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Les Mystères de Paris/Partie IX/19

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin (p. 392-395).

NOTE.



La lettre suivante d’un de MM. les magistrats du parquet de Toulouse a été adressée à M. Eugène Sue, au sujet des Mystères de Paris.


Toulouse, le 7 août 1843.
» Monsieur,

» Dans le chapitre ii de la 8e partie des Mystères de Paris, vous tracez le plan d’une banque destinée à prêter, sans intérêt, à des ouvriers sans travail. Je crois devoir vous faire connaître qu’une institution de ce genre existe déjà à Toulouse, sous le titre de Société de prêt charitable et gratuit, où elle a été autorisée par une ordonnance du Roi du 27 août 1828. Fondée par des personnes bienfaisantes, qui ont contribué à son établissement par une souscription de 600 fr. au moins, elle prête sans intérêt et sur gage à des ouvriers d’une moralité reconnue, jusqu’à concurrence de la somme de 300 fr. L’administration municipale a contribué à cette bonne œuvre, en affectant dans l’Hôtel-de-Ville un local pour le service de ses bureaux, et en lui allouant un secours annuel de 1 000 fr. pour ses frais d’administration. Quoique ses moyens d’action ne soient pas aussi étendus qu’on pourrait le désirer, elle contribue toutefois à arracher quelques victimes à la rapacité des usuriers.

» Mais si les ravages de l’usure sont diminués dans la ville de Toulouse par cette institution charitable, sa population pauvre n’en ressent pas moins les tristes conséquences de l’élévation des frais de justice, et de l’impossibilité où se trouve l’indigent d’avoir recours aux tribunaux. Ces inconvénients, que vous avez fait ressortir avec tant de force dans une autre partie de votre ouvrage, appellent hautement une réforme, et nul n’en sent plus l’indispensable nécessité que les magistrats du parquet, appelés trop souvent à être sur ce point les témoins de la douleur de l’indigent, à qui ils ne peuvent offrir que de stériles conseils. Attaché à ces fonctions depuis treize années, combien de fois j’ai appelé de mes vœux une loi qui permît aux pauvres l’accès gratuit des tribunaux ! Cependant notre législation n’est pas complètement muette à cet égard ; l’article 75 de la loi du 25 mars 1817 autorise le procureur du roi à poursuivre d’office, sans droits de timbre et d’enregistrement, les rectifications et réparations d’omissions dans les registres de l’étal civil, d’actes qui intéressent les individus notoirement indigents, et cette disposition, que la mauvaise tenue de ces registres dans les campagnes rend d’une application fréquente, épargne à bien des pauvres gens, qui en usent le plus souvent au moment de contracter mariage, c’est-à-dire dans une époque où leurs faibles ressources doivent pourvoir à de nombreuses dépenses, leur épargne, dis-je, les frais d’une procédure qui ne coûterait pas moins de 50 à 60 fr.

» Sans doute on doit se féliciter d’une semblable disposition ; mais ne serait-il pas juste qu’elle fût étendue à d’autres cas non moins urgents ? Sur ce point on peut citer, indépendamment des exemples pris chez divers peuples d’Italie et que vous avez fait connaître dans le Journal des Débats, la législation des Pays-Bas : elle se trouve consignée pour ce pays dans divers lois et arrêtés de 1814, 1815 et 1824, qu’on trouve rapportés dans le Répertoire de Jurisprudence de Merlin (vo Pauvres, tome XVII, 4e édit.). Il en résulte que les indigents qui justifient de leur position sont admis à plaider dans tous les tribunaux, soit en demandant, soit en défendant, avec exemption des droits de timbre, d’enregistrement, de greffe, d’expédition et d’honoraires d’avoués et d’huissiers. Ces droits sont toutefois acquittés par la partie qui perd son procès, si elle n’est pas indigente ; ainsi la perte pour le fisc n’est pas absolue dans tous les cas.

» Combien il serait à désirer que la France, dont la législation a servi de modèle à ses voisins sur tant de points, leur empruntât à son tour une si philanthropique institution ! Par là se trouverait anéanti un des griefs que le peuple exprime avec le plus d’amertume contre l’ordre de choses existant ; par là les magistrats ne se verraient pas trop souvent forcés de refuser à un justiciable la justice qu’il réclame et qui lui est due.

» Continuez, monsieur, à faire servir votre voix puissante à signaler d’aussi déplorables lacunes dans notre législation : il est impossible qu’elle ne soit pas enfin entendue de nos législateurs.

» Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma haute considération. »


FIN DU NEUVIÈME VOLUME.