Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 199-203).

X

Où les hostilités recommencent.


Blanche menait une vie de larmes. L’automne pâlissait les horizons mélancoliques, la saison devenait froide et triste. De larges frissons secouaient la mer dont les voix se faisaient gémissantes, tandis que les arbres jetaient leurs feuilles à la terre. Sous la nudité morne du ciel s’étalait la nudité des eaux et du rivage. Cette tristesse de l’air, ces derniers adieux de l’été mettaient autour de Blanche la désespérance qui était dans son cœur.

Elle vivait retirée dans la petite maison de la côte. Cette maison, située à quelques minutes du village de Saint-Henri, se trouvait isolée sur une falaise et dominait la mer, qui venait battre les rochers sous ses fenêtres. Blanche restait pendant des journées entières à regarder et à écouter les vagues, dont les bruits réguliers endormaient ses souffrances. C’était là sa seule distraction ; elle suivait du regard les grandes nappes d’écume qui se brisaient et jaillissaient ; son être endolori s’apaisait en face de l’immensité douce et monotone.

Parfois, le soir, elle sortait, accompagnée de sa gouvernante. Elle descendait au bord de la mer, elle s’asseyait sur un éclat de rocher. Le vent frais de la nuit calmait les fièvres qui la brûlaient. Elle s’oubliait dans les ténèbres, assourdie par les eaux, et elle ne rentrait que lorsque le froid la rendait toute frissonnante.

Une même pensée la courbait toujours. À chaque heure, cette pensée était là, accablante, inexorable. Dans les frissons de la nuit ou dans les tiédeurs du jour, en face de l’infini ou devant le néant de l’obscurité, Blanche pensait à Philippe et à l’enfant qu’elle portait en elle.

Fine était sa grande consolatrice. Si la bouquetière n’avait pas consenti à venir passer son après-midi du dimanche avec elle, la pauvre enfant serait morte de désespoir. Elle se sentait le besoin impérieux de confier ses tristesses à une bonne âme. La solitude l’effrayait ; car, lorsqu’elle se retrouvait seule, ses remords se dressaient comme autant de fantômes et l’épouvantaient.

Dès que Fine arrivait, les deux jeunes filles montaient dans une petite chambre où elles s’enfermaient pour causer et pleurer à l’aise. La fenêtre restait ouverte, au loin, sur le velours bleu de la mer, passaient des voiles blanches, comme des messagères d’espérance.

Et, chaque fois, les mêmes larmes étaient répandues, les mêmes paroles revenaient, déchirantes et attendries.

« Oh ! que la vie est lourde, disait Blanche J’ai songé toute la journée aux heures que j’ai passées avec Philippe dans les rochers de Jaumegarde et des Infernets. J’aurais dû me tuer dans ces abîmes, tomber au fond de quelque précipice.

– Pourquoi toujours pleurer, toujours regretter ? répondait Fine doucement. Vous n’êtes plus une petite fille, vous allez avoir des devoirs sacrés à remplir. Par grâce, songez au présent, ne vivez pas dans un passé à jamais irréparable... Vous finirez par vous rendre malade, par tuer votre enfant. »

Blanche frissonnait.

« Tuer mon enfant ! reprenait-elle avec des sanglots. Ne me dites pas cela. Il faut que cet enfant vive pour racheter ma faute et obtenir mon pardon... Ah ! Philippe le savait bien, il me le disait bien que je lui appartenais pour toujours. J’ai eu beau le renier, j’ai vainement cherché à écraser en moi son souvenir. Mon orgueil a été brisé, j’ai dû m’abandonner à l’amour plein de remords qui me déchire. Et, aujourd’hui, j’aime Philippe comme jamais je ne l’ai aimé, avec tous mes regrets et tout mon désespoir. »

Fine ne répondait rien. Elle aurait voulu que Blanche fût plus forte et acceptât la rude tâche que la maternité allait lui créer. Mais Mlle de Cazalis était toujours la pauvre âme faible qui ne savait que pleurer. Aussi la bouquetière se promettait-elle bien d’agir, lorsque le moment serait venu.

« Si vous saviez, continuait Blanche, combien je souffre quand vous n’êtes pas là ! Je sens Philippe en moi, qui me torture : il revit dans mon enfant, je le porte partout dans mon sein, et partout il me reproche mon parjure... Toujours, il est devant moi, autour de moi, dans moi. Je le vois sur le grabat de son cachot, je l’entends se plaindre et me maudire... Je voudrais n’avoir pas de cœur. Alors, je vivrais tranquille.

– Voyons, calmez-vous », disait Fine.

Devant un tel désespoir, les consolations restaient souvent impuissantes. La jeune fille assistait avec une certaine terreur à ces scènes de désolation. Elle étudiait l’amour brisé de Blanche, comme un médecin étudie une maladie étrange et terrible, et elle se disait : « Voilà ce qu’on souffre, voilà ce qu’on devient, lorsqu’on aime lâchement. »

Un jour, dans une de ces crises de désespoir, Blanche regarda fixement sa compagne et lui dit d’une voix déchirée :

« Vous devez l’épouser, n’est-ce pas ? »

Fine ne comprit pas tout de suite.

« Ne me cachez rien, reprit vivement Blanche. J’aime mieux tout savoir. Vous êtes une bonne fille, vous le rendrez heureux ? et je préfère le voir marié avec vous que de le savoir dans Marseille, courant les amours faciles... Quand je serai morte, dites-lui que je l’ai toujours aimé. »

Et elle éclata en sanglots. La bouquetière lui prit doucement les mains :

« Je vous en prie, lui dit-elle, soyez mère, ne soyez plus amante. S’il est possible, oubliez tout pour votre enfant... D’ailleurs, tranquillisez-vous, je n’épouserai jamais Philippe, je serai peut-être sa sœur...

– Sa sœur ? répéta Mlle de Cazalis.

– Oui, répondit Fine qui souriait divinement en songeant à Marius. J’aime et je suis aimée. »

Et elle lui conta ses amours, elle apaisa sa fièvre en lui parlant de Marius. Blanche, à écouter le récit de ces tendresses tranquilles, pleura des larmes moins brûlantes. Dès ce jour, elle aima Fine davantage, elle n’eut plus qu’une tristesse sourde en pensant à Philippe, elle se dévoua toute à son enfant. L’amour vrai, l’amour dévoué et généreux de sa compagne entrait dans son cœur.

Parfois, Fine trouvait l’abbé Chastanier dans la petite maison de la côte. Le prêtre apportait à Blanche les consolations de la religion, il la soutenait en lui parlant du Ciel, en l’arrachant de la terre et de ses passions. Il aurait voulu voir entrer Mlle de Cazalis dans un couvent, car il comprenait qu’il n’y avait plus pour elle de bonheur possible dans les plaisirs du monde. Elle devait rester éternellement veuve, et elle ne possédait pas assez de force d’âme pour se créer une vie paisible dans son veuvage.

Mais le pauvre prêtre était bien ignorant des choses du cœur. Blanche aimait mieux pleurer avec Fine en parlant de Philippe, que d’écouter les sermons de l’abbé Chastanier. Cependant, le vieillard trouvait parfois en lui des accents profonds, et la jeune fille le regardait avec étonnement, prise du désir de pénétrer dans le monde calme où il vivait. Elle aurait voulu s’agenouiller, rester pour toujours prosternée, abîmée dans une extase qui l’aurait délivrée de tous ses maux. C’est ainsi que peu à peu elle devenait ce qu’elle devait être, une servante de Dieu, une de ces saintes filles que le monde a blessées et qui montent dans le ciel avant leur mort.

Un jour, l’abbé Chastanier resta jusqu’au soir et s’éloigna avec Fine. Il avait à apprendre à la bouquetière de mauvaises nouvelles qu’il ne voulait pas faire connaître devant Blanche. Il trouva, sur la côte, Marius qui attendait son amie.

« Mon cher enfant, lui dit-il, voilà vos chagrins qui vont recommencer. M. de Cazalis m’a écrit hier. Il s’étonne beaucoup de ce que la sentence prononcée contre votre frère n’ait pas encore reçu son exécution, et il me dit qu’il fait des démarches pour hâter l’heure de l’exposition publique... Où en êtes-vous ? Comptez-vous délivrer bientôt le prisonnier ?

– Eh ! non répondit Marius avec douleur, je ne suis pas plus avancé que le premier jour... J’espérais avoir au moins six semaines devant moi.

– Je ne crois pas, reprit l’abbé, que M. de Cazalis puisse décider le président à nous manquer de parole... D’ailleurs, notre démarche a été tenue secrète, et cela me fait penser que le sursis durera jusqu’à la fin de décembre, comme on l’a promis. Mais je vous conseille de vous hâter... On ne sait ce qu’il peut arriver, j’ai tenu à vous avertir des faits qui se passent. » Fine et Marius étaient consternés. Ils rentrèrent à Marseille avec le prêtre, silencieux, retombés dans toutes les angoisses. Leur amour les avait comme aveuglés pendant une semaine, et voilà qu’ils retrouvaient le même gouffre sous leurs pas.