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Les Mystères du peuple/VI/3

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Les Mystères du peuple — Tome VI
LE CRÂNE D’ENFANT — Chapitre premier.

LE CRÂNE D’ENFANT


ou


LA FIN DU MONDE.




YVON-LE-FORESTIER.
912-1042.


..... Mais le roi Lother alla à Limoges et resta pendant quelque temps dans l’Aquitaine. À son retour, il fut empoisonné par son épouse adultère. Il laissa un fils nommé Ludwig qui lui survécut à peine une année, et fut lui-même empoisonné par un breuvage que lui donna sa femme nommée Blanche.
(Chronique d’ADHÉMAR LE CABANENSIS, Rec. DOM. BOUQUET, t. X, p. 144~145.)


..... L’année 987, le roi Ludwig-le-Fainéant (qui nihil facit) mourut, et son royaume fut donné au duc Hugh, qui la même année fut roi des Franks.
(Chronique d’ODORAN, moine de Saint Pierre de Sens. Hist. Franç., DUCHESNE, t. II, p. 638.)


..... Après le temps marqué par les lois, afin de posséder le royaume et d’en avoir la souveraineté, le roi ayant été enseveli, Hugh épousa Blanche dans le temps et de la manière voulus par les saints canons.
(GERVASIUS DE TILBERY, De otia imperalia. V. Leibnitz. Script. Brunswik.)


..... C’est une croyance universelle que le monde doit finir avec l’an 1000 de l’incarnation.
(RAOUL GLABER, liv. V, Ch. I.)


..... J’ai entendu un prêtre annoncer au peuple dans une église de Paris qu’à l’expiration de la millième année viendrait l’ante-Christ, et peu de temps après le jugement universel.
(GALLANDIUS, liv. XIV, p. 141.)


..... Comme la fin du monde est proche, moi Arnaud et ma femme Arsende, dans la crainte où nous sommes du jour redoutable du dernier jugement, nous cédons à Dieu et à saint Pierre quelques-uns de nos biens.
(Cartulaires de l’abbaye de Lexat. Donation d’ARNAUD, comte de Carcassonne, DOM VALETTE, Preuves de l’Hist. du Languedoc, t. II, p. 86.)


CHAPITRE PREMIER.


La forêt de Compiègne. — La Fontaine-aux-Biches. — Le rendez-vous. — La reine Blanche et Hugh-le-Chappet (Hugues Capet), comte de Paris et d’Anjou, duc de l’Île de France, abbé de Saint-Martin-de-Tours et de Saint-Germain-des-Prés. — Manière royale de se défaire d’un mari gênant. — Yvon-le-Bestial et Marceline-aux-cheveux d’or. — Ludwig V Fainéant (Louis V le Fainéant), dernier rejeton de Charlemagne. — Le festin. — L’empoisonnement. — Yvon-le-Forestier. — Comment finissent et comment se fondent les royautés. — Hugh-le-Chappet, roi des Français et chef de la troisième race des souverains étrangers à la Gaule.




Notre aïeul Eidiol, le doyen des nautonniers parisiens, écrivait (il y a de cela soixante-quinze ans et plus), en parlant de l’avilissement continu des races royales, que la lignée de Karl-le-Grand, se dégradant jusqu’à Karl-le-Sot, continuerait sans doute de se dégrader encore à travers les âges en vertu du crime originel de toute royauté, issue de la conquête ; les prévisions de notre aïeul Eidiol ne le trompaient pas. Jugez-en, fils de Joel !

Après avoir forcé Karl-le-Sot de donner sa fille Ghisèle (bientôt morte de chagrin) à Rolf, avec la Bretagne et la Neustrie pour dot, Roth-bert, comte de Paris, ne se contentant plus d’outrager, de spolier la royauté, se révolta ouvertement en 922 contre Karl-le-Sot, se fit couronner et sacrer à Reims par l’Église catholique, fidèle à son pieux usage de tous les temps, de sacrer et consacrer usurpations iniques et violences sanglantes, pourvu qu’on la paye. Cependant bon nombre d’autres seigneurs français, jaloux de voir Roth-bert, leur égal, s’emparer du trône, lui livrent bataille ; il est tué. Sa mort ne profite pas à Karl-le-Sot ; en 929, il meurt détrôné dans le château de Péronne, prisonnier d’Herberth, comte de Vermandois. La dernière femme de ce misérable Sot, quittant la France avec le fils qu’elle avait eu de lui, se retire avec son enfant auprès d’Adelestan, roi d’Angleterre, dont elle est sœur. Après la mort de Roth-bert, Radulf (ou Raoul), duk de Bourgogne, s’emparant du trône vacant, au préjudice du fils de Karl-le-Sot, fut sacré roi par le clergé dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons. Durant son règne (de 924 à 936), de nouvelles expéditions de pirates north-mans partis des mers du nord viennent ravager la Gaule ; les Hongrois l’envahissent à leur tour, les guerres incessantes des seigneurs entre eux mettent le comble aux maux du pays. L’usurpateur Raoul meurt sans enfants ; un parti de seigneurs français fait alors revenir d’Angleterre le fils de Karl-le-Sot. Ce fils, nommé Ludwig, qui arrivait ainsi d’outre-mer, fut surnommé Ludwig-d’Outre-mer. Sous son règne, qui dura de 936 à 964, année où il mourut à Reims d’une chute de cheval, la Gaule fut constamment déchirée par les guerres civiles et étrangères, surtout excitées par les violentes ambitions des Comtes de Paris, descendants d’Eudes et de Roth-bert-le-Fort. Cette puissante famille franque devait être aussi fatale à la race de Karl-Martel que ses aïeux les Maires du palais avaient été funestes à la race de Clovis. Les Comtes de Paris, plusieurs fois maîtres du trône, étaient d’origine germanique comme tous les seigneurs franks, leurs parents, qui s’étaient partagé la Gaule, notre mère-patrie. Ainsi le fils de Roth-bert, Hugh-l’Abbé, après avoir fait épouser sa sœur Herberge à Ludwig-d’Outre-mer, laissa en mourant deux filles et trois fils : l’aîné Hugh, surnommé le Chappet (parce qu’il portait toujours une chappe d’abbé), fut duc de l’île de France, comte de Paris et d’Anjou ; ses deux frères Otho et Henrich furent ducs de Bourgogne ; ses deux filles épousèrent, l’une Richard, duk de Normandie, petit-fils du vieux Rolf, et l’autre Frédérich, duk de Lorraine. Ludwig-d’Outre-mer, mort d’une chute de cheval en 964, eut un fils, Lothèr, qui après un règne désastreux, mourut à Reims le 2 mars 986, empoisonné par sa femme, la reine Imma, et l’évêque de Laon, son amant, laissant un fils de vingt ans nommé Ludwig-le-Fainéant. Ce dernier rejeton de Karl-le-Grand règne depuis un an sur la Gaule au moment où commence ce récit, qui se passe vers le mois de mai 987.




La Fontaine-aux-Biches, source d’eau vive, coule sous les chênes séculaires de l’une des plus profondes solitudes de la forêt de Compiègne : cerfs et biches, daims et daines, chevreuils et chevrettes viennent s’abreuver à ce cours d’eau et laissent les nombreuses empreintes de leurs pas sur les bords du ruisseau ou sur le sol sablonneux des étroits sentiers pratiqués par ces bêtes fauves à travers les taillis dont la source est environnée. Une heure à peine après le lever du soleil, et sortant de l’un de ces sentiers, une femme simplement vêtue et encore haletante de la précipitation de sa marche, arriva près de la Fontaine-aux-Biches, regardant de côté et d’autre avec surprise, comme si elle s’attendait à être devancée par quelqu’un en cet endroit solitaire ; son espoir trompé, elle fit un mouvement d’impatience, s’assit essoufflée sur l’un des rochers qui bordait la source et releva le capuchon de sa cape. Cette femme, à peine âgée de vingt ans, avait les cheveux, les yeux et les sourcils noirs, le teint brun, les lèvres d’un rouge vif ; ses traits étaient beaux, la mobilité de ses narines gonflées, la vivacité de ses mouvements annonçaient un caractère violent. À peine se fut-elle reposée quelques instants qu’elle se releva et marcha çà et là d’un pas agité, s’arrêtant parfois pour écouter si personne ne venait ; enfin entendant le bruit d’un pas lointain, elle tressaillit et courut à la rencontre de celui qu’elle attendait ; il parut. C’était un homme simplement vêtu et dans la force de l’âge, grand, robuste, au regard perçant, à la physionomie sombre et rusée. La jeune femme s’élançant d’un bond dans les bras de ce personnage, lui dit d’une voix passionnée : — Hugh ! je voulais t’accabler de reproches, te battre ! te voilà, j’oublie tout. — Et elle ajouta avec un emportement amoureux : — Tes lèvres, oh ! tes lèvres !

Hugh après plusieurs baisers donnés et rendus, se délivrant non sans peine de l’étreinte de cette endiablée, lui dit gravement : — Il ne s’agit pas d’amour à cette heure.

— À cette heure, aujourd’hui, hier, demain, partout et toujours, je t’aime, je t’aimerai !

— Blanche, téméraires sont ceux-là qui disent : toujours, lorsque quatorze ans à peine nous séparent du terme fatal assigné à la durée du monde !

— Quoi ! ce rendez-vous matinal dans cet endroit solitaire, où je suis venue sous prétexte d’aller prier à l’ermitage de Saint-Eusèbe, ce rendez-vous, tu me l’aurais donné pour me parler de la fin du monde ? Hugh, Hugh... la fin du monde pour moi... c’est la fin de ton amour !

— Ne raille pas des choses saintes ! ne fait-elle pas de plus en plus des progrès, cette croyance : que dans quatorze ans, le premier jour de l’an mil, ce sera fini de ce monde-ci et de ceux qui l’habitent ?

Blanche, frappée de la froideur des réponses de son amant, se recula brusquement, le sourcil froncé, la narine gonflée, le sein palpitant, lançant à Hugh un regard qui semblait vouloir lire au plus profond du cœur de cet homme impénétrable ; elle le fixa ainsi pendant quelques instants, puis s’écria d’une voix tremblante de colère en lui montrant le poing : — Tu aimes une autre femme ?

— Tes paroles sont insensées !

— Ciel et terre ! moi ainsi méprisée, moi... la reine ! Oui, tu aimes une autre femme, la tienne peut-être ? cette Adelaïde de Poitiers, ton épouse, dont tu m’as tant de fois juré de te débarrasser par le divorce ! — Puis la parole expirant sur ses lèvres, la femme du roi Ludwig-le-Fainéant éclata en sanglots, et les yeux étincelants de larmes et de fureur, elle montra de nouveau le poing au Comte de Paris en lui disant : — Hugh, je te tuerai et ta femme aussi !

— Veux-tu m’entendre sans colère ?

— Parle, — répondit la reine, — parle ; oh ! si rusé que tu sois, tu ne m’abuseras pas !

— Blanche, — dit lentement Hugh, en suivant avec une attention profonde l’effet de ses paroles sur la physionomie de la reine, qui, les yeux fixés sur le sol, semblait méditer quelque sinistre projet, — je ne suis pas seulement comte de Paris et duc de France comme mes ancêtres, je suis aussi comme eux abbé de Saint-Martin-de-Tours et de Saint-Germain-des-Prés, abbé non-seulement par la chappe... mais par la foi ; aussi je blâme ton incrédulité au sujet de la fin prochaine du monde. Les plus saints évêques la prédisent, engageant les fidèles à se hâter de faire leur salut pendant les quatorze ans qui les séparent du jour du jugement dernier !... Quatorze ans ! c’est si peu pour gagner l’éternité.

— Par l’enfer que j’ai dans le cœur ! cet homme me fait un sermon ! — s’écria la reine avec un éclat de rire sardonique, — où veu
x-tu en venir ? Est-ce un piège ? — Et tâchant de lire de nouveau dans les regards et sur la figure de son amant le fond de sa pensée, elle attacha longtemps, mais en vain, les yeux sur lui, et s’écria avec un accent de rage concentrée : — Rien ! rien ! toujours impénétrable !

— Loin de te rien dissimuler, — reprit Hugh, — mon seul vœu est de te voit lire au plus profond de mon cœur... ma plus secrète pensée.

Le Comte de Paris appuya tellement sur ces derniers mots que Blanche le regarda fixement et reprit : — Entends-tu par là que je doive deviner... ou supposer ce que tu ne me diras pas ?

— Mon seul vœu, je te le répète, — reprit le comte impassible, — est de te voir lire dans mon cœur... ma plus secrète pensée.

— Malédiction sur moi ! — s’écria la reine, — cet homme n’est que ruse, artifice et ténèbres ! et je l’aime ! et j’en suis affolée !... Oh ! il y a là quelque charme magique ! — Et mordant son mouchoir avec une rage sourde, elle dit à Hugh-le-Chappet : Je ne t’interromprai plus, dussé-je étouffer de colère !

— Blanche, je te l’ai dit, l’approche des temps redoutables où le monde doit finir, me donne à penser pour mon salut ; j’envisage avec effroi notre commerce doublement adultère, car nous sommes tous deux mariés ; — puis arrêtant du geste une nouvelle explosion de fureur de la reine, le Comte de Paris ajouta d’une voix solennelle, en levant sa main vers le ciel : — J’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu étais veuve j’obtiendrais du pape mon divorce, et je t’épouserais avec une sainte joie ; mais aussi j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! je ne veux plus désormais braver les peines éternelles en continuant un commerce criminel avec une femme liée, comme je le suis moi-même, par le sacrement du mariage. Non, non, ces quelques années qui nous séparent de l’an 1000, redoutable jour du jugement dernier, je les passerai dans la mortification, le jeûne, l’abstinence, le repentir, la prière, afin d’obtenir du Seigneur Dieu la rémission de mes péchés et de mon adultère avec toi. Blanche, n’essaye pas de changer ma résolution : selon les caprices de ton amour, tu as tour à tour maudit ou vanté l’inflexible ténacité de mon caractère ; or ce que j’ai dit est dit : ce jour sera le dernier jour de notre commerce adultère.

La femme de Ludwig-le-Fainéant, à mesure que Hugh-le-Chappet parlait, avait observé sa figure avec une attention dévorante ; lorsqu’il se tut, loin d’éclater en récriminations désespérées, elle porta ses deux mains à son front et parut s’abîmer dans ses réflexions ; le Comte de Paris, toujours impénétrable, mais jetant sur Blanche un regard oblique et ne la perdant pas de vue, semblait attendre avec anxiété la première parole de la reine. Enfin celle-ci tressaillant, redressa la tête, frappée sans doute d’une pensée soudaine, regarda pendant quelques instants Hugh-le-Chappet en silence, puis contenant son émotion lui dit : — Crois-tu que le roi Lothèr, père de Ludwig, mon mari, soit mort empoisonné l’an passé au mois de mars ?

— Je crois qu’il est mort par le poison.

— Hugh ? crois-tu Imma, femme de Lothèr, coupable de l’empoisonnement de son mari ?

— On l’accuse de ce crime.

— Je te demandes si tu crois Imma coupable ?

— Blanche... Je crois ce que je vois.

— Et quand tu ne vois pas ?

— Je doute.

— Tu sais que dans ce meurtre, la reine Imma eut pour complice son amant Adalberon, évêque de Laon (A).

— Ce fut un grand scandale pour l’Église !

— Après l’empoisonnement de Lothèr, la reine et l’évêque, délivrés de cet ombrageux mari, se sont chéris davantage encore.

— Double et horrible sacrilège ! — s’écria le Comte de Paria avec indignation, — un évêque et une reine adultères ! homicides ! 


Blanche parut surprise de l’indignation de Hugh-le-Chappet, le regarda de nouveau très-attentivement, puis lui dit d’un air de doute : — Je crains que nous ne nous entendions pas ?

— Pourquoi cela ?

— Tout à l’heure ne m’as-tu pas dit : mon désir est de te voir lire au plus profond de mon cœur... ma plus secrète pensée ?

— Je t’ai dit cela.

— Cette secrète pensée... je croyais l’avoir lue dans ton cœur ; me serais-je trompée ?

— En quoi trompée ?

Après un nouveau silence, la reine reprit : — Sais-tu que le roi Lothèr serait mort à propos pour toi, si tu étais ambitieux ? Et l’évêque Adalberon, complice de la reine, était ton ami !

— Il l’était avant son crime.

— Et après ?

— L’évêque m’a fait horreur.

— Cependant son crime t’a profité.

— En quoi, Blanche ? Le fils de Lothèr ne règne-t-il pas aujourd’hui ? D’ailleurs quand mes aïeux, les comtes de Paris, ont voulu la couronne, ils n’ont pas assassiné les rois, ils les ont détrônés, ainsi que Eudes a détrôné Karl-le-Gros, et Roth-bert... Karl-le-Sot.

— Ce qui n’a pas empêché Karl-le-Sot, neveu de Karl-le-Gros, de remonter plus tard sur le trône, de même que Ludwig-d’Outre-mer, fils de Karl-le-Sot, a aussi plus tard repris sa couronne, tandis que le roi Lothèr, empoisonné l’an passé, ne régnera plus ; d’où il suit... qu’il vaut mieux tuer les rois que les détrôner, lorsqu’on veut régner à leur place.

— Oui... si l’on n’a point souci des peines éternelles.

— Hugh, si d’aventure mon mari mourait ?... Cela peut arriver, n’est-ce pas ?

— La volonté du Seigneur est toute-puissante, — répondit Hugh-le-Chappet d’un air contrit, — tel est aujourd’hui plein de vie et de jeunesse, qui sera demain cadavre et poussière !

— Donc, si d’aventure le roi mon mari mourait... — reprit Blanche en ne quittant pas des yeux les yeux du comte de Paris, — enfin, si un jour ou l’autre je devenais veuve... mon amour ne serait plus adultère, n’est-ce pas, Hugh ?

— Non, puisque tu serais libre.

— Et toi, serais-tu fidèle à tes paroles de tout à l’heure lorsque tu me disais : « Blanche, j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu devenais veuve je me séparerais de ma femme Adelaïde de Poitiers, et je t’épouserais avec une joie pure et sainte ? »

— Blanche, je te le répète, — reprit Hugh-le-Chappet, en évitant le regard de la reine obstinément fixé sur lui, — j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu devenais veuve, j’obtiendrais du pape de divorcer avec Adelaïde de Poitiers, et je t’épouserais.

Un nouveau silence suivit cette réponse du Comte de Paris ; Blanche reprit lentement : — Hugh, il est des morts étranges et subites, n’est-ce pas ?

— En effet, l’on a souvent vu des morts étranges et subites.

— Personne n’est à l’abri de ces hasards du destin ?

— La volonté du ciel dispose seule de nos destinées.

— Mon mari, Ludwig-le-Fainéant, est soumis, comme tout autre, en ce qui touche le terme de sa vie aux décrets de la Providence, n’est-ce pas, Hugh ?

— Assurément.

— Il peut donc, quoiqu’il ait à peine vingt ans, mourir subitement... dans un an, dans six mois, aujourd’hui... demain... que sais-je ?

— La fin de l’homme est la mort.

— Si ce malheur arrivait, — reprit la reine après un nouveau silence, — une chose m’inquiète, Hugh.

— Laquelle ? 


— Les médisants, voyant Ludwig mourir si promptement, parleraient peut-être... de poison ?

— Une conscience pure méprise les calomnies.

— Oh ! moi, je les mépriserais ces calomnies ; mais toi, mon bien aimé Hugh, toi ? les mépriserais-tu ?

— Tout à l’heure tu m’as demandé si je croyais Imma coupable de l’empoisonnement de son mari, je t’ai répondu ceci : Je crois ce que je vois... quand je ne vois pas... je doute.

— Ainsi quoi qu’il arrive, jamais tu ne m’accuserais d’être une empoisonneuse ?

— Oh ! Blanche, que la malédiction du ciel me frappe ! si jamais j’étais assez infâme pour concevoir un pareil soupçon contre toi ! — s’écria Hugh-le-Chappet avec une tendresse passionnée, en enlaçant la reine entre ses bras. — Quoi ! le Seigneur, rappelant à lui ton mari, comblerait le rêve de ma vie ! me permettrait de sanctifier par le mariage cet ardent amour à qui je sacrifierais tout, sauf mon salut éternel ! et au lieu de remercier Dieu, j’irais te soupçonner d’un crime odieux, toi ? toi, âme de ma vie ! — Puis serrant plus étroitement encore contre sa large poitrine la reine, qui, la joue en feu, le sein bondissant, le regard troublé, semblait plongée dans l’extase, Hugh-le-Chappet ajouta d’une voix basse et palpitante : — Ô délices de mon cœur ! si tu étais un jour ma femme devant Dieu ! dans cet amour désormais pur et saint, nous fondrions nos âmes ; et puis, joies du ciel ! nous ne vieillirions pas ! la fin du monde approche, et ensemble nous quitterions cette vie encore pleins d’ardeur et d’amour ! — En disant ces derniers mots, le Comte de Paris approcha ses lèvres des lèvres de la reine ; elle murmura quelques mots d’une voix défaillante ; mais lui, se dégageant avec effort des bras de Blanche, qui tomba brisée à ses pieds, s’écria en s’éloignant : — Non ! il me faut un courage surhumain pour résister à la passion qui nous dévore ! Laisse-moi, adieu ! je retourne à Paris, d’où je suis venu en secret ! 


Hugh-le-Chappet disparut à travers les taillis, tandis que la reine, anéantie par la lutte et la violence de sa passion, le suivait du regard en disant : — Hugh, je t’ai compris, je serai veuve, et tu seras roi !




Parmi les serfs domestiques du domaine royal de Compiègne se trouvait un jeune garçon de dix-huit ans, nommé Yvon ; depuis la mort de son père, serf forestier, il demeurait avec son aïeule, lavandière du château, celle-ci ayant obtenu du baillif la faveur de garder ainsi près d’elle son petit-fils ; il fut d’abord employé aux étables ; mais, sortant pour la première fois du fond des bois, il parut si sauvage, si stupide, qu’il passa bientôt pour idiot, et on l’appela Yvon-le-Bestial ; dès lors il servit à tous de jouet et de risée ; le roi lui-même, Ludwig-le-Fainéant, s’amusait parfois de la sottise du jeune serf : on lui apprenait à contrefaire le chien en aboyant et en marchant à quatre pattes ; on le forçait de manger des lézards, des araignées, des grenouilles, Yvon obéissait en riant d’un air hébété. Ainsi livré aux mauvais traitements ou aux mépris de chacun, ce garçon, depuis la mort de son aïeule, n’inspirait de compassion qu’à une pauvre serve du château, nommée Marceline-aux-cheveux-d’or, parce qu’elle avait une abondante chevelure d’un blond doré ; cette jeune fille servait dame Adelinde, camériste favorite de la reine. Or, le matin de ce jour, où Blanche et Hugh-le-Chappet s’étaient rencontrés à la Fontaine aux-Biches, Marceline, portant sur sa tête une cruche d’eau, traversa une des cours du château pour regagner la chambre de sa maîtresse. Soudain elle entendit pousser des huées, puis elle vit presque aussitôt Yvon entrer dans la cour, poursuivi par des enfants et plusieurs serfs du domaine, criant à tue-tête : — Oh ! le bestial ! le bestial ! — et ils jetaient à l’idiot des pierres et des ordures. Marceline montrait un très-bon cœur en s’intéressant à ce malheureux, non que les traits d’Yvon fussent difformes, mais leur expression d’idiotisme faisait peine à voir. Il tressait habituellement avec de la paille ses longs cheveux noirs en cinq ou six nattes, et elles pendaient de sa nuque et de ses tempes, comme autant de queues ; à peine vêtu d’un mauvais sarrau rapiécé de haillons de toutes couleurs, il portait pour chaussure des peaux de lapins ou d’écureuils attachées autour de ses pieds et de ses jambes avec des liens d’osier. Yvon, poursuivi de près et de différents côtés par les serfs du château, fit dans la cour plusieurs crochets pour échapper à ses tourmenteurs ; mais, reconnaissant Marceline, qui, debout sur le premier degré de la tourelle, où elle se disposait à monter, contemplait l’idiot avec grand’pitié, il courut vers la jeune fille, et, se jetant à ses pieds, afin de se mettre sous sa protection, il lui dit en joignant les mains : — Pardon ! pardon !

— Monte vite l’escalier ! — répondit Marceline à l’idiot en lui indiquant du geste les marches de la tourelle. Se relevant en hâte, Yvon suivit le conseil de la jeune serve ; celle-ci se plaça dans l’embrasure de la porte, déposa sa cruche à ses pieds, et s’adressant aux persécuteurs d’Yvon qui s’approchaient : — Ayez pitié de ce pauvre idiot ! il ne fait de mal à personne !

— Je l’ai vu sortir à pas de loup des taillis de la forêt, du côté de la Fontaine-aux-Biches ! — s’écria un serf forestier. — Ses cheveux et ses haillons sont trempés de rosée ; il aura été dans quelque épais fourré tendre des lacets pour prendre du gibier qu’il mange cru !

— Oh ! il est bien le digne fils de Luduecq, le forestier, qui vivait comme un sauvage dans sa tanière, ne sortant jamais du fond des bois, — dit un autre serf. — Il faut nous amuser de ce bestial !

— Oui, oui, plongeons-le jusqu’aux oreilles dans la vase de la mare voisine, ce sera son châtiment, puisqu’il va tendre des lacets pour y prendre le gibier ! — dit le forestier. Puis, faisant un pas vers la jeune serve qui barrait toujours la porte, il s’écria : — Hors de là ! sinon nous te faisons prendre un bain de bourbe avec le bestial !

— Songes-y ! — s’écria Marceline, — ma maîtresse, dame Adelinde, camériste de la reine, me vengera de vos mauvais traitements ! 



— Au diable Adelinde ! — crièrent ces méchantes gens. — À la mare, le bestial !

— Oui, à la mare, le bestial ! et Marceline aussi !

Au plus fort de ce tumulte, une des croisées du château s’ouvrit ; et un jeune homme de vingt ans au plus, se penchant sur l’appui de cette croisée, s’écria d’une voix irritée : — Je vais vous faire rougir l’échine à coups de lanière, maudits chiens hurleurs !

— Le roi ! — murmurèrent les tourmenteurs d’Yvon et en un instant ils s’enfuirent par la porte de la cour. — Sauvons-nous ! c’est le roi !

— Hé ! la fille ! — dit Ludwig-le-Fainéant à Marceline, qui, très-heureuse de voir l’idiot sauvé des mauvais traitements, reprenait sa cruche remplie d’eau. — Hé ! la fille ! quelle était la cause du tapage infernal de ces criards ?

— Seigneur roi, — répondit en tremblant Marceline-aux-cheveux-d’or, — on voulait maltraiter le pauvre Yvon.

— Est-ce qu’il est là, ce bestial ?

— Seigneur roi, je ne sais où il s’est allé cacher, — reprit la serve, craignant de voir l’idiot, à peine échappé à ses persécuteurs, servir de jouet aux caprices de Ludwig. Celui-ci s’étant retiré de la fenêtre, Marceline se hâta de remonter l’escalier de la tourelle. À peine eut-elle gravi une douzaine de marches, qu’elle vit Yvon accroupi sur l’un des degrés, ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains ; à l’aspect de la jeune fille, il secoua la tête en disant d’une voix émue : — Bonne ! toi !... oh ! bonne !... — Et il attacha sur la jeune fille des yeux si reconnaissants qu’elle reprit en soupirant : — Qui croirait pourtant que ce malheureux, au regard parfois si doux, soit privé de raison ? — Déposant alors sa cruche à ses pieds, elle ajouta : — Yvon, pourquoi es-tu allé ce matin dans la forêt ? tes cheveux et tes haillons sont trempés de rosée. Est-il vrai que tu vas tendre des lacets pour prendre du gibier ? — L’idiot répondit par une espèce de rire hébété en balançant sa tête en avant et en arrière. — Yvon, — dit tristement Marceline, — tu ne comprends donc pas mes paroles ? — L’idiot resta muet ; puis, remarquant la cruche que la serve venait de déposer à ses pieds, il la prit et la posa sur sa tête, en faisant signe à Marceline-aux-cheveux-d’or de monter l’escalier devant lui. — La pauvre créature tâche de me témoigner de son mieux sa reconnaissance, — pensait la jeune fille, lorsqu’elle entendit les pas de quelqu’un qui descendait les degrés de la tourelle en criant :

— Hé ! bestial ! es-tu là ?

— C’est la voix de l’un des serviteurs du roi ! — dit Marceline ; — il vient chercher Yvon ; hélas ! on va encore le tourmenter !

En effet, l’un des gens de la chambre royale parut au tournant de l’escalier, et s’adressant à l’idiot : — Allons, monte vite et suis-moi ; le seigneur roi veut s’amuser de toi, double brute !

— Le roi ? Oh ! oh ! le roi ! — s’écria Yvon d’un air triomphant en frappant joyeusement dans ses mains ; de sorte qu’ayant ainsi abandonné l’anse de la cruche qu’il portait sur sa tête, le vase, dans sa chute, se brisa aux pieds du serviteur royal, dont les jambes furent trempées d’eau jusqu’aux genoux.

— Maudit soit l’idiot ! — s’écria Marceline malgré son bon cœur. — Voilà ma cruche cassée ! ma maîtresse me battra !

Le serviteur royal, furieux d’être mouillé jusqu’aux genoux, accabla Yvon-le-Bestial de gourmades et d’injures, mais parfaitement insoucieux des injures et des gourmades, il suivit le serviteur en répétant d’un air triomphant : — Le roi ! oh ! oh ! le roi !




Ludwig, ainsi que la reine sa femme, atteignait à peine sa vingt-et-unième année. Justement surnommé le Fainéant, il paraissait aussi nonchalant qu’inepte et ennuyé. Après avoir vitupéré par la fenêtre contre les serfs, dont les clameurs l’assourdissaient, il s’était de nouveau étendu sur son lit de repos. Plusieurs de ses familiers se tenaient debout autour de lui. Il leur dit en bâillant à se décrocher la mâchoire : — Quelle idée a eue la reine de se rendre au point du jour, seule avec une camériste, à l’ermitage de Saint-Eusèbe pour y prier ? Une fois éveillé, je n’ai pu me rendormir, alors je me suis levé. Hélas ! cette journée sera sans fin !

— Seigneur roi, si vous chassiez ? — dit l’un des familiers de Ludwig ; — la journée est belle !

— La chasse me fatigue.

— Seigneur roi, si vous alliez à la pêche ?

— La pêche m’ennuie.

— Seigneur roi, si vous appeliez vos joueurs de luth et de flûte ?

— La musique me rompt la tête.

— Seigneur roi, si votre chapelain vous faisait quelque lecture ?

— Je n’aime pas la lecture ; il me semble que je m’amuserais de l’idiot ; il ne vient donc point, ce bestial ?

— Seigneur roi, un des serviteurs de votre chambre est allé le quérir ; mais j’entends des pas... c’est lui, sans doute.

En effet, la porte s’ouvrit, et un serviteur, fléchissant le genou, introduisit Yvon ; celui-ci, dès son entrée dans la salle, se mit d’abord à marcher sur ses genoux et sur ses mains, en simulant les aboiements d’un chien ; puis, s’animant peu à peu, il sauta, cabriola en s’ébattant et hurlant avec des contorsions si grotesques, que le roi et ses familiers se prirent à rire aux éclats. Encouragé par ces approbations, Yvon, toujours cabriolant, imita tour à tour le cri du coq, le miaulement du chat, le grognement du porc, le braiment de l’âne, mêlant à ces cris des gestes bouffons, des bonds ridiculement désordonnés, qui redoublèrent l’hilarité du roi et de ses familiers. Cette joyeuseté atteignait à son comble, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et l’un des chambellans dit à voix haute en restant au seuil : — Seigneur roi, voici venir la reine ! — À ces mots, les familiers de Ludwig, dont quelques-uns pâmant de rire s’étaient jetés sur des sièges, se levèrent ou s’empressèrent de se rendre près de la porte, afin de saluer la reine à son entrée. Ludwig, étendu sur son lit de repos, continuait de rire, et criait à l’idiot : — Danse encore, bestial ; danse toujours ! tu vaux ton pesant d’or ! Je ne me suis jamais mieux diverti !

— Seigneur roi, voici la reine, — dit un des courtisans, voyant Blanche traverser la salle voisine et s’approcher de la porte. Le battant de cette porte, en se développant, atteignait presque l’angle d’une grande table couverte d’un splendide tapis d’Orient, dont les plis traînaient sur le plancher. Yvon-le-Bestial, continuant ses gambades, se rapprocha peu à peu de cette table, cachée aux yeux du roi par le dossier de son lit de repos, où il se tenait toujours étendu ; les courtisans, rangés aux abords de la porte, afin de saluer la reine, tournaient aussi le dos à cette table, sous laquelle Yvon se blottit prestement au moment où les seigneurs s’inclinèrent devant Blanche. Elle répondit à leurs saluts, et, les précédant de quelques pas, se dirigea vers Ludwig, toujours riant et criant : — Hé ! bestial ! où es-tu ? reviens donc de ce côté que je voie tes cabrioles... Es-tu soudain devenu muet, toi qui glousses, miaules et aboyes si bien ?

— Mon bien-aimé Ludwig est fort gai ce matin, — dit Blanche d’une voix caressante en s’approchant du lit de son mari. — D’où vient la joyeuseté de mon cher époux ?

— C’est cet idiot ; il ferait, je crois, rire un mort avec ses cabrioles. Hé ! bestial ! approche donc, misérable ! sinon je te fais rompre les os !

— Seigneur roi, — dit un des familiers après s’être retourné pour chercher Yvon du regard, — cette bête brute se sera sauvée au moment où l’on ouvrait la porte pour le passage de la reine.

— Qu’on le cherche ; il ne saurait être loin ! — s’écria Ludwig avec impatience et colère. — Qu’on me l’amène à l’instant !

Un des seigneurs s’empressa d’exécuter les ordres du roi, tandis que Blanche s’asseyant à ses côtés, lui disait avec un tendre sourire : — Je vais essayer, mon aimable seigneur, de vous faire patiemment attendre le retour de cet idiot, qui a le bonheur de vous récréer si fort.


— Qu’on me l’amène ! — s’écria le roi. — Courez tous après lui ; plus nombreux vous serez à le chercher, plus sûrement vous le trouverez... Allez, courez !

Blanche resta seule avec son époux, dont le visage, un moment épanoui, redevint morne et ennuyé. La reine avait quitté ses amples vêtements du matin pour se parer avec recherche ; ses cheveux noirs, tressés de perles, étaient disposés avec art ; elle portait une robe orange de riche étoffe à longues manches flottantes, qui laissait demi-nus son sein et ses épaules ; un collier, des bracelets d’or, enrichis de pierreries, ornaient son cou et ses bras. Ludwig, toujours à demi étendu sur le lit de repos, qu’il partageait alors avec sa femme, assise à l’un des bouts de ce siège, n’avait pas un regard pour elle. La tête appuyée sur l’un des coussins, il murmurait entre ses dents : — Vous verrez que ces maladroits se montreront plus idiots que l’idiot, et qu’ils ne sauront le rattraper !

— En ce cas désastreux, — reprit Blanche avec un sourire insinuant, — il me faudra, mon gracieux seigneur, essayer de vous consoler. Pourquoi cet air soucieux ? Ne daignez-vous pas seulement jeter les yeux sur votre humble servante ?

Ludwig tourna la tête vers sa femme avec indolence et lui dit : — Comme vous voici parée !

— Cette parure plaît-elle à mon aimable maître ? — répondit la reine d’un ton caressant ; mais voyant soudain le roi tressaillir, devenir sombre et détourner brusquement la tête, elle ajouta : — Qu’avez-vous, Ludwig ?

— Je n’aime point la couleur de cette robe-là.

— La couleur orange vous déplaît, cher seigneur ? que n’ai-je pu le prévoir !

— Vous aviez une robe de pareille couleur le dernier jour du mois de mai de l’an passé.

— Il se pourrait ! Mes souvenirs, à ce sujet, ne sont pas aussi présents que les vôtres. 


— S’ils me sont présents, — répondit le roi d’un air sinistre, — c’est que le 2 mars de l’an passé... j’ai vu mourir mon père, empoisonné par ma mère !

— Ah ! quel lugubre souvenir !

— Lugubre est la chose... lugubre est le souvenir !

— Combien je hais cette maudite robe orange, puisqu’elle a pu éveiller en vous ces tristes pensées !

Le roi resta muet ; il se retourna sur ses coussins et mit sa main sur ses yeux. La porte de la salle se rouvrit ; l’un des courtisans de Ludwig lui dit : — Seigneur, malgré toutes nos recherches nous n’avons pu retrouver Yvon-le-Bestial ; il se sera caché dans quelque coin ; mais il sera rudement châtié dès que l’on mettra la main sur lui. — Ludwig ne répondit rien. Blanche, d’un geste impérieux, fit signe au courtisan de se retirer. Les deux époux restèrent seuls : la reine, voyant son mari de plus en plus soucieux, lui dit, redoublant de câlineries doucereuses : — Cher seigneur, combien votre tristesse m’afflige !

— Vous êtes d’une tendresse extrême... ce matin.

— Ma tendresse pour vous augmente en raison du chagrin où je vous vois, mon aimable maître !

— Ah ! j’ai tout perdu en perdant mon père ! — murmura Ludwig d’une voix dolente ; et il ajouta d’un ton de fureur concentrée : — Scélérat d’évêque de Laon ! empoisonneur adultère ! Et ma mère ! ma mère... était sa complice ! Ah ! l’on dit vrai : de tels crimes annoncent la fin du monde !

— De grâce, mon seigneur, oubliez ce passé funèbre ! Que parlez-vous de la fin du monde ? c’est une fable !

— Une fable ?... Quoi ! les plus saints évêques n’affirment-ils pas que le monde doit finir dans quatorze ans... en l’an 1000 ?

— Ce qui me rend leur affirmation douteuse, Ludwig, c’est qu’en annonçant cette fin prochaine de toutes choses, les prêtres recommandent fort aux fidèles d’abandonner leurs biens aux églises. 


— À quoi bon garder des richesses périssables, puisque toutes choses doivent périr bientôt ?

— Mais alors, cher seigneur, si tout doit périr, que ferait l’Église des biens qu’elle demande chaque jour à la foi des fidèles ?

— Après tout, vous avez raison, c’est sans doute une nouvelle fourberie de l’Église. Quoi d’étonnant, quand on voit des évêques adultères pousser les femmes à empoisonner leurs maris !

— Encore ces lugubres pensées, cher seigneur ! Oubliez donc, de grâce, ces indignes calomnies sur votre mère… Dieu juste ! une femme se rendre coupable du meurtre de son mari ! non, non, c’est impossible !

— Impossible ! N’ai-je donc pas assisté à l’agonie, à la mort de mon père ? Oh ! l’effet de ce poison qui l’a tué était étrange… terrible ! — ajouta le roi d’un air pensif et sombre. — Mon père a senti ses pieds se refroidir, se glacer, devenir inertes, incapables de le soutenir ; puis cet engourdissement mortel a envahi lentement ses membres et son corps, comme si on l’eût plongé peu à peu, disait-il, dans un bain glacé !

— Hélas ! il est des maladies si soudaines, si peu connues, mon aimable maître, qu’il faut se garder d’accuser légèrement… Moi, lorsqu’il s’agit de pareils crimes, je suis de ceux qui disent : Quand je vois, je crois ; quand je n’ai pas vu, je doute.

— Ah ! moi je n’ai que trop vu ! — s’écria Ludwig, et cachant de nouveau son visage entre ses mains, il ajouta d’une voix lamentable : — Je ne sais pourquoi ces pensées de mort me poursuivent aujourd’hui ?

— Ludwig, ne pleurez pas ainsi, vous me déchirez le cœur. Cette tristesse est une injure à ce beau jour de mai ; voyez par la croisée ce brillant soleil, voyez la verdure printanière de la forêt ; écoutez le gai ramage des oiseaux. Quoi ! tout est animé, joyeux dans la nature, et, seul, vous êtes triste ! Allons, mon gracieux seigneur, — ajouta Blanche en prenant les deux mains du roi, — je veux vous tirer de cet abattement qui me navre autant que vous, aussi plus que jamais je m’applaudis de mon projet...

— Quel projet ?

— Je veux passer la journée entière près de vous ; nous prendrons ici notre repas du matin ; j’ai donné pour cela des ordres, cher indolent ; puis nous irons entendre la messe ; nous ferons ensuite une longue promenade en litière dans la forêt, et enfin... Mais non, non, la surprise que je vous ménage sera le prix de votre soumission à mes désirs.

— De quelle surprise parlez-vous ?

— Jamais vous n’aurez passé plus charmante soirée... Oui, vous que tout fatigue, que tout ennuie... vous serez ravi de ce que je vous ménage.

— Mais, encore une fois, de quoi s’agit-il ?

— Oh ! n’insistez pas... je serai impitoyable et ne vous dirai pas mon secret !

Ludwig-le-Fainéant, d’un caractère indolent et puéril, sentit sa curiosité redoubler ; mais il ne put obtenir de Blanche aucune explication. Bientôt les chambellans et les serviteurs entrèrent, portant des plats d’argent, des vases d’or et autres préparatifs pour le repas du matin, qui, par ordre de la reine, devait être servi dans cette salle. D’autres hommes de la chambre du roi prirent la grande table recouverte d’un tapis traînant, sous laquelle s’était blotti Yvon-le-Bestial, et la transportèrent devant le lit de repos où se tenaient Blanche et Ludwig. L’idiot, courbé sous la table, et caché par l’ampleur du tapis, dont les plis balayaient le plancher, marcha sur ses genoux et sur ses mains à mesure que la table s’avançait portée par les serviteurs, il s’arrêta lorsqu’elle fut placée devant Blanche et Ludwig. Échansons et écuyers s’apprêtaient à accomplir leur service habituel, lorsque la reine dit en souriant à son mari : — Mon gracieux maître consent-il à ce que je sois en ce jour sa seule servante ?

— Si cela vous plaît, qu’il en soit ainsi, — répondit Ludwig-le-Fainéant ; puis à demi-voix il ajouta : — Mais vous le savez, selon mon habitude, je ne mangerai rien, je ne boirai rien que vous n’en ayez goûté la première.

— Quel enfant vous êtes... à votre âge ! — répondit Blanche en souriant à son mari d’un air d’amical reproche, — toujours des soupçons ! mais je m’en offense peu, puisque, grâce à votre méfiance, nous buvons à la même coupe comme deux amoureux que nous sommes.

Les officiers du roi sortirent sur un signe de la reine ; elle resta seule avec Ludwig.




Le jour baissait, les ténèbres commençaient d’envahir cette salle immense, dans laquelle soixante et quinze ans auparavant Francon, l’archevêque de Rouen, avait, au nom de Roth-bert, signifié à Karl-le-Sot qu’il eût à donner sa fille Ghisèle et la Neustrie à Rolf le pirate.

Ludwig-le-Fainéant dormait étendu sur son lit de repos, non loin de la table encore couverte de plats et de vases d’or et d’argent. Le sommeil du roi était pénible, agité ; une sueur froide coulait de son front de plus en plus livide, bientôt une torpeur accablante succéda aux premières agitations de Ludwig, il resta plongé dans un calme apparent, quoique ses traits devinssent de moment en moment d’une pâleur cadavéreuse. Debout derrière le lit de repos et accoudé au dossier de ce meuble, Yvon-le-Bestial contemplait le roi des Franks avec une expression de sombre et farouche triomphe ; Yvon avait quitté son masque hébété ; ses traits révélaient alors sans contrainte son intelligence jusque-là cachée sous l’apparence de l’idiotisme. Le plus profond silence régnait dans cette salle obscurcie par les approches de la nuit ; Yvon contemplait toujours le roi des Franks, ce dernier rejeton de Karl-le-Grand... Soudain Ludwig-le-Fainéant poussant un gémissement plaintif s’éveilla en sursaut ; Yvon se baissa et disparut caché derrière le dossier du lit de repos, tandis que Ludwig disait à demi-voix : — Ce que j’éprouve est étrange ! j’ai ressenti au cœur une si violente douleur qu’elle m’a réveillé... maintenant cette douleur semble s’engourdir. — Regardant alors par la fenêtre, il reprit : — Quoi ! déjà la nuit ? j’ai donc dormi longtemps ? Où est la reine ? pourquoi m’a-t-on laissé seul ?... Je me sens appesanti, et puis malgré la tiédeur de cette journée de printemps, j’ai les pieds froids. Holà ! quelqu’un ! — ajouta Ludwig en se tournant vers la porte et appelant : — Hé ! Gondluf !... Wilfrid !... Sigefried ! — Au troisième nom que prononça le roi, sa voix, d’abord assez élevée, devenant presque inintelligible ne sortit plus qu’avec effort de son gosier desséché. Se dressant alors sur son séant il murmura : — Qu’ai-je donc ? ma voix est tellement affaiblie que je m’entends à peine parler moi-même, tant mon gosier se resserre ; et puis ce froid... ce froid qui glaçait mes pieds... gagne mes jambes. — À peine le roi des Franks achevait-il ces mots qu’il tressaillit de surprise et de frayeur, à l’aspect d’Yvon-le-Bestial, qui soudain se dressa debout derrière le dossier du lit de repos. — Que fais-tu là ? — lui dit Ludwig ; puis il ajouta d’une voix de plus en plus affaiblie : — Cours vite quérir quelqu’un... je me sens en danger ! — Mais s’interrompant : — À quoi bon cet ordre ! ce malheureux est idiot... Pourquoi me laisse-t-on ainsi seul ? je vais moi-même... — Et Ludwig se leva péniblement ; mais à peine eut-il posé ses pieds à terre que ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affaissa lourdement sur le plancher en murmurant : — À l’aide ! à l’aide ! Seigneur Dieu... ayez pitié de moi ! À l’aide ! à l’aide !

— Ludwig, il est trop tard ! — reprit Yvon d’une voix grave, — tu vas mourir... à vingt ans à peine, ô roi des Franks !

— Cet idiot, que dit-il ?... Moi, je vais mourir ?

— Tu vas mourir comme est mort l’an passé ton père Lothèr, empoisonné par sa femme, ainsi que tu viens de l’être par la tienne !

L’épouvante arracha un cri à Ludwig ; ses cheveux se hérissèrent sur son front baigné d’une sueur glacée, ses lèvres déjà violettes s’ agitèrent convulsivement sans rendre aucun son, son regard attaché sur Yvon devint trouble, vitreux, une dernière lueur d’entendement y apparaissait encore, mais son corps restait inerte, inanimé comme un cadavre.

— Ludwig, — dit Yvon, — ce matin, le comte de Paris, Hugh-le-Chappet, s’est rencontré dans la forêt avec ta femme ; Hugh est un homme astucieux et féroce ; l’an passé il a fait empoisonner ton père par sa femme Imma et l’évêque de Laon... il t’a fait empoisonner, toi, aujourd’hui, par Blanche ta femme, et demain le comte de Paris sera roi ! — À ces paroles d’Yvon, que Ludwig comprit, quoique son entendement fût obscurci par les approches de la mort, un sourire de haine et de désespoir affreux contracta ses lèvres. — Tu te croyais à l’abri du danger, — poursuivit Yvon, — parce que tu obligeais ta femme à goûter à tout la première ; mais la reine te l’a dit, Ludwig... à ton âge tu n’es qu’un enfant ! Tout poison a son contrepoison ; et Blanche a pu, sans risquer sa vie, tremper ses lèvres dans un breuvage empoisonné par elle... — Ludwig expirant parut à peine entendre les dernières paroles d’Yvon, son corps se raidit, sa tête rebondit sur le parquet, ses yeux roulèrent une dernière fois dans leur orbite, une légère écume teinta ses lèvres noirâtres, il poussa un faible gémissement... et le dernier descendant de Karl-le-Grand, le dernier rejeton couronné de la race Karolingienne avait vécu !

— Ainsi donc finissent les races royales ! Ainsi elles expient tôt ou tard leur crime originel ! — pensait Yvon, en contemplant le cadavre du dernier des rois karolingiens étendu à ses pieds ; — mon aïeul Amael a refusé d’être le geôlier de ce petit Chilpérik, malheureux enfant hébété, en qui s’est éteinte la race dégradée de Clovis ! et à mon tour je vois s’éteindre par le meurtre, dans Ludwig-le-Fainéant, la race de Karl-le-Grand, seconde lignée de ces rois, conquérants de la Gaule notre mère patrie ! Ô fils de Joel ! peut-être un jour, à travers les âges, votre descendance assistera-t-elle aussi au châtiment de cette troisième race de rois franks, que Hugh-le-Chappet vient d’introniser par le meurtre ! Peut-être le verrez-vous, ce jour prédit par Victoria-la-Grande, où la Gaule, se relevant libre, brisera le double joug des rois franks et des papes de Rome !

La nuit vint, les ténèbres envahirent cette grande salle ; un bruit de pas se fit entendre au dehors. Yvon, profitant de l’obscurité, se tapit derrière le lit de repos ; Sigefried, un des courtisans, entra disant : — Seigneur roi ! malgré les ordres formels de la reine qui nous a commandé de respecter votre sommeil et de ne pas entrer ici avant son retour, je viens vous annoncer l’arrivée du comte de Paris.

En parlant ainsi, Sigefried s’approchait, laissant derrière lui la porte ouverte, Yvon profita de cette circonstance et sortit de la salle en rampant, protégé par l’ombre. Sigefried ne recevant aucune réponse de Ludwig, se dit à demi-voix : — Le roi dort toujours. — Se rapprochant alors, en élevant la voix, il reprit : — Seigneur... — Mais distinguant à l’incertaine clarté des dernières lueurs crépusculaires, le corps de Ludwig étendu sur le plancher, Sigefried toucha la main glacée du roi, se redressa frappé de frayeur et courut vers la porte en criant : — À l’aide ! à l’aide ! — puis il traversa la salle voisine en continuant d’appeler au secours. Peu de moments après, plusieurs serviteurs parurent portant des torches et précédant Hugh-le-Chappet, revêtu de sa brillante armure et accompagné de plusieurs de ses officiers. — Que dis-tu ? — s’écriait le comte de Paris, avec un accent de surprise et d’alarme, en s’adressant à Sigefried, — le roi mort ? non, non, c’est impossible !

— Hélas ! seigneur, je l’ai trouvé tombé à bas de son lit de repos ; j’ai touché sa main, elle était glacée ! — En disant ces mots, Sigefried suivit Hugh-le-Chappet dans la salle où les flambeaux apportés par les serviteurs jetèrent bientôt une vive clarté. Le comte de Paris contempla un instant le cadavre du dernier roi karolingien, et s’écria d’un ton appitoyé : — Hélas ! mort à vingt ans ! — Puis se tournant vers Sigefried, en portant sa main à ses yeux comme pour cacher ses larmes. — Ce trépas si soudain, comment l’expliquer ? 


— Seigneur, le roi n’était nullement maladif ce matin ; il s’est mis à table avec la reine, puis elle l’a quitté nous ordonnant de ne pas troubler le sommeil de notre maître ; souvent il dormait ainsi après son repas, nous n’avons eu aucune inquiétude et... — Sigefried fut interrompu par des gémissements de plus en plus rapprochés. Blanche accourait suivie de plusieurs de ses femmes ; elle entra les cheveux épars, la figure bouleversée en s’écriant : — Est il vrai ? Ludwig mort ! ô fatale nouvelle ! — Et feignant la surprise à la vue de Hugh-le-Chappet, elle ajouta : — Quoi, seigneur ! vous ici ?

— Hélas ! je venais entretenir le roi de choses graves, j’ai quitté Paris ce matin. Ah ! je ne m’attendais pas au douloureux événement qui m’attendait ici ; mais cette mort imprévue, à quoi l’attribuer ?

— Hélas ! mon Dieu, le sais-je ? Ô malheur à moi ! malheur à moi ! j’ai perdu mon doux maître, mon époux bien-aimé ! Par pitié, seigneur Hugh, ne m’abandonnez pas ! Oh ! promettez-moi de joindre vos efforts aux miens pour découvrir l’auteur de cette mort, si mon Ludwig a péri par un crime !

— Ô digne épouse ! vertueuse femme ! j’en jure Dieu et ses saints ! je vous aiderai à découvrir le criminel ! — s’écria Hugh-le-Chappet ; puis il ajouta en voyant Blanche trembler et vaciller sur ses jambes comme une personne qui va s’évanouir : — Au secours ! la reine va défaillir. — Et il reçut dans ses bras le corps de Blanche qui murmurait à l’oreille du comte de Paris : — Je suis veuve... te voilà roi !




Yvon sortant de la salle où gisait le cadavre de Ludwig-le-Fainéant, monta au logis d’Adelinde, camériste royale et maîtresse de Marceline-aux-cheveux-d’or, qu’il espérait rencontrer seule, Adelinde ayant suivi la reine lorsque celle-ci était accourue, feignant le désespoir en apprenant la mort de son époux ; Yvon trouva sur le seuil de la porte la jeune serve, très-surprise de l’agitation qui régnait dans
 cette partie du château. — Marceline, — lui dit Yvon, — j’ai à causer avec toi, entrons chez ta maîtresse, de longtemps elle ne quittera pas la reine, nous ne serons pas interrompus, viens. — La jeune fille ouvrit de grands yeux en entendant le Bestial s’exprimer pour la première fois d’une manière sensée, puis ses traits n’avaient plus leur expression d’hébétement accoutumé ; aussi dans son saisissement, la jeune fille ne put d’abord répondre à Yvon, qui reprit en souriant : — Marceline, mon langage t’étonne ? c’est que, vois-tu, je ne suis plus Yvon-le-Bestial, mais... Yvon qui t’aime !

— Yvon qui m’aime ! — s’écria la pauvre enfant presque avec effroi, — Jésus mon Dieu ! c’est de la sorcellerie !

— Alors, Marceline, tu serais la sorcière ; mais écoute-moi, lorsque tu m’auras entendu, tu me répondras si tu veux, oui ou non, nous marier. — En disant ces mots, le serf entra dans la chambre où Marceline le suivit machinalement. Elle croyait rêver, ne quittant pas le Bestial des yeux, trouvant sa figure de plus en plus avenante ; elle se souvenait alors que plusieurs fois, frappée de la douceur et de l’intelligence du regard d’Yvon, elle s’était demandé comment un pareil regard pouvait être celui d’un idiot.

— Marceline, — reprit-il, — pour faire cesser ta surprise, il me faut te dire quelques mots de ma famille.

— Oh ! parle, Yvon, parle ! je suis si heureuse de t’entendre t’exprimer comme une personne raisonnable !

— Eh bien donc, ma douce Marceline, mon arrière-grand-père, marinier de Paris, se nommait Eidiol, il avait un fils et deux filles. L’une d’elles, Jeanike, volée toute petite à ses parents, fut vendue comme serve à l’intendant de ce domaine ; plus tard elle devint nourrice de la fille de Karl-le-Sot, dont le descendant, Ludwig-le-Fainéant, est mort tout à l’heure.

— Il est donc vrai ? le roi est mort ; quoi ! si promptement ?

— Marceline, les rois franks ne sauraient jamais trop promptement mourir ; revenons à Jeanike, fille de mon bisaïeul : elle avait deux enfants : Germain, serf forestier de ce domaine, et Yvonne, charmante enfant de seize ans, que Guyrion-le-Plongeur, fils de mon bisaïeul, épousa ; elle vint habiter avec lui à Paris, où il exerçait, comme son père, l’état de nautonnier ; Guyrion eut d’Yvonne un fils nommé Luduecq...

— Luduecq ?... mais je connais ce nom ?

— Ainsi s’appelait mon père.

— Il était serf forestier des bois de Compiègne ?

— Oui, mais écoute encore ; Guyrion, mon aïeul, et Rustique-le-Gai, mari d’Anne-la-Douce, continuaient à Paris leur métier de nautonniers ; Anne, un jour, fut outragée par un des officiers du comte de la Cité ; Rustique assomma l’officier, les soldats revinrent en armes, les mariniers se soulevèrent à la voix de Rustique et de Guyrion, mais tous deux furent tués ainsi qu’Anne-la-Douce, dans la sanglante mêlée qui s’engagea ; mon aïeul avait été l’un des chefs de cette révolte, le peu qu’il possédait, sa maison et son bateau, héritage paternel, fut confisqué, sa veuve réduite à la misère quitta Paris avec son enfant, vint demander un asile et du pain à Germain son frère, serf forestier ; il partagea sa hutte avec la pauvre Yvonne et son fils. Telle est l’iniquité de la loi des Franks, que ceux qui habitent un an et un jour une terre royale ou seigneuriale deviennent serfs de cette terre : ce fut le sort de la veuve de mon grand-père et de son fils Luduecq ; elle, fut employée aux travaux des champs ; lui, suivant la condition de son oncle, lui succéda comme forestier du canton de la Fontaine-aux-Biches ; plus tard Luduecq épousa une serve dont la mère était lavandière du château. Je suis né de ce mariage. Mon père, aussi tendre pour sa femme et pour moi que rude et ombrageux envers les autres, songeait toujours à la mort de mon aïeul Guyrion, massacré par les soldats du comte de Paris, jamais il ne sortait de la forêt que pour porter au château ses redevances de gibier ; d’un caractère sombre, indomptable, souvent battu de verges pour ses rebellions contre les agents du baillif de ce domaine, il se serait cruellement vengé de ces mauvais traitements sans la crainte de nous laisser à l’abandon moi et ma mère. Elle est morte il y a un an ; mon père lui a survécu quelques mois ; lorsque je l’ai eu perdu, je suis venu par ordre du baillif habiter avec ma grand’mère, serve lavandière du château de Compiègne.

— Bonne Marthe ! lors des premiers temps de ton arrivée ici, elle me répétait toujours : « Il ne faut pas s’étonner de ce que mon petit-fils ait l’air d’un sauvage, il n’a jamais quitté la forêt ; » mais, hélas ! la vérité est que dans les derniers temps de sa vie ta grand’mère me disait souvent en pleurant : « Le bon Dieu a voulu que le pauvre Yvon soit idiot ; » moi je pensais comme elle : aussi me faisais-tu grand’pitié. Combien je me trompais pourtant ! tu parles comme un clerc, et tout à l’heure en t’écoutant je me disais : Est-ce bien lui ? lui... Yvon-le-Bestial, qui dit ces choses ?

— Maintenant, es-tu contente de voir ton erreur dissipée ?

— Je ne sais, — répondit la jeune serve en rougissant, — je suis si surprise de ce que tu m’apprends !

— Marceline, veux-tu, oui ou non, nous marier ? Tu es orpheline, tu dépends de ta maîtresse, et moi du baillif, nous sommes serfs du même domaine, pourquoi nous refuserait-on la permission de nous unir ? — et il ajouta avec amertume : — L’agneau qui naît n’augmente-t-il pas le troupeau du maître ?

— Hélas ! il est vrai, nos enfants naissent et meurent serfs comme nous ! mais Adelinde, ma maîtresse, consentira-t-elle à ce que j’épouse un idiot ?

— Voici mon projet : Adelinde est favorite et confidente de la reine ; or c’est aujourd’hui, vois-tu, Marceline, un beau jour pour la reine, son cœur nage dans la joie.

— Quoi ! le jour où le roi son mari est mort ?

— Précisément ; donc la reine est joyeuse, et pour mille raisons sa confidente, ta maîtresse, doit être non moins joyeuse que la veuve de Ludwig-le-Fainéant, aussi demander une grâce en un pareil moment, c’est l’avoir pour assurée.

— Quelle grâce ?

— Si tu consens à m’épouser, Marceline, il faut obtenir d’Adelinde la permission de me prendre pour mari, et la promesse de me donner à garder, comme serf forestier, le canton de la Fontaine-aux-Biches : deux mots de ta maîtresse à la reine, deux mots de la reine au baillif du domaine, et notre désir sera satisfait.

— Yvon, y songes-tu ? tout le monde te croit un idiot, et l’on te confierait la garde d’un canton de la forêt !

— Qu’on me donne un arc, des flèches, et je ferai mes preuves de fin archer ; j’ai le coup d’œil aussi sûr, la main aussi prompte que mon pauvre père.

— Mais, comment expliquer ce changement soudain qui a fait de toi un homme raisonnable ? Et puis, si tu avais ton bon sens, te dira-t-on, pourquoi as-tu feint d’être idiot ?

— Lorsque nous serons mariés, je te dirai la cause de cette feinte ; quant à ma transformation de bestial en créature raisonnable... un miracle expliquera tout.

— Un miracle ?

— L’idée de ce miracle m’est venue ce matin en suivant ta maîtresse et la reine à l’ermitage de Saint-Eusèbe.

— Tu les as suivies ?

— Je ne dors guère ; ce matin, éveillé avant l’aube, j’étais près des fossés du château. À peine le soleil levé, je vois de loin ta maîtresse et la reine sortir, puis se diriger toutes deux seules vers la forêt. Cette promenade mystérieuse éveille ma curiosité ; je les suis de loin à travers les taillis ; elles arrivent à l’ermitage de Saint-Eusèbe, ta maîtresse y reste, mais la reine prend le chemin de la Fontaine-aux-Biches.

— Et qu’allait-elle faire là, de si bon matin, Yvon ?

— Encore une question à laquelle je répondrai lorsque nous serons mariés, Marceline, — reprit Yvon, après un moment de réflexion ; — mais pour revenir au miracle qui expliquera ma transformation d’idiot en créature raisonnable, il est fort simple : Saint Eusèbe, le patron de l’ermitage, aura accompli ce prodige, et l’adroit coquin, à qui l’ermitage rapporte de bons profits, ne me démentira pas, car le bruit de ce nouveau miracle doublera ses aubaines.

Marceline-aux-Cheveux-d’or ne put s’empêcher de sourire à l’idée du jeune garçon, et reprit : — Est-ce bien Yvon-le-Bestial qui parle ainsi ?

— Non, chère et douce fille, je te l’ai dit : c’est Yvon-l’amoureux qui parle ainsi ; Yvon de qui tu avais compassion lorsqu’il était le jouet, la victime de tous ! Yvon qui en retour de ton bon cœur t’offre amour et dévouement ; c’est tout ce que peut promettre un pauvre serf, puisque son travail et sa vie appartiennent à ses maîtres. Accepte mon offre, Marceline, nous serons aussi heureux qu’on peut l’être en ces temps maudits. Nous cultiverons au profit du domaine la terre qui environne la cabane du forestier ; je tuerai pour le château le gibier qu’il faudra, et aussi vrai que le bon Dieu a créé les daims pour celui qui les chasse, nous ne manquerons jamais d’un morceau de venaison ; tu donneras tes soins au jardinet de la hutte, le ruisseau de la Fontaine-aux-Biches coule à cent pas de notre demeure ; nous vivrons seuls au fond des bois sans autre compagnie que celle des oiseaux et de nos enfants ; maintenant, est-ce oui, est-ce non ?

— Ah ! Yvon, — répondit la jeune fille, les yeux baignés de larmes d’attendrissement, — si une serve pouvait disposer d’elle-même, je te dirais oui... oui, oh ! cent fois oui !

— Ma bien-aimée, notre bonheur dépend de toi, si tu as le courage de faire à ta maîtresse la demande que je te dis. Jamais occasion n’aura été plus favorable.

— Cette demande, est-ce ce soir qu’il me faudra l’adresser à dame Adelinde ?

— Non, mais demain matin, lorsque je serai de retour avec ma raison ; je vais de ce pas aller la retrouver à l’ermitage de Saint-Eusèbe, et demain je te la rapporterai toute fraîche du saint lieu... cette raison miraculeuse !

— Et on l’appelait le Bestial ! — murmura de nouveau la jeune serve de plus en plus émerveillée des reparties d’Yvon, qui disparut bientôt, de crainte d’être surpris par la camériste de la reine.




Yvon l’avait dit à Marceline, l’on ne pouvait choisir un moment plus opportun pour obtenir une faveur de la reine, tant elle était joyeuse de la mort de Ludwig-le-Fainéant et de l’espérance d’épouser Hugh-le-Chappet. Grâce à la protection d’Adelinde, qui consentit au mariage de la jeune serve, le baillif du domaine donna la même autorisation à Yvon, lorsque celui-ci, selon sa promesse faite à Marceline, revint avec sa raison de la chapelle de l’ermitage de Saint-Eusèbe. Le serf raconta comment étant le soir entré dans la chapelle, il avait vu à la lueur de la lampe du sanctuaire un monstrueux serpent noir enroulé aux pieds de la statue du saint ; comment, subitement éclairé par un rayon d’en haut, l’idiot avait écrasé à coups de pierre cet horrible dragon qui n’était autre qu’un démon, car l’on ne trouva aucune trace du monstre, et enfin comment saint Eusèbe avait miraculeusement rendu la raison au Bestial pour le récompenser de son bon secours ; Yvon fut de plus, en glorification du miracle opéré en sa faveur par saint Eusèbe, envoyé selon son désir comme serf forestier du canton de la Fontaine-aux-Biches, et le lendemain de son mariage avec Marceline-aux-Cheveux-d’or, il alla s’établir avec elle dans l’une des profondes solitudes de la forêt de Compiègne.




Moi, Yvon, fils de Luduecq, petit-fils de Guyrion, arrière-petit-fils d’Eidiol, le doyen des nautonniers parisiens, j’ai terminé aujourd’hui, 30 avril, ce récit de la mort du dernier des rois de la race de Karl-le-Grand.

Hugh-le-Chappet, comte de Paris et d’Anjou, Duc de l’Île-de France, Abbé de Saint-Martin, de Tours et de Saint-Germain-des-Près, s’est fait (le 3 juillet de cette année-ci 987) proclamer roi par sa bande de guerriers, à l’exclusion de l’oncle de Ludwig, et sacrer roi de France par l’Église ; dans deux mois, selon le temps prescrit par les Conciles, il doit épouser Blanche, la veuve de Ludwig-le-Fainéant, Blanche, la reine empoisonneuse... dont le crime abominable assura l’usurpation de ce Hugh-le-Chappet. Ainsi se fondent les royautés... Puisse un jour la race de ce Chappet expier comme les autres lignées royales issues de la conquête, l’iniquité de son origine !

Voici l’explication de mon feint idiotisme : J’ai été élevé par mon père, de même qu’il l’avait été par le sien, dans la haine de ces rois étrangers à la Gaule. Mon aïeul Guyrion, mort massacré dans un soulèvement populaire, avait, fidèle à la volonté de Joel transmise d’âge en âge à sa descendance, enseigné à mon père à lire et à écrire, afin qu’il pût augmenter la chronique de notre famille ; il conservait pieusement, comme je le conserve, le fer de flèche barbelé, ainsi que le récit laissé par son grand-père Eidiol, le doyen des nautonniers parisiens. Nous ignorons ce qu’est devenue la branche de notre famille qui habitait la Bretagne, auprès des pierres sacrées de Karnak ; elle possède ces légendes et ces reliques laissées à travers les âges par un si grand nombre de nos générations... Qui sait, hélas ! si nous reverrons jamais ces frères de notre race ! Mon aïeul et mon père n’ont rien écrit sur leur vie obscure ; mais dans la profonde solitude où nous vivions, le soir, après ses journées de chasse ou ses travaux de labour, mon père me racontait ce qu’il avait appris de mon aïeul Guyrion sur les aventures des fils de Joel ; ces traditions, Guyrion les tenait d’Eidiol, qui les tenait de son aïeul, établi en Bretagne avant la séparation des petits-fils de Vortigern. Ces récits se gravant profondément dans ma mémoire, m’inspiraient l’horreur des maux de la conquête et une aversion mortelle contre la race des Franks conquérants. J’avais à peine dix-huit ans, lorsque mon père mourut ; il me fit jurer une haine implacable aux rois franks et à l’Église de Rome, leur complice de tous les temps ; je lui promis aussi d’écrire le récit de ma vie, si j’assistais à quelque événement important ; il me remit le rouleau de parchemin écrit par Eidiol et le fer de flèche retiré de la blessure de Gaëlo, le pirate. Je serrai ces reliques dans la poche de mon sarrau ; le soir je fermai les yeux de mon père ; au point du jour je creusai sa fosse près de sa hutte, je l’y ensevelis. Son arc, ses flèches, quelques vêtements, son grabat, son coffre, sa marmite appartenaient au domaine du roi, le serf ne peut rien posséder. Cependant je pensais à m’emparer de l’arc, des flèches, d’un sac de châtaignes qui nous restait, résolu de courir les bois en liberté, lorsqu’un hasard singulier changea mes projets. Je m’étais, tout attristé, couché sur l’herbe, au milieu d’un taillis voisin de notre hutte, soudain j’entends le pas de deux cavaliers ; ils se promenaient dans la forêt ; descendus de leurs chevaux, ils les tenaient par la bride, et marchaient lentement, ne se croyant entendus par personne, ils parlaient haut ; l’un disait à l’autre : — Soit !... le roi Lothèr a été empoisonné l’an passé par sa femme Imma et par l’évêque de Laon... mais il reste Ludwig, fils de Lothèr.

— Et si ce Ludwig mourait par une cause ou par une autre ? son oncle, le duc de Lorraine, à qui de droit revient le trône, oserait-il me disputer la couronne de France, à moi... à moi, Hugh, comte de Paris ?

— Non, seigneur !... Mais voilà six mois à peine que le roi Lothèr est mort, il faudrait un heureux et singulier hasard pour que son fils le suivît de si près dans la tombe.

— Les vues de la Providence sont impénétrables... Au printemps prochain, Ludwig vient habiter le château de Compiègne avec la reine, et...

Je n’entendis pas la fin de l’entretien, les cavaliers s’éloignant continuèrent leur chemin. Le peu de mots surpris par moi me firent réfléchir ; je me souvins des récits de mon père, j’avais lu dans la légende d’Eidiol, qu’Amael, un de nos aïeux, avait refusé d’être le geôlier du dernier rejeton de Clovis, un enfant, retenu prisonnier dans un monastère. Le roi Ludwig, dont la vie semblait menacée par l’ambition du comte de Paris, devait prochainement se rendre au château ; peut-être serait-il, comme son père, victime d’un meurtre, et je pourrais, moi, fils de Joel, assister à la mort du dernier des rois de la race de Karl-le-Grand. Cet espoir changea mes projets ; au lieu de courir les bois je me rendis le lendemain chez ma grand’mère, une des serves lavandières de la maison royale. Je n’avais jamais quitté la forêt, j’y vivais dans une complète solitude avec mon père ; j’étais d’un caractère taciturne, sauvage. En arrivant au château je rencontrai par hasard une bande de soldats franks, ils venaient de s’exercer au maniement des armes ; par passe-temps ils se jouèrent de moi. Ma haine de leur race, mon étonnement de me trouver pour la première fois de ma vie au milieu de tant de monde, me rendirent muet ; ces soldats prirent mon silence farouche pour de l’hébétement, ils crièrent tout d’une voix : — C’est un bestial ! — Ils m’emmenèrent ainsi au milieu des cris, des huées, des coups ! D’abord peu m’importa de passer ou non pour idiot ; cependant je réfléchis que personne ne se méfiant d’un idiot, je pourrais peut-être, grâce à cette stupidité apparente, m’introduire plus tard dans l’intérieur du château sans éveiller les soupçons ; je ne me trompais pas : ma pauvre grand’mère me crut dénué de raison, bientôt les commensaux du palais, les courtisans, plus tard le roi lui-même, s’amusèrent de l’imbécillité d’Yvon-le-Bestial ; et un jour, après avoir assisté invisible à l’entretien de Hugh-le-Chappet avec Blanche, auprès de la Fontaine-aux-Biches, j’ai vu expirer sous mes yeux le descendant dégénéré de Karl-le-Grand ; j’ai vu s’éteindre dans Ludwig-le-Fainéant la seconde race de ces rois étrangers conquérants de la Gaule ! Je l’avoue ici, profitant de la facilité que j’avais à m’ introduire dans le château, j’ai commis un vol... j’ai dérobé un rouleau de peau préparée pour l’écriture ; n’ayant jamais, non plus que mon père, possédé un denier, il m’eut été impossible d’acheter une chose aussi coûteuse que le parchemin ; les plumes des aigles ou des corbeaux que je tirais au vol, le suc noir des baies de troëne, me servaient à écrire.

Ainsi j’ai retracé les événements qui se sont passés jusques à aujourd’hui, trentième jour du mois d’août de l’année 987.