Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre XVII

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Charpentier (p. 115-120).

XVII

Deux profils honteux


Lorsque Marius eut raconté son équipée au geôlier et à la bouquetière, cette dernière s’écria :

« Nous voilà bien avancés ! Pourquoi vous êtes-vous mis en colère ? Cet homme vous aurait peut-être prêté de l’argent. »

Les femmes ont des entêtements qui leur donnent certaines souplesses de conscience ; ainsi Fine, toute loyale qu’elle était, aurait peut-être fait la sourde oreille chez Rostand, et même, à l’occasion, se serait servie des secrets que le hasard lui confiait.

Revertégat était un peu confus d’avoir conseillé à Marius d’aller chez le banquier.

« Je vous avais prévenu, monsieur, lui dit-il : je n’ignorais pas les bruits qui courent sur cet homme ; mais je faisais une large part à la médisance. Si j’avais connu la vérité entière, jamais je ne vous aurais envoyé chez lui. »

Marius et Fine passèrent tout l’après-midi à bâtir des plans extravagants, à chercher en vain dans leur tête un moyen d’improviser les quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe.

« Comment ! s’écriait la jeune fille, nous ne trouverons pas dans cette ville un brave cœur qui nous sortira d’embarras ! Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens riches qui prêtent leur argent à un taux raisonnable ? Voyons mon oncle, cherchez un peu avec nous. Nommez-moi une personne secourable pour que j’aille me jeter à ses pieds. »

Revertégat secouait la tête.

« Eh oui ! répondit-il, il y a ici de braves cœurs, des gens riches qui vous viendraient peut-être en aide. Seulement, vous n’avez aucun titre à leur bonté, vous ne pouvez guère leur demander de l’argent tout d’un coup. Il faut que vous vous adressiez à des prêteurs, à des escompteurs, et comme vous n’offrez aucune garantie solide, vous êtes forcé d’aller frapper à la porte des usuriers... Oh ! je connais de vieux avares, de vieux coquins qui seraient enchantés de vous tenir dans leurs griffes, ou qui vous jetteraient dehors comme des mendiants dangereux. »

Fine écoutait son oncle. Toutes ces questions d’argent se brouillaient dans sa jeune tête. Elle avait une âme si ouverte, si franche, qu’il lui semblait tout naturel, tout facile, de demander et d’obtenir une grosse somme en deux heures. Il y a des millionnaires qui peuvent disposer si aisément de quelques milliers de francs sans se gêner.

Elle insista.

« Allons, cherchez bien, dit-elle encore au geôlier. Ne voyez-vous réellement pas un homme auprès duquel nous puissions tenter une démarche ? »

Revertégat regardait avec émotion son visage anxieux. Il aurait voulu ne pas étaler les vérités brutales de la vie devant cette enfant, pleine des espoirs de la jeunesse.

« Non, vraiment, répondit-il, je ne vois personne....Je vous ai parlé de vieux coquins qui ont gagné honteusement de grandes fortunes. Ceux-là, comme Rostand, prêtent cent francs pour s’en faire rendre cent cinquante au bout de trois mois... »

Il hésita, puis reprit d’une voix plus basse :

« Voulez-vous que je vous conte l’histoire d’un de ces hommes ?... Il se nomme Roumieu ; c’est un ancien officier ministériel. Son industrie consistait à faire une chasse terrible aux héritages. S’introduisant dans les familles, appelé par ses fonctions à y jouer un rôle de confident et d’ami, il étudiait le terrain, il dressait ses embûches. Lorsqu’il rencontrait un testateur d’âme faible et lâche, il devenait sa créature, il le circonvenait, il l’attirait peu à peu à lui, par des révérences, par des cajoleries, par toute une comédie savante de petits soins et d’effusions filiales. Ah ! c’était un habile homme ! Il fallait le voir endormir sa proie, se faire souple et insinuant, se glisser dans l’amitié d’un vieillard. Lentement, il évinçait les véritables héritiers, les neveux et les cousins, puis il rédigeait lui-même un nouveau testament qui les spoliait de la fortune de leur parent et qui le nommait légataire universel. D’ailleurs, il ne brusquait rien, il mettait dix ans pour atteindre son but, pour mûrir à point une affaire ; il procédait avec une prudence féline, rampant dans l’ombre, ne bondissant sur sa proie que lorsqu’elle était là, pantelante, rendue inerte par ses regards et ses caresses. Il chassait aux héritages comme un tigre chasse au lièvre, avec une brutalité silencieuse, une férocité faisant patte de velours. »

Fine croyait entendre une histoire des Mille et Une Nuits. Elle écoutait son oncle en ouvrant de grands yeux étonnés. Marius commençait à se familiariser avec les scélératesses.

« Et vous dites que cet homme a fait une grande fortune ? demanda-t-il au geôlier.

– Oui, continua celui-ci. On cite des exemples étranges qui prouvent l’habileté étonnante de Roumieu... Ainsi, il y a dix à quinze ans, il s’introduisit dans les bonnes grâces d’une vieille dame qui avait près de cinq cent mille francs de fortune. Ce fut une véritable passion. La vieille dame devint son esclave, à ce point qu’elle se refusait un morceau de pain pour ne pas toucher au bien qu’elle voulait laisser à ce démon, qui était entré en elle et qui la commandait en maître. Elle était possédée dans le sens du mot ; toute l’eau bénite d’une église n’aurait pas suffi pour l’exorciser. Une visite de Roumieu la plongeait dans des extases sans fin. Quand il la saluait dans la rue, elle était comme frappée d’une secousse, elle devenait toute rouge de joie. On n’a jamais pu concevoir par quels éloges, par quelle marche adroite et envahissante, le notaire avait pu pénétrer si loin dans ce cœur que fermait une dévotion exagérée. Lorsque la vieille dame mourut, elle dépouilla ses héritiers directs et laissa ses cinq cent mille francs à Roumieu. Tout le monde s’attendait à ce dénouement. »

Il y eut un silence.

« Tenez, reprit Revertégat, je puis encore vous citer un exemple... L’anecdote contient toute une comédie cruelle, et Roumieu y fit preuve d’une souplesse rare... Un nommé Richard, qui avait amassé dans le commerce plusieurs centaines de mille francs s’était retiré au milieu d’une honnête famille qui le soignait et égayait sa vieillesse. En échange de cette amitié prévenante, l’ancien négociant avait promis à ses hôtes de leur laisser sa fortune. Ceux-ci vivaient dans cette espérance ; ils avaient de nombreux enfants et comptaient les établir d’une façon honorable. Mais Roumieu vint à passer par là, il fut bientôt l’ami intime de Richard, Il l’emmena parfois à la campagne, il accomplit en grand secret son œuvre de possession. La famille qui logeait le commerçant retiré ne se douta de rien, elle continua à soigner son hôte, à attendre l’héritage ; pendant quinze ans, elle vécut ainsi dans une douce quiétude faisant des projets d’avenir, certaine d’être heureuse et riche. Richard mourut, et, le lendemain, Roumieu héritait, au grand étonnement et au grand désespoir de cette famille volée dans son affection et dans ses intérêts... Tel est le chasseur d’héritages. Lorsqu’il marche, on n’entend pas le bruit de ses griffes sur la terre ; ses bonds sont trop rapides pour qu’on puisse les mesurer : il a déjà sucé tout le sang de sa proie, avant qu’on ne l’ait vu s’accroupir sur elle. »

Fine était révoltée.

« Non, non, dit-elle, je n’irai jamais demander de l’argent à un pareil homme... Ne connaissez-vous pas un autre prêteur mon oncle ?

– Eh ! ma pauvre enfant, répondit le geôlier, tous les usuriers se ressemblent, ils ont tous dans leur vie quelque tache ineffaçable.. Je connais un vieux ladre, qui a plus d’un million de fortune, et qui vit seul, dans une maison sale et abandonnée. Guillaume s’enterre au fond de son antre puant. L’humidité crevasse les murs de ce caveau ; le sol n’est pas même carrelé, on marche sur une sorte de fumier ignoble, fait de boue et de débris ; des toiles d’araignées pendent du plafond, la poussière couvre tous les objets, un jour bas et lugubre entre par les vitres noires de crasse. Notre avare paraît dormir dans la saleté, comme les araignées des poutres dorment immobiles au milieu de leurs toiles. Quand une proie vient s’engluer dans les fils qu’il tend, il l’attire à lui et lui suce le sang de ses veines... Cet homme ne mange que des légumes cuits à l’eau, et jamais il ne contente sa faim. Il s’habille de haillons, il mène une vie de mendiant et de lépreux. Et tout cela pour garder l’argent qu’il a déjà amassé, pour augmenter sans cesse son trésor... Il ne prête qu’à cent pour cent. » Fine pâlissait devant le spectacle hideux que lui faisait entrevoir son oncle.

« D’ailleurs continua le geôlier, Guillaume a des amis qui vantent sa piété. Il ne croit ni à Dieu ni au diable, il vendrait le Christ une seconde fois, s’il le pouvait, mais il a eu l’habileté de feindre une grande dévotion, et cette comédie lui a valu l’estime de certains esprits étroits. On le rencontre, traînant les pieds dans les églises, s’agenouillant derrière tous les piliers, usant des seaux d’eau bénite... Interrogez la ville, demandez quelle bonne action a jamais faite ce saint personnage ? Il adore Dieu, dit-on ; mais il vole son semblable. On ne pourrait citer une personne qu’il ait secourue. Il prête à usure, il ne donne pas un sou aux malheureux. Un pauvre diable mourrait de faim à sa porte, qu’il ne lui apporterait pas un morceau de pain ni un verre d’eau. S’il jouit d’une considération quelconque, c’est qu’il a dérobé cette considération comme tout ce qui lui appartient... »

Revertégat s’arrêta, regardant sa nièce, ne sachant s’il devait continuer.

« Et vous auriez la naïveté d’aller chez un pareil homme ? dit-il enfin. Je ne puis tout dire, je ne puis parler des vices de Guillaume. Ce vieillard a des passions ignobles ; par moments, il oublie son avarice, il contente ses appétits de luxure. On raconte tout bas des marchés honteux, des séductions révoltantes...

– Assez ! » cria Marius avec force.

Fine, rouge et consternée, baissait la tête, n’ayant plus ni courage ni espérance.

« Je vois que l’argent est trop cher, reprit le jeune homme, et qu’il faut se vendre pour en acheter. Ah ! si j’avais le temps de gagner par mon travail la somme qu’il nous faut ! »

Ils restèrent tous trois silencieux, ne pouvant trouver aucun moyen de salut.