère Fergus ! Nous sommes ici pour fêter votre bien-venue, pardieu !… Il y a des gens plus malheureux que nous !… J’ai une bonne femme qui m’aime et deux jolis petits anges qui sourient à mon réveil… Ah ! si la pauvre Mary était là !… Mais au diable la tristesse, O’Breane ! mes yeux ont pleuré ce soir comme des yeux de vieille femme !… Je bois à votre santé.

Fergus lui prit la main au lieu de répondre au toast et le regarda fixement.

— Il y a quatre ans que je travaille seul, dit-il avec lenteur, quatre ans que je donne tous mes instants à la même pensée, sans jamais verser dans un cœur ami le trop plein des doutes qui m’assaillent et des espérances qui me brûlent… Pendant ces quatre ans, j’ai compté sur vous, Mac-Farlane, qui êtes le seul homme auquel j’aie donné place en mon cœur… Je me suis dit, pour prendre courage : un jour viendra où la solitude de mes laborieuses méditations s’animera, un jour où ma pensée sortira hors de moi pour trouver un écho dans l’esprit de mon frère… Un jour viendra où nous serons deux pour soutenir le fardeau qui pèse sur moi tout seul… J’aurai un confident, un autre moi-même…

Fergus s’interrompit et ajouta tristement :

— J’ai nourri cet espoir pendant quatre ans !

— Et vous avez bien fait, O’Breane, s’écria Angus, car, pour vous, je suis prêt à tout.

Fergus secoua la tête et baissa les yeux.

— J’ai mal fait ! dit-il à voix basse, car, au lieu de l’homme fort sur lequel je comptais, je retrouve un cœur courbé, flétri, sans courage…

Mac-Farlane recula d’un pas et leva sur lui un regard stupéfait.

— Ai-je bien entendu ! murmura-t-il ; — c’est au moment où je vous dis les malheurs dont fut accablée notre maison, que vous me reprochez ma souffrance !… Ah ! Fergus ! Fergus !… Vous m’aviez laissé jeune et robuste ; vous revoyez mon front ridé, mon œil éteint, mes cheveux blanchis avant l’âge..... C’est que j’ai bien souffert, mon frère O’Breane !… Mais, oh ! ce sera le comble de l’amertume si vous, vous que j’ai tant aimé, vous me trouvez à ce point dégradé par le malheur, que je sois désormais indigne de vous comprendre et de vous servir !

Mac-Farlane prononça ces dernières paroles à voix basse et d’un ton de douloureux reproche. Fergus fut ému jusqu’au fond de l’âme, mais il n’en laissa rien paraître.

— Les cheveux peuvent blanchir avant l’âge, prononça-t-il froidement, — le front se rider, le regard s’éteindre, mais le cœur d’un homme ne doit point, si cruelle que soit l’épreuve, se courber sous le sort ou s’engourdir.

— Et qui vous a dit que mon cœur ait fléchi, Fergus O’Breane ? demanda l’Écossais en redressant brusquement sa haute taille.

Fergus arracha le poignard fiché dans le chêne de la table et l’y reposa à plat d’un air de mépris..

— Si quelqu’un, autre que vous, me l’eût dit, Mac-Farlane, répliqua-t-il, j’aurais contraint cet autre, mon genou sur la poitrine, à confesser qu’il en avait menti… Mais que penser d’un homme qui tire son poignard et proclame qu’il n’y a plus pour lui d’autre but dans la vie que de tuer ? d’un homme qui consent à livrer son sang à la loi pour le sang d’un misérable sans âme et sans foi ?… Par le nom de Dieu, frère Angus, votre bras est robuste assez encore, mais le cœur…

— O’Breane ! O’Breane ! interrompit l’Écossais d’une voix que la colère rendait tremblante déjà ; — n’ajoutez pas un mot !… Si bien engourdi que soit mon cœur, il ne sait pas encore entendre patiemment des paroles d’outrage !…

— Bien cela, frère Angus ! s’écria O’Breane en ressaisissant le bras que Mac-Farlane venait de lui arracher brusquement ; — voyez ! y a-t-il encore des rides à votre front ? votre œil n’a-t-il pas repris son fier regard d’autrefois ?… Voyez, mon frère.

Il avait entraîné Angus devant la glace suspendue au dessus de la table à ouvrage d’Amy Mac-Farlane.

Angus se prit à sourire involontairement. O’Breane poursuivit avec sévérité.

— Les rides ont disparu… l’œil s’est rallumé… mais le cœur ?…

— Il faut que je tue cet homme, O’Breane, dit Angus ; — il le faut !

Fergus lâcha aussitôt le bras de l’Écossais et se dirigea vers le foyer, auprès duquel il avait déposé sa casquette de voyage et son manteau.

— Adieu donc, mon frère, dit-il ; — mes heures sont comptées, et je n’ai pas le temps de m’arrêter ici davantage.

Angus demeura un instant comme atterré, puis il se jeta, les bras ouverts, entre la porte et Fergus.

— O’Breane ! s’écria-t-il en sanglotant comme un enfant ; — mon frère, ayez pitié de moi !… Il faut bien que je venge ma pauvre sœur !… notre sœur Mary, que vous aimez comme moi… Ne me quittez pas ainsi… Oh ! ce serait une heure de malédiction, Fergus, que celle où vous fuiriez irrité le toit de Mac-Farlane… Restez, restez, au nom de Dieu !

— Je ne suis pas irrité, mon frère, répondit Fergus avec calme ; — la douleur n’est pas de la colère.

— Mais ne pouvez-vous me laisser le droit de venger cet outrage, au récit duquel je vous ai vu frémir tout à l’heure ?… sauf cette tâche, qui est sacrée, je suis à vous, Fergus, tout à vous !

— Frère, dit O’Breane d’un ton solennel, avec moi toute réserve est de trop, si légitime qu’elle puisse être… Ne vous ai-je pas dit que, depuis quatre années, j’attendais l’heure où je vous parle ?… Et pourtant, depuis quatre années, je suis entouré d’hommes résolus jusqu’à la témérité, intelligents, dévoués jusqu’à l’abnégation… À chacun d’eux, je n’ai confié de mon secret que la portion nécessaire à l’exécution de mes ordres. Pour tous, l’ensemble de mes plans est resté un mystère. Je vous attendais. Entre tous, je vous avais choisi. Je vous gardais chèrement votre moitié de travaux et de périls… Maintenant, je vais chercher ailleurs, car à celui qui partagera ma tâche il faut un cœur libre et une tête froide. Celui-là devra faire comme moi, se donner tout entier à la lutte engagée et jeter loin de soi avec dédain ses rancunes d’homme à homme, et le poignard des vulgaires vengeances…

Et moi aussi, je me venge, Mac-Farlane ! et moi aussi, je veux me venger !

Angus tressaillit à ce mot qui flattait sa passion, et ouvrit avidement l’oreille.

— Je venge ma sœur déshonorée, reprit Fergus, de cette voix éclatante et royale qui courbait toutes volontés sous la sienne ; — je venge mon père assassiné ! Je venge ma mère… ma sainte mère, qui, en fermant les yeux, me laissa seul pour pleurer tout ce que j’avais aimé et respecté… Mary comptera au nombre des victimes dont le cri éveille mon cœur sans cesse et ne lui laisse point de repos… Mary sera vengée comme ma sœur, comme mon père, comme ma mère, et vengée du même coup, car leur bourreau fut le sien…

— Godfrey de Lancesler ! s’écria Mac-Farlane, étonné.

Fergus sourit avec hauteur.

— Godfrey de Lancester n’est qu’un homme, dit-il ; — pourquoi arracherais-je le poignard de votre main, s’il s’agissait de Godfrey de Lancester ?

— Et de qui donc s’agit-il ? demanda Angus, dont l’étonnement atteignait son comble.

— Écoutez-moi, mon frère, répliqua O’Breane ; la réponse à votre question est justement mon secret, et ce secret n’est point de ceux qu’on puisse donner en garde à d’autres qu’à un complice.

— Complice !… répéta Angus, c’est donc un crime ?

— Mon secret, poursuivit Fergus, porte en soi trop de périls pour y joindre sans motifs les dangers d’une vendette écossaise. L’homme à qui je le livrerai n’aura point comme vous un poignard, destiné à la poitrine d’un pair d’Angleterre. Il vivra en paix avec la loi ; il sera, s’il se peut, l’organe même de la loi, qui est une arme aussi, une arme et un masque.

— Je ne vous comprends pas, murmura Angus, qui semblait violemment combattu.

— Et comme c’était en vous, en vous seul, mon frère, continua encore Fergus, que je croyais trouver cet homme, je renfermerai en moi mon secret, au risque de briser mon cœur, trop étroit pour le contenir ; — dussé-je plier sous le faix, je poursuivrai seul ma tâche commencée, regrettant de m’être bercé long-temps d’un fol espoir et d’avoir compté sur une aide qui devait m’être refusée… Adieu !

Mac-Farlane s’attacha aux vêtements de Fergus.

— Un mot ! un seul mot ! dit-il ; — Mary sera-t-elle vengée ?

— Vengée… et sauvée peut-être, répondit Fergus.

— Je vous crois, O’Breane, prononça lentement l’Écossais en tirant son poignard qu’il jeta loin de lui ; — voici devant vous le complice que vous cherchez… S’agit-il d’un crime ?… Avec vous, il me plaît d’être coupable…