Les Mystères du peuple/I/16

La bibliothèque libre.
Les Mystères du peuple — Tome I
LA FAUCILLE D'OR - Chapitre II.
◄   chapitre I. chapitre III.   ►


CHAPITRE II.


La maison de Joel, le brenn de la tribu de Karnak. — La famille gauloise. — Hospitalité. — Costumes. — Armes. — Mœurs. — La ceinture d’agilité. — Le coffre aux têtes de morts. — ARMEL et JULYAN, les deux Saldunes. — Joel brûle d’entendre les récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore à sa curiosité. — Repas. — Le pied d’honneur. — Comment finissait souvent un souper chez les Gaulois, à la grande joie des mères, des jeunes filles et des petits enfants.




La maison de Joel, comme toutes les habitations rurales, était très-spacieuse, de forme ronde, et construite au moyen de deux rangs de claies, entre lesquelles on pilait de l’argile bien battue, mélangée de paille hachée ; puis l’on enduisait le dehors et le dedans de cette épaisse muraille, d’une couche de terre fine et grasse, qui, en séchant, devenait dure comme du grès ; la toiture, large et saillante, faite de solives de chêne, jointes entre elles, était recouverte d’une couche de joncs marins, si serrés, que l’eau n’y pénétrait jamais.

De chaque côté de la maison, s’étendaient les granges destinées aux récoltes, les étables, les bergeries, les écuries, le cellier, le lavoir.

Ces divers bâtiments, formant un carré long, encadraient une vaste cour, close pendant la nuit par une porte massive ; au dehors, une forte palissade, plantée au revers d’un fossé profond, entourait les bâtiments, laissant entre eux et elle une sorte d’allée de ronde, large de quatre coudées. On y lâchait, durant la nuit, deux grands dogues de guerre très-féroces. Il y avait à cette palissade une porte extérieure correspondant à la porte intérieure de la cour : toutes se fermaient à la tombée du jour.

Le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants, tous parents plus ou moins proches de Joel, qui cultivaient les champs avec lui, était considérable. Ils logeaient dans des bâtiments dépendants de la maison principale, où ils se réunissaient au milieu du jour et le soir pour prendre leur repas en commun.

D’autres habitations ainsi construites et occupées par de nombreuses familles, qui faisaient valoir leurs terres, étaient çà et là dispersées dans la campagne et composaient la ligniez ou tribu de Karnak, dont Joel avait été élu chef.

À son entrée dans la cour de sa maison, Joel avait été accueilli par les caresses de son vieux grand dogue de guerre Deber-Trud, molosse gris de fer, rayé de noir, à la tête énorme, aux yeux sanglants, chien de si haute taille, qu’en se dressant pour caresser son maître, il lui mettait ses pattes de devant sur les épaules ; chien si valeureux qu’une fois il avait combattu seul un ours monstrueux des montagnes d’Arrès, et l’avait étranglé. Quant à ses qualités pour la guerre, Deber-Trud eût été digne de figurer dans la meute de combat de Bithert, ce chef gaulois, qui disait dédaigneusement à la vue d’une troupe ennemie : Il n’y a pas là un repas pour mes chiens.

Deber-Trud ayant d’abord regardé et flairé le voyageur d’un air douteux, Joel dit à son chien :

— Ne vois-tu pas que c’est un hôte que j’amène ?

Et Deber-Trud, comme s’il eût compris son maître, ne parut plus s’inquiéter de l’étranger, et, gambadant lourdement, précéda Joel dans la maison.

Cette maison était divisée en trois pièces, de grandeur inégale ; les deux petites, fermées par deux cloisons de chêne, étaient destinées l’une à Joel et à sa femme, l’autre à Hêna leur fille, la vierge de l’île de Sên, lorsqu’elle venait voir sa famille. La vaste salle du milieu servait aux repas et aux travaux du soir à la veillée.

Lorsque l’étranger entra dans cette salle, un grand feu de bois de hêtre, avivé par des bruyères et des ajoncs marins, brûlait dans l’âtre, et par son éclat rendait presque inutile la clarté d’une belle lampe de cuivre étamé, soutenue par trois chaînes de même métal, brillantes comme de l’argent. Cette lampe était un présent de Mikaël, l’armurier.

Deux moutons entiers, traversés d’une longue broche de fer, rôtissaient devant le foyer, tandis que des saumons et autres poissons de mer cuisaient dans un grand bassin de cuivre avec de l’eau, du vinaigre, du sel et du cumin.

Aux cloisons, on voyait clouées des têtes de loup, de sanglier, de cerf, et deux têtes de bœuf sauvage, appelé urok, qui commençait à devenir très-rare dans le pays. On voyait encore des armes de chasse, telles que flèches, arcs, frondes… et des armes de guerre, telles que le sparr, le matag, des haches, des sabres de cuivre, des boucliers de bois, recouverts de la peau si dure des veaux marins, et des lances à fer large, tranchant et recourbé, ornées d’une clochette d’airain, afin d’annoncer de loin à l’ennemi l’arrivée du guerrier gaulois, parce que celui-ci dédaigne les embuscades et aime à se battre face à face, à ciel ouvert. On voyait encore suspendus çà et là des filets de pêche et des harpons pour harponner le saumon dans les bas fonds, lorsque la marée se retire.

À droite de la porte d’entrée, il y avait une sorte d’autel, composé d’une pierre de granit gris, surmonté et ombragé par de grands rameaux de chêne fraîchement coupés. Sur la pierre était posé un petit bassin de cuivre, où trempaient sept branches de gui, et sur la muraille on lisait cette inscription :

L’abondance et le ciel sont pour le juste qui est pur.
Celui-là est pur et saint qui fait des œuvres célestes et pures.

Lorsque Joel entra dans la maison, il s’approcha du bassin de cuivre où trempaient les sept branches de gui, et sur chacune il posa ses lèvres avec respect. Son hôte l’imita, et tous deux s’avancèrent vers le foyer.

Là se tenait, filant sa quenouille, Mam’Margarid, femme de Joel. Elle était de très-grande taille et portait une courte tunique de laine brune, sans manches, par-dessus sa longue robe de couleur grise à manches étroites ; tunique et robe attachées autour de sa ceinture par le cordon de son tablier. Une coiffe blanche, coupée carrément, laissait voir ses cheveux gris séparés sur son front. Elle portait, ainsi que plusieurs femmes de ses parentes, un collier de corail, des bracelets travaillés à jour, enrichis de grenat, et autres bijoux d’or et d’argent fabriqués à Autun.

Autour de Mamm’Margarid se jouaient les enfants de son fils Guilhern et de plusieurs de ses parents, tandis que les jeunes mères s’occupaient des préparatifs du repas du soir.

— Margarid, — dit Joel à sa femme, — je t’amène un hôte.

— Qu’il soit le bien venu, — répondit la femme tout en filant sa quenouille. — Les dieux nous envoient un hôte, notre foyer est le sien. La veille du jour de la naissance de ma fille nous aura été favorable.

— Que vos enfants, s’ils voyagent, soient accueillis comme je le suis par vous, — dit l’étranger avec respect.

— Et tu ne sais pas quel hôte les dieux nous envoient, Margarid ? — reprit Joel. — Un hôte tel qu’on le demanderait au bon Ogmi pour les longues soirées d’automne et d’hiver, un hôte qui a vu dans ses voyages tant de choses curieuses, surprenantes ! que nous n’aurions pas de trop de cent soirées pour écouter ses merveilleux récits.

À peine Joel eut-il prononcé ces paroles, que tous, depuis Mamm’Margarid et les jeunes mères, jusqu’aux jeunes filles et aux petits enfants, tous regardèrent l’étranger avec une curieuse avidité, dans l’attente des merveilleux récits qu’il devait faire.

— Allons-nous bientôt souper, Margarid ? — dit Joel. — Notre hôte a peut-être aussi faim que moi ? et j’ai grand faim.

— Nos parents finissent de remplir les râteliers des bestiaux, — répondit Margarid ; — ils vont revenir tout à l’heure. Si notre hôte y consent, nous les attendrons pour le repas.

— Je remercie la femme de Joel et j’attendrai, — dit l’inconnu.

— Et en attendant, — reprit Joel, — tu vas nous raconter…

Mais le voyageur, l’interrompant, lui dit en souriant :

— Ami, de même qu’une seule coupe sert pour tous, de même un seul récit sert pour tous… Plus tard la coupe circulera de lèvres en lèvres, et le récit d’oreilles en oreilles… Mais, dis-moi, quelle est cette ceinture d’airain que je vois là, pendue à la muraille ?

— Vous autres, dans votre pays, n’avez-vous pas aussi la ceinture d’agilité ?

— Explique-toi, Joel.

— Chez nous, à chaque nouvelle lune, les jeunes gens de chaque tribu viennent chez le chef essayer cette ceinture, afin de montrer que leur taille ne s’est pas épaissie par l’intempérance, et qu’ils se sont conservés agiles et lestes. Ceux qui ne peuvent agrafer la ceinture sont hués, montrés au doigt et payent l’amende. De la sorte, chacun prend garde à son ventre, de peur d’avoir l’air d’une outre sur deux quilles.

— Cette coutume est bonne. Je regrette qu’elle soit tombée en oubli dans ma province. Mais à quoi sert, dis-moi, ce grand vieux coffre ? Le bois en est précieux et il paraît très-ancien ?

— Très-ancien. C’est le coffre de triomphe de ma famille, — dit Joel en ouvrant le coffre, où l’étranger vit plusieurs crânes blanchis. L’un d’eux, scié par moitié, était monté sur un pied d’airain en forme de coupe.

— Sans doute, ce sont les têtes d’ennemis tués par vos pères, ami Joël ? Chez nous, ces sortes de charniers de famille sont depuis longtemps abandonnés.

— Chez nous aussi. Je conserve ces têtes par respect pour mes aïeux ; car, depuis plus de deux cents ans, on ne mutile plus ainsi les prisonniers de guerre. Cette coutume remontait au temps des rois que Ritha-Gaür a rasés, comme tu dis, pour se faire une blouse avec leur barbe. C’était le beau temps de la barbarie que ces royautés. J’ai entendu dire à mon aïeul Kirio que, même du vivant de son père Tirias, les hommes qui avaient été à la guerre revenaient dans leur tribu avec les têtes de leurs ennemis plantées au bout de leurs lances, ou accrochées par leur chevelure au poitrail de leurs chevaux ; on les clouait ensuite aux portes des maisons en manière de trophées comme vous voyez clouées ici aux murailles ces têtes d’animaux des bois.

— Chez nous, dans les anciens temps, ami Joel, on gardait aussi ces trophées, mais conservés dans l’huile de cèdre, lorsqu’il s’agissait des têtes des chefs ennemis.

— Par Hésus ! de l’huile de cèdre… quelle magnificence ! — dit Joel en riant ; — c’est la coutume des matrones : à beau poisson, bonne sauce !

— Ces reliques étaient chez nous, comme chez vous, le livre où le jeune Gaulois apprenait les exploits de ses aïeux ; souvent les familles du vaincu offraient de racheter ces dépouilles ; mais se dessaisir à prix d’argent d’une tête ainsi conquise par soi-même ou par ses pères, était un crime d’avarice et d’impiété sans exemple… Je dis comme vous, ces coutumes barbares sont passées avec les royautés, comme aussi le temps où nos ancêtres se teignaient le corps et le visage de couleurs bleue et écarlate, et se lavaient les cheveux et la barbe avec de l’eau de chaux, afin de les rendre d’un rouge de cuivre.

— Sans injurier leur mémoire, ami hôte, nos aïeux devaient être ainsi peu plaisants à considérer, et devaient ressembler à ces effrayants dragons rouges et bleus qui ornent la proue des vaisseaux de ces terribles pirates du Nord dont mon fils Albinik, le marin, et sa gentille femme Meroe nous ont conté de si curieuses histoires. Mais voici nos hommes de retour des bergeries ; nous n’attendrons pas longtemps maintenant le souper, car Margarid fait débrocher les moutons ; tu en mangeras, ami, et tu verras quel bon goût donnent à leur chair les prairies salées qu’ils paissent le long de la mer.

Tous les hommes de la famille de Joel qui entrèrent dans la salle portaient, comme lui, la saie de grosse étoffe sans manches, laissant passer celles de la tunique ou chemise de toile blanche ; leurs braies tombaient jusqu’au-dessus de la cheville, et ils étaient chaussés de solés. Quelques-uns de ces laboureurs, arrivant des champs, avaient sur l’épaule une casaque de peau de brebis qu’ils retirèrent. Tous avaient des bonnets de laine, les cheveux longs et coupés en rond, la barbe touffue. Les deux derniers qui entrèrent se tenaient par le bras : ils étaient très-beaux et très-robustes.

— Ami Joel, — dit l’étranger, — quels sont ces deux jeunes gens ? les statues du dieu Mars des païens ne sont pas plus accomplies, n’ont pas un aspect plus valeureux…

— Ce sont deux de mes parents, deux cousins, Julyan et Armel ; ils se chérissent comme frères… Dernièrement un taureau furieux s’est précipité sur Armel : Julyan, au péril de sa vie, a sauvé Armel… Grâce à Hésus, nous ne sommes pas en temps de guerre ; mais s’il fallait prendre les armes, Julyan et Armel se sont juré d’être saldunes… Ah ! voici le souper prêt… Viens ; à toi la place d’honneur…

Joel et l’inconnu s’approchèrent de la table ; elle était ronde, peu élevée au-dessus du sol, recouvert de paille fraîche ; tout autour de la table il y avait des sièges rembourrés de foin odorant. Les deux moutons rôtis, dépecés par quartiers, étaient servis dans de grands plats de bois de hêtre, blancs comme de l’ivoire ; il y avait aussi de grosses pièces de porc salé et un jambon de sanglier fumé : le poisson restait dans le grand bassin de cuivre où il avait cuit.

À la place où s’asseyait Joel, chef de la famille, on voyait une immense coupe de cuivre étamé, que deux hommes très-altérés n’auraient pu tarir. Ce fut devant cette coupe, marquant la place d’honneur, que l’étranger s’assit, ayant à sa droite Joel, à sa gauche Mamm’Margarid.

Les vieillards, les femmes, les jeunes filles, les enfants, se placèrent ensuite autour de la table ; les hommes faits et les jeunes gens se tinrent derrière sur un second rang, d’où ils se levaient parfois pour remplir tour à tour l’office de serviteurs, allant de temps à autre, lorsqu’elle s’était vidée en passant de main en main, à commencer par l’étranger, remplir la grande coupe à un tonneau d’hydromel placé dans un des coins de la salle ; chacun, muni d’un morceau de pain d’orge et de blé, prenait ou recevait une tranche de viande rôtie ou de salaison, qu’il mordait à belles dents, ou qu’il dépeçait avec son couteau.

Le vieux dogue de guerre, Deber-Trud, jouissant du privilège de son âge et de ses longs services, était couché aux pieds de Joel, qui n’oubliait pas ce fidèle serviteur.

Vers la fin du repas, Joel ayant tranché le jambon de sanglier, en détacha le pied, et, selon une ancienne coutume, il dit à son jeune parent Armel, en lui donnant ce pied : 


— À toi, Armel, le morceau du plus brave ! à toi, le vainqueur dans la lutte d’hier soir !…

Au moment où Armel, très-fier d’être reconnu pour le plus brave en présence de l’étranger, avançait la main pour prendre le pied de sanglier que lui présentait Joel, un tout petit homme de la famille, que l’on appelait Rabouzigued, à cause de sa petite taille, dit :

— Armel a été hier vainqueur à la lutte parce que Julyan n’a pas lutté contre lui : deux taureaux d’égale force s’évitent, se craignent et ne se combattent pas.

Julyan et Armel, humiliés de s’entendre dire devant un étranger qu’ils ne luttaient pas l’un contre l’autre parce qu’ils se redoutaient, devinrent très-rouges.

Julyan, dont les yeux brillaient déjà, s’écria :

— Si je n’ai pas lutté contre Armel, c’est qu’un autre s’est présenté à ma place ; mais Julyan ne craint pas plus Armel qu’Armel ne craint Julyan ; et si tu avais une coudée de plus, Rabouzigued, je te montrerais sur l’heure qu’à commencer par toi, je ne crains personne… pas même mon bon frère Armel…

— Bon frère Julyan ! — reprit Armel, dont les yeux commencèrent aussi à briller, — nous devons prouver à l’étranger que nous n’avons pas peur l’un de l’autre.

— C’est dit, Armel… Luttons au sabre et au bouclier.

— C’est dit, Julyan…

Et les deux amis se tendirent et se serrèrent la main ; car ces jeunes gens n’avaient aucune haine l’un contre l’autre, s’aimaient toujours autant, et n’allaient combattre que par outre-vaillance.

Joel n’était point sans contentement de voir les siens se comporter valeureusement devant son hôte ; et la famille pensait comme lui.

À l’annonce de ce combat, tous, jusqu’aux petits enfants, aux jeunes femmes et aux jeunes filles, furent très-joyeux, et battirent des mains en souriant et se regardant, très-fiers de la bonne idée que l’inconnu allait avoir du courage de leur famille.

Mamm’Margarid dit alors aux jeunes gens :

— La lutte cessera quand j’abaisserai ma quenouille.

— Ces enfants te font fête de leur mieux, ami hôte, — dit Joel à l’étranger ; — tu leur feras fête à ton tour en leur racontant, comme à nous, les choses merveilleuses que tu as vues dans tes voyages.

— Il faut bien que je paye de mon mieux ton hospitalité, ami, — répondit l’étranger. — Ces récits, je les ferai.

— Alors, dépêchons-nous, frère Julyan, — dit Armel ; — j’ai grande envie d’entendre le voyageur. Je ne me lasserais jamais d’entendre raconter, mais les conteurs sont rares du côté de Karnak.

— Tu vois, ami, — dit Joel, — avec quelle impatience on attend tes récits ; mais avant de les commencer, et pour te donner des forces, tout à l’heure tu boiras au vainqueur de la lutte avec de bon vieux vin des Gaules… — Et s’adressant à son fils : — Guilhern, va chercher ce petit baril de vin blanc du coteau de Béziers, que ton frère Albinik nous a rapporté dans son dernier voyage, et remplis la coupe en l’honneur du voyageur.

Lorsque cela fut fait, Joel dit à Julyan et à Armel :

— Allons, enfants, aux sabres ! aux sabres !…