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Les Mystères du peuple/I/21

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Les Mystères du peuple — Tome I
LA CLOCHETTE D’AIRAIN - Chapitre II.


CHAPITRE II.


Trahison de l’esclave maure. — César et Méroë. — Le coffret précieux. — La corde au cou. — Adresse et générosité de César. — Le bateau pilote. — Torr-è-benn, chant de guerre des marins gaulois. — Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan. — L’homme à la hache. — Le chenal de perdition. — Le vétéran romain et ses deux fils. — Rencontre d’un vaisseau irlandais. — Les sables mouvants. — Jamais Breton ne fit trahison.




Dès que la Mauresque eut mis le pied dans la tente, elle se jeta à genoux et tendit ses mains jointes vers la compagne d’Albinik, qui, touchée de ce geste suppliant, et de la douleur empreinte sur les traits de l’esclave, ne ressentit ni défiance, ni crainte, mais une compassion, mêlée de curiosité, et déposa son poignard au chevet du lit. La jeune Mauresque s’avançait comme en rampant sur ses genoux, les deux mains toujours tendues vers Méroë, penchée vers la suppliante avec pitié, afin de la relever ; mais l’esclave s’étant ainsi approchée du lit où était le poignard, se releva d’un bond, sauta sur l’arme, qu’elle n’avait pas sans doute perdue de vue depuis son entrée dans la tente, et avant que, dans sa stupeur, la compagne d’Albinik eût pu s’y opposer, son poignard fut lancé à travers les ténèbres que l’on voyait au dehors.

À l’éclat de rire sauvage poussé par la Mauresque lorsqu’elle eut ainsi désarmé Méroë, celle-ci se vit trahie, courut vers le ténébreux passage, afin de retrouver son poignard ou de fuir… mais de ces ténèbres… elle vit sortir César…

Saisie d’effroi, la Gauloise recula de quelques pas. César avança d’autant, et l’esclave disparut par l’ouverture, aussitôt refermée. À la démarche incertaine du Romain, au feu de ses regards, à l’animation qui empourprait ses joues, Méroë s’aperçut qu’il était ivre à demi, elle eut moins de frayeur. Il tenait à la main un coffret de bois précieux ; après avoir silencieusement contemplé la jeune femme avec une telle effronterie qu’elle sentit de nouveau la rougeur de la honte lui monter au front, le Romain tira du coffret un riche collier d’or ciselé, l’approcha de la lumière de la lampe comme pour le faire mieux briller aux yeux de celle qu’il voulait tenter ; puis, simulant un respect ironique, il se baissa, déposa le collier aux pieds de la Gauloise, et se releva, l’interrogeant d’un regard audacieux.

Méroë, debout, les bras croisés sur sa poitrine soulevée par l’indignation et le mépris, regarda fièrement César, et repoussa le collier du bout du pied.

Le Romain fit un geste de surprise insultante, se mit à rire d’un air de dédaigneuse confiance, choisit dans le coffret un magnifique réseau d’or pour la coiffure tout incrusté d’escarboucles, et après l’avoir fait scintiller à la clarté de la lampe, il le déposa encore aux pieds de Méroë, en redoublant de respect ironique, puis, se relevant, sembla lui dire :

— Cette fois je suis certain de mon triomphe.

Méroë, pâle de colère, sourit de dédain.

Alors César versa aux pieds de la jeune femme tout le contenu du coffret… Ce fut comme une pluie d’or, de perles et de pierreries, colliers, ceintures, pendants d’oreilles, bracelets, bijoux de toutes sortes.

Méroë cette fois ne repoussa pas du pied ces richesses, mais autant qu’elle le put elle les broya sous le talon de sa bottine, et d’un regard arrêta l’infâme débauché qui s’avançait vers elle les bras ouverts…

Un moment interdit, le Romain porta ses deux mains sur son cœur, comme pour protester de son adoration ; la Gauloise répondit à ce langage muet par un éclat de rire si méprisant que César, ivre de convoitise, de vin et de colère, parut dire :

— J’ai offert des richesses, j’ai supplié ; tout a été vain ; j’emploierai la force…

Seule, désarmée, persuadée que ses cris ne lui attireraient aucun secours, l’épouse d’Albinik sauta sur le lit, saisit le long cordon qui servait à rapprocher les draperies, le noua autour de son cou, monta sur le chevet, prête à se lancer dans le vide et à s’étrangler par la seule pesanteur de son corps au premier mouvement de César ; celui-ci vit une résolution si désespérée sur les traits de Méroë qu’il resta immobile ; et, soit remords de sa violence, soit certitude, s’il employait la force, de n’avoir en sa possession qu’un cadavre, soit enfin, ainsi que le fourbe le prétendit plus tard, qu’une arrière-pensée, presque généreuse, l’eût guidé, il se recula de quelques pas et leva la main au ciel comme pour prendre les dieux à témoin qu’il respecterait sa prisonnière. Celle-ci, défiante, resta toujours prête à se donner la mort. Alors le Romain se dirigea vers la secrète ouverture de la tente, disparut un moment dans les ténèbres, donna un ordre à haute voix, et rentra bientôt, se tenant assez éloigné du lit, les bras croisés sur sa toge. Ignorant si le danger qu’elle courait n’allait pas encore augmenter, Méroë demeurait debout au chevet du lit, la corde au cou. Mais, au bout de quelques instants, elle vit entrer l’interprète accompagné d’Albinik, et d’un bond fut auprès de lui.

— Ton épouse est une femme de mâle vertu ! — lui dit l’interprète. — Vois à ses pieds ces trésors ! elle les a repoussés… L’amour du grand César… elle l’a dédaigné. Il a feint de vouloir recourir à la violence. Ta compagne, désarmée par ruse, était prête à se donner la mort… Ainsi elle est glorieusement sortie de cette épreuve.

— Une épreuve ?… — reprit Albinik d’un air de doute sinistre, — une épreuve… qui a donc ici le droit d’éprouver la vertu de ma femme ?…

— Les sentiments de vengeance qui t’ont amené dans le camp romain sont ceux d’une âme fière révoltée par l’injustice et la barbarie… La mutilation que tu as subie semblait surtout prouver la sincérité de tes paroles, — reprit l’interprète ; — mais les transfuges inspirent toujours une secrète défiance. L’épouse fait souvent préjuger de l’époux, la tienne est une vaillante femme. Pour inspirer une fidélité pareille tu dois être un homme de cœur et de parole. C’est de cela que l’on voulait s’assurer.

— Je ne sais… — reprit le marin d’un air de doute. — La débauche de ton général est connue…

— Les dieux nous ont en ta personne envoyé un précieux auxiliaire, tu peux devenir fatal aux Gaulois. Crois-tu César assez insensé pour avoir voulu se faire un ennemi de toi en outrageant ta femme ? et cela au moment peut-être où il va te charger d’une mission de confiance ? Non, je le répète, il a voulu vous éprouver tous deux, et jusqu’ici ces épreuves vous sont favorables…

César interrompit son interprète, lui dit quelques mots ; puis, s’inclinant avec respect devant Méroë et saluant Albinik d’un geste amical, il sortit lentement avec majesté.

— Toi et ton épouse, — dit l’interprète. — vous êtes désormais assurés de la protection du général… Il vous en donne sa foi, vous ne serez plus ni séparés ni inquiétés… La femme du courageux marin a méprisé ces riches parures, — ajouta l’interprète en ramassant les bijoux et les replaçant dans le coffret. — César veut garder comme souvenir de la vertu de la Gauloise le poignard qu’elle portait et qu’il lui a fait enlever par ruse. Rassure-toi, elle ne restera pas désarmée.

Et presque au même instant deux jeunes affranchis entrèrent dans la tente ; ils portaient sur un grand plateau d’argent un petit poignard oriental d’un travail précieux et un sabre espagnol court et légèrement recourbé, suspendu à un baudrier de cuir rouge, magnifiquement brodé d’or. L’interprète remit le poignard à Méroë, le sabre à Albinik, en leur disant :

— Reposez en paix et gardez ces dons de la magnificence de César.

— Et tu l’assureras, — reprit Albinik, — que tes paroles et sa générosité dissipent mes soupçons ; il n’aura pas désormais d’auxiliaire plus dévoué que moi, jusqu’à ce que ma vengeance soit satisfaite.

L’interprète sortit avec les affranchis ; Albinik raconta à sa femme que, conduit dans la tente du général romain, il l’avait attendu en compagnie de l’interprète, jusqu’au moment où tous deux étaient revenus dans la tente, sous la conduite d’un esclave. Méroë dit à son tour ce qui s’était passé. Les deux époux conclurent, non sans vraisemblance, que César, ivre à demi, avait d’abord cédé à une idée infâme, mais que la résolution désespérée de la Gauloise, et sans doute aussi la réflexion qu’il risquait de s’aliéner un transfuge dont il pouvait tirer un utile parti, ayant dissipé la demi-ivresse du Romain, il avait, avec sa fourbe et son adresse habituelles, donné, sous prétexte d’une épreuve, une apparence presque généreuse à un acte odieux.

Le lendemain, César, accompagné de ses généraux, se rendit sur le rivage qui dominait l’embouchure de la Loire : une tente y avait été dressée. De cet endroit on découvrait au loin la mer et ses dangereux parages, semés de bancs de sable et d’écueils à fleur d’eau. Le vent soufflait violemment. Un bateau de pêche, à la fois solide et léger, était amarré au rivage et gréé à la gauloise, d’une seule voile carrée, à pans coupés. Albinik et Méroë furent amenés. L’interprète leur dit :

— Le temps est orageux, la mer menaçante : oseras-tu t’aventurer dans ce bateau, seul avec ta femme ? Il y a ici quelques pêcheurs prisonniers, veux-tu leur aide ?

— Ma femme et moi, nous avons bravé bien des tempêtes, seuls dans notre barque, lorsque par de mauvais temps nous allions rejoindre mon vaisseau ancré loin du rivage.

— Mais, maintenant, tu es mutilé, — reprit l’interprète ; — comment pourras-tu manœuvrer ?

— Une main suffit au gouvernail… ma compagne orientera la voile… Métier de femme, puisqu’il s’agit de manier de la toile, — ajouta gaiement le marin pour donner confiance au Romain.

— Va donc, — dit l’interprète. — Que les dieux te conduisent…

La barque, poussée à flot par plusieurs soldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, que le vent n’avait pas encore emplie ; mais bientôt, tendue par Méroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile se gonfla, s’arrondit sous le souffle de la brise ; le bateau s’inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vagues comme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, se tenait debout à la proue. Ses cheveux noirs flottaient au vent, parfois la blanche écume de l’océan, après avoir jailli sous la proue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage de la jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteur des landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindres détours. La barque semblait se jouer des hautes vagues ; de temps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage, la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, et voyaient briller au soleil l’or et l’argent des armures de ses généraux.

— Oh ! César !… fléau de la Gaule !… le plus cruel, le plus débauché des hommes !… — s’écria Méroë, — tu ne sais pas que cette frêle barque, qu’en ce moment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tes ennemis acharnés ! Tu ne sais pas qu’ils ont d’avance abandonné leur vie à Hésus, dans l’espoir d’offrir à Teutâtès, dieu des voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui… une offrande de plusieurs milliers de Romains, s’abîmant dans les gouffres de la mer ! Et c’est en élevant nos mains vers toi, reconnaissants et joyeux, ô Hésus ! que nous disparaîtrons au fond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée !…

Et la barque d’Albinik et de Méroë, rasant les écueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin, le voyant pensif et triste, lui a dit :

— À quoi songes-tu, Albinik ?… Tout seconde nos projets : le général romain n’a plus de soupçon, l’habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, et demain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis…

— Oui… je les piloterai vers l’abîme… où elles doivent s’engloutir avec nous…

— Quelle magnifique offrande à nos dieux !… dix mille Romains, peut-être !…

— Méroë, — a répondu Albinik avec un soupir, — lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que ces soldats… de braves guerriers après tout, nous revivrons ailleurs avec eux, ils pourront me dire : « Ce n’est pas vaillamment, par la lance et par l’épée, que tu nous as tués… Non, tu nous as tués sans combat, par trahison. Tu veillais au gouvernail… nous dormions confiants et tranquilles… tu nous as conduits sur des écueils… et en un instant la mer nous a engloutis… Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dans nos vivres, nous aurait fait mourir… Est-ce vaillant ?… Non ! ce n’est plus là cette franche audace de tes pères ! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient, en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoi nous battre si nous avions peur des blessures ou de la mort… »

— Ah ! — s’est écrié Méroë avec amertume et douleur, — pourquoi les druidesses m’ont-elles enseigné qu’une femme doit échapper par la mort au dernier outrage ?… Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, comme un mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara… coupant la tête du Romain qui l’avait violentée… et apportant dans un pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fières et chastes paroles : « Deux hommes vivants ne se vanteront pas de m’avoir possédée !… » Ah ! pourquoi n’ai-je pas cédé à César !

— Méroë !…

— Peut-être te serais-tu vengé alors !… Cœur faible, âme sans vigueur ! il te faut donc l’outrage accompli… la honte bue… pour allumer ta colère ?…

— Méroë ! Méroë !…

— Il ne te suffit donc pas que ce Romain ait proposé à ta femme de se vendre ?… de se livrer à lui pour des présents ?… C’est à ta femme… entends-tu ?… à ta femme… que César l’a faite… cette offre d’ignominie !…

— Tu dis vrai, — a répondu le marin en sentant, au souvenir de ces outrages, le courroux enflammer son cœur, — j’étais une âme faible…

Mais sa compagne a poursuivi avec un redoublement d’amertume :

— Non, je le vois ; ce n’est pas assez… j’aurais dû mourir… peut-être alors aurais-tu juré vengeance sur mon corps !… Ah ! ils t’inspirent de la pitié, ces Romains, dont nous voulons faire une offrande aux dieux !… ils ne sont pas complices du crime qu’a voulu tenter César, dis-tu… Réponds ?… seraient-ils venus à mon aide, ces soldats, ces braves guerriers… Si, au lieu de me fier à mon seul courage et de puiser ma force dans mon amour pour toi, je m’étais écriée éplorée, suppliante : « Romains, au nom de vos mères, défendez-moi des violences de votre général ! » Réponds, seraient-ils venus à ma voix ? auraient-ils oublié que j’étais Gauloise… et que César était… César ? Les cœurs généreux de ces braves se seraient-ils révoltés, eux, qui, après le viol, noient les enfants dans le sang des mères ?…

Albinik n’a pas laissé achever sa compagne ; il a rougi de sa faiblesse ; il a rougi d’avoir pu oublier un instant les horreurs commises par les Romains dans leur guerre impie… il a rougi d’avoir oublié que le sacrifice des ennemis de la Gaule est surtout agréable à Hésus. Alors, dans sa colère, et pour toute réponse, il a chanté le chant de guerre des marins bretons, comme si le vent avait pu porter ces paroles de défi et de mort sur le rivage où était César : 


« Tor-è-benn ! Tor-è-benn !

» Comme j’étais couché dans mon vaisseau, j’ai entendu l’aigle de mer appeler au milieu de la nuit — Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du rivage, — Et il leur disait en les appelant : — Levez-vous tous… venez… venez… — Non, ce n’est plus de la chair pourrie de chien ou de brebis qu’il nous faut… c’est de la chair romaine.

» Tor-è-benn ! Tor-è-benn !


» Vieux corbeau de mer, dis-moi, que tiens-tu là ? — Moi, je tiens la tête du chef romain ; je veux avoir ses deux yeux.. ses deux yeux rouges… — Et toi, loup de mer, que tiens-tu là ? — Moi, je tiens le cœur du chef romain, et je le mange ! — Et toi, serpent de mer, que fais-tu là, roulé autour de ce cou, et ta tête plate si près de cette bouche, déjà froide et bleue ? — Moi, je suis ici pour attendre au passage l’âme du chef romain.

» Tor-è-benn ! Tor-è-benn !


Méroë, exaltée par ce chant de guerre, ainsi que son époux, a, comme lui, répété, en semblant défier César, dont on voyait au loin la tente :

» Tor-è-benn ! Tor-è-benn ! Tor-è-benn ! »

Et toujours la barque d’Albinik et de Méroë, se jouant des écueils et des vagues, au milieu de ces dangereux parages, tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage.

— Tu es le meilleur et le plus hardi pilote que j’aie rencontré, moi, qui dans ma vie ai tant voyagé sur mer, — fit dire César à Albinik, lorsqu’il eut regagné la terre et débarqué avec Méroë. — Demain, si le temps est favorable, tu guideras une expédition dont tu sauras le but au moment de mettre en mer.

Le lendemain, au lever du soleil, le vent se trouvant propice, la mer belle, César a voulu assister au départ des galères romaines ; il a fait venir Albinik. À côté du général était un guerrier de grande taille, à l’air farouche : une armure flexible, faite d’anneaux de fer entrelacés, le couvrait de la tête aux pieds ; il se tenait immobile ; on aurait dit une statue de fer. À sa main, il portait une lourde et courte hache à deux tranchants. L’interprète a dit à Albinik, lui montrant cet homme :

— Tu vois ce soldat… durant la navigation il ne te quittera pas plus que ton ombre… Si par ta faute ou par trahison une seule des galères échouait, il a l’ordre de te tuer à l’instant, toi et ta compagne… Si, au contraire, tu mènes la flotte à bon port, le général te comblera de ses dons ; tu feras envie aux plus heureux.

— César sera content… — a répondu Albinik.

Et suivi pas à pas par le soldat à la hache, il a monté, ainsi que Méroë, sur la galère prétorienne, dont la marche guidait celle des autres ; on la reconnaissait à trois flambeaux dorés, placés à sa poupe.

Chaque galère portait soixante-dix rameurs, dix mariniers pour la manœuvre des voiles, cinquante archers et frondeurs armés à la légère, et cent cinquante soldats bardés de fer de la tête aux pieds.

Lorsque les galères eurent quitté le rivage, le préteur, commandant militaire de la flotte, fit dire, par un interprète, à Albinik, de se diriger vers le nord pour débarquer au fond de la baie du Morbihan, dans les environs de la ville de Vannes, où était rassemblée l’armée gauloise. Albinik, la main au gouvernail, devait transmettre, par l’interprète, ses commandements au maître des rameurs. Celui-ci, au moyen d’un marteau de fer, dont il frappait une cloche d’airain, d’après les ordres du pilote, indiquait ainsi, par les coups lents ou redoublés du marteau, le mouvement et la cadence des rames, selon qu’il fallait accélérer ou ralentir l’allure de la prétorienne, sur laquelle la flotte romaine guidait sa marche.

Les galères, poussées par un vent propice, s’avançaient vers le nord. Selon l’interprète, les plus vieux mariniers admiraient la hardiesse de la manœuvre et la promptitude de coup d’œil du pilote gaulois. Après une assez longue navigation, la flotte, se trouvant près de la pointe méridionale de la baie du Morbihan, allait entrer dans ces parages, les plus dangereux de toute la côte de Bretagne par leur multitude d’îlots, d’écueils, de bancs de sable, et surtout par leurs courants sous-marins d’une violence irrésistible.

Un îlot, situé au milieu de l’entrée de la baie, que resserrent deux pointes de terre, partage cette entrée en deux passes très-étroites. Rien à la surface de la mer, ni brisants, ni écume, ni changement de nuance dans la couleur des vagues, n’annonce la moindre différence entre ces deux passages. Pourtant, l’un n’offre aucun écueil, et l’autre est si redoutable, qu’au bout de cent coups de rame les navires engagés dans ce chenal à la file les uns des autres, et guidés par la prétorienne que pilotait Albinik, allaient être peu à peu entraînés par la force d’un courant sous-marin vers un banc de rochers, que l’on voyait au loin, et sur lequel la mer, partout ailleurs calme, se brisait avec furie… Mais les commandants de chaque galère ne pourraient s’apercevoir du péril que les uns après les autres, chacun ne le reconnaissant qu’à la rapide dérive de la galère qui le précéderait… et alors il serait trop tard… la violence du courant emporterait, précipiterait vaisseau sur vaisseau… Tournoyant sur l’abîme, s’abordant, se heurtant, ils devaient, dans ces terribles chocs, s’entr’ouvrir et s’engloutir au fond des eaux avec leur équipage, ou se briser sur le banc de roches… Cent coups de rame encore, et la flotte était anéantie dans ce passage de perdition…

La mer était si calme, si belle, que nul, parmi les Romains, ne soupçonnait le péril… Les rameurs accompagnaient de chants le mouvement cadencé de leurs rames ; des soldats nettoyaient les armes, d’autres dormaient, étendus à la proue ; d’autres jouaient aux osselets. Enfin, à peu de distance d’Albinik, toujours au gouvernail, un vétéran aux cheveux blanchis, au visage cicatrisé, était assis sur un des bancs de la poupe, entre ses deux fils, beaux jeunes archers de dix-huit à vingt ans. Tout en causant avec leur père, ils avaient chacun un bras familièrement passé sur l’épaule du vieux soldat, qu’ils enlaçaient ainsi ; ils semblaient causer tous trois avec une douce confiance, et s’aimer tendrement. Albinik, malgré sa haine contre les Romains, n’a pu s’empêcher de soupirer de compassion, en songeant au sort de tous ces soldats, qui ne se croyaient pas si près de mourir.

À ce moment, un de ces légers vaisseaux dont se servent les marins d’Irlande, sortit de la baie du Morbihan par le chenal qui n’offrait aucun danger… Albinik avait, pour son commerce, fait de fréquents voyages à la côte d’Irlande, terre peuplée d’habitants d’origine gauloise, parlant à peu près le même langage, mais difficile à comprendre pour qui ne les avait pas souvent pratiqués comme Albinik.

L’Irlandais, soit qu’il craignît d’être poursuivi et pris par quelqu’une des galères de guerre qu’il voyait s’approcher, et qu’il voulût échapper à ce danger en venant de lui-même au-devant de la flotte, soit qu’il crût avoir des renseignements utiles à donner, l’Irlandais se dirigea vers la prétorienne, qui ouvrait la marche. Albinik frémit… L’interprète allait peut-être interroger cet Irlandais, et il pouvait signaler le danger que devait courir l’armée navale en prenant l’une ou l’autre des deux passes de l’îlot. Albinik ordonna donc de forcer de rames, afin d’arriver au chenal de perdition avant que l’Irlandais n’eût rejoint les galères. Mais après quelques mots échangés entre le commandant militaire et l’interprète, celui-ci ordonna d’attendre le navire qui s’approchait, afin de lui demander des nouvelles de la flotte gauloise. Albinik, n’osant contrarier ce commandement, de peur d’éveiller les soupçons, obéit, et bientôt le petit navire irlandais fut à portée de voix de la prétorienne. L’interprète, s’avançant alors, dit en langue gauloise à l’Irlandais : 


— D’où venez-vous ? où allez-vous ?… Avez-vous rencontré des vaisseaux en mer ?…

À ces questions, l’Irlandais fit signe qu’il ne comprenait pas, et, dans son langage moitié gaulois, il reprit :

— Je viens vers la flotte pour lui donner des nouvelles.

— Quelle langue parle cet homme ? — dit l’interprète à Albinik. — Je ne l’entends pas, quoique son langage ne me semble pas tout à fait étranger.

— Il parle moitié irlandais, moitié gaulois, — répondit Albinik. — J’ai souvent commercé sur les côtes de ce pays ; je sais ce langage. Cet homme dit s’être dirigé vers la flotte pour lui donner des nouvelles.

— Demande-lui quelles sont ces nouvelles.

— Quelles nouvelles as-tu à donner ? — dit Albinik à l’Irlandais.

— Les vaisseaux gaulois, — répondit-il, — venant de divers ports de Bretagne, se sont réunis hier soir dans cette baie, dont je sors. Ils sont en très-grand nombre, bien équipés, bien armés, et prêts au combat… Ils ont choisi leur ancrage tout au fond de la baie, près du port de Vannes. Vous ne pourrez les apercevoir qu’après avoir doublé le promontoire d’Aëlkern…

— L’Irlandais nous apporte des nouvelles favorables, — dit Albinik à l’interprète. — La flotte gauloise est dispersée de tous côtés : une partie de ses vaisseaux est dans la rivière d’Auray, d’autres plus loin encore, vers la baie d’Audiern et Ouessant… Il n’y a au fond de cette baie, pour défendre Vannes par mer, que cinq ou six mauvais vaisseaux marchands, à peine armés à la hâte.

— Par Jupiter ! — s’écria l’interprète joyeux ; — les dieux sont, comme toujours, favorables à César !…

Le préteur et les officiers, à qui l’interprète répéta la fausse nouvelle donnée par le pilote, parurent aussi très-joyeux de cette dispersion de la flotte gauloise… Vannes était ainsi livrée aux Romains, presque sans défense, du côté de la mer.

Albinik dit alors à l’interprète en lui montrant le soldat à la hache :

— César s’est défié de moi ; bénis soient les dieux de me permettre de prouver l’injustice de ses soupçons… Voyez-vous cet îlot… là bas… à cent longueurs de rame d’ici ?…

— Je le vois…

— Pour entrer dans cette baie, il n’y a que deux passages, l’un à droite, l’autre à gauche de cet îlot. Le sort de la flotte romaine était entre mes mains ; je pouvais vous piloter vers l’une de ces passes, que rien à la vue ne distingue de l’autre, et un courant sous-marin entraînait vos galères sur un banc de rochers… pas une n’eût échappé…

— Que dis-tu ? — s’écria l’interprète, tandis que Méroë regardait son époux avec douleur et surprise, car il semblait renoncer à sa vengeance.

— Je dis la vérité, répondit Albinik à l’interprète ; — je vais vous le prouver… Cet Irlandais connaît, comme moi, les dangers de l’entrée de cette baie, dont il sort ; je lui demanderai de marcher devant nous, en guise de pilote ; et d’avance je vais vous tracer la route qu’il va suivre : d’abord il prendra le chenal à droite de l’îlot ; il s’avancera ensuite, presque à toucher cette pointe de terre que vous apercevrez plus loin ; puis il déviera beaucoup à droite, jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur de ces rochers noirs qui s’élèvent là-bas ; cette passe traversée, ces écueils évités, nous serons en sûreté dans la baie… Si l’Irlandais exécute de point en point cette manœuvre, vous défierez-vous encore de moi ?

— Non, par Jupiter ! — répondit l’interprète. — Il faudrait être insensé pour conserver le moindre soupçon.

— Jugez-moi donc… — reprit Albinik, et il adressa quelques mots à l’Irlandais, qui consentit à piloter les navires. Sa manœuvre fut celle prévue par Albinik. Alors celui-ci, ayant donné aux Romains ce gage de sincérité, fit déployer la flotte sur trois files, et pendant quelque temps la guida à travers les îlots dont la baie est semée ; puis il donna l’ordre aux rameurs de rester en place sur leurs rames. De cet endroit on ne pouvait apercevoir la flotte gauloise, ancrée tout au fond de la baie, à près de deux lieues de distance de là, et dérobée à tous les yeux par un promontoire très-élevé.

Albinik dit alors à l’interprète :

— Nous ne courons plus qu’un seul danger ; mais il est grand. Il y a devant nous des bancs de sable mouvants, parfois déplacés par les hautes marées : les galères pourraient s’y engraver ; il faut donc que j’aille reconnaître ce passage la sonde à la main, avant d’y engager la flotte. Elle va rester en cet endroit sur ses rames ; faites mettre à la mer la plus petite des barques de cette galère avec deux rameurs : ma femme tiendra le gouvernail ; si vous avez encore quelque défiance, vous et le soldat à la hache vous nous accompagnerez dans la barque ; puis, le passage reconnu, je reviendrai à bord de cette galère pour piloter la flotte, jusqu’à l’entrée du port de Vannes.

— Je ne me défie plus, — répondit l’interprète ; — mais, selon l’ordre de César, ni moi ni ce soldat, nous ne devons te quitter un seul instant.

— Qu’il en soit ainsi que vous le désirez, — dit Albinik.

Et la petite barque de la galère fut mise à la mer. Deux rameurs y descendirent avec le soldat et l’interprète ; Albinik et Méroë s’embarquèrent à leur tour : le bateau s’éloigna de la flotte romaine, disposée en croissant et se maintenant sur ses rames en attendant le retour du pilote. Méroë, assise au gouvernail, dirigeait la barque selon les indications de son époux. Lui, à genoux et penché à la proue, sondait le passage au moyen d’un plomb très-lourd attaché à un long et fort cordeau. Le bateau côtoyait alors un des nombreux îlots de la baie de Morbihan. Derrière cet îlot s’étendait un long banc de sable que la marée alors descendante commençait à découvrir ; puis, au delà du banc de sable, quelques rochers bordant le rivage,.. Albinik venait de jeter de nouveau la sonde ; pendant qu’il semblait examiner sur la corde les traces de la profondeur de l’eau, il échangea un regard rapide avec sa femme en lui indiquant d’un coup d’œil le soldat et l’interprète… Méroë comprit : l’interprète était assis près d’elle, à la poupe ; venaient ensuite les deux rameurs sur leur banc, et enfin l’homme à la hache debout, derrière Albinik, penché à la proue, sa sonde à la main… Se relevant soudain, il se fit de cette sonde une arme terrible, lui imprima le mouvement rapide que le frondeur donne à sa fronde, et du lourd plomb attaché au cordeau frappa si violemment le casque du soldat, qu’étourdi du coup, il s’affaissa au fond de la barque. L’interprète voulut s’élancer au secours de son compagnon ; mais, saisi aux cheveux par Méroë, il fut renversé en arrière, perdit l’équilibre et tomba à la mer. L’un des deux rameurs, ayant levé sa rame sur Albinik, roula bientôt à ses pieds. Le mouvement donné au gouvernail par Méroë fit approcher le bateau si près de l’îlot montueux, qu’elle y sauta, ainsi que son époux. Tous deux gravirent rapidement ces roches escarpées ; ils n’avaient plus d’autre obstacle pour arriver au rivage qu’un banc de sable, dont une partie, déjà découverte par la marée, était mouvante, ainsi qu’on le voyait aux bulles d’air qui venaient continuellement à sa surface. Prendre ce passage pour atteindre les rochers de la côte, c’était périr dans le gouffre caché sous cette surface trompeuse. Déjà les deux époux entendaient de l’autre côté de l’îlot, dont l’élévation les cachait, les cris, les menaces du soldat, revenu de son étourdissement, et la voix de l’interprète, retiré sans doute de l’eau par les rameurs. Albinik, habitué à ces parages, reconnut, à la grosseur du gravier et à la limpidité de l’eau dont il était encore couvert, que le banc de sable, à quelques pas de là, n’était plus mouvant. Il le traversa donc en cet endroit avec Méroë, tous deux ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils atteignirent alors les rochers de la côte, les escaladèrent agilement, et s’arrêtèrent ensuite un instant afin de voir s’ils étaient poursuivis.

L’homme à la hache, gêné par sa pesante armure, et n’étant, non plus que l’interprète, habitué à marcher sur des pierres glissantes couvertes de varechs, comme l’étaient celles de l’îlot qu’ils avaient à traverser pour atteindre les deux fugitifs, arrivèrent, après maints efforts, en face de la partie mouvante du banc de sable laissée à sec par la marée de plus en plus basse. Le soldat, possédé de colère à l’aspect d’Albinik et de sa compagne, dont il ne se voyait séparé que par un banc de sable fin et uni, laissé à sec, crut le passage facile, et s’élança… Au premier pas, il enfonça dans la fondrière jusqu’aux genoux ; il fit un violent effort pour se dégager… et disparut jusqu’à la ceinture… Il appela ses compagnons à son aide… à peine avait-il appelé… qu’il n’eut plus que la tête hors du gouffre… Elle disparut aussi… et un moment après, comme il avait levé les mains au ciel en s’abîmant, l’on ne vit plus qu’un de ses gantelets de fer s’agitant convulsivement en dehors du sable… Puis l’on n’aperçut plus rien… rien… sinon quelques bulles d’eau à la surface de la fondrière.

Les rameurs et l’interprète, saisis d’épouvante, restèrent immobiles, n’osant braver une mort certaine pour atteindre les fugitifs… Alors Albinik adressa ces mots à l’interprète :

— Tu diras à César que je m’étais mutilé moi-même pour lui donner confiance dans la sincérité de mes offres de services… Mon dessein était de conduire la flotte romaine à une perte certaine en périssant moi et ma compagne… Il en allait être ainsi… Je vous pilotais dans le chenal de perdition d’où pas une galère ne serait sortie… Lorsque nous avons rencontré l’Irlandais, il m’a appris que, rassemblés depuis hier, les vaisseaux gaulois, très-nombreux et très-bien armés, sont ancrés au fond de cette baie… à deux lieues d’ici. Apprenant cela, j’ai changé de projet, je n’ai plus voulu perdre vos galères… Elles seront de même anéanties, mais non par embûche et déloyauté… elles le seront par vaillant combat, navire contre navire, Gaulois contre Romain… Maintenant, dans l’intérêt du combat de demain, écoute bien ceci : J’ai à dessein conduit tes galères sur des bas fonds où dans quelques instants elles se trouveront à sec sur le sable. Elles y resteront engravées, car la mer descend… Tenter un débarquement, c’est vous perdre ; vous êtes de tous côtés entourés de bancs de sable mouvants, pareils à celui où vient de s’engloutir l’homme à la hache… Restez donc à bord de vos navires ; demain ils seront remis à flot par la marée montante… et demain bataille… bataille à outrance… Le Gaulois aura une fois de plus montré que jamais Breton ne fit trahison… et que s’il est glorieux de la mort de son ennemi, c’est lorsqu’il a loyalement tué son ennemi…

Et Albinik et Méroë, laissant l’interprète effrayé de ces paroles, se sont dirigés en hâte vers la ville de Vannes, pour y donner l’alarme et prévenir les gens de la flotte gauloise de se préparer au combat pour le lendemain…

Chemin faisant, l’épouse d’Albinik lui a dit :

— Le cœur de mon époux bien-aimé est plus haut que le mien. Je voulais voir détruire la flotte romaine par les écueils de la mer… Mon époux veut la détruire par la vaillance gauloise. Que je sois à jamais glorifiée d’être la femme d’un tel homme !




« Ce récit que votre fils Albinik, le marin, vous envoie, à vous, ma mère Margarid, à vous, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ce récit votre fils l’a écrit durant cette nuit-ci qui précède la bataille de demain. Retenu dans le port de Vannes par les soins qu’il donne à son navire, afin de combattre les Romains au point du jour, votre fils vous envoie cette écriture au camp gaulois qui défend par terre les approches de la ville. Mon père et ma mère blâmeront ou approuveront la conduite d’Albinik et de sa femme Méroë, mais ce récit contient la simple vérité. »