Les Mystères de Paris/Partie II/3

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Librairie de Charles Gosselin (p. 29-44).

CHAPITRE III.

LE MARQUIS D’HARVILLE.



— Ainsi, vous le voyez, mon cher Murph — dit M. de Graün en finissant la lecture de ce rapport, qu’il remit au squire — d’après nos renseignements, c’est chez le notaire Jacques Ferrand qu’il faut chercher la trace des parents de la Goualeuse, et c’est à mademoiselle Rigolette qu’il faut demander où demeure maintenant François-Germain. C’est déjà beaucoup, ce me semble, de savoir où chercher… ce qu’on cherche.

— Sans doute, baron ; de plus, monseigneur trouvera, j’en suis sûr, une ample moisson d’observations dans la maison dont on parle. Ce n’est pas tout encore : vous êtes-vous informé de ce qui concerne le marquis d’Harville ?

— Oui ; et du moins quant à la question d’argent les craintes de S. A., ne sont pas fondées. M. Badinot affirme, et je le crois bien instruit, que la fortune du marquis n’a jamais été plus solide, plus sagement administrée.

— Après avoir en vain cherché la cause du profond chagrin qui minait M. d’Harville, monseigneur s’était imaginé que peut-être le marquis éprouvait quelques embarras d’argent : il serait alors venu à son aide avec la mystérieuse délicatesse que vous lui connaissez ;… mais puisqu’il s’est trompé dans ses conjectures, il lui faudra renoncer à trouver le mot de cette énigme, avec d’autant plus de regret qu’il aime beaucoup M. d’Harville.

— C’est tout simple, S. A. n’a jamais oublié tout ce que son père doit au père du marquis. Savez-vous, mon cher Murph, qu’en 1815, lors du remaniement des États de la Confédération germanique, le père de S. A. courait de grands risques d’élimination, à cause de son attachement connu et prouvé pour Napoléon ? Feu le vieux marquis d’Harville rendit, dans cette occasion, d’immenses services au père de notre maître, grâce à l’amitié dont l’honorait l’empereur Alexandre, amitié qui datait de l’émigration du marquis en Russie, et qui, invoquée par lui, eut une puissante influence dans les délibérations du congrès, où se débattaient les intérêts des princes de la Confédération germanique.

— Et voyez, baron, combien souvent les nobles actions s’enchaînent ; en 92, le père du marquis est proscrit ; il trouve en Allemagne, auprès du père de monseigneur, l’hospitalité la plus généreuse ; après un séjour de trois ans dans notre cour, il part pour la Russie, y mérite les bontés du czar, et à l’aide de ces bontés il est à son tour très-utile au prince qui l’avait autrefois si noblement accueilli.

— N’est-ce pas en 1815, pendant le séjour du vieux marquis d’Harville auprès du grand-duc alors régnant, que l’amitié de monseigneur et du jeune d’Harville a commencé ?

— Oui, ils ont conservé les plus doux souvenirs de cet heureux temps de leur jeunesse. Ce n’est pas tout : monseigneur a une si profonde reconnaissance pour la mémoire de l’homme dont l’amitié a été si utile à son père, que tous ceux qui appartiennent à la famille d’Harville ont droit à la bienveillance de S. A.… Ainsi c’est non moins à ses malheurs et à ses vertus qu’à cette parenté que la pauvre madame Georges a dû les incessantes bontés de S. A.

— Madame Georges ! La femme de Duresnel ! Le forçat surnommé le Maître d’école ? — s’écria le baron.

— Oui…, la mère de ce François-Germain que nous cherchons et que nous trouverons, je l’espère…

— Elle est parente de M. d’Harville ?

— Elle était cousine de sa mère et son intime amie. Le vieux marquis avait pour madamme Georges l’amitié la plus dévouée.

— Mais comment la famille d’Harville lui a-t-elle laissé épouser ce monstre de Duresnel, mon cher Murph ?

— Le père de cette infortunée, M. de Lagny, intendant du Languedoc avant la révolution, possédait de grands biens ; il échappa à la proscription. Aux premiers jours de calme qui suivirent cette terrible époque, il s’occupa de marier sa fille. Duresnel se présenta ; il appartenait à une excellente famille parlementaire ; il était riche, il cachait ses inclinations perverses sous des dehors hypocrites ; il épousa mademoiselle de Lagny. Quelque temps dissimulés, les vices de cet homme se développèrent bientôt : dissipateur, joueur effréné, adonné à la plus basse crapule, il rendit sa femme très-malheureuse. Elle ne se plaignit pas, cacha ses chagrins, et après la mort de son père se retira dans une terre qu’elle fit valoir pour se distraire. Bientôt son mari eut englouti leur fortune commune dans le jeu et dans la débauche ; la propriété où s’était retirée madame Georges Duresnel fut vendue. Alors elle emmena son fils et alla rejoindre sa parente, la marquise d’Harville, qu’elle aimait comme sa sœur. Duresnel, ayant dévoré son patrimoine et les biens de sa femme, se trouva réduit aux expédients ; il demanda au crime de nouvelles ressources, devint faussaire, voleur, assassin, fut condamné au bagne à perpétuité, enleva son fils à sa femme pour le confier à un misérable de sa trempe… Vous savez le reste.

— Mais comment monseigneur a-t-il retrouvé madame Duresnel ?

— Lorsque Duresnel fut jeté au bagne, sa femme, réduite à la plus profonde misère, prit le nom de Georges.

— Dans cette cruelle position, elle ne s’est donc pas adressée à la marquise d’Harville, sa parente, sa meilleure amie ?

— La marquise était morte avant la condamnation de Duresnel, et depuis, par une honte invincible, jamais madame Georges n’a osé se présenter à sa famille, qui aurait certainement eu pour elle les égards que méritaient tant d’infortunes. Pourtant… une seule fois, poussée à bout par la misère et par la maladie… elle se résolut à implorer les secours de M. d’Harville, le fils de sa meilleure amie… Ce fut ainsi que monseigneur la rencontra.

— Comment donc ?

— Un jour il allait voir M. d’Harville ; à quelques pas devant lui marchait une pauvre femme, vêtue misérablement, pâle, souffrante, abattue. Arrivée à la porte de l’hôtel d’Harville, au moment d’y frapper, après une longue hésitation, elle fit un brusque mouvement et revint sur ses pas, comme si le courage lui eût manqué. Très-étonné, monseigneur suivit cette femme, vivement intéressé par son air de douceur et de chagrin. Elle entra dans un logis de triste apparence. Monseigneur prit quelques renseignements sur elle ; ils furent des plus honorables. Elle travaillait pour vivre ; mais l’ouvrage et la santé lui manquaient : elle était réduite au plus affreux dénûment. Le lendemain j’allai chez elle avec monseigneur. Nous arrivâmes à temps pour l’empêcher de mourir de faim. Après une longue maladie où tous les soins lui furent prodigués, madame Georges, dans sa reconnaissance, raconta sa vie à monseigneur, dont elle ne connaît encore ni le nom ni le rang, lui raconta, dis-je, sa vie, la condamnation de Duresnel, et l’enlèvement de son fils…

— Ce fut ainsi que S. A. apprit que madame Georges appartenait à la famille d’Harville ?

— Oui, et après cette explication monseigneur, qui avait apprécié de plus en plus les qualités de madame Georges, lui fit quitter Paris et l’établit à la ferme de Bouqueval, où elle est à cette heure avec la Goualeuse. Elle trouva dans cette paisible retraite, sinon le bonheur, du moins la tranquillité, et put se distraire de ses chagrins en gérant cette métairie… Autant pour ménager la douloureuse susceptibilité de madame Georges que parce qu’il n’aime pas à ébruiter ses bienfaits, monseigneur a laissé ignorer à M. d’Harville qu’il avait retiré sa parente d’une affreuse détresse.

— Je comprends maintenant le double intérêt de monseigneur à découvrir les traces du fils de cette pauvre femme.

— Vous jugez aussi par là, mon cher baron, de l’affection que porte S. A. à toute cette famille, et combien vif est son chagrin de voir le jeune marquis si triste, avec tant de raisons d’être heureux.

— En effet, que manque-t-il à M. d’Harville ? Il réunit tout, naissance, fortune, esprit, jeunesse ; sa femme est charmante, aussi sage que belle…

— Cela est vrai, et monseigneur n’a songé aux renseignements dont nous venons de parler qu’après avoir en vain tâché de pénétrer la cause de la noire mélancolie de M. d’Harville ; celui-ci s’est montré profondément touché des bontés de S. A., mais il est toujours resté dans une complète réserve au sujet de sa tristesse. C’est peut-être une peine de cœur ?

— On le dit pourtant fort amoureux de sa femme ; elle ne lui donne aucun motif de jalousie. Je la rencontre souvent dans le monde : elle est fort entourée, comme l’est toujours une jeune et charmante femme, mais sa réputation n’a jamais souffert la moindre atteinte.

— Oui, le marquis se loue toujours beaucoup de sa femme… Il n’a eu qu’une très-petite discussion avec elle au sujet de la comtesse Sarah Mac-Gregor.

— Elle la voit donc ?

— Par le plus malheureux hasard, le père du marquis d’Harville a connu, il y a dix-sept ou dix-huit ans, Sarah Seyton de Halsbury et son frère Tom, lors de leur séjour à Paris, où ils étaient patronnés par madame l’ambassadrice d’Angleterre. Apprenant que le frère et la sœur se rendaient en Allemagne, le vieux marquis leur donna des lettres d’introduction pour le père de monseigneur, avec lequel il entretenait une correspondance suivie. Hélas ! mon cher de Graün, peut-être sans cette recommandation bien des malheurs ne seraient pas arrivés ; car monseigneur n’aurait sans doute pas connu cette femme. Enfin, lorsque la comtesse Sarah est revenue ici, sachant l’amitié de S. A. pour le marquis, elle s’est fait présenter à l’hôtel d’Harville, dans l’espoir d’y rencontrer monseigneur ; car elle met autant d’acharnement à le poursuivre qu’il met de persistance à la fuir…

— Se déguiser en homme pour relancer Son Altesse jusque dans la Cité !… Il n’y a qu’elle pour avoir des idées semblables.

— Elle espérait peut-être par là toucher monseigneur, et le forcer à une entrevue qu’il a toujours refusée et évitée… Pour en revenir à madame d’Harville, son mari, à qui monseigneur avait parlé de Sarah comme il convenait, a conseillé à sa femme de la voir le moins possible ; mais la jeune marquise, séduite par les flatteries hypocrites de la comtesse, s’est un peu révoltée contre les avis de M. d’Harville. De là quelques petits dissentiments, qui du reste ne peuvent certainement pas causer le morne abattement du marquis.

— Ah ! les femmes… les femmes ! mon cher Murph ; je regrette beaucoup que madame d’Harville se trouve en rapport avec cette Sarah… Cette jeune et charmante petite marquise ne peut que perdre au commerce d’une si diabolique créature.

— À propos de créatures diaboliques — dit Murph — voici une dépêche relative à Cecily, l’indigne épouse du digne David.

— Entre nous, mon cher Murph, cette audacieuse métisse[1] aurait bien mérité la terrible punition que son mari, le cher docteur nègre, a infligée au Maître-d’École par ordre de monseigneur. Elle aussi a fait couler le sang, et sa corruption est épouvantable.

— Et malgré cela si belle, si séduisante ! Une âme perverse sous de gracieux dehors me cause toujours une double horreur.

— Sous ce rapport Cecily est doublement odieuse ; mais j’espère que cette dépêche annule les derniers ordres donnés par monseigneur au sujet de cette misérable.

— Au contraire… baron…

— Monseigneur veut toujours qu’on l’aide à s’évader de la forteresse où elle avait été enfermée pour sa vie ?

— Oui.

— Et que son prétendu ravisseur l’emmène en France ? à Paris ?

— Oui, et bien plus… cette dépêche ordonne de hâter, autant que possible, l’évasion de Cecily et de la faire voyager assez rapidement pour qu’elle arrive ici au plus tard dans quinze jours.

— Je m’y perds… monseigneur avait toujours manifesté tant d’horreur pour elle !…

— Et il en manifeste encore davantage, si cela est possible.

— Et pourtant il la fait venir auprès de lui ! Du reste, il sera toujours facile, comme l’a pensé S. A., d’obtenir l’extradition de Cecily, si elle n’accomplit pas ce qu’il attend d’elle. On ordonne au fils du geôlier de la forteresse de Gerolstein d’enlever cette femme en feignant d’être épris d’elle ; on lui donne toutes les facilités nécessaires pour accomplir ce projet… Mille fois heureuse de cette occasion de fuir, la métisse suit son ravisseur supposé, arrive à Paris ; soit, mais elle reste toujours sous le coup de sa condamnation, c’est toujours une prisonnière évadée, et je suis parfaitement en mesure, dès qu’il plaira à monseigneur de réclamer son extradition, de l’obtenir.

— Qui vivra verra, mon cher de Graün ; je vous prierai aussi, d’après l’ordre de monseigneur, d’écrire à notre chancellerie pour y demander, courrier par courrier, une copie légalisée de l’acte de mariage de David, car il s’est marié au palais ducal, en sa qualité d’officier de la maison de monseigneur.

— En écrivant par le courrier d’aujourd’hui nous aurons cet acte dans huit jours au plus tard…

— Lorsque David a su par monseigneur la prochaine arrivée de Cecily, il en est resté pétrifié ; puis s’est écrié : « J’espère que V. A. ne m’obligera pas à voir ce monstre ? » — « Soyez tranquille — a répondu monseigneur — vous ne la verrez pas… mais j’ai besoin d’elle pour certains projets. » David s’est trouvé soulagé d’un poids énorme. Néanmoins, j’en suis sûr, de bien douloureux souvenirs s’éveillaient en lui.

— Pauvre nègre !… il est capable de l’aimer toujours. On la dit encore si jolie !

— Charmante… trop charmante… il faudrait l’œil impitoyable d’un créole pour découvrir le sang mêlé dans l’imperceptible nuance bistrée qui colore légèrement la couronne des ongles roses de cette métisse ; nos fraîches beautés du Nord n’ont pas un teint plus transparent, une peau plus blanche, des cheveux d’un châtain plus doré.

— J’étais en France lorsque monseigneur est revenu d’Amérique, ramenant David et Cecily ; je sais que cet excellent homme est depuis cette époque attaché à S. A. par la plus vive reconnaissance ; mais j’ai toujours ignoré par suite de quelle aventure il s’était voué au service de notre maître, et comment il avait épousé Cecily, que j’ai vue pour la première fois environ un an après son mariage ; et Dieu sait le scandale qu’elle soulevait déjà !…

— Je puis parfaitement vous instruire de ce que vous désirez savoir, mon cher baron ; j’accompagnai monseigneur dans ce voyage d’Amérique, où il a arraché David et la métisse au sort le plus affreux.

— Vous êtes mille fois bon, mon cher Murph ; je vous écoute — dit le baron.


  1. Créole issue d’un blanc et d’une quarteronne esclave. Les métisses ne diffèrent des blanches que par quelques signes imperceptibles.