Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre XVI

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Charpentier (p. 239-245).

XVI

Le paroissien de Mlle Claire


Marius resta au lit pendant trois semaines, en proie à un violent délire. Il eut une fièvre cérébrale aiguë qui le mit à deux doigts de la mort. Sa jeunesse et les soins touchants qu’il reçut le sauvèrent.

Un soir, à l’heure du crépuscule, il ouvrit les yeux, la tête libre. Il lui sembla sortir d’une nuit profonde. Il ne sentait pas son corps, tant il était faible ; mais la fièvre avait disparu, et sa pensée, vacillante encore, se réveillait.

Les rideaux de son lit étaient tirés. Un jour doux et tiède passait à travers le linge blanc, et l’entourait d’une lumière attendrie. Des parfums traînaient dans la chambre silencieuse. Il se souleva. Au léger bruit qu’il fit, il vit glisser une ombre derrière les rideaux.

« Qui est là ? » demanda-t-il d’une voix à peine distincte.

Une main écarta doucement les rideaux, et Fine, en voyant Marius assis sur son séant, s’écria d’un ton joyeux :

« Dieu soit loué ! vous êtes sauvé, mon ami. »

Et elle se mit à pleurer. Le malade comprit tout. Il tendit ses pauvres mains amaigries à la jeune fille.

« Merci, lui dit-il, je sentais que vous étiez là... Il me semble que j’ai fait un rêve affreux ; et, je me souviens maintenant, au milieu de ce rêve, je vous voyais penchée sur moi comme une mère. »

Il laissa aller sa tête sur l’oreiller, il reprit d’une voix d’enfant :

« J’ai été bien malade, n’est-ce pas ?

– Tout est fini, ne pensons plus à ces vilaines choses, dit gaiement la bouquetière. Où étiez-vous donc allé, mon ami, les manches de votre paletot étaient toutes mouillées ? »

Marius passa la main sur son front.

« Oh ! je me souviens, s’écria-t-il, c’est affreux !... »

Alors il raconta à Fine les deux terribles nuits qu’il avait passées dans le tripot. Il se confessa à elle, retraça une à une ses angoisses et ses souffrances.

« C’est une terrible leçon, dit-il en terminant. J’avais douté, je m’étais adressé au hasard. Un instant, j’ai frissonné, j’ai cru sentir en moi tous les instincts du joueur. Me voilà guéri avec un fer rouge. »

Il s’arrêta et reprit avec inquiétude :

« Combien de temps suis-je resté malade ?

– Environ trois semaines, répondit Fine.

– Oh ! mon Dieu ! trois semaines perdues... Nous n’avons plus devant nous qu’une vingtaine de jours.

– Eh ! ne vous inquiétez pas de cela, guérissez-vous.

– M. Martelly ne m’a pas fait demander ?

– Ne vous inquiétez pas, vous dis-je. Je suis allée le voir, tout est arrangé. »

Marius parut plus calme. Fine continua :

« Il n’y a plus qu’un parti à prendre, c’est d’emprunter l’argent à M. Martelly. Nous aurions dû commencer par là... Tout ira bien... Maintenant, dormez, ne parlez plus, le médecin l’a défendu. »

La convalescence marcha rapidement, grâce aux soins tendres et dévoués de Fine. La jeune fille avait compris que son sourire devait suffire maintenant pour guérir Marius, et, chaque matin, elle apportait son sourire, son haleine fraîche qui emplissait la petite chambre d’un souffle de printemps.

« Ah ! que c’est bon d’être malade ! » répétait souvent le convalescent.

Les deux amoureux passèrent ainsi une semaine charmante. Leur amour avait grandi au milieu de la souffrance et des craintes de la mort. Un nouveau lien les unissait l’un à l’autre. Désormais, ils s’appartenaient.

Au bout de huit jours d’une intimité gaie et émue, lorsque, par un clair soleil, Marius put descendre et faire quelques pas sur le cours Bonaparte, on les prit, lui et Fine, pour deux amoureux, au lendemain des fiançailles. Ils s’étaient fiancés dans le dévouement, dans la douleur. Maintenant, ils marchaient doucement, la bouquetière soutenant le jeune homme encore faible et le regardant avec des regards charmés. Elle se montrait fière de son œuvre, fière de la guérison de son amant, et lui la remerciait avec des sourires, pleins d’une reconnaissance passionnée.

Le lendemain, l’employé voulut retourner à son bureau, et Fine dut se fâcher pour qu’il se reposât un ou deux jours encore. Il avait hâte de voir M. Martelly ; il désirait sonder le terrain et savoir s’il pouvait compter sur l’armateur.

« Eh ! rien ne presse, disait la bouquetière avec un calme qui étonnait le jeune homme. Nous avons une grande semaine devant nous. Il suffit que nous ayons l’argent au dernier moment. »

Deux jours s’écoulèrent, Marius finit par obtenir de la jeune fille qu’elle le laissât reprendre son emploi. Il fut convenu entre eux que le lundi suivant, ils partiraient pour Aix. Fine parlait comme si elle avait eu dans la poche la somme nécessaire à la liberté de Philippe.

Marius se rendit à son bureau et fut reçu par M. Martelly avec une bonté de père. L’armateur voulait lui accorder encore une semaine de congé, mais le jeune homme lui assura que le travail achèverait de le guérir. Il restait honteux en sa présence, il pensait que, dans deux ou trois jours, il tenterait auprès de lui l’emprunt d’une forte somme, et cette pensée le gênait. M. Martelly le regardait avec un sourire pénétrant qui l’embarrassait un peu.

« J’ai vu Mlle Fine, dit l’armateur en l’accompagnant jusqu’à son bureau, c’est une charmante personne, un brave cœur... Aimez-la bien, mon ami. »

Il sourit encore et se retira. Marius, quand il fut seul, goûta une joie à se retrouver dans le cabinet où il avait vécu de si nombreuses journées de travail. Il reprit possession de son petit domaine, eut du plaisir à s’asseoir devant sa table, à toucher aux papiers, aux plumes qui traînaient. Il avait failli mourir, et voilà qu’il revoyait face à face sa tranquille existence de chaque jour.

La pièce où il travaillait était située en face des appartements de l’armateur. Parfois, les visiteurs se trompaient, frappaient à sa porte. Ce matin-là comme il allait se mettre à la besogne, deux coups furent frappés discrètement. Il cria d’entrer.

Un homme, vêtu d’une longue redingote noire, se présenta. Cet homme avait le visage rasé, les mouvements doux, l’attitude humble et sournoise d’un homme d’église.

« Mlle Claire Martelly ? » dit-il.

Marius, occupé à l’examiner, ne répondit pas : il se demandait où il avait pu voir déjà ce dévot personnage. L’homme, qui hésitait, finit par tirer d’une des immenses poches de sa redingote un livre de messe enfermé dans un étui.

« Je lui rapporte, continua-t-il d’une voix flûtée, son paroissien qu’elle a oublié hier soir, dans un confessionnal. »

Marius se demandait toujours : « Où diable ai-je vu cette face de cafard ? » L’homme comprit sans doute l’interrogation muette de son regard. Il inclina légèrement la tête, en ajoutant :

« Je suis bedeau à l’église Saint-Victor. » Ces quelques mots furent un trait de lumière pour le jeune homme. Il se souvint d’avoir vu l’individu qu’il avait sous les yeux, dans la sacristie, un jour qu’il était allé chercher l’abbé Chastanier. Il y eut comme une brusque secousse dans son intelligence, et, poussé par une sorte de divination :

« C’est M. Donadéi qui vous envoie, n’est-ce pas ? demanda-t-il à son tour.

– Oui, répondit le bedeau après avoir hésité de nouveau.

– Eh bien ! donnez-moi ce paroissien, je le remettrai à Mlle Claire.

– C’est que M. l’abbé m’a bien recommandé de ne le donner qu’à cette demoiselle.

– Elle l’aura dans un instant. Elle n’est peut-être pas levée : vous la dérangeriez.

– Vous me promettez bien de faire la commission ?

– Certainement.

– Dites à cette demoiselle que M. l’abbé a trouvé, hier, ce paroissien dans son confessionnal et qu’il m’a chargé de le lui rapporter... M. l’abbé présente ses compliments à mademoiselle.

– Je dirai tout cela, soyez tranquille. »

Le bedeau posa le paroissien sur le bureau et se retira, après avoir fait une révérence. Même en fermant la porte, il hésitait encore et restait méfiant.

Quand il fut parti, Marius s’étonna de l’insistance qu’il avait mise à vouloir pénétrer jusqu’à Mlle Claire. Il se rappela vaguement les éloges que Donadéi lui avait faits de la jeune sœur de M. Martelly. Il regardait le paroissien, et sa pensée s’égarait dans des explications, dans des raisonnements vagues.

D’un mouvement machinal, il allongea le bras et prit le livre de messe. Il le sortit de son étui. C’était un de ces volumes épais, presque carrés, qui ont des coins en argent ciselé, emprisonnant une riche reliure. Sur le plat étaient brodées les initiales de la jeune fille.

Marius considérait ce livre, le retournait dans ses mains, lorsqu’il s’aperçut qu’un mince bout de papier dépassait l’or des tranches. Il ouvrit le paroissien, poussé par une curiosité qu’il ne raisonna pas, et une feuille pliée en quatre glissa devant lui.

C’était une mignonne feuille de papier rose, qui exhalait une vague odeur d’encens. Marius allait remettre cette feuille dans le livre, lorsque, en la prenant, il vit qu’elle était marquée de l’initiale D et d’une croix en relief. Il la déplia brusquement, et lut ce qui suit :

« Chère âme, vous dont le Seigneur m’a confié le salut, écoutez, je vous prie, le projet que j’ai formé pour votre bonheur éternel. Je n’ai point osé vous dire ce projet de vive voix, craignant de trop céder aux émotions adorables que votre sainteté fait naître en moi.

« Vous ne pouvez rester dans la maison de votre frère. C’est là un lieu de perdition, votre frère est adonné au culte abominable des idoles modernes. Venez, venez avec moi. Nous gagnerons une solitude. Je vous remettrai entre les mains de Dieu.

« Peut-être mes larmes, mes frissons, vous ont-ils livré le secret de mon cœur. Je vous aime comme la sainte l’église, notre mère, aime les âmes blanches qui viennent à elle. Je vous rêve chaque nuit, je nous vois enlacés dans une étreinte céleste, et nous montons au ciel tous deux, en échangeant des baisers angéliques.

« Ah ! ne résistez pas à l’appel de Dieu. Venez. Il y a une religion supérieure que nous ne révélons pas au vulgaire. Cette religion unit deux à deux les créatures. Elle fait des époux et non des martyrs.

« Rappelez-vous nos entretiens. Dites-vous que je vous aime, et venez. Je vous attends chez moi. J’aurai une chaise de poste dans une rue voisine. »

Marius resta tout étourdi, après une pareille lecture. L’abbé Donadéi proposait bel et bien un enlèvement à Mlle Claire. Il régnait, il est vrai, dans sa lettre, un brouillard d’encens, un mysticisme libertin et nuageux qui dérobait le sens brutal de la pensée sous la douceur dévote et caressante des mots ; l’idée était paraphrasée, délayée dans ce style baroque dont se servent certains prêtres ; mais Donadéi n’avait pu sans doute trouver une périphrase religieuse pour parler de la chaise de poste, et sa lettre hypocrite se terminait grossièrement par une offre de gendarme, à laquelle on ne pouvait se tromper. Un désir âpre avait dû emporter le gracieux abbé et lui faire oublier la prudence sournoise qui le guidait dans tous ses actes.

L’employé lut et relut le billet, en se demandant ce qu’il allait faire. Il était indigné, la colère montait en lui. Mais une pensée inquiète le retenait. Il ignorait le mal qui avait pu être commis, il ne savait ce que pensait Mlle Claire, et il craignait que Donadéi, dans l’ombre mystérieuse du confessionnal, n’eût déjà réussi à troubler le cœur de la jeune fille. Avant de frapper le prêtre, il voulait savoir s’il ne frapperait pas sa victime. Pour rien au monde, il ne se serait hasardé à soulever un scandale qui aurait certainement tué M. Martelly.

Il résolut de punir l’abbé d’une façon originale, s’il devait ne punir que lui. Il prit le paroissien et se rendit chez Mlle Claire, tremblant de saisir sur son visage une émotion accusatrice.