Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 363-374).

XV

L’émeute


Pendant que Mathéus suivait Fine et allait prévenir M. de Cazalis, la colonne des ouvriers descendait vers la Cannebière. Cette colonne, partie de la gare du chemin de fer, n’était alors composée que de quelques centaines de travailleurs ; mais, à mesure qu’elle s’avançait, elle recrutait tout le peuple qui se trouvait sur son passage. Des hommes et des femmes, la population flottante des rues était entraînée par ce torrent de foule qui se précipitait des hauteurs de Marseille. Lorsque la manifestation déboucha de la rue Noailles, elle s’étendit au bas du Cours comme un flot formidable. Il y avait là des milliers de têtes qui s’agitaient avec un large balancement, pareilles aux vagues d’un océan humain.

Un bruit sourd, confus, semblable à la voix rude de la mer, courait dans les rangs de cette foule. D’ailleurs, elle avait un calme effrayant. Elle avançait, sans pousser un cri, sans commettre aucun dégât, sombre et muette. Elle tombait, elle roulait sur Marseille, elle semblait ne pas avoir conscience de ses actes et obéir à des lois physiques de chute et d’emportement. Une roche énorme, lancée de la plaine, eût ainsi roulé jusqu’au port.

Les blouses blanches et bleues dominaient dans les rangs. Il y avait quelques jupes éclatantes de femme. On apercevait de loin en loin les taches noires des paletots, des vêtements sombres que portaient des hommes auxquels le peuple semblait obéir. Et la foule descendait la Cannebière, coulant entre les maisons comme une eau vivante, pleine de reflets bariolés, avec un grondement menaçant.

Au premier rang, au milieu d’un groupe d’ouvriers, marchait Philippe, la tête haute, le front dur et résolu. Il portait une redingote noire qu’il avait boutonnée entièrement et qui lui serrait la taille ainsi qu’une tunique militaire. On sentait qu’il était prêt pour la lutte, qu’il l’attendait et la désirait. Les yeux clairs, les lèvres pincées, il ne prononçait pas un mot. Autour de lui, les ouvriers, pâles et silencieux, le regardaient par instants et semblaient attendre ses ordres.

Comme la colonne entrait dans la rue Saint-Ferréol, il y eut un léger tumulte, elle fit halte pendant une ou deux minutes, puis elle se remit en marche. La rue, jusqu’à la place qui la termine, était vide, quelques boutiquiers avaient fermé leurs magasins : du monde regardait par les fenêtres ; un silence de mort régnait, coupé seulement par le bruit profond des pas de la foule.

Au milieu de la rue vide, au coin d’une ruelle latérale, les ouvriers du premier rang aperçurent un homme, petit et d’allure chétive, qui attendait la colonne. Lorsque Philippe fut près de cet homme, il reconnut son frère. Marius, sans prononcer une parole, vint se placer à côté de lui et marcha tranquillement au milieu des émeutiers. Les deux frères échangèrent un simple regard. On dut croire qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre.

Et le flot humain continua à rouler ainsi jusqu’à la place Saint-Ferréol.

Là, à quelques mètres de la place, un cordon de troupes fermait la rue. La foule était sans armes, et les baïonnettes des soldats luisaient au soleil. Des murmures de colère et de surprise coururent dans les premiers rangs et s’étendirent avec rapidité d’un bout à l’autre de la colonne, dont la queue se trouvait encore sur la Cannebière. Les ouvriers disaient d’une voix basse et grondante qu’on voulait les égorger, qu’ils devaient être entourés de troupes, et qu’on n’avait autorisé la manifestation que pour les massacrer à l’aise.

Pendant que ces murmures grandissaient, quatre délégués sortirent des rangs et demandèrent à être introduits auprès du commissaire du gouvernement, ainsi que cela avait été convenu la veille. Ils venaient à peine de disparaître derrière la ligne des soldats, qu’un fait irréparable se produisit, fait dont les conséquences furent sanglantes.

La queue de la colonne, en entendant parler de troupe armée, de baïonnettes et de massacre, crut sans doute que les ouvriers du premier rang étaient égorgés. Elle se mit à pousser furieusement. Obéissant au mouvement irrésistible de cette masse d’hommes, le groupe qui entourait Philippe dut avancer de quelques pas. Les bras croisés sur la poitrine, pour montrer qu’ils n’avaient aucune pensée d’attaque et qu’ils obéissaient à une simple pression, les ouvriers arrivèrent ainsi devant les soldats. En les voyant approcher, un officier, perdant la tête, ordonna brusquement de croiser les baïonnettes. Et les baïonnettes, blanches et aiguës, s’abaissèrent, se tournèrent vers le peuple.

Il y eut une tentative désespérée de recul. Philippe et les siens se jetèrent en arrière, voulant arrêter la foule énorme et écrasante qui les poussait à la mort. Mais ce mur vivant était impénétrable et s’avançait, pareil à un mur de pierre. Forcément, fatalement, les ouvriers arrivèrent sur les pointes des baïonnettes que les soldats tenaient en arrêt. Ils virent ces pointes devant leur poitrine, ils les sentirent qui entraient peu à peu dans leur chair.

Pendant que le général qui commandait les troupes faisait un geste de désespoir et ordonnait de relever les baïonnettes, on raconte qu’une voix claire criait de la place Saint-Ferréol : « Piquez, mais piquez donc ces canailles ! » Et, aux fenêtres d’un cercle aristocratique voisin, des messieurs bien mis applaudissaient, en voyant couler le sang du peuple, comme s’ils eussent été dans une loge, égayés par les farces d’un acteur.

Aux premiers coups de baïonnettes qui furent portés, les ouvriers eurent des cris de rage et de terreur. Cette foule qui était restée silencieuse devint folle en se voyant attaquée, sans avoir été avertie par aucune sommation légale. Elle n’avait que ses poings pour se protéger contre les fusils qui la menaçaient.

Philippe ne fut pas blessé, grâce à Marius qui le retint, au moment où il commettait la folie de se jeter en avant, les poings fermés. Autour de lui, quelques ouvriers furent atteints légèrement. Un seul eut le bras traversé. Des gestes furieux dominaient les têtes qui hurlaient et s’agitaient.

Au commandement du général, les soldats avaient relevé leurs baïonnettes et reculé pas à pas. Mais la foule s’était brusquement arrêtée, en se voyant sans armes. D’un bout à l’autre, un frémissement secouait la colonne. Et, brusquement, elle se débanda, elle se jeta dans les rues latérales en criant : « Vengeance ! Vengeance ! On assassine nos frères ! »

Ce fut, pendant un instant, un bruit terrible ; puis, les clameurs se perdirent : les ouvriers s’éloignaient, cherchant des armes, appelant à leur aide, semant l’épouvante et la colère dans chaque rue, poussant toujours le cri douloureux et formidable : « On assassine nos frères ! Vengeance ! Vengeance ! »

À ce moment, M. de Cazalis et Mathéus descendaient le cours Bonaparte. Le grondement sourd qu’ils entendaient était le galop de la populace. Mathéus comprit que tout se gâtait, et il se frotta joyeusement les mains. Pour savoir à quoi s’en tenir, il arrêta un paisible bourgeois qui fuyait, épouvanté, ayant hâte de s’enfermer chez lui.

« Oh ! monsieur, lui dit le bourgeois en balbutiant, on se tue là-bas. Les soldats ont marché sur le peuple... Le peuple va mettre le feu à la ville, c’est sûr. »

Et il se sauva, croyant voir des flammes derrière lui.

« Eh bien ! que vous disais-je ? dit Mathéus à M. de Cazalis, je savais bien que les circonstances nous serviraient... Nous voilà en pleine révolution... Il s’agit de travailler à nos petites affaires.

– Que vas-tu faire ? demanda tout bas l’ancien député.

– Oh ! ce que je vais faire est très simple. Maintenant que le peuple est fou, je vais le guider à ma fantaisie... Il suffit qu’il se batte là où je le conduirai. »

Et, comme M. de Cazalis, ne comprenant pas, l’interrogeait du regard, l’espion ajouta :

« Fiez-vous à moi... Je n’ai pas le temps de tout vous expliquer... Un dernier mot : je vous conseille de profiter de votre déguisement pour vous mêler à une compagnie de garde nationale... S’il y a une barricade quelque part, marchez avec la troupe qui l’attaquera.

– Pourquoi ?

– Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez impatient et curieux ?... Alors, faites ce que je vous dis : vous serez aux premières places. »

Mathéus ricana et reprit en regardant son maître en face : « Vous comprenez, vous pourriez tenir Philippe au bout de votre fusil. N’allez pas le manquer, au moins... Et pas de mauvaise plaisanterie, ne tirez pas sur moi, pour vous débarrasser de ma personne... C’est entendu. Quand la barricade sera prise, je vous ferai voir comment je travaille. »

Mathéus s’éloigna rapidement. Il avait hâte d’aller embrouiller les choses. Comme il suivait la rue Grignan pour entrer dans la rue Saint-Ferréol et se mêler aux ouvriers qui se retiraient, il aperçut sur le trottoir deux hommes qui causaient vivement. Il reconnut Marius et Philippe.

« Attends, attends, murmura-t-il tout en courant, je vais bien te forcer à venir te battre avec nous. »

Marius suppliait Philippe de ne point se compromettre davantage. Il lui parlait de son fils, de leur bonheur à tous. Et, comme son frère faisait des gestes d’impatience :

« Eh bien, soit ! ne parlons pas de nous, s’écria-t-il. Ne vois-tu pas que l’insurrection qui se prépare ne peut réussir ? Le désir d’un bon patriote doit être d’éviter l’effusion du sang, lorsque la lutte est contraire aux intérêts de tous. Je crois mieux servir la patrie que toi, en prêchant la paix.

– On a tenté d’assassiner nos frères, répondit Philippe d’une voix sourde, il nous faut une vengeance. Ce n’est pas nous qui avons commencé. Tiens, veux-tu que je te le dise ? Nous ne voulons plus de la République des bourgeois ; nous voulons une République à nous, une République du peuple... Ne réponds rien, c’est inutile. Si le peuple se bat, je me battrai.

– Mais, malheureux ! tu te perds, tu perds tes amis eux-mêmes en les encourageant par ta présence, en les menant à une prison certaine... Rappelle-toi ce que t’a dit M. Martelly. »

Pendant plus d’un quart d’heure, Marius insista ainsi auprès de son frère, qui l’écoutait à peine, le front sombre, les yeux ardents. Brusquement Philippe lui prit le bras et le força au silence. Des bruits secs de fusillade se faisaient entendre vers le bas de la rue Saint-Ferréol.

« Entends-tu ? lui dit-il avec exaltation, on tire sur des hommes désarmés qui demandent justice ! Et tu veux que j’assiste paisiblement à cela, tu veux que je sois un lâche ! »

Il fit quelques pas ; puis, se retournant :

« Si je suis tué, reprit-il avec plus de douceur, tu veilleras sur Joseph... Adieu ! »

Marius courut le rejoindre.

« Je vais avec toi », lui dit-il tranquillement.

Les deux jeunes gens descendirent en toute hâte la rue Saint-Ferréol. Arrivés à la rue Vacon, ils entendirent la fusillade à leur droite, ils gagnèrent rapidement la rue de Rome. Là, ils tombèrent en pleine bataille.

Mathéus, en se mêlant aux ouvriers, s’était mis à crier vengeance plus fort que les autres. Il réunit ainsi autour de lui un groupe des plus exaltés. Ce groupe descendit la rue Saint-Ferréol en chantant La Marseillaise, et finit par s’arrêter un instant au coin de la rue Pizançon, pour écouter Mathéus qui réclamait le silence de la main.

« Mes amis, dit ce dernier, c’est bête de chanter, il faut agir... Si nous parcourons ainsi les rues, nous allons rencontrer des soldats qui nous tueront ou qui nous feront prisonniers. »

Un cri de colère s’éleva du groupe.

« Vengeons nos frères, reprit Mathéus. Le sang demande du sang.

– Oui, oui ! hurlèrent les ouvriers. Aux barricades ! Aux barricades ! »

À ce moment, Mathéus, en regardant vers le haut de la rue, aperçut une compagnie de la garde nationale qui approchait pesamment.

« Voyez, frères, reprit-il, on envoie ces hommes pour nous massacrer... Nous nous défendrons jusqu’à la mort ! »

Le peuple était ivre, il montra le poing aux gardes nationaux, il chercha des pierres pour les lapider.

« Non, pas ici, nous ne pourrions tenir cinq minutes, dit Mathéus. Venez. »

Les ouvriers le suivirent. Ils avaient besoin d’un chef, ils choisissaient cet homme qui parlait de massacre. Ils coururent jusqu’à la rue de Rome. Justement, trois grandes charrettes vides passaient en ce moment dans cette rue. L’espion sauta à la bride du premier cheval, et, malgré les cris du charretier, il ordonna à ses hommes de dételer. Puis, quand l’opération fut faite, il dit au roulier :

« Emmène tes chevaux... Le peuple a besoin des charrettes. Il te paiera, s’il est vainqueur. »

Se tournant ensuite vers les ouvriers et leur montrant la rue de la Palud qui était en face d’eux, il ajouta :

« Vite, roulez ces voitures et renversez-les sur le flanc, en travers de cette rue... Cherchez dans les boutiques voisines, voyez si vous ne trouvez rien pour renforcer la barricade. »

En cinq minutes, la barricade fut élevée. Elle ne se composait que des trois charrettes et de quelques tonneaux vides découverts par les émeutiers dans une cave du voisinage. On ne pouvait songer sérieusement à s’y défendre. Mais les insurgés étaient fous d’irritation, ils ne pensaient seulement pas qu’ils n’avaient aucune arme, et qu’ils allaient être criblés de balles, sans pouvoir riposter.

Mathéus s’égayait silencieusement. Au fond, il n’était pas fâché de faire tuer quelques-uns de ses bons amis les ouvriers, qui l’ennuyaient profondément depuis quatre mois, avec leurs discours humanitaires. D’ailleurs, il fallait qu’il y eût un cadavre pour que la réussite de ses plans fût assurée. Aussi avait-il veillé lui-même à ce que la barricade fût pleine de trous par où les balles pussent pénétrer.

Un silence de mort régna bientôt. Les ouvriers, couchés à terre, attendaient. Tout à coup, ils entendirent dans la rue de Rome les pas lourds et mesurés d’une compagnie qui s’avançait. Alors seulement, ils songèrent qu’ils n’avaient pas d’armes. Ils se mirent à arracher furieusement les cailloux qui pavaient la rue, des cailloux aplatis et aigus dont les coups devaient être terribles.

Les pas lourds et mesurés devenaient de plus en plus distincts. Enfin, la compagnie, que les ouvriers avaient déjà vue derrière eux, apparut au coin de la rue de Rome. Le capitaine Sauvaire, qui marchait au premier rang, s’arrêta, pris d’inquiétude devant la barricade. Au même instant, une grêle de pierres tomba sur les gardes nationaux. Il y eut des membres meurtris, et le shako du capitaine fut crevé par un gros caillou.

Devant cette attaque soudaine, la compagnie recula de quelques pas. Les pierres continuèrent à pleuvoir, une à une, tombant dans ce tas d’hommes avec des bruits mous. Alors, un commissaire sortit des rangs et fit les sommations légales, au milieu d’un profond silence. Les insurgés, qui avaient épuisé leur provision de cailloux, s’étaient de nouveau couchés à terre, arrachant des pavés, se préparant à la lutte, sans même écouter les sommations.

Comme ils se relevaient, le commissaire se retira, les fusils s’abaissèrent, et une pluie de balles passa sur la barricade. Ils n’eurent que le temps de s’accroupir, de se cacher dans les enfoncements des portes, partout où ils trouvèrent un abri. Aucun d’eux ne fut blessé. Leur rage était telle qu’ils ne songèrent point à fuir ; ils continuèrent à lancer des pierres, s’abritant le mieux possible. Les coups de feu, mal dirigés, passaient sur leurs têtes ou se perdaient au pied de la barricade.

Mathéus s’était prudemment mis à couvert derrière un gros tonneau. De là, il encourageait ses hommes, furieux de la maladresse des gardes nationaux, cherchant à pousser les ouvriers sous les balles.

Il murmurait entre ses dents :

« Vous verrez que pas un de ces misérables ne se fera tuer ! »

Il n’était pas exempt d’une certaine terreur. Il savait mieux que personne que la barricade serait prise, dès que les gardes nationaux le voudraient, et il redoutait de tomber entre leurs mains, ce qui aurait arrêté net les exploits qu’il méditait. Il voulait un cadavre, rien de plus : ensuite, il comptait fuir à toutes jambes. Le malheur était qu’aucun des insurgés ne paraissait disposé à se faire tuer.

Pendant cinq grandes minutes, il resta derrière son tonneau, suant de peur et d’anxiété. La fusillade continuait, faisait voler des éclats de bois en criblant les charrettes de balles. Les ouvriers n’osaient plus sortir de leurs cachettes. Un d’entre eux se décida enfin à se risquer au milieu de la rue pour arracher une nouvelle provision de pierres. Il se coula derrière la barricade, profita des moindres abris.

Mathéus le suivait avec des yeux ardents. Il sentait que cet homme allait être la victime qui lui était nécessaire.

« Voilà mon affaire, pensait-il. S’il passe devant cette brèche que j’ai eu soin de ménager, il est foudroyé. »

Depuis un instant, il remarquait qu’une grêle de balles pénétrait par là. Comme l’ouvrier s’était tranquillement mis à arracher des pavés, il l’appela avec des gestes énergiques. L’ouvrier, sans défiance, pensant que le chef avait une communication importante à lui faire, recommença à ramper doucement le long de la barricade. Un moment vint où il se trouva en face du trou. Huit ou dix balles lui entrèrent dans le corps et le jetèrent sanglant sur le pavé. Il se tordit atrocement, puis resta immobile, la face en terre.

Alors, Mathéus poussa un cri terrible, et tous les insurgés s’élancèrent au milieu de la rue, exaspérés, hurlant. Les gardes nationaux cessèrent leur feu, croyant que la barricade se rendait. L’espion profita de ce moment pour s’emparer du cadavre. Il appela à son aide, le chargea sur les épaules des ouvriers, et se mit à leur tête en criant vengeance.

« Aux armes ! Il faut que le peuple sache que la garde tire sur des hommes désarmés... Aux armes ! Aux armes ! On assassine nos frères ! »

Et, tout bas, il se disait :

« J’ai mon cadavre, le peuple se battra. »

Le groupe qu’il conduisait se sauva par la rue de la Palud, et l’on entendit s’éloigner les clameurs de ces hommes qui portaient leur frère mort, comme un drapeau d’horreur et de révolte.

Ce fut à cet instant que Marius et Philippe arrivèrent sur le lieu du combat. Ils trouvèrent la compagnie de la garde nationale stationnant au milieu de la rue de Rome, parmi les débris des trois charrettes. Elle paraissait fort embarrassée de sa victoire ; car elle avait cru avoir affaire à une centaine d’hommes au moins, et elle était restée toute confuse en voyant qu’elle avait mitraillé pendant près d’un quart d’heure une dizaine de pauvres diables. Elle sentait le ridicule horrible et sanglant de sa méprise.

Le capitaine Sauvaire était exaspéré. Au fond, ce qui l’irritait surtout, c’était la terrible blessure qu’avait reçue son shako, dès le commencement de l’action. Il se croyait atteint dans la dignité de son uniforme, il craignait que tout le prestige de son beau costume s’en allât par le trou qu’avait fait la pierre révolutionnaire d’un insurgé.

Marius, en le reconnaissant, s’approcha vivement de lui pour avoir quelques détails sur l’affaire. Mais l’ancien maître portefaix ne lui laissa pas le temps de le questionner.

« Comprenez-vous, lui cria-t-il, des goujats qui nous attaquent à coups de pierres !... Ces imbéciles n’ont pas même de fusils... Tenez, voyez ! »

Et il lui présentait son shako, dont la plaque dorée était brisée.

« Une balle n’aurait fait qu’un petit trou, reprit-il. Maintenant, me voilà forcé d’acheter un shako neuf. C’est très cher, ces machins-là.

– Pourriez-vous me dire... ? » demanda Marius.

Mais Sauvaire ne lui permit pas d’achever sa phrase. Il le prit à part, remit son shako défoncé sur sa tête, et lui demanda :

« Parlez franchement... N’est-ce pas que cette coiffure trouée me dépare ?... Ah ! gredins de républicains ! Je leur ferai payer leur coup de pierre ! »

Marius profita de sa colère pour poser enfin une question.

« Mais que s’est-il passé ?

– Eh ! nous en avons tué un... C’est bien fait !... Ils étaient là derrière ces charrettes, deux ou trois cents, mille peut-être. Nous en sommes venus à bout, après une heure de lutte acharnée. Vous voyez cette mare de sang dans la rue. Pour sûr, il doit y en avoir un de mort... Ca leur apprendra à lapider la garde nationale... L’ordre, voyez-vous, l’ordre, moi je ne connais que ça ! »

Marius allait le quitter, lorsqu’il le retint par un bouton de son paletot.

« En somme, reprit-il d’une voix qui faiblissait, je suis fâché de la mort de ce pauvre diable... Ce n’était peut-être pas lui qui m’avait jeté cette pierre... Oh ! si j’étais certain que ce fût lui !... Tout à l’heure, quand j’ai vu du sang par terre, ça m’a fait un drôle d’effet. Après tout, l’ordre... »

Le jeune homme le laissa pérorer et alla rejoindre son frère, qui l’attendait à quelques pas. Il était profondément attristé par ce qu’il venait d’apprendre. Ce sang répandu devait retomber sur la tête de ceux qui l’avaient versé.

« Eh bien ? » lui demanda Philippe.

Marius ne répondit pas sur-le-champ. Il ne pouvait cacher à son frère ce qui s’était passé, et il hésitait à le lui dire, s’attendant à un emportement terrible. Ils firent quelques pas en silence.

« Tu ne réponds pas, dit Philippe d’un air sombre. Derrière ces charrettes il y avait des cadavres, n’est-ce pas ?

– Non, murmura Marius en se décidant à dire la vérité. Il y a eu seulement un ouvrier de tué...

– Eh ! qu’importe le nombre ! interrompit violemment le républicain. Maintenant, mon devoir est tracé... La lutte est inévitable. Tu ne me demanderas plus de rester tranquille chez nous. Ce serait de la lâcheté... J’ai trop hésité, je vais rejoindre ceux que ai juré de défendre, si jamais on les attaquait. »

Les deux frères, tout en causant, étaient arrivés au cours Saint-Louis. Ils furent arrêtés par une foule immense. C’était là que l’émeute grondait.