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Les Mystères de Londres/4/20

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Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 331-367).


XX


LE LAIRD.


Le vieux Jack dut s’étonner fort en voyant que le démon savait la ronde du Laird de Killarwan et la chantait en pur écossais. Mais il n’eut pas beaucoup de temps à donner à sa surprise, car Frank et Stephen s’étant précipités dehors, il demeura seul dans la chambre qui n’était plus éclairée que par la lueur du foyer.

Ce fut pour le vieux Jack un moment bien terrible. Il était toujours à genoux, dans la posture où l’avait jeté ce cri formidable poussé de l’autre côté de la porte. Il voulut se lever pour suivre les deux amis, mais, chose faite pour glacer le sang dans les veines, les deux squelettes du bureau, colorés subitement d’une lueur rougeâtre, semblaient se mouvoir en de soudains tressaillements. Les bras, les jambes, appendus aux lambris, avaient une apparence de vie et jetaient leurs ombres plus ou moins loin, soit qu’ils se soulevassent, mus par une puissance au dessus de la nature, soit qu’ils s’affaissassent de nouveau, inertes, contre la muraille.

Jack resta cloué au tapis. Ses yeux, dilatés par la terreur, ne pouvaient point se fermer. Il regardait malgré lui ; il regardait toujours.

Les squelettes rougissaient, blanchissaient et s’agitaient.

Ce n’était plus d’ailleurs les squelettes qu’il voyait, c’étaient d’horribles choses évoquées par sa peur, des visions effrayantes, hideuses, qu’on ne sait point décrire assis en face d’un bureau, à la lumière du soleil, mais devant lesquelles chacun a frissonné, enfant ou homme, au moins une fois en sa vie, par quelque nuit de fièvre ou de solitude.

Jack souffrait jusqu’à se mourir ; son crâne dépouillé fondait en eau ; son pauvre vieux corps tressaillait, secoué par des frémissements pleins d’angoisses.

S’il n’eût pas été affolé déjà par la frayeur lorsque les deux amis quittèrent la chambre, il aurait deviné peut-être que la sombre lueur du foyer donnait seule aux objets de sa crainte cette apparence rougeâtre, et que les soudaines intermittences de la flamme suffisaient à mettre un semblant de vie sur ces ossements inanimés ; mais à présent son esprit, frappé violemment, était incapable de réfléchir.

Il subissait comme réels les effets de cette vulgaire fantasmagorie ; il serait mort sur place, si, comme il arrive d’ordinaire en ces occasions, l’excès même de son épouvante n’eût galvanisé tout à coup sa torpeur.

Au moment, en effet, où la peur atteignait chez lui son plus douloureux paroxysme, l’échafaudage de coke élevé sur la grille du foyer, miné lentement par le progrès de la combustion, s’abîma subitement et lança dans le tuyau de la cheminée une flamme ardente, accompagnée de myriades d’étincelles. Durant une seconde, la chambre entière fut brillamment illuminée. Chaque objet apparut, distinct, et, comme c’est le propre des choses soudainement éclairées de paraître s’approcher de l’œil qui les regarde, voilées à demi par l’ombre, Jack crut voir les squelettes s’élancer vers lui de toutes parts.

Il se leva, éperdu, franchit les escaliers en courant, au risque de se briser le crâne, et ne s’arrêta que sur le seuil de Dudley-House, où il s’assit, épuisé.

Frank, nous l’avons dit, avait suivi Stephen. Tous deux entrèrent, tenant chacun à la main un flambeau, dans la chambre occupée naguère par Anna et Clary Mac-Farlane. Ils aperçurent tout d’abord un homme debout entre les deux lits.

C’était le laird Angus, vêtu à peine et dont la chemise en lambeaux portait des taches de sang qui semblaient avoir été lavées par une immersion récente. Tout en lui était désordre et souffrance. Ses cheveux se hérissaient autour de son front souillé ; sa barbe, au contraire, trempée d’eau, se collait à sa joue ou retombait en mèches lourdes au dessous de son menton. Son visage, portant les traces cicatrisées de sa lutte avec Bob Lantern, avait en outre des marques nouvelles, des contusions et des plaies où le sang n’avait pas eu le temps de sécher. Sa pâleur était extrême et des larmes coulaient lentement de ses yeux dans les creux profonds de ses joues.

À la vue des deux amis, il cessa de chanter, et, montrant alternativement les deux lits vides, il dit en s’adressant à Stephen :

— Toutes deux !…

Angus Mac-Farlane avait en ce moment sa raison. Il avait suffi du choc moral produit par la soudaine apparition de Stephen et de Frank pour dissiper les dernières brumes qui flottaient autour de son intelligence ébranlée. Sa fièvre avait pris fin.

Mac-Nab demeurait interdit et stupéfait. Il croyait reconnaître son oncle, mais il voulait douter. — Perceval n’avait jamais vu Angus Mac-Farlane.

— J’avais confié mes deux filles à ma sœur, dit le laird, après un silence que Perceval avait été plusieurs fois sur le point de rompre pour manifester son étonnement ; — je viens chercher mes deux filles… Faites venir votre mère, Stephen.

Stephen fit signe à Frank de s’éloigner, mais ce dernier ne comprit point ou ne voulut point comprendre. Son regard se fixait obstinément, malgré lui, sur les traits ravagés de cet homme qui se trouvait mêlé, innocent ou coupable, au souvenir de l’attentat odieux commis dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, sur la personne de la malheureuse Harriet. Car Angus venait d’en dire assez pour que Frank ne pût point le méconnaître.

— Dites à votre mère, reprit le laird avec une sorte de calme sévère, qu’il y a plus d’un an que je n’ai embrassé mes deux filles..... Clary doit être bien belle… Anna ressemble toujours à ma pauvre Amy qui est morte, je pense ?… Allez, Stephen Mac-Nab, allez, mon neveu ! — car je ne puis penser que mes deux filles soient enlevées, perdues, comme je le craignais, lorsque je vous vois tranquille et en repos dans la maison de votre mère.

— Ma mère souffre, monsieur, répondit Stephen, et vos reproches la tueraient.

— Ah ! elle souffre ! dit Angus dont la voix se brisa ; — souffre-t-elle autant que moi ?… Les a-t-elle vues dans le bateau ? … Dieu l’a-t-il retenue, enchaînée par la fièvre sur un lit de douleur, au moment où il fallait agir et porter secours ?… Et puis ?…

Angus passa le revers de sa main sur son front ; un éclair de délire brilla de nouveau dans son œil.

— Et puis, poursuivit-il en baissant la tête, — sa conscience lui crie-t-elle jour et nuit comme à moi : ceci est un châtiment de Dieu ?

Stephen se tourna vivement vers Perceval.

— Ami, lui dit-il d’une voix brève et ferme, — vous ne pouvez rester ici. Vos soupçons, si vous en gardez, ne vous donnent pas le droit d’entendre une confession que le délire va souffler à ce vieillard… Quoi qu’il ait fait, — eût-il commis un crime ! — ma maison lui est un inviolable asile.

Une rougeur épaisse monta aux joues de Frank.

— Je vous demande pardon, Stephen, murmura-t-il ; le trouble où m’a jeté cette lettre… et le souvenir de ma pauvre sœur… Mais je ne prétends point surprendre les secrets de votre parent…

Stephen lui serra la main, tandis qu’il se dirigeait vers la porte. Avant de franchir le seuil, Frank s’arrêta et regarda fixement Mac-Nab. L’expression fugitive de trouble qui venait de se manifester sur son visage avait fait place à une tristesse grave et profonde.

— Je vais voir par moi-même, dit-il, si la lueur d’espoir qui me reste a grandi ou s’est déjà évanouie… Croyez-moi, Stephen, le secret de notre vengeance est entre les mains de cet homme… Protégez-le contre tous ; mais, de ses révélations, il me faut la part qui m’appartient, entendez-vous !… Je l’exige.

— Sur mon honneur, vous saurez tout ce qui regarde miss Harriet, répondit Stephen.

Frank sortit, tenant à la main la lettre ouverte de miss Diana Stewart. Quant à la seconde lettre apportée par le vieux Jack, Frank l’avait mise avec distraction dans sa poche et n’y songeait plus. — Cette lettre, écrite la veille par lady Ophelia sous la dictée de M. le marquis de Rio-Santo, donnait rendez-vous à Perceval pour neuf heures, devant le théâtre de Saint-James. — Il était neuf heures et demie.

Frank se jeta dans une voiture de place et se fit conduire à l’hôtel de lady Stewart, afin d’apprendre par lui-même les détails qu’il n’avait pu tirer du vieux Jack.

Stephen, lui, revint vers son oncle qu’il trouva assis au pied du lit d’Anna. Le laird avait les mains croisées sur la couverture ; sa tête s’était courbée. Dans cette position, il tournait le dos à Stephen, mais celui-ci pouvait deviner, à l’affaissement de son attitude, ce qu’il y avait de douleur en son âme et sur son visage.

Stephen n’avait pas attendu l’avertissement de Perceval pour penser que l’heure de la révélation était venue. Mais, en ce moment, son esprit ne se tournait point vers la vengeance, et un mot échappé au laird exaltait, à l’exclusion de tout autre sentiment, son désir de connaître le sort de Clary. Sa haine contre Rio-Santo, haine à la fois instinctive et réfléchie, cédait le pas à l’amour et à l’impatience de savoir. On eût en vain cherché au dedans de lui, à cette heure, le sang-froid dont les signes extérieurs restaient sur son visage. Son cœur battait violemment comme s’il eût voulu s’élancer au dehors.

Néanmoins, il gardait encore assez de sa prudence naturelle pour ne point aborder sans précaution un sujet qui pouvait replonger l’intelligence du laird dans des ténèbres à peine dissipées. Stephen avait eu le temps de constater l’état d’Angus et savait d’ailleurs qu’une émotion d’un genre quelconque, soudainement poussée à l’extrême, pouvait appeler un de ces accès qui, indépendamment même de toute maladie, étendaient comme un voile épais sur l’intelligence de son oncle.

— Mac-Farlane, dit-il, vous êtes seul avec le fils de votre frère.

Angus se tourna lentement vers lui et l’examina durant quelques secondes en silence.

— Vous êtes un homme, mon neveu, murmura-t-il ; — du moins, vous avez la taille d’un homme… Je ne vous avais jamais regardé… Vous ressemblez à votre père… Mais Mac-Nab, je le jure sur sa mémoire, n’aurait pas abandonné deux pauvres filles confiées à ses soins.

— Mon oncle ! mon oncle ! interrompit Stephen, la douleur vous rend bien injuste ! J’aime Anna comme une sœur et Clary plus que moi-même… Mais, au nom du ciel, ne tardez pas davantage, et dites-moi ce qu’elles sont devenues.

— Ce qu’elles sont devenues ! répéta le laird dont le pâle visage se couvrit de rougeur ; — ah ! ce qu’elles sont devenues !… Qu’est devenu votre père, mon neveu ?… Je les ai vues dans le bateau, — toutes deux… et je n’ai pas pu les secourir !

Angus montra l’énorme cicatrice, non encore refermée complètement, que le coup d’aviron de Bob avait laissée à son front.

— Dieu a fait de moi un vieillard avant l’âge, reprit-il ; — mes filles étaient là et je ne n’avais qu’un homme à combattre…

— Quel homme ? interrompit Stephen.

— Je le connais peut-être, répondit le laird ; — car je connais plus d’un assassin, mon neveu… Mais la fièvre a bouleversé ma mémoire… Je me souviens seulement du doux visage de ma pauvre Anna qui dormait la tête renversée sur les planches du bateau, et de la voix de ma belle Clary… car c’est sa voix, mon neveu, qui a détourné mon attention, au moment où j’allais mettre mon dirk dans la poitrine du ravisseur… Je me souviens de cela !

Il se fit un silence. — Stephen désespérait, car, évidemment, le laird ignorait le sort de ses deux filles. Pourtant il les avait vues, et ses indications pouvaient mettre sur la voie, en supposant qu’il pût ou qu’il voulût s’expliquer d’une façon précise. Tandis que Stephen cherchait le moyen d’interroger, sans augmenter le désordre qui régnait dans l’esprit ébranlé de son oncle, celui-ci reprit la parole.

— Je vais retourner chez Fergus, dit-il.

— Fergus ! répéta mentalement Stephen à qui ce nom remit en mémoire le récit de Perceval et l’orgie des souterrains de Crewe.

Le laird continuait pendant cela.

— Fergus est tout-puissant et il m’aime… J’attendrai pour le tuer qu’il m’ait rendu mes filles… si mes filles ne sont pas mortes… car j’ai revu mon Anna ce matin… et les songes ne me montrent jamais que ceux qui sont morts ou ceux qui vont mourir…

— Et où l’avez-vous vue, mon oncle ? demanda Stephen.

— Je ne sais… J’avais vu comme cela mon frère Mac-Nab la nuit de sa mort..... Tenez ! tenez ! tenez ! prononça-t-il par trois fois en dardant son regard égaré dans le vide ; — je vois Fergus… Fergus qui meurt… Ah ! voilà bien des fois déjà que je le vois ainsi !…

Angus s’était levé ; ses traits bouleversés exprimaient une profonde horreur. Stephen voulut lui tâter le pouls et fut repoussé avec rudesse.

La fièvre revenait.

— Taisez-vous, mon neveu, taisez-vous, reprit le laird à voix basse et en s’appuyant au lit d’Anna. — Il ne faut pas que mon frère Fergus sache que je veux le tuer… Il ne me rendrait pas mes deux filles…

— Mais vous savez donc… voulut dire Stephen.

— Taisez-vous ! répéta Angus avec emphase ; — mon frère est généreux et grand. Je me souviens à présent qu’il a passé ses jours et chevet naguère… car c’est dans sa maison, — tout cela me revient, — que j’ai cherché un asile en sortant de la Tamise… la première fois que j’ai manqué périr dans la Tamise… La seconde fois… c’est tout à l’heure… Écoutez, écoutez, mon neveu, pendant que je vois clair encore dans ma tête… les deux pauvres anges ont été, je ne sais comment, il y a huit jours, conduites dans l’hôtellerie du Roi George, Temple-Gardens… Là, je les ai vues jeter comme des balles de laine dans une barque… j’ai sauté par la fenêtre… la Tamise était froide… l’homme qui les enlevait m’a vaincu… Ce matin, je suis retourné à l’hôtellerie du Roi George et j’ai demandé mes enfants… mes deux filles chéries qu’Amy m’avait confiées en mourant, mon neveu… Vous souvenez-vous d’Amy Mac-Farlane, comme elle était sainte et belle !… Ah ! ah ! Gruff et sa femme se sont mis à rire quand j’ai demandé mes enfants… à rire, mon neveu… à rire !… à rire !!

Angus s’était redressé de toute la hauteur de sa taille. Sa prunelle enflammée s’arrondissait dans le cercle de ses paupières distendues convulsivement ; ses poings étaient fermés et ses dents se touchaient en grinçant.

— À rire !!! cria-t-il une dernière fois avec un éclat de voix terrible. Puis se prenant à parler tout bas.

— Nous étions dans la chambre où est le trou, poursuivit-il comme si Stephen eût connu les êtres de l’hôtel du Roi George ; — tous trois… Gruff riait, sa femme riait ; moi, j’avais dans les yeux des larmes qui me brûlaient… J’étais à l’endroit où j’avais trouvé le mouchoir brodé de Clary. Gruff jouait avec son couteau pour me faire peur ; la mégère brandissait le poker (tisonnier) du foyer… Oh ! mon neveu, n’auriez-vous point faitcomme moi ?

— Qu’avez-vous fait, monsieur ? balbutia Stephen.

Le laird écarta sa chemise et découvrit sa poitrine, percée de plusieurs coups de couteau portés d’une main mal assurée ; puis il montra sous ses cheveux, parmi d’anciennes blessures, une blessure toute fraîche. — Et il reprit :

— Ici le couteau, là le poker… Moi, j’ai mis ma main droite dans les cheveux de Gruff, ma main gauche dans les cheveux de sa femme, et j’ai choqué leurs deux têtes l’une contre l’autre, comme cela, mon neveu !…

Il fit un geste qui ne fut que trop compris par Stephen.

— J’étais fort en ce moment, continua-t-il ; oh ! oui… bien fort !… Les têtes ont craqué comme deux calebasses qu’on brise… Voyez-vous cela, mon neveu ?..... L’homme et la femme n’ont pas poussé un seul cri.

Stephen recula de plusieurs pas.

— Les auriez-vous tués ! murmura-t-il.

— Je me suis endormi entre eux deux, mon neveu, dit Angus au lieu de répondre, car j’étais bien las et tout mon corps ne forme qu’une plaie…

— Mais ils n’étaient que blessés, n’est-ce pas ? demanda encore Stephen.

— Voyez ! répartit Angus ; voyez, mon neveu… Peut-on vivre long-temps avec tant de blessures ? Ce disant, il se tâtait le crâne et la poitrine, trouvant partout en effet des cicatrices anciennes ou des plaies récentes. Stephen se rapprocha de lui.

— Je vais vous panser, dit-il.

Angus eut un éclat de gaîté insensée.

— Oh ! oh ! me panser ! s’écria-t-il ; — avez-vous du vin de France, Mac-Nab ?… J’étais autrefois un joyeux buveur !… Qu’importe le sang qu’on perd si celui qui reste est chaud encore !… Ah ! voyez-vous, mon neveu, il me reste assez de sang pour tuer Fergus…

Il s’interrompit et passa sa main sur son front.

— Et plût à Dieu, reprit-il à voix basse, que mon sang se figeât dans mes veines avant que j’eusse le temps de le tuer ! Savez-vous, mon neveu ? la vengeance accomplie est un doux oreiller… J’ai dormi tout le jour… Ce soir, quand je me suis éveillé, la lune entrait par la fenêtre ouverte dans la chambre de l’hôtellerie du Roi George ; la lune éclairait à ma droite le visage blême de maître Gruff, à ma gauche, le front broyé de sa femme.

— Vous les avez donc tués ! dit Stephen.

— Taisez-vous, Mac-Nab… Je ne me suis servi ni de corde, ni de fer… ni de poison, ni de feu… ce n’est pas un meurtre, cela ! Et puis, n’avaient-ils pas ri tous deux, les infâmes, quand je leur parlais de mes pauvres filles, vendues par eux !… C’était à mon tour de rire, — et la lune riait avec moi, mon neveu ! — Ah !… et la lune faisait rire leurs bouches blanches qui ne respiraient plus… J’ai eu peur, parce que j’étais couché entre deux damnés !

Angus frissonnait. — Mac-Nab l’écoutait, irrésistiblement saisi par ce récit étrange, et gardant un vague espoir d’entendre quelque révélation soudaine…

— Car ils sont damnés ! poursuivit le laird, damnés tous deux, et, quelque part dans un coin de la chambre où n’arrivait point la lueur pâle de la lune, je voyais se dilater et rougir la prunelle ardente de Satan…

Moi qui suis à l’enfer, mon neveu, j’ai peur du démon… Je sais qu’il m’attend, et l’œil des songes me le montre bien souvent planant au dessus de ma couche.

J’ai soulevé la trappe par où Clary et Anna furent descendues dans le bateau. Ma tête était en feu..... j’ai vu, — était-ce la fièvre, Mac-Nab ? — J’ai vu les bras des deux cadavres s’allonger et me saisir… Satan a jeté un cri dans l’ombre… et nous sommes tombés tous trois dans le fleuve.

Le fleuve scintillait. La lune y mettait des millions de paillettes qui dansaient autour de mon œil et me rendaient fou. — Je nageais, je nageais, — mais Gruff nageait aussi, et la mégère nageait aussi ; j’étais entre eux ; leurs corps glacés glissaient le long de mon corps… oh !… Et d’autres cadavres encore flottaient parmi les paillettes de la rivière… Il y avait Anna et Clary, qui effleuraient l’eau, vêtues de longs voiles blancs, et se tenaient embrassées… Et Mac-Nab, — ton père, enfant ! — dont le cœur saignait et rougissait l’eau… Et Fergus, mon autre frère, avec ses beaux cheveux noirs autour de son front pâle… et d’autres encore, aussi loin que pouvait s’étendre ma vue… Partout des cadavres aimés, autour desquels jouaient follement des myriades d’étincelles.

Je nageais, je nageais !… J’espérais fuir. Impossible !… Si je fermais les yeux pour ne plus voir, je sentais le bras des morts sur mon bras, le flanc des morts le long de mes flancs… Si je m’arrêtais, ils s’arrêtaient, fixant sur moi leurs orbites où il n’y avait point d’yeux…

La sueur ruisselait sur le front du laird, qui haletait.

— Ce n’était pas la fièvre ! reprit-il d’une voix encore plus basse. — Oh ! non, j’ai vu tout cela, mon neveu… Je souffrais… mais le sang du cœur de Fergus rougissait l’eau tout autour de moi… c’était du sang partout… du sang rouge… une mer de sang.

Pitié ! pitié, Fergus !… pitié mon frère !…

Angus tomba sur ses genoux et tendit ses bras en avant.

— Pitié ! murmura-t-il encore avec horreur et désespoir.

Puis, laissant retomber ses bras le long de son corps, et fixant sur Stephen ses yeux abêtis, il ajouta brusquement :

— Après ?… Voilà ce qui est arrivé, mon neveu… Le démon a mis un crêpe noir sur la lune ; les étincelles et le sang ont disparu à mes regards… je n’ai plus vu que les formes blêmes des morts, enchâssées dans l’eau noire… J’ai voulu nager encore, — mais les damnés se sont rués sur moi… Mes jambes et mes bras sont devenus de pierre sous leur étreinte glacée… Et l’eau s’est refermée au dessus de ma tête.

J’aurais voulu mourir… mais les mariniers de la Tamise m’ont ramené sur le bord… Pourquoi ?… mon neveu, c’est que mon sang doit tuer Fergus…

Mon frère Fergus que j’aime !…

— Et pourquoi voulez-vous tuer votre frère Fergus, Mac-Farlane ? demanda Stephen doucement.

— Pourquoi je veux tuer Fergus ! s’écria le laird, étonné qu’on lui fît une pareille question ; — c’est Mac-Nab qui me demande pourquoi je veux tuer mon frère Fergus ?… La voix des rêves est donc muette pour vous, mon neveu ?… Vous n’avez donc jamais revu votre père à l’heure nocturne des visions ?…

— Expliquez-vous, monsieur ! dit vivement Stephen qui était devenu pâle ; — au nom de Dieu, expliquez-vous !

Angus ne tint compte de cette prière, et, suivant toujours la pente de sa mystique manie, il continua :

— Moi, je le vois toutes les nuits… Il me dit : sang pour sang !… Et je sais bien que je le verrai ainsi jusqu’à ce que j’aie tué Fergus O’Breane.

— O’Breane ! s’écria Stephen en saisissant la main du laird avec violence.

Ce nom était pour lui toute une révélation : son père avait appelé ainsi, la nuit du meurtre, l’homme masqué porteur de deux poignards.

Stephen s’était mis à genoux auprès du laird.

— Et vous savez où il est, n’est-ce pas ? reprit-il avec une ardeur contenue ; — vous me direz où se cache cet O’Breane ?

Angus s’étendit sur le tapis et appuya sa tête contre le lit d’Anna.

— Je suis las, murmura-t-il d’une voix chargée de sommeil.

— Mon oncle !..... Mac-Farlane ! disait Stephen, un mot, par pitié, un seul mot !…

Angus ferma les yeux.

— C’est un cœur généreux et vaillant, dit-il comme en un rêve ; — c’est un esprit grand et lumineux Je me souviens… sa parole entrait dans la nuit de ma pauvre cervelle et réclamait comme un vif rayon de soleil… Je sais tous ses projets… tous ! Il m’appelait son frère, et ouvrait pour moi seul le mystérieux trésor de sa conscience… Ses plans sont vastes comme le monde… Qui a prononcé le nom de Fergus O’Breane ? C’est plus qu’un homme..... c’est presque un Dieu… Maudit soit celui qui l’arrêtera dans sa course !… Écoutez ! la voix des songes parle… Écoutez !… le maudit, ce sera toi, Angus !… Ce sera ton sang… ton sang et ta chair !…