Les Mystères du peuple/I/14

La bibliothèque libre.
Les Mystères du peuple — Tome I
LE CASQUE DE DRAGON - L'ANNEAU DU FORÇAT - Chap. XIV.


CHAPITRE XIV.


Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse. — Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers. — De l’engagement sacré que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire en famille.




La chambre mystérieuse où M. Lebrenn introduisait pour la première fois son fils, sa fille et Georges Duchêne, n’avait, quant à ses dispositions intérieures, rien d’extraordinaire, sinon qu’elle était toujours éclairée par une lampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuaires sacrés ; et ce lieu n’était-il pas le sanctuaire des pieux souvenirs, des traditions souvent héroïques de cette famille plébéienne ? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchand virent une grande table recouverte d’un tapis, sur cette table un coffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles, étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient à l’antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient le casque du comte de Plouernel et l’anneau de fer que le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

— Mes enfants, — dit M. Lebrenn d’une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiosités historiques rassemblées sur la table, — voici les reliques de notre famille… À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsque notre descendance possédera le récit de ma vie écrit par moi, le casque de monsieur de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai porté au bagne auront leur signification historique. C’est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

— Depuis tant de siècles, mon père ! — dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur et son beau-frère.

— Vous saurez plus tard, mes enfants, comment sont parvenues jusqu’à nous ces reliques, peu volumineuses, vous le voyez ; car, sauf le casque de monsieur de Plouernel et un sabre d’honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle, ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu’ils l’ont été souvent, dans ce coffret de bronze… tabernacle de nos souvenirs, enfoui parfois dans quelque solitude, et y restant de longues années jusqu’à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table le premier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique. C’était un bijou d’or noirci par les siècles, ayant la forme d’une faucille, un anneau mobile fixé au manche indiquait que ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à une ceinture.

— Cette petite faucille d’or, mes enfants, — poursuivit M. Lebrenn, — est un emblème druidique ; c’est le plus ancien souvenir que nous possédions de notre famille ; son origine remonte à l’année 57 avant Jésus-Christ ; c’est-à-dire qu’il y a de cela aujourd’hui dix-neuf cent six ans.

— Et ce bijou… l’un des nôtres l’a porté, mon père ? — demanda Velléda.

— Oui, mon enfant, — répondit M. Lebrenn avec émotion. — Celle qui l’a porté était jeune comme toi, belle comme toi… et le cœur le plus angélique !… le courage le plus fier ! Mais à quoi bon ?… vous lirez cette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit, — ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprès du quel était placée la faucille d’or. Ce livret, ainsi que les plus anciens de ceux que l’on voyait sur la table, se composait d’un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée (sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres en manière de bande longue et étroite, mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns des autres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, sur le plat duquel on lisait en lettres argentées :

An 57 av. J.-C.

— Mais, mon père, — dit Sacrovir, — je vois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côté de chacun des objets dont vous nous avez parlé ?…

— C’est qu’en effet, mes enfants, chaque relique provenant d’un des membres de notre famille est accompagnée d’un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle des siens.

— Comment, mon père ? — dit Sacrovir de plus en plus étonné ; — ces manuscrits ?…

— Ont tous été écrits par quelqu’un de nos aïeux… Cela vous surprend, mes enfants ? Vous avez peine à comprendre qu’une famille inconnue possède sa chronique, comme si elle était d’antique race royale ? puis vous vous demandez comment cette chronique a pu se succéder, sans interruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ans jusqu’à nos jours ?

— En effet, mon père, — dit le jeune homme, — cela me semble si extraordinaire…

— Que cela touche à l’invraisemblance, n’est-ce pas ? — reprit le marchand.

— Non, mon père, — dit Velléda, puisque vous affirmez que cela est ; mais cela nous étonne beaucoup !

— Sachez d’abord, mes enfants, que cet usage de se transmettre, de génération en génération, soit oralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujours été l’une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères les Gaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois de Bretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu’elle fût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d’Europe cette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et les rois. Pour vous en convaincre, — ajouta le marchand en prenant sur la table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers temps de l’imprimerie, — je vais vous citer un passage traduit d’un des plus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l’autorité fait foi dans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit :

« Chez les Bretons, les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux et retiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendance jusqu’aux générations les plus reculées, et l’expriment ainsi, par exemple : Érès, fils de Théodrik, — fils d’Enn, — fils d’Aecle, — fils de Cadel, — fils de Roderik le Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sont pour eux l’objet d’un vrai culte, et les injures qu’ils punissent le plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sont cruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement les insultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leur race, et qu’ils ont toujours présentes tant qu’elles ne sont pas vengées. »

— Vous le voyez, mes enfants, — ajouta M. Lebrenn en reposant le livre sur la table, — notre chronique de famille s’explique ainsi ; et malheureusement vous verrez que quelques-uns de nos aïeux n’ont été que trop fidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de génération en génération… Car plus d’une fois, dans le cours des âges, les Plouernel…

— Que dites-vous, mon père ? — s’écria Georges. — Les ancêtres du comte de Plouernel ont été parfois les ennemis de notre race ?…

— Oui, mes enfants… vous le verrez… Mais n’anticipons pas… Vous comprendrez donc que si nos pères se transmettaient une vengeance de génération en génération, depuis les temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairement aussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plus importants de chaque génération ; c’est ainsi que nos archives se sont trouvées écrites d’âge en âge jusqu’à aujourd’hui.

— Vous avez raison, mon père, — dit Sacrovir ; — cette coutume explique ce qui nous avait d’abord semblé si extraordinaire.

— Tout à l’heure, mes enfants, — reprit le marchand, — je vous donnerai d’autres éclaircissements sur la langue employée dans ces manuscrits ; laissez-moi d’abord appeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tant de choses après la lecture de ces manuscrits… Cette faucille d’or, — ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table, — est donc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l’an 57 avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notre famille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâles vertus, de fiers enseignements. C’était, hélas ! la fin d’un beau jour… de terribles maux l’ont suivi, l’esclavage, les supplices, la mort… — Et après un moment de silence pensif, le marchand reprit : — En un mot, chacun de ces manuscrits vous dira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants de M. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père, parcoururent d’un regard avide ces débris du passé, dont nous donnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s’il s’agissait de l’inventaire du cabinet d’un antiquaire.

Nous l’avons dit, à la petite faucille d’or était joint un manuscrit portant la date de l’an 57 avant Jésus-Christ.

Au manuscrit no 2, portant la date de l’an 56 avant Jésus-Christ, était jointe une clochette d’airain, pareille à celle dont on garnit aujourd’hui en Bretagne les colliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins de dix-neuf cent six ans…..

Au manuscrit no 3, portant la date de l’année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de collier de fer, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissait les vestiges de ces lettres romaines burinées dans le fer :

SERVUS SUM...
Je suis esclave de...

Nécessairement le nom du possesseur de l’esclave se devait trouver sur le débris du collier qui manquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit no 4, portant la date de l’an 290 de notre histoire, était jointe une petite croix d’argent attachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir été noircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins de quinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit no 5, portant la date de l’an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivre massif, ayant appartenu au cimier d’un casque, et représentant une alouette les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins de quatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit no 6, portant la date de l’année 497 de notre histoire, était jointe la garde d’un poignard de fer, noir de vétusté ; sur la coquille on lisait d’un côté ce mot :

GHILDE

et de l’autre, ces deux mots en langue celtique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s’en faut) :

AMINTIAICH (Amitié).
COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins de treize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit no 7, portant la date de l’an 675 de notre histoire, était jointe une crosse abbatiale en argent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornements de cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze cent soixante-quatorze ans.

Au manuscrit no 8, portant la date de l’an 787 de notre histoire, étaient jointes deux petites pièces de monnaie dites carlovingiennes, l’une de cuivre, l’autre d’argent, réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc au moins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit no 9, portant la date de l’an 885 de notre histoire, était joint le fer d’une sagette (ou flèche) barbelée.

Cette flèche datait donc au moins de neuf cent soixante-quatre ans.


Au manuscrit no 10, et portant la date de l’an 999 de notre histoire, était joint un crâne d’enfant de huit à dix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait sur les parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en langue gauloise :

FIN — AL — BÈD (Fin du monde)

Ce crâne datait donc au moins de huit cent cinquante ans.

Au manuscrit no 11, portant la date de l’an 1010 de notre histoire, était jointe une coquille blanche côtelée, pareille à celles que l’on voit sur les manteaux des pèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit cent trente-neuf ans.

Au manuscrit no 12, portant la date de l’an 1137 de notre histoire, était joint un anneau pastoral en or, tel que les ont portés les évêques. Sur l’un des chatons dont il était orné, on voyait gravées les armes des Plouernel (leur blason était de trois serres d’aigle d’or sur champ de gueules (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept cent douze ans.

Au manuscrit no 13, portant la date de l’an 1208 de notre histoire, était jointe une paire de tenailles de fer, instrument de torture, découpée en lame de scie, de sorte que les dents s’emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moins de six cent quarante-un ans.

Au manuscrit no 14, portant la date de l’an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets :

1o Un petit trépied de fer de six pouces de diamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu ;

2o La poignée d’une dague richement damasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes de Plouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de dague dataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit no 15, portant la date de l’an 1413 de notre histoire, était joint un couteau de boucher à manche de corne, et dont la lame était à demi brisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre cent trente-six ans.

Au manuscrit no 16, portant la date de l’an 1515 de notre histoire, était jointe une petite Bible de poche, appartenant aux premiers temps de l’imprimerie : la couverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi que les angles des pages, comme si cette Bible était restée quelque temps exposée au feu ; on remarquait aussi sur plusieurs de ses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois cent trente-quatre ans.

Au manuscrit no 17, portant la date de l’an 1648 de notre histoire, était joint le fer d’un lourd marteau de forgeron sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métal en langue bretonne :

EZ — LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux cent un ans.

Au manuscrit no 18, et portant la date de l’an 1794 de notre histoire, était joint un sabre d’honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptions gravées des deux côtés de la lame : 


République française.
Liberté — Égalité — Fraternité.
Jean Lebrenn a bien mérité de la patrie.

Enfin l’on voyait, mais sans être accompagnés de manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, les deux derniers objets dont se composait cette collection :

Le casque de dragon donné par le comte de Plouernel à M. Lebrenn.

La manille ou l’anneau de fer que le marchand avait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieux respect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furent examinés par la famille du marchand. Il interrompit le silence pensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, et reprit :

— Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elle s’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage, l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant. Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ont été rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme et d’héroïsme de nos aïeux, gaulois et gauloises, pendant leur longue lutte contre la conquête des Romains et des Franks ! Oui, hommes et femmes… car vous le verrez dans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles de la Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance ! Aussi plusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chéries et glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légende domestique… Un dernier mot sur la langue employée dans ces manuscrits… Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nous vous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne de notre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en même temps que le français ; aussi, votre mère et moi, nous vous avons toujours entretenus dans l’habitude de cette langue en nous en servant souvent avec vous ?…

— Oui, mon père…

— Eh bien, mon enfant, — dit M. Lebrenn à son fils, — en t’apprenant le breton, j’avais surtout en vue, suivant d’ailleurs une tradition de notre famille, qui n’a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à même de lire ces manuscrits.

— Ils sont donc écrits en langue bretonne, père ? — demanda Velléda.

— Oui, enfants ; car la langue bretonne n’est autre que la langue celtique ou gauloise, qui se parlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et des Franks. Sauf quelques altérations causées par les siècles, elle s’est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu’à nos jours ; car, de toutes les provinces de la Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux rois franks, issus de la conquête… Oui… et ne l’oublions jamais, cette fière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés par l’étranger : « Il nous reste notre nom, notre langue, notre foi… » Or, mes enfants, depuis deux mille ans de lutte et d’épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue et sa foi ; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlons gaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cette foi à l’immortalité de l’âme et à la continuité de l’existence, qui nous fait regarder la mort comme un changement d’habitation, rien de plus… foi sublime, dont la moralité, enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels que ceux-ci : « Adorer Dieu. Ne point faire le mal. Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait des œuvres célestes et pures. » Heureusement, mes enfants, nous ne sommes pas les seuls qui ayons conservé ce dogme sublime de continuité de la vie. Armand Barbès, l’un des plus vaillants soldats de la démocratie, aujourd’hui prisonnier comme tant d’autres de nos frères, attendait avec une religieuse sérénité d’âme l’heure de son exécution, et cette sérénité, il la puisait dans sa foi à la perpétuité de la vie, point fondamental de notre croyance. Je ne puis faire mieux, mes amis, que de vous citer une page écrite par Armand Barbès, page dédiée à la mémoire de Godefroid Cavaignac, et intitulée : Deux jours d’une condamnation à mort :

«… C’était le 12 juillet 1839, la Cour des Pairs, après quatre jours de délibération, venait de me notifier son arrêt. Suivant l’usage, c’était le greffier en chef qui me l’avait apporté, et l’honorable M. Cauchy crut devoir ajouter à son message une petite réclame en faveur de la religion catholique, apostolique et romaine. Je lui répondis que j’avais en effet ma religion, que je croyais en Dieu ; mais que ce n’était pas une raison pour que j’eusse, quoi que ce soit, à faire des consolations d’un prêtre ; qu’il voulût donc bien aller dire à ses maîtres que j’étais prêt à mourir, et que je leur souhaitais d’avoir à leur dernière heure l’âme aussi tranquille que l’était la mienne en ce moment. »

Armand Barbès dit ensuite comment, spiritualiste par instinct, et ramené par l’approche de son heure dernière à un ordre de pensées élevées, il se rappela, avec une touchante reconnaissance, à quelle source il avait puisé cette tranquillité suprême en face de la mort, et il poursuit ainsi :

«… Un jour je lus, dans l’Encyclopédie nouvelle, le magnifique article Ciel, par Jean Raynaud. Sans parler des raisons péremptoires par lesquelles il détruit en passant le ciel et l’enfer des catholiques, sa capitale idée (telle que l’enseignait la foi druidique), de faire découler de la loi du progrès la série infinie de nos vies, progressant continuement dans des mondes qui y gravitaient eux-mêmes de plus en plus vers Dieu, me parut satisfaire à la fois nos aspirations multiples. Sens moral, imagination, désirs, tout n’y trouve-t-il pas de place ? Cependant, emporté, lorsque je lus cet article, par les préoccupations d’un républicain actif, j’en méditai peu les détails, je ne fis que les déposer, en quelque sorte, bruts, dans mon sein ; mais depuis que, ramassé blessé dans la rue, j’habitais une chambre de prison avec l’échafaud en perspective, je les avais tirés de la place où je les gardais en réserve comme une dernière richesse dont il m’importait de connaître enfin toute la valeur… et c’est ce qui vint naturellement se présenter à ma pensée au moment où je veillais, victime déjà liée pour le bourreau (on avait eu l’infamie de mettre à Barbès la camisole de force des condamnés à mort)… où je veillais la solennelle nuit de la mort…

» Que Jean Raynaud, l’éloquent encyclopédiste, me pardonne, si je changeai en un plomb vil, pour le besoin du moment, l’or pur de sa haute métaphysique ; mais voici comment, après m’être confirmé par quelques raisonnements préliminaires ma croyance à l’immortalité de l’âme, il m’a semblé voir se dérouler une sublime échelle de Jacob, dont le pied s’appuyait sur la terre pour monter vers le ciel, sans finir jamais, d’astre en astre, de sphère en sphère ! La terre, cette petite planète, où je venais de passer trente ans, me parut un des lieux innombrables où l’homme fait sa première étape dans la vie… d’où il commence à monter devant Dieu ; et lorsque le phénomène que nous appelons la mort s’accomplit, l’homme, emporté par l’attraction du progrès, va renaître dans un astre supérieur avec un nouvel épanouissement de son être… »

— Vous voyez, mes enfants, quelle force d’âme peut donner le dogme de la perpétuité dans la vie. Imitons donc nos aïeux dans leurs croyances, et conservons comme eux notre nom, notre langue, notre foi.

— À cet engagement nous ne faillirons pas, mon père ! — répondit Velléda.

— Nous ne montrerons ni moins de courage ni moins de persistance que nos ancêtres, — ajouta Sacrovir. — Ah ! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai ces caractères vénérés qu’ils ont tracés !… Mais l’écriture de la langue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même que l’écriture bretonne, que nous avons l’habitude de lire, père ?

— Non, mon enfant ; depuis nombre de siècles l’écriture gauloise, qui était d’abord la même que celle des Grecs, s’est peu à peu modifiée par le temps, et est tombée en désuétude ; mais mon grand-père, ouvrier imprimeur, aussi obscur qu’érudit et lettré, a traduit en écriture bretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à ce travail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment que tu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui, composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nos villages de Bretagne, imprimées sur papier gris.

— Mon père, — dit Sacrovir, — une question encore… Notre famille a-t-elle donc pendant tant de siècles toujours habité la Bretagne ?

— Non… pas toujours, ainsi que tu le verras par ces récits… La conquête, les guerres, les rudes et différentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans ces temps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pères de quitter le pays natal, tantôt parce qu’ils étaient traînés esclaves ou prisonniers dans d’autres provinces, tantôt pour échapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéir à des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort ; mais il est bien peu de nos ancêtres qui n’aient accompli une sorte de pieux pèlerinage, que j’ai accompli moi-même, et que tu accompliras à ton tour le 1er janvier de l’année qui suivra ta majorité, c’est-à-dire le 1er janvier prochain.

— Pourquoi particulièrement ce jour, père ?

— Parce que le premier jour de chaque nouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.

— Et ce pèlerinage, quel est-il ?

— Tu iras aux pierres druidiques de Karnak, près d’Auray.

— On dit, en effet, mon père, que cet assemblage de gigantesques blocs de granit, que l’on voit encore de nos jours alignés d’une façon mystérieuse, remontent à la plus haute antiquité ?

— Il y a deux mille ans et plus, mon enfant, que l’on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuit des temps, les pierres de Karnak avaient été ainsi disposées.

— Ah ! père ! on éprouve une sorte de vertige en songeant à l’âge que doivent avoir ces pierres monumentales.

— Dieu seul le sait, mes amis ! et si l’on juge de leur durée à venir par leur durée passée, des milliers de générations se succéderont encore devant ces monuments gigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards de nos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec un pieux recueillement.

— Et pourquoi faisaient-ils ce pèlerinage, père ?

— Parce que le berceau de notre famille, les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscrits fassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak ; car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez an Karnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton : Joel, le chef de la tribu de Karnak, cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par son clan, comme disent les Écossais…

— De sorte, — dit Georges Duchêne, — que notre nom, mon père, le nom de Brenn, signifie chef ?

— Oui, mon ami, cette appellation honorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême, comme on a dit, depuis le christianisme, s’est, par le temps, changée en nom de famille ; car l’usage des noms de famille ne commence guère à se répandre généralement dans les familles plébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi, dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils du premier de nos aïeux dont je vous ai parlé : Guilhern, mab eus an Brenn, Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils du chef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils et arrière-petit-fils ont été supprimés, et l’on n’a plus ajouté au mot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que le nom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à une profession, tels que M. Charpentier, M. Serrurier, M. Boulanger, M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc., ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dont la désignation s’est transformée, avec le temps, en nom de famille. Ces explications vous sembleront peut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave et douloureux : l’absence du nom de famille chez nos frères du peuple… Hélas ! tant qu’ils ont été esclaves ou serfs, pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s’appartenaient pas ? leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de même qu’on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien ; puis l’esclave vendu à un autre maître, on l’affublait d’un autre nom… Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leur lutte énergique, incessante, arrivent à une condition moins servile, la conscience de leur dignité d’homme se développe davantage ; et lorsqu’ils purent enfin avoir un nom à eux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable, c’est que déjà ils n’étaient plus esclaves ni serfs, quoique encore bien malheureux… La conquête du nom propre, du nom de famille, en raison des devoirs qu’il impose et des droits qu’il donne, a été l’un des plus grands pas de nos aïeux vers un complet affranchissement… Un dernier mot, au sujet des manuscrits que nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de la nationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d’autant plus indomptable, d’autant plus exagéré peut-être, que la conquête romaine et franque s’appesantissait davantage sur ces hommes et sur ces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le mépris de la mort jusqu’à une grandeur surhumaine… Admirons-les, imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorable haine de l’oppression, dans cette croyance à la perpétuité progressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort… Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon le mouvement de l’humanité, de marcher vers l’avenir… N’oublions pas qu’un nouveau monde avait commencé avec le christianisme… Sans doute son divin esprit de fraternité, d’égalité, de liberté, a été outrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles, par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d’esclaves et de serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants, en retour de l’absolution de leurs crimes abominables, que leur vendait le haut clergé… Sans doute, nos pères esclaves, voyant la parole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ont fait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés en armes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours, ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avait échoué, l’insurrection obtenait des concessions durables, selon ce sage axiome de tous les temps : Aide-toi… le ciel t’aidera… Mais enfin, malgré l’Église catholique, apostolique et romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde ; il le pénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dont manquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui, ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle… Sans doute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu’au nom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique et illustre Gaule le nom de France, par une horde de conquérants féroces… Aussi, chose remarquable, lors de notre première révolution la réaction contre les souvenirs de la conquête et de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondément nationale, que des citoyens ont maudit jusqu’au nom Français, trouvant (et c’était à un certain point de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux et stupide de conserver ce nom au jour de la victoire et après quatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangère qui nous l’avaient infligé comme le stigmate de la conquête !…

Voici, mes enfants, une pétition adressée au directoire du département de Paris :

« Citoyens administrateurs,

» Jusques à quand souffrirez-vous que nous portions encore l’infâme nom de Français ? Tout ce que la démence a de faiblesse, tout ce que l’absurdité a de contraire à la raison, tout ce que la turpitude a de bassesse, ne sont pas comparables à notre manie de nous couvrir de ce nom. Quoi ! une troupe de brigands (les Francs conquérants) vient nous ravir tous nos biens, nous soumet à ses lois, nous réduit à la servitude, et pendant quatorze siècles ne s’attache qu’à nous priver de toutes les choses nécessaires à la vie, à nous accabler d’outrages, et lorsque nous brisons nos fers, nous avons encore l’extravagante bassesse de continuer à nous appeler comme eux ! Sommes-nous donc descendants de leur sang impur ? à Dieu ne plaise, Citoyens, nous sommes du sang pur des Gaulois ! Chose plus qu’étonnante, Paris est une pépinière de savants, Paris a fait la révolution, et pas un de ces savants n’a encore daigné nous instruire de notre origine, quelque intérêt que nous ayons à la connaître.

»… Souffrirez-vous, Citoyens, que nous ayons fait la révolution pour faire honneur de notre courage à nos ennemis de quatorze siècles ? aux bourreaux de nos ancêtres ? Non sans doute, et vous recourrez avec moi à l’autorité de la Convention nationale afin qu’elle nous rende le nom de Gaulois, etc., etc.             Signé, Ducalle. »

— Cela me rappelle mon pauvre grand-père, — reprit Georges en souriant, — me disant qu’il n’était plus fier du tout d’être Français depuis qu’il savait porter le nom des barbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés et asservis.

— Moi, je conçois parfaitement, — reprit Sacrovir, — que l’on revendique ce vieux et illustre nom de Gaule pour notre pays !

— Certes, — reprit M. Lebrenn, — la république gauloise sonnerait non moins bien à mes oreilles que la république française ; mais, d’abord, notre première et immortelle république a, ce me semble, suffisamment purifié le nom français de ce qu’il avait de monarchique en le portant si haut et si loin en Europe ; et puis, voyez-vous, mes amis, — ajouta le marchand en souriant, — il en est de cette brave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s’illustrent sous le nom de leur mari… quoique le mariage de la Gaule avec le Franc ait été singulièrement forcé.

— Je comprends cela, père, — dit Velléda souriant aussi. — De même que beaucoup de femmes signent leur nom de famille à côté de celui qu’elles tiennent de leur mari, toutes les admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom qui n’était pas le sien, doivent être signées : France, née Gaule

— Rien de plus juste que cette comparaison, — ajouta madame Lebrenn. — Notre nom a pu changer, notre race est restée notre race… 
 — Maintenant, — reprit M. Lebrenn avec émotion. — vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondé nos archives plébéiennes ; vous prenez l’engagement solennel de les continuer, et d’engager vos enfants à les continuer ?… Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurez d’écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes, louables ou mauvais, afin qu’au jour où vous quitterez cette existence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmenter cette chronique de famille, et que l’inexorable justice de nos descendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous aurons mérité…

— Oui, père… nous te le jurons !…

— Eh bien, Sacrovir, aujourd’hui que tu as accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notre tradition, lire ces manuscrits… Cette lecture, nous la ferons dès aujourd’hui, chaque soir, en commun ; et pour que Georges puisse y participer, nous la traduirons en français.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, sa fille et Georges s’étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi la lecture du premier manuscrit, intitulé :

la faucille d’or.