Les Mystères de Paris/Partie X/8

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Librairie de Charles Gosselin (Dixième partiep. 177-214).


Le 13 janvier



CHAPITRE DERNIER.

RODOLPHE À CLÉMENCE.



Treize Janvier… anniversaire maintenant doublement sinistre !!!

Mon amie… nous la perdons à jamais !

Tout est fini… tout !

Écoutez ce récit :

Il est donc vrai… on éprouve une volupté atroce à raconter une horrible douleur.

Hier je me plaignais du hasard qui vous retenait loin de moi… aujourd’hui, Clémence, je me félicite de ce que vous n’êtes pas ici, vous souffririez trop…

Ce matin, je sommeillais à peine, j’ai été éveillé par le son des cloches… j’ai tressailli d’effroi… cela m’a semblé funèbre… on eût dit un glas de funérailles.

En effet… ma fille est morte pour nous… morte, entendez-vous… Dès aujourd’hui, Clémence… il vous faut commencer à porter son deuil dans votre cœur, dans votre cœur toujours pour elle si maternel…

Que notre enfant soit ensevelie sous le marbre d’un tombeau ou sous la voûte d’un cloître… pour nous… quelle est la différence ?

Dès aujourd’hui, entendez-vous, Clémence… il faut la regarder comme morte… D’ailleurs… elle est d’une si grande faiblesse… sa santé, altérée par tant de chagrins, par tant de secousses, est si chancelante… Pourquoi pas aussi cette autre mort, plus complète encore ? La fatalité n’est pas lasse…

Et puis d’ailleurs… d’après ma lettre d’hier… vous devez comprendre que cela serait peut-être plus heureux pour elle… qu’elle fût morte.

Morte… ces cinq lettres ont une physionomie étrange… ne trouvez-vous pas ?… quand on les écrit à propos d’une fille idolâtrée… d’une fille si belle… si charmante, d’une bonté si angélique… Dix-huit ans à peine… et morte au monde !…

Au fait… pour nous et pour elle, à quoi bon végéter souffrante dans la morne tranquillité de ce cloître ? qu’importe qu’elle vive, si elle est perdue pour nous ? Elle doit tant l’aimer, la vie… que la fatalité lui a faite !…

Ce que je dis là est affreux… il y a un égoïsme barbare dans l’amour paternel !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À midi, sa profession a eu lieu avec une pompe solennelle.

Caché derrière les rideaux de notre tribune, j’y ai assisté…

J’ai ressenti, mais avec encore plus d’intensité, toutes les poignantes émotions que nous avions éprouvées lors de son noviciat…

Chose bizarre ! elle est adorée ; on croit généralement qu’elle est attirée vers la vie religieuse par une irrésistible vocation ; on devrait voir dans sa profession un événement heureux pour elle, et, au contraire, une accablante tristesse pesait sur la foule.

Au fond de l’église, parmi le peuple… j’ai vu deux sous-officiers de mes gardes, deux vieux et rudes soldats, baisser la tête et pleurer…

On eût dit qu’il y avait dans l’air un douloureux pressentiment… Du moins s’il était fondé, il n’est réalisé qu’à demi…

La profession terminée, on a ramené notre enfant dans la salle du chapitre, où devait avoir lieu la nomination de la nouvelle abbesse…

Grâce à mon privilège souverain, j’allai dans cette salle attendre Fleur-de-Marie au retour du chœur.

Elle rentra bientôt…

Son émotion, sa faiblesse étaient si grandes que deux sœurs la soutenaient…

Je fus effrayé, moins encore de sa pâleur et de la profonde altération de ses traits que de l’expression de son sourire… Il me parut empreint d’une sorte de satisfaction sinistre…

Clémence… je vous le dis… peut-être bientôt nous faudra-t-il du courage… bien du courage… Je sens pour ainsi dire en moi que notre enfant est mortellement frappée…

…Après tout, sa vie serait si malheureuse…

Voilà deux fois que je me dis, en pensant à la mort possible de ma fille… que cette mort mettrait du moins un terme à sa cruelle existence… Cette pensée est un horrible symptôme… Mais, si ce malheur doit nous frapper, il vaut mieux y être préparé, n’est-ce pas, Clémence ?

Se préparer à un pareil malheur… c’est en savourer peu à peu et d’avance les lentes angoisses… C’est un raffinement de douleurs inouï… Cela est mille fois plus affreux que le coup qui vous frappe, imprévu… Au moins la stupeur, l’anéantissement vous épargnent une partie de cet atroce déchirement…

Mais les usages de la compassion veulent qu’on vous prépare… Probablement je n’agirais pas autrement moi-même, pauvre amie… si j’avais à vous apprendre le funeste événement dont je vous parle… Ainsi épouvantez-vous… si vous remarquez que je vous entretiens d’elle… avec des ménagements, des détours d’une tristesse désespérée, après vous avoir annoncé que sa santé ne me donnait pourtant pas de graves inquiétudes.

Oui, épouvantez-vous, si je vous parle comme je vous écris maintenant… car, quoique je l’aie quittée assez calme il y a une heure pour venir terminer cette lettre, je vous le répète, Clémence, il me semble ressentir en moi qu’elle est plus souffrante qu’elle ne le paraît… Fasse le ciel que je me trompe, et que je prenne pour des pressentiments la désespérante tristesse que m’a inspirée cette cérémonie lugubre !

Fleur-de-Marie entra donc dans la grande salle du chapitre.

Toutes les stalles furent successivement occupées par les religieuses.

Elle alla modestement se mettre à la dernière place de la rangée de gauche ; elle s’appuyait sur le bras d’une des sœurs, car elle semblait toujours bien faible.

Au haut bout de la salle, la princesse Julianne était assise, ayant d’un côté la grande-prieure, de l’autre une seconde dignitaire, tenant à la main la crosse d’or, symbole de l’autorité abbatiale.

Il se fit un profond silence, la princesse se leva, prit sa crosse en main, et dit d’une voix grave et émue :

« — Mes chères filles, mon grand âge m’oblige de confier à des mains plus jeunes cet emblème de mon pouvoir spirituel — et elle montra sa crosse. — J’y suis autorisée par une bulle de notre Saint-Père ; je présenterai donc à la bénédiction de Mgr l’archevêque d’Oppenheim et à l’approbation de S. A. R. le grand-duc, notre souverain, celle de vous, mes chères filles, qui par vous aura été désignée pour me succéder. Notre grande-prieure va vous faire connaître le résultat de l’élection, et à celle-là que vous aurez élue je remettrai ma crosse et mon anneau. »

Je ne quittai pas ma fille des yeux.

Debout dans sa stalle, les deux mains jointes sur sa poitrine, les yeux baissés, à demi-enveloppée de son voile blanc et des longs plis traînants de sa robe noire, elle se tenait immobile et pensive, elle n’avait pas un moment supposé qu’on pût l’élire, son élévation n’avait été confiée qu’à moi par l’abbesse.

La grande-prieure prit un registre et lut :

« Chacune de nos chères sœurs ayant été, suivant la règle, invitée, il y a huit jours, à déposer son vote entre les mains de notre sainte mère et à tenir son choix secret jusqu’à ce moment ; au nom de notre sainte mère, je déclare qu’une de vous, mes chères sœurs, a, par sa piété exemplaire, par ses vertus angéliques, mérité le suffrage unanime de la communauté, et celle-là est notre sœur Amélie, de son vivant très-haute et très-puissante princesse de Gerolstein. »

À ces mots, une sorte de murmure de douce surprise et d’heureuse satisfaction circula dans la salle ; tous les regards des religieuses se fixèrent sur ma fille avec une expression de tendre sympathie ; malgré mes accablantes préoccupations, je fus moi-même vivement ému de cette nomination qui, faite isolément et secrètement, offrait néanmoins une si touchante unanimité.

Fleur-de-Marie, stupéfaite, devint encore plus pâle ; ses genoux tremblaient si fort qu’elle fut obligée de s’appuyer d’une main sur le rebord de la stalle…

L’abbesse reprit d’une voix haute et grave :

« — Mes chères filles, c’est bien sœur Amélie que vous croyez la plus digne et la plus méritante de vous toutes ? C’est bien elle que vous reconnaissez pour votre supérieure spirituelle ? Que chacune de vous me réponde à son tour, mes chères filles. »

Et chaque religieuse répondit à haute voix :

« — Librement et volontairement j’ai choisi et je choisis sœur Amélie pour ma sainte mère et supérieure. »

Saisie d’une émotion inexprimable, ma pauvre enfant tomba à genoux, joignit les deux mains, et resta ainsi jusqu’à ce que chaque vote fût émis.

Alors l’abbesse, déposant la crosse et l’anneau entre les mains de la grande-prieure, s’avança vers ma fille pour la prendre par la main et la conduire au siège abbatial…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon amie, ma tendre amie, je me suis interrompu un moment ; il m’a fallu reprendre courage pour achever de vous raconter cette scène déchirante…

« — Relevez-vous, ma chère fille — lui dit l’abbesse — venez prendre la place qui vous appartient ; vos vertus évangéliques, et non votre rang, vous l’ont gagnée. »

En disant ces mots la vénérable princesse se pencha vers ma fille pour l’aider à se relever.

Fleur-de-Marie fit quelques pas en tremblant, puis arrivant au milieu de la salle du chapitre elle s’arrêta et dit d’une voix dont le calme et la fermeté m’étonnèrent :

« — Pardonnez-moi, sainte mère… je voudrais parler à mes sœurs.

» — Montez d’abord, ma chère fille, sur votre siège abbatial — dit la princesse — c’est de là que vous devez leur faire entendre votre voix…

» — Cette place, sainte mère… ne peut être la mienne — répondit Fleur-de-Marie d’une voix haute et tremblante.

» — Que dites-vous, ma chère fille ?

» — Une si haute dignité n’est pas faite pour moi, sainte mère.

» — Mais les vœux de toutes vos sœurs vous y appellent.

» — Permettez-moi, sainte mère, de faire ici à deux genoux une confession solennelle ; mes sœurs verront bien, et vous aussi, sainte mère, que la condition la plus humble n’est pas encore assez humble pour moi.

» — Votre modestie vous abuse, ma chère fille, — dit la supérieure avec bonté, croyant en effet que la malheureuse enfant cédait à un sentiment de modestie exagéré ; mais moi je devinai ces aveux que Fleur-de-Marie allait faire. Saisi d’effroi, je m’écriai d’une voix suppliante :

— Mon enfant… je t’en conjure…

À ces mots… vous dire, mon amie, tout ce que je lus dans le profond regard que Fleur-de-Marie me jeta serait impossible… Ainsi que vous le saurez dans un instant, elle m’avait compris. Oui, elle avait compris que je devais partager la honte de cette horrible révélation… Elle avait compris qu’après de tels aveux on pouvait m’accuser… moi de mensonge… car j’avais toujours dû laisser croire que jamais Fleur-de-Marie n’avait quitté sa mère…

À cette pensée, la pauvre enfant s’était crue coupable envers moi d’une noire ingratitude… Elle n’eut pas la force de continuer, elle se tut et baissa la tête avec accablement…

« — Encore une fois, ma chère fille — reprit l’abbesse — votre modestie vous trompe… l’unanimité du choix de vos sœurs vous prouve combien vous êtes digne de me remplacer… Par cela même que vous avez pris part aux joies du monde, votre renoncement à ces joies n’en est que plus méritant… Ce n’est pas S. A. la princesse Amélie qui est élue. C’est sœur Amélie… Pour nous, votre vie a commencé du jour où vous avez mis le pied dans la maison du Seigneur… et c’est cette exemplaire et sainte vie que nous récompensons… Je vous dirai plus, ma chère fille, avant d’entrer au bercail votre existence aurait été aussi égarée qu’elle a été au contraire pure et louable… que les vertus évangéliques, dont vous nous avez donné l’exemple depuis votre séjour ici, expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu’il fût… D’après cela, ma chère fille, jugez si votre modestie doit être rassurée. »

— Ces paroles de l’abbesse furent, comme vous le pensez, mon amie, d’autant plus précieuses pour Fleur-de-Marie, qu’elle croyait le passé ineffaçable. Malheureusement, cette scène l’avait profondément émue, et, quoiqu’elle affectât du calme et de la fermeté, il me sembla que ses traits s’altéraient d’une manière inquiétante… Par deux fois elle tressaillit en passant sur son front sa pauvre main amaigrie.

« — Je crois vous avoir convaincue, ma chère fille — reprit la princesse Julianne — et vous ne voudrez pas causer à vos sœurs un vif chagrin en refusant cette marque de leur confiance et de leur affection.

» — Non, sainte mère — dit-elle avec une expression qui me frappa et d’une voix de plus en plus faible — je crois maintenant pouvoir accepter… Mais, comme je me sens bien fatiguée et un peu souffrante, si vous le permettiez, sainte mère, la cérémonie de ma consécration n’aurait lieu que dans quelques jours…

» — Il sera fait comme vous le désirez, ma chère fille… mais, en attendant que votre dignité soit bénie et consacrée… prenez cet anneau… venez à votre place… nos chères sœurs vous rendront hommage selon notre règle. »

Et la supérieure, glissant son anneau pastoral au doigt de Fleur-de-Marie, la conduisit au siège abbatial.

Ce fut un spectacle simple et touchant.

Auprès de ce siège où elle s’assit se tenaient, d’un côté, la grande prieure, portant la crosse d’or ; de l’autre, la princesse Julianne. Chaque religieuse alla s’incliner devant notre enfant et lui baiser respectueusement la main.

Je voyais à chaque instant son émotion augmenter, ses traits se décomposer davantage ; enfin cette scène fut sans doute au-dessus de ses forces… car elle s’évanouit avant que la procession des sœurs fût terminée…

Jugez de mon épouvante !… Nous la transportâmes dans l’appartement de l’abbesse…

David n’avait pas quitté le couvent ; il accourut, lui donna les premiers soins. Puisse-t-il ne m’avoir pas trompé ! mais il m’a assuré que ce nouvel accident n’avait pour cause qu’une extrême faiblesse causée par le jeûne, les fatigues et la privation de sommeil que ma fille s’était imposés pendant son rude et long noviciat…

Je l’ai cru, parce que en effet ses traits angéliques, quoique d’une effrayante pâleur, ne trahissaient aucune souffrance lorsqu’elle reprit connaissance… Je fus même frappé de la sérénité qui rayonnait sur son beau front. De nouveau cette quiétude m’effraya : il me sembla qu’elle cachait le secret espoir d’une délivrance prochaine…

La supérieure était retournée au chapitre pour clore la séance, je restai seul avec ma fille.

Après m’avoir regardé en silence pendant quelques moments, elle me dit :

— Mon bon père… pourrez-vous oublier mon ingratitude ? Pourrez-vous oublier qu’au moment où j’allais faire cette pénible confession, vous m’avez demandé grâce…

— Tais-toi… je t’en supplie…

— Et je n’avais pas songé — reprit-elle avec amertume — qu’en disant à la face de tous de quel abîme de dépravation vous m’aviez retirée… c’était révéler un secret que vous aviez gardé par tendresse pour moi… c’était vous accuser publiquement, vous, mon père, d’une dissimulation à laquelle vous ne vous étiez résigné que pour m’assurer une vie éclatante et honorée… Oh ! pourrez-vous me pardonner ?

Au lieu de lui répondre, je collai mes lèvres sur son front, elle sentit couler mes larmes…

Après avoir baisé mes mains à plusieurs reprises, elle me dit :

— Maintenant je me sens mieux, mon bon père… maintenant que me voici, ainsi que le dit notre règle, morte au monde… je voudrais faire quelques dispositions en faveur de plusieurs personnes… mais comme tout ce que je possède est à vous… m’y autorisez-vous, mon bon père ?…

— Peux-tu en douter ?… mais, je t’en supplie — lui dis-je — n’aie pas de ces pensées sinistres… Plus tard tu t’occuperas de ce soin… n’as-tu pas le temps…

— Sans doute, mon bon père, j’ai encore bien du temps à vivre — ajouta-t-elle avec un accent qui, je ne sais pourquoi, me fit de nouveau tressaillir. Je la regardai plus attentivement, aucun changement dans ses traits ne justifia mon inquiétude. — Oui, j’ai encore bien du temps à vivre, reprit-elle — mais je ne devrai plus m’occuper des choses terrestres… car aujourd’hui je renonce à tout ce qui m’attache au monde… Je vous en prie, ne me refusez pas…

— Ordonne… je ferai ce que tu désires…

— Je voudrais que ma tendre mère gardât toujours dans le petit salon où elle se tient habituellement… mon métier à broder… avec la tapisserie que j’avais commencée…

— Tes désirs seront remplis, mon enfant. Ton appartement est resté comme il était le jour où tu as quitté le palais ; car tout ce qui t’a appartenu est pour nous l’objet d’un culte religieux… Clémence sera profondément touchée de ta pensée…

— Quant à vous, mon bon père, prenez, je vous en prie, mon grand fauteuil d’ébène, où j’ai tant pensé, tant rêvé…

— Il sera placé à côté du mien, dans mon cabinet de travail, et je t’y verrai, chaque jour assise près de moi, comme tu t’y asseyais si souvent — lui dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.

— Maintenant je voudrais laisser quelques souvenirs de moi à ceux qui m’ont témoigné tant d’intérêt quand j’étais malheureuse. À madame Georges, je voudrais donner l’écritoire dont je me servais dernièrement. Ce don aura quelque à-propos — ajouta-t-elle avec son doux sourire — car c’est elle qui, à la ferme, a commencé de m’apprendre à écrire. Quant au vénérable curé de Bouqueval, qui m’a instruite dans la religion, je lui destine le beau christ de mon oratoire…

— Bien, mon enfant.

— Je désirerais aussi envoyer mon bandeau de perles à ma bonne petite Rigolette… C’est un bijou simple qu’elle pourra porter sur ses beaux cheveux noirs… et puis, si cela était possible, puisque vous savez où se trouvent Martial et la Louve en Algérie, je voudrais que cette courageuse femme qui m’a sauvé la vie… eût ma croix d’or émaillée… Ces différents gages de souvenir, mon bon père, seraient remis à ceux à qui je les envoie, de la part de Fleur-de-Marie.

— J’exécuterai tes volontés… tu n’oublies personne ?…

— Je ne crois pas… mon bon père…

— Cherche bien… parmi ceux qui t’aiment… n’y a-t-il pas quelqu’un de bien malheureux ? d’aussi malheureux que ta mère… et moi… quelqu’un enfin qui regrette aussi douloureusement que nous ton entrée au couvent ?

La pauvre enfant me comprit, me serra la main, une légère rougeur colora un instant son pâle visage.

Allant au-devant d’une question qu’elle craignait sans doute de me faire, je lui dis :

— Il va mieux… on ne craint plus pour ses jours…

— Et son père ?

— Il se ressent de l’amélioration de la santé de son fils… il va mieux aussi… Et à Henri… que lui donnes-tu ?… Un souvenir de toi… lui serait une consolation si chère et si précieuse…

— Mon père… offrez-lui mon prie-Dieu… Hélas ! je l’ai bien souvent arrosé de mes larmes, en demandant au ciel la force d’oublier Henri, puisque j’étais indigne de son amour…

— Combien il sera heureux de voir que tu as eu une pensée pour lui…

— Quant à la maison d’asile pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées de leurs parents, je désirerais, mon bon père, que…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici la lettre de Rodolphe était interrompue par ces mots presque illisibles :

— Clémence… Murph terminera cette lettre… je n’ai plus la tête à moi ; je suis fou… Ah ! le 13 janvier !!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de cette lettre, de l’écriture de Murph, était ainsi conçue :

Madame,

D’après les ordres de Son Altesse Royale, je complète ce triste récit. Les deux lettres de monseigneur auront dû préparer Votre Altesse Royale à l’accablante nouvelle qu’il me reste à lui apprendre.

Il y a trois heures, monseigneur était occupé à écrire à Votre Altesse Royale ; j’attendais dans une pièce voisine qu’il me remît la lettre pour l’expédier aussitôt par un courrier. Tout à coup j’ai vu entrer la princesse Julianne d’un air consterné. — Où est Son Altesse Royale ? — me dit-elle d’une voix émue. — Princesse, monseigneur écrit à madame la grande-duchesse des nouvelles de la journée. — Sir Walter, il faut apprendre à monseigneur… un événement terrible… Vous êtes son ami… veuillez l’en instruire… De vous ce coup lui sera moins terrible…

Je compris tout ; je crus plus prudent de me charger de cette funeste révélation… la supérieure ayant ajouté que la princesse Amélie s’éteignait lentement, et que monseigneur devait se hâter de venir recevoir les derniers soupirs de sa fille. Je n’avais malheureusement pas le temps d’employer des ménagements. J’entrai dans le salon, Son Altesse Royale s’aperçut de ma pâleur. — Tu viens m’apprendre un malheur !… — Un irréparable malheur, monseigneur… du courage !… — Ah !… mes pressentiments !!… — s’écria-t-il. — et sans ajouter un mot, il courut au cloître. Je le suivis.

De l’appartement de la supérieure, la princesse Amélie avait été transportée dans sa cellule après sa dernière entrevue avec monseigneur. Une des sœurs la veillait ; au bout d’une heure, elle s’aperçut que la voix de la princesse Amélie, qui lui parlait par intervalles, s’affaiblissait et s’oppressait de plus en plus. La sœur s’empressa d’aller prévenir la supérieure. Le docteur David fut appelé ; il crut remédier à cette nouvelle perte de forces par un cordial, mais en vain ; le pouls était à peine sensible… Il reconnut avec désespoir que des émotions réitérées ayant probablement usé le peu de forces de la princesse Amélie, il ne restait aucun espoir de la sauver.

Ce fut alors que monseigneur arriva ; la princesse Amélie venait de recevoir les derniers sacrements, une lueur de connaissance lui restait encore ; dans une de ses mains croisées sur son sein elle tenait les débris de son petit rosier.

Monseigneur tomba agenouillé à son chevet ; il sanglotait.

— Ma fille !… mon enfant chéri !… — s’écria-t-il d’une voix déchirante.

La princesse Amélie l’entendit, tourna légèrement la tête vers lui… ouvrit les yeux… tâcha de sourire et dit d’une voix défaillante :

— Mon bon père… pardon… aussi à Henri… à ma bonne mère… pardon…

Ce furent ses derniers mots…

Après une heure d’une agonie pour ainsi dire paisible… elle rendit son âme à Dieu…

Lorsque sa fille eut rendu le dernier soupir, monseigneur ne dit pas un mot… son calme et son silence étaient effrayants… il ferma les paupières de la princesse, la baisa plusieurs fois au front, prit pieusement les débris du petit rosier et sortit de la cellule.

Je le suivis ; il revint dans la maison extérieure du cloître, et, me montrant la lettre qu’il avait commencé d’écrire à Votre Altesse Royale, et à laquelle il voulut en vain ajouter quelques mots, car sa main tremblait convulsivement, il me dit :

— Il m’est impossible d’écrire… Je suis anéanti… ma tête se perd !… Écris à la grande-duchesse que je n’ai plus de fille !…

J’ai exécuté les ordres de monseigneur.

Qu’il me soit permis, comme à son plus vieux serviteur, de supplier Votre Altesse Royale de hâter son retour… autant que la santé de M. le comte d’Orbigny le permettra… La présence seule de Votre Altesse Royale pourrait calmer le désespoir de monseigneur… Il veut chaque nuit veiller sur sa fille jusqu’au jour où elle sera ensevelie dans la chapelle grand-ducale.

J’ai accompli ma triste tâche, madame ; veuillez excuser l’incohérence de cette lettre… et recevoir l’expression du respectueux dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être, de Votre Altesse Royale,

Le très-obéissant serviteur,
Walter Murph.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La veille du service funèbre de la princesse Amélie, Clémence arriva à Gerolstein avec son père.

Rodolphe ne fut pas seul le jour des funérailles de Fleur-de-Marie.

FIN DE L’ÉPILOGUE.


À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU JOURNAL DES DÉBATS


Monsieur,

Les Mystères de Paris sont terminés ; permettez-moi de venir publiquement vous remercier d’avoir bien voulu prêter à cette œuvre, malheureusement aussi imparfaite qu’incomplète, la grande et puissante publicité du Journal des débats ; ma reconnaissance est d’autant plus vive, monsieur, que plusieurs des idées émises dans cet ouvrage différaient essentiellement de celles que vous soutenez avec autant d’énergie que de talent, et qu’il est rare de rencontrer la courageuse et loyale impartialité dont vous avez fait preuve à mon égard.

J’invoquerai encore une fois cette impartialité, monsieur, pour vous dire quelques mots en faveur d’une modeste publication, fondée et exclusivement rédigée par des ouvriers, sous le titre de la Ruche populaire. Quelques artisans honnêtes et éclairés ont élevé cette tribune populaire, où ils exposent leurs réclamations avec autant de convenance que de modération. (Je citerai entre autres une lettre aussi touchante que respectueuse, adressée au Roi par M. Duquesne, ouvrier imprimeur.) L’organisation du travail, la limitation de la concurrence, le tarif des salaires y sont traités par les ouvriers eux-mêmes, et, à cet égard, leur voix mérite, ce me semble, d’être attentivement écoutée par tous ceux qui s’occupent des affaires publiques.

Mais malheureusement il se passera peut-être bien des années encore avant que ces grandes questions d’un intérêt si vital pour les masses soient résolues. En attendant, chaque jour amène et dévoile de nouvelles misères, de nouvelles souffrances individuelles : les fondateurs de la Ruche ont espéré qu’en faisant chaque mois un appel en faveur des plus malheureux de leurs frères, ils seraient peut-être écoutés des heureux du monde.

Permettez-moi, monsieur, de vous citer la première page de la Ruche populaire :

La Ruche populaire.
« Secourir d’honorables infortunes qui se plaignent, c’est bien. S’enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu… prévenir à temps la misère ou les tentations qui mènent au crime… c’est mieux. »
(Rodolphe, dans les Mystères de Paris.)

« Si, dans notre conviction, le peuple ne peut être délivré ou secouru avec efficacité que par des mesures législativement prévoyantes, ce n’est pas pour nous une raison de méconnaître ou de repousser aveuglément les dons offerts avec délicatesse.

» Le rôle que M. Eugène Süe fait remplir à Rodolphe dans les Mystères de Paris nous ayant inspiré l’idée de nous enquérir de familles honnêtes et malheureuses, et qui, à ces titres, sont dignes de l’évangélique fraternité, nous faisons à l’humanité des personnes riches un pieux appel : car un bienfait suffit quelquefois à détourner le malheur, à sauver de la misère, du désespoir, du crime peut-être, une famille dépourvue de tout… Et puis les aumônes dégradent… Ce que nous conseillerons principalement, sera de procurer du travail ou quelques places rétribuées suffisamment, enfin tout ce qui peut mettre au-dessus de la terrible nécessité !

» Nous avons à soulager plusieurs familles intéressantes et dans la détresse : les bienfaiteurs peuvent s’adresser au bureau de ce journal, où on leur confiera les adresses, pour qu’ils puissent aller eux-mêmes administrer leurs dons.

» Nous citerons entre autres une famille composée du père, de la mère et de quatre enfants, dont le plus âgé a six ans ; ils ont vainement sollicité des emplois qui leur permissent de vivre, mais qu’ils n’ont pas obtenus pour le motif même qui devrait exciter le plus touchant intérêt : parce qu’ils avaient une nombreuse famille…

» Une autre de ces familles vient de perdre son chef, honnête ouvrier peintre, qui, en travaillant, est tombé d’un quatrième étage. Il laisse une femme enceinte et plusieurs enfants en bas âge dans la plus profonde douleur et le plus grand dénûment. »

C’est avec bonheur, je vous l’avoue, monsieur, que j’ai cité cette page, où mon nom est inscrit d’une manière si flatteuse ; car je me regarderai toujours comme récompensé au delà de toute espérance chaque fois que je croirai avoir inspiré, par mes écrits, quelque action généreuse ou quelque pensée charitable, et l’idée mise en pratique par les fondateurs de la Ruche populaire me semble de ce nombre.

Ainsi, les personnes riches qui voudraient s’abonner à ce journal mensuel (6 francs par an, au bureau de la Ruche, rue des Quatre-Fils, no 17, au Marais) seraient chaque mois instruites de quelque infortune respectable qu’il leur serait peut-être doux de soulager ; car, disons-le hautement, il y a généralement en France beaucoup de commisération pour ceux qui souffrent ; mais bien souvent l’occasion manque pour exercer la charité d’une façon profitable au cœur, et, si cela peut se dire, intéressante. Sous ce rapport, la Ruche populaire offrirait de précieux renseignements aux âmes d’élite qui recherchent les pures et nobles jouissances.

Un dernier mot, monsieur.

Comme vous avez été de moitié dans mon œuvre par l’immense publicité que vous lui avez donnée, je crois pouvoir vous instruire d’un résultat dont vous vous féliciterez, je l’espère, avec moi. On m’écrit de Bordeaux et de Lyon que plusieurs personnes riches et compatissantes s’occupent de réaliser, dans ces deux villes, mon projet d’une banque de prêts gratuits pour les travailleurs sans ouvrage, et quelqu’un qui fait ici l’usage le plus généreux et le plus éclairé d’une immense fortune, m’a donné, au sujet d’une fondation pareille pour Paris, les plus encourageantes espérances.

Souhaitons maintenant, monsieur, qu’un législateur véritablement ami du peuple prenne en main les questions relatives :

À l’établissement d’avocats des pauvres ;

À l’abaissement du taux exorbitant de l’intérêt prélevé par le Mont-de-Piété ;

À la tutelle préservatrice exercée par l’État sur les enfants des suppliciés et des condamnés à perpétuité ;

À la réforme du Code pénal à l’endroit des abus de confiance ;

Et peut-être ce livre, attaqué récemment encore avec tant d’amertume et de violence, aura du moins produit quelques bons résultats.

Veuillez encore agréer, monsieur, l’expression de ma vive gratitude et l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.


Eugène Sue.


Paris, ce 15 octobre 1843.